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Nightswimming - Page 44

  • Sobriété musicale

    Soderbergh,Etats-Unis,2010s

    Une scène de Ma vie avec Liberace repose sur la conversation que le personnage de Matt Damon mène avec la mère de l'excentrique pianiste dont il partage alors l'intimité. Le vieille dame livre une confidence : elle aurait dû donner vie à des jumeaux mais l'un étant un gros bébé de près de six kilos, l'autre ne survécut pas. Au moment où les mots s'échappent, nous nous sentons glisser sur le chemin balisé de la caractérisation psychologisante à base de vampirisme d'un personnage hors norme attirant vers lui les jeunes gens ambitieux. Or, on s'aperçoit vite que Soderbergh fait parler son actrice comme si l'information n'avait pas d'importance particulière. Elle la donne d'ailleurs sans cesser un instant de jouer à la machine à sous installée dans le salon. Mieux encore, le cinéaste termine la séquence sur un gag nous relançant vers un tout autre sujet. L'allusion en reste une, nul besoin d'insister.

    En refusant d'ajouter l'excès de l'esthétique et de la narration à celui du sujet, Steven Soderbergh a pris une sage décision (imaginez l'horreur que tout cela aurait donné entre les mains d'un Paolo Sorrentino). L'apparence toute classique de la mise en scène sert parfaitement le film en permettant notamment de ne pas perdre de vue la trace de l'humanité sous le clinquant, le vernis, le bariolé de la surface. Le récit se suit sans détour et sans sauts arrières, ce qui évite de subir un alourdissement psychologique. Par ailleurs, de ces hommes-monstres, Soderbergh se garde de brosser des portraits à charge, atteignant ainsi, de manière inattendue, une émotion réelle. Ce résultat gratifiant est aussi obtenu parce qu'il ne fait jamais clairement la part entre manipulation par le "maître" et attachement véritable, utilisation cynique et amour sincère. Tout coexiste toujours.

    Autre qualité nécessaire pour mener à bien ce type d'entreprise, spectacle sur le spectacle : la fluidité. D'emblée, le rythme est trouvé, relances et pauses, inserts saisissants et longs plans d'échanges dialogués étant organisés avec tact. Quand la baisse de tension menace, Soderbergh accélère légèrement, en faisant par exemple démarrer la bande son avant l'image, des fins de plans s'offrant alors à nos yeux avec une ambiance sonore qui ne leur appartient pas mais qui anticipe sur la coupe. Sur le plan de la pulsation interne, le premier concert, occasion de la première rencontre du jeune Scott Thorson avec le phénomène Liberace, est un modèle du genre. La jubilation du personnage est celle du spectateur, les rythmes s'accordent grâce aux mouvements de la caméra dans la salle et sur la scène, à l'alternance très efficace des échelles de plans, à la façon de poser en une poignée de minutes figures et thèmes (le public essentiellement féminin, le refoulement de l'homosexualité). La musicalité dont fait preuve le performer se confond avec celle du cinéaste qui nous fait, en retour, apprécier la première, une fois encore contre toute attente.

    Difficile de suivre ceux qui se plaignent d'une pauvreté de style chez Soderbergh (et qui, souvent, ne supportent pas non plus quand les signatures d'auteurs apparaissent trop dans leurs films). Nous étions prévenu dès le début (dès la succession Sexe, mensonges et vidéo, Kafka, King of the hill...) : avec lui il faut (il fallait ?) juste avancer film par film.

  • Au flux et reflux des marées

    kechiche,france,2010s

    D'accord, la première demi-heure de La Vie d'Adèle n'est qu'une mise en place. Si, déjà, l'accumulation de moments sonnent justes, l'emballement tarde quelque peu. Mais l'inquiétude ne pointe pas puisque l'on sait que le film va s'étendre et travailler sur la longueur, qu'Abdellatif Kechiche en a forcément pensé le mouvement en fonction de ces trois heures de projection. Et effectivement, ces premières scènes, en un sens uniquement de situation, s'avèrent nécessaires pour que l'on sente, en un instant, la poussée du décollage, que l'on ait conscience de prendre le dernier virage avant la longue série d'ascensions.

    Ce moment est celui du baiser échangé dans un escalier du lycée, coup de théâtre mais aussi brusque changement de braquet, élévation de l'intensité dans l'effort. A partir de là, le film décolle, et nous, on colle à Adèle, au plus près de son trouble, de ses craintes et de ses désirs. En cyclisme, nous serions dans une étape de montagne où les cols se succèdent, mais passés à la mi-journée, le dernier étant situé assez loin de la ligne d'arrivée. C'est en effet au centre du film que l'on est plongé dans les séquences les plus denses : fête, sexe, liesse... La Vie d'Adèle est pensée en ces termes de montée et de descente, Kechiche faisant et tenant le pari que la tension et l'attention ne retomberont pas dans la dernière ligne droite.

    Ce relief particulier est aussi une conséquence de la construction en deux volets dont le collage bord à bord provoque un effet de miroir. Chaque face réfléchit l'autre, la trajectoire d'Adèle se reflète. Montée et descente, naissance et mort d'un amour, mais aussi passage de l'étudiante à l'enseignante, symétrie d'aventures avec deux hommes. En décentrant l'axe des miroirs, on observe en outre deux confrontations parentales, deux fêtes à la maison, deux expositions... Autre opposition, ou écart, celui de l'âge des deux filles, faible mais rendu très sensible, ce qui n'est pas, au cinéma, si fréquent (on peut dire qu'ici la bouille d'Adèle suffit à prouver sa jeunesse).

    L'opposition est aussi de classe, ce qui nous entraîne, en même temps que sur le terrain du réalisme, sur celui du social. Alors, Kechiche, cinéaste réaliste et social ? Sans doute, mais à sa manière. Disons qu'il s'y intéresse fortement mais autrement, qu'il en passe par là pour attraper autre chose au vol. La façon dont il s'approche de son Adèle impressionne. Il le fait d'abord ponctuellement, insérant ces plans qui en seraient presque, dans les premières minutes, gênants. Puis il l'enserre véritablement, la tient et ne la lâche plus. Dans la très belle séquence du premier échange au bar, le plan qui cadre Adèle littéralement cernée par les lesbiennes, signe magistralement cette emprise. Adèle est toute entière sur l'écran et ne s'éloignera pas avant l'ultime minute. Kechiche vient donc au plus près d'elle, de sa peau, de sa bouche. Un pas de plus et on ne verrait plus rien. Même si nous en avons vu d'autres, les scènes d'amour laissent penser que l'on ne peut pas aller plus loin sur ce plan. Impression faussée, peut-être, et qui sera éventuellement contredite dans quelques mois, qui sait ? Peu importe. En ces instants, on se trouve bien au cœur. Et Kechiche se tient sur la crête.

    On le sait, il filme sa formidable actrice jusqu'à ce qu'il capte quelque chose de rare (je n'oublie pas Léa Seydoux, mais nous sommes bien dans La Vie d'Adèle : tout passe par elle). Il la met en "danger" et regarde. Face aux autres, Adèle (le personnage), semble désirante mais sur la défensive, en attente de quelque chose. Elle n'est pas inactive, au contraire, mais elle prend ce qui vient à elle, avec maladresse parfois, voracité toujours. Comme acculée, elle ne repousse pas, elle ingurgite, elle se nourrit de tout. Elle prend des baffes mais aussi des forces pour plus tard.

    Dans tout ça, dans ce film qui est d'abord, rappelons-le après tout le monde, un grand film d'amour et un saisissant portrait de fille, le social est tour à tour présent (les descriptions sont nettes et précises) et évacué du cadre. Le regard n'est pas porté sur la société directement, il l'est sur Adèle, qui y est intégrée et qui s'y débat. Et quand la passion amoureuse devient le sujet unique du film, l'environnement ne devient plus qu'un fond, une toile qui ne doit pas distraire du spectacle de ces deux visages et de ces deux corps qui s'entremêlent. Dans la seconde partie, les séquences dans l'école maternelle frappent d'une part par la façon dont les collègues restent à l'arrière-plan et d'autre part par la teneur des plans réservés aux enfants, qui véhiculent d'abord le regard d'Adèle avant d'aider à notre compréhension par des liaisons narratives et un assemblage traditionnel. De la même manière, on remarquera que la (deuxième) scène de retrouvailles au café, qui débouche sur un jeu physique douloureux et sexuel, ne dispense pas, contre toute attente, de plan de réaction d'autres clients, pourtant bien présents.

    Tout est donc soumis au flux et aux fluides d'Adèle (ceux sortant de ses yeux, de son nez, de sa bouche et de son sexe). Dans le film, devait alors forcément prendre place une séquence de baignade en mer, là où Adèle se laisse ballotter par les vagues. Le style cinématographique de Kechiche est là, dans ce flux et, surtout, ce reflux qui irriguent tous ses films, qui les caractérisent chacun, des détails à l'ensemble. Il suffit de penser à ces scènes d'engueulades qui, toujours, trouvent à se relancer, qui ne s'épuisent jamais au premier coup. Ces mouvements sous la surface provoquent aussi des remous (d'où le vertige qui nous prend dans les moments les plus incandescents), des superpositions de forces contraires. L'évidence de ces courants est la plus forte lorsque l'oralité est à l'honneur. La fête organisée par Adèle pour Emma et ses amis des Beaux-Arts constitue sans aucun doute, de ce point de vue, l'un des sommets de l'art de d'Abdellatif Kechiche. Porteuses de sens social, les paroles s'y croisent sans jamais coïncider. Cette disjonction est prolongée dans l'image par l'organisation de l'espace en tranches successives, le fond du plan ajoutant une dimension, une toile où est projeté Le Journal d'une fille perdue de Pabst et de Louise Brooks. Projection vivifiant encore le dispositif scénique et gratifiante pour le spectateur. Projection impudique, voire prétentieuse. Passons sans état d'âme : la puissance se dégageant, lorsqu'il est à son meilleur, du cinéma de cet homme-là est si rare par ici.

    kechiche,france,2010s

  • Désillusions

    guerin,espagne,documentaire,80s,90s,2000s

    On attend tellement du cinéma, on espère tant trouver de quoi nous nourrir même lorsque l'on fait le choix de film le plus incertain, le plus hasardeux et le plus téméraire au regard de nos goûts habituels, que l'attente est parfois mal récompensée, la chute brutale et la désillusion radicale. Ainsi, ayant été hypnotisé, un soir déjà lointain, lors de la diffusion télévisée de ce grand documentaire qu'est En construccion (2000), je suis parti plein d'entrain, l'été dernier, à la découverte du cinéma de son auteur, l'Espagnol José Luis Guerin. L'illusion n'a pas perduré.

    Los Motivos de Berta (1983) est la chronique de quelques jours dans la vie d'une petite campagnarde, passée au prisme de son imaginaire. Sous la forte influence, assumée, du Victor Erice de L'Esprit de la ruche, un récit étrange tente de se mettre en place, tout en longs plans ciselés en noir et blanc. Mais il a tôt fait de se déliter et le mystère qui l'accompagne, au lieu de s'épaissir, finit par s'éventer et disparaître au-delà des champs de Castille, rêvés ou bien réels, dans le sillage d'une Arielle Dombasle chevauchant, en robe blanche et perruque.

    Innisfree (1990) est une relecture de L'Homme tranquille de John Ford, un documentaire-hommage réalisé sur les terres irlandaises de son tournage en 1951. Alternant rares extraits et prises de vue sur place, l'œuvre a la (non-)forme de la déambulation. Elle n'offre pas plus de progression émotionnelle qu'elle ne dévoile de but particulier. Malgré un découpage plutôt vif, les séquences-blocs semblent ne jamais vouloir se clore. Des scènes de pub flirtent avec l'insupportable, des enfants de l'école racontent les scènes du film, des reconstitutions sont esquissées... A chaque instant, l'articulation entre les deux films, espacés de quarante années, manque cruellement.

    Tren de sombras / Le Spectre de Thuit (1997) est l'auscultation, à la Blow up, d'une série d'images. Présentées comme des reliques des années vingt, bobines à usage familial appartenant à un riche amateur de l'époque, quelque chose nous dit qu'elles tiennent de l'aimable supercherie. Guerin les donne d'abord à voir telles quelles, avant de s'en approcher au plus près, de les grossir, de les ralentir. Sur le papier passionnant, le projet s'abîme dans une réalisation tâtonnante, répétitive et imprécise dans la mise à jour des rapports qu'elle est supposée dégager. Conscient de cette opacité, Guerin finit par reconstituer et montrer le contrechamp de ces images, montrer le filmeur : tout cela est donc bien laborieux. Cherchant, en parallèle, le spectre du passé dans le présent, le cinéaste en passe de surcroît par de longs tunnels de plans sur une nature indéchiffrable qui achèvent en nous l'espoir qui subsistait malgré tout, lorsque nous contemplions un beau visage de jeune fille.

    Dans la ville de Sylvia (2007) est un film à la teneur en fiction plus prononcée. Il est coupé par trois cartons annonçant autant de nuits (alors que la quasi-totalité du récit se passe de jour), bornes qui n'ont pas d'intérêt particulier. Entre elles, un récit ou plutôt son esquisse, avec ce que cela comporte d'inachevé et d'insatisfaisant. Cette esquisse a, cette fois-ci, il est vrai, le mérite d'épouser parfaitement l'idée originelle. Car Guerin filme ici comme son personnage principal, à longueur de journée, dessine, en reprenant son geste, en l'ajustant, et en laissant même le vent tourner les pages/les plans. Guerin filme aussi comme le jeune homme regarde, captant à distance des bribes de conversations, observant de loin comment peuvent se composer des formes, tentant de saisir un peu de la beauté intérieure de chaque jolie femme croisée en terrasse ou dans les rues. Eloge de la ville, de la marche, de l'observation, de la présence des femmes, le film est léger comme une plume, volatil comme une goutte de parfum.

    José Luis Guerin m'a laissé là, dubitatif et presque endolori par la vision de ces œuvres dans lesquelles plusieurs séquences semblent conclusives mais recèlent finalement de nouvelles et timides relances pour aboutir à cette impression de longueur excessive et sans enjeu apparent, cette impression que les quatre-vingt-dix minutes annoncées généralement se sont transformées en trois heures.

  • Coupes franches

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    Devant Blue Jasmine, on commence par apprécier la façon dont sont traités les protagonistes, sans ménagement mais sans mépris, on commence par avancer par à-coups, on commence à préférer des scènes de-ci de-là. Woody Allen y pratique l'alternance en passant, sans s'embarrasser de transitions, d'une époque, celle de la splendeur sociale de Jasmine, à une autre, celle de son déclassement.

    Ici, la vie ne se déroule pas en ruban, elle est ponctuée de coupes. Le but de Woody Allen me semble être, cette fois-ci, de montrer ces coupes franches et comment les gens s'en accommodent. Une large fracture scinde le cœur et l'esprit de l'héroïne mais la réussite du film est d'en disséminer d'autres, en de multiples endroits, plutôt que d'insister sur l'illustration de la principale. La fracture et l'opposition guident la mise en scène, ce qui apporte toute leur justification aux forts contrastes, aux vigoureuses querelles, aux chocs culturels et sociaux.

    La coupe, certains personnages en répètent continuellement les effets, d'autres en tirent bénéfice, en profitent pour faire table rase du passé ou en font carrément un mode de vie au gré de leurs changements d'humeur et de leur instabilité affective. Jasmine, elle, s'y abîme. Sa faille personnelle provoque en elle une tectonique des temps, l'un, passé, finissant par recouvrir l'autre, présent, à son insu.

    Sur le plan narratif, la coupe franche rend imprévisible l'ordonnancement des flashbacks et incertaine la teneur de certains épisodes. Bien qu'étant très précis socialement et très actuel, le film se laisse glisser vers une petite étrangeté, le surgissement de plus en plus brutal des acteurs dans les plans leur donnant un aspect fantomatique, les coups de force du scénario prenant l'allure d'épreuves théâtrales. Dans l'image elle-même se poursuit ce travail, par l'usage du champ-contrechamp et celui du gros plan isolant. Les arrières-plans, flous ou trop idylliques, accusent alors le déséquilibre mental de Jasmine.

    L'attachement aux personnages est une première condition pour trouver bon un Woody Allen. Celle qui en fait un très bon est l'inspiration d'une mise en scène appropriée à son sujet. Ces deux sont ici réunies.

  • Transmission de pensées

    De par son double statut de victime de la folie totalitaire et de cinéaste œuvrant à la résurgence de la mémoire, Rithy Panh était destiné à livrer un jour un film qui s'appuierait sur sa propre expérience et qui contiendrait son propre témoignage. L'Image manquante est ce film, magnifique essai de cinéma autobiographique qui, dans le même mouvement, bouleverse par son récit de l'horreur et stimule par sa réflexion sur les images et la mémoire.

    Panh nous parle de la période khmère telle qu'il l'a vécue de 1975 à 1979, de 11 à 15 ans, celle où, ballotté d'un camp de travail à un autre, il a vu disparaître dans la boue cambodgienne toute sa famille. Histoire forte mais racontée sans aucun pathos, y compris lorsqu'il s'agit d'évoquer les moments les plus douloureux. Histoire, surtout, que le cinéaste tente de mettre en forme.

    Entendons le verbe tenter non comme l'annonce d'un échec quelconque mais comme le signe d'une recherche, visible sur l'écran lui-même, au cours d'un film qui donne l'impression d'une réflexion en train de se faire, de se construire. Fréquemment d'ailleurs, reviennent des inserts sur des mains d'artisans façonnant les figures de terre destinées à illustrer le récit de l'auteur. Ces intermèdes sont mieux que de simples occasions de pause, ils servent à montrer qu'un travail est en cours.

    panh,france,documentaire,2010s

    La dictature khmère est un trou historique. L'extermination qu'elle a opéré n'est pas sans preuve mais elle est sans image. Les khmers ayant été jusqu'à détruire aussi celles d'avant dans leur fièvre inouïe de table rase du passé, l'image cinématographique cambodgienne n'est plus. Il ne subsiste que de fragiles fragments, essentiellement tirés de la propagande au service de Pol Pot et de l'Angkar, son organisation.

    Privé de ce type de documents ou réduit à en insérer des bribes qui de toute façon, inévitablement, ne disent pas la vérité (un seul, exhumé ici, semble la dire très brièvement), Rithy Panh doit bâtir son œuvre sur autre chose et en passer donc par la représentation pour évoquer son périple. Son choix s'est porté sur l'utilisation de figurines et de décors fabriqués, placés sur des petits plateaux. Ce matériau est aussi rudimentaire qu'il est filmé avec simplicité. Les mouvements de caméra sont discrets, l'animation n'est pas recherchée, la force du tableau immobile se suffit à elle-même. Cette fixité permet de situer clairement les choses tout en laissant le spectateur se concentrer sur le texte et la voix qui le porte. Elle permet d'ancrer dans une réalité tout en s'en affranchissant, notamment par l'apport d'une dimension onirique.

    Pour la victime qui cherche à survivre, l'important est de préserver un noyau dur de liberté dans son esprit compressé. Le maintien de ce petit espace justifie le recours, dans le film, à quelques envolées irréelles, rendues possibles par le choix de représentation. Formidablement, Rithy Panh suit la chronologie des cinq terribles années qu'il passa alors mais laisse aussi par endroits flotter le temps, ce qui lui sert à rendre parfaitement ce sentiment de répétition sans avenir, cette abolition de toute perspective qu'impose le système concentrationnaire.

    Cette recherche du "comment transmettre" fait le prix et la beauté ultimes de L'Image manquante. La juxtaposition d'images différentes, leur projection, leur fusion parfois, qu'elles soient d'archives, qu'elles montrent des figurines ou qu'elles soient tournées, comme volées, au présent, tout ce travail porte ces beaux fruits. Ce dernier type d'images, les plus rares, ne sont pas, par ailleurs, les moins émouvantes : des vagues qui s'abattent sur nous une à une et sans répit, des doigts qui extirpent de minuscules grains de riz, des pieds nus d'enfant qui avancent sur la terre sèche... C'est l'équivalence d'une sensation précise que Rithy Panh recherche dans ces instants. C'est aussi pour lui, l'une des manières de se rapprocher le plus près possible d'une réalité dont la représentation frontale est impensable, impossible. Conscient de cette impossibilité, il a alors inventé ces biais fertiles et fait remonter très puissamment son passé, sa mémoire et sa pensée artistique.

    panh,france,documentaire,2010s

  • 7 contre 7

    Il y a entre Les Sept Samouraïs et Les Sept Mercenaires un océan, une culture et six ans d'écart. Il y a aussi, entre le jidai-geki d'Akira Kurosawa et le western de John Sturges, l'espace qui sépare un chef d'œuvre du cinéma d'aventures historiques et un honnête film populaire. Sur l'écran, les samouraïs s'activent une bonne heure de plus que les mercenaires. Cette différence de durée est-elle la conséquence logique de l'opposition entre contemplation orientale et concision hollywoodienne ? Assurément non, le rythme étant aussi rapide d'un côté que de l'autre. Le défaut du film américain, plus visible encore lorsqu'il est placé juste à côté de son modèle, est de rendre au spectateur les choses, les actions, les caractères et les décisions trop évidentes. Il suffit à Kurosawa d'un trait lorsque Sturges s'acharne à nous faire tout le dessin.

    Si l'on peut qualifier le premier film de grande fresque historique, c'est que la matière y est d'une richesse incroyable. Mais celle-ci nous est offerte avec une vigueur et une simplicité éblouissantes. Et cela tout le long du film. Prenons par exemple, à la fin, l'expression du choix du plus jeune du groupe (Katsushiro le samouraï ou Chico le mercenaire), pris entre son désir de poursuivre sa route avec les deux autres survivants et celui de rester au village auprès de la paysanne qu'il aime. Kurosawa fait se succéder quelques plans emplis de dignité, laisse sortir son jeune personnage du cadre dans lequel reste ses deux amis, le reprend un peu plus loin, droit, observant la jeune femme, et s'arrête là. La mise en scène est claire sans être insistante. Sturges, lui, ne signale pas esthétiquement la séparation et, accompagnant Chico jusqu'à sa bien aimée, le montrant en train de se retrousser les manches et de détacher son ceinturon, joue uniquement sur la corde émotionnelle.

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    Chez Kurosawa : une vivacité du trait qui n'empêche jamais la préservation de zones de flou. Chez Sturges : la tentation de l'efficacité qui entraîne plus d'une fois vers la facilité dramaturgique. On peut également évoquer la différence d'approche du monde des paysans. Dans le western, la méfiance que peuvent inspirer ces derniers est essentiellement nourrie par des retournements de situation, comme lorsque quelques pleutres font entrer le tyran Calvera dans le village en l'absence provisoire des mercenaires. Kurosawa, de son côté, ne cherche pas à trancher de manière aussi simpliste mais préfère avancer dans sa description par notations successives. L'évolution du rapport de confiance entre les victimes et leurs défenseurs se fait par petites découvertes mettant la volonté d'engagement de ces derniers à l'épreuve : vieilles armures de samouraïs tués, nourriture et saké la veille du combat décisif...

    Le cinéaste japonais s'intéresse-t-il moins à ces paysans ? Sans doute. Mais la caractérisation peu poussée, en regard de celle qui à cours dans le Sturges, peut être aussi considérée comme une moins grande concession au goût du public. On trouve en effet moins de rires d'enfants (le rapport entre ceux-ci et Kikuchiyo/Mifune est beaucoup moins développé dramatiquement que celui concernant Bernardo/Bronson) et moins de héros révélés. Dans Les Sept Samouraïs, les combats ressemblent souvent à des mêlées et, vu sous cet angle, le film se révèle déjà moins individualiste (sans même que l'on s'étende sur le discours autour de la solidarité en temps de guerre proféré par Kambei ou sur la réalisation de l'étendard représentant les sept samouraïs au-dessus du village). La grande violence qui se dégage de ces séquences, accentuée bien sûr par le déchaînement des éléments et l'utilisation des lances et des sabres, est aussi celle de la lutte d'un corps social tout entier contre chaque bandit piégé. Si certains personnages de ce corps prennent plus d'épaisseur que d'autres, ils ne s'en détachent pas par un basculement arbitraire qui les ferait passer du retrait prudent à l'héroïsme guerrier. L'extrême violence dont fait preuve le jeune paysan Rikichi au fil de la bataille est contenue déjà dans la blessure béante causée par la perte de sa femme, dans la nervosité dont il fait preuve à chaque question innocente posée à ce sujet. L'affrontement est une catharsis et les plans que le cinéaste consacre à son regard halluciné, s'ils ne vont pas jusqu'à condamner cette violence, traduisent au moins l'effroi qu'elle suscite.

    Mais repassons par la dernière séquence évoquée plus haut. La sortie du cadre de Katsushiro laissait deviner un choix sans avoir à l'illustrer. Cette sortie signale aussi une recherche visuelle, impose un sens plastique. De fait, Les Sept Samouraïs est un festival de formes et de figures qui rend bien pâle l'effort westernien qui le suit. On en retient notamment l'opposition entre le haut et le bas (bandits et samouraïs viennent du sommet de la colline et surplombent le village dans sa cuvette, les tombes des sauveurs sont sur un monticule...), les images que rayent les trombes d'eau tombant du ciel comme les lances et les flèches s'abattant sur les hommes, l'omniprésence, lors du dernier affrontement, d'une boue qui ne permet plus de différencier les combattants et qui ramène, en quelque sorte, les samouraïs à la terre des paysans (en ce sens, effectivement, comme l'assène le chef, ce sont bien ces derniers qui ont gagné). Kurosawa excelle par ailleurs dans sa gestion du terrain, sa caméra embrassant le décor pour mieux relayer l'importance de la notion d'espace et aider à saisir la stratégie de défense de ses personnages, comme dans celle de la météorologie. A ce propos, il convient de rappeler que le film n'est, sur sa durée, pas si pluvieux que cela et qu'il est même assez souvent ensoleillé. Ceci est clairement un prolongement du travail de modulation des émotions effectué par le cinéaste au sein même des séquences. L'humeur y est changeante et le mélange le plus explosif est tout entier concentré dans le personnage endossé par un Toshiro Mifune semblant jouer au-delà de toute contrainte, en liberté absolue. Il faut bien l'ampleur et l'aisance des cadrages de Kurosawa pour capter toute l'énergie de cet homme en fusion, ce caractère éruptif.

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    Chez les samouraïs, la mort frappe comme la foudre, sans discernement moral, au hasard (l'un des sept disparaît bien avant le combat final). Elle n'est donnée par personne en particulier, les bandits étant chez Kurosawa encore moins caractérisés que les paysans. Elle signale bien, cependant, la fin d'une époque (ce que l'on ressentait déjà lors du recrutement, en voyant ces samouraïs réduits à s'engager pour de si modestes causes) puisque elle est à chaque fois, pour les vaillants sabreurs, donnée par balles. Le film japonais apparaît donc beaucoup plus sombre et dur que son homologue trans-Pacifique. Il privilégie l'éclair tragique plutôt que le coup de force dramatique. Kurosawa saisit le spectateur avec la révélation du sort réservé à la femme de Rikichi quand Sturges distille à peine quelques sensations liées au danger. De même, il étudie les rapports sociaux avec beaucoup plus d'attention, traçant des frontières impossibles à franchir sans une grande douleur, et, n'en restant nullement à une chaste amourette comme le fera Hollywood, évoque une véritable passion sexuelle butant sur la rigidité de la société.

    Après tout cela, que reste-t-il aux Mercenaires ? Une histoire prenante, une musique entêtante, une certaine force iconique (mais tenant bien plus au métier et au casting qu'à l'inspiration, assez faible, de Sturges).

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