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Nightswimming - Page 45

  • Une Nouvelle très Vague

    L'acteur est un sujet qui m'intéresse généralement assez peu. En réaction peut-être à l'époque de mon adolescence, quand presque tout le cinéma me semblait passer par le charisme de quelques actrices et acteurs suivis le long de leur carrière quels que soient les titres et les réalisateurs, je ne parviens plus vraiment à extraire ce facteur humain des images sur l'écran. D'ailleurs, je ne vois plus depuis longtemps un film "pour" un acteur. S'il m'est arrivé ici ou ailleurs de tenter de décrire l'effet produit sur moi par une interprétation admirable, j'aurais toutes les peines du monde à m'étendre longuement sur le sujet.

    En conséquence, je rechigne toujours à dire ou à écrire : "J'adore celui-ci" ou "Je déteste celle-là". Par exemple, je me fiche pas mal de la star Léa Seydoux. Il se trouve simplement qu'elle est parvenue à m'intéresser, me toucher, me plaire, chez Benoit Jacquot et Ursula Meier. Il se trouve simplement que Les adieux à la reine et L'enfant d'en haut m'ont paru de bons films.

    Mais il y en a une qui m'agace, c'est Greta Gerwig. Je ne l'aime pas. Enfin, je ne l'aime pas "pour le moment". Car je n'aime ni Damsels in distress de Whit Stillman ni Frances Ha de Noah Baumbach, deux films découverts ces derniers temps à quelques jours d'intervalle.

    2010s,baumbach,stillman,comédie2010s,baumbach,stillman,comédieDans l'un comme dans l'autre, la grande affaire serait, nous dit-on, "le corps burlesque" de Greta (et éventuellement de ses partenaires). Greta est danseuse, elle a de grandes jambes et une démarche de "mec bizarre". Et en effet, il lui arrive de tomber et de secouer étrangement les bras à mi-hauteur sur les côtés, comme si elle voulait prendre son envol. C'est tout. Comme il s'agit ici de deux comédies, vous pensiez que nous parlerions de Blake Edwards ou de Jerry lewis ? Non, non. Au niveau du burlesque, nous avons déjà fait le tour.

    Sur les plans esthétique et visuel, Damsels in distress et Frances Ha n'ont pas grand chose à nous apporter, malgré les couleurs chatoyantes de l'un et le noir et blanc mignon de l'autre. Ce sont essentiellement des œuvrettes verbales, verbeuses, bavardes, dans lesquelles les gens parlent pour ne rien dire en accumulant les décalages, les litotes et les sentences teintées d'absurde. Ne s'exprimant jamais au premier degré, ils manquent toujours de nous toucher et de nous attacher.

    Faire apprécier des personnages décalés, voilà une tâche difficile. Et si ce décalage tient lieu de principe de mise en scène, l'exclusion totale du spectateur est le risque encouru. L'agacement pointe rapidement devant ces deux comédies à la fantaisie mollassone et au déficit comique certain, devant ces minauderies artistiques, devant cette gentillesse, devant cette politesse à peine perturbée par quelques saillies verbales graveleuses (autour de la sodomie chez Stillman, du 69 ou de l'homosexualité chez Baumbach) dans une volonté de contre-pied venant quinze ans après les petits dérapages des films de Woody Allen sur les prostituées ou la fellation (Harry dans tous ses états, Maudite Aphrodite...).

    Woody Allen, c'est un peu celui que l'on ne nomme pas dans ces deux films. Référence devenue trop ringarde sans doute. Pourtant, bien des choses renvoient vers son œuvre et poussent finalement à la réévaluer à la hausse, jusqu'à ses films les moins intéressants. Chez Allen au moins, la plupart du temps, le récit se tient, va au-delà d'un assemblage de vignettes, ne compte pas seulement sur la couverture musicale pour trouver son homogénéité et son rythme.

    Plutôt qu'Allen, Stillman et Baumbach préfèrent citer directement Truffaut. Littéralement obsédés par la Nouvelle Vague, ils veulent en retrouver l'insolence et la liberté. Malheureusement, ils n'en récupèrent que l'habillage, l'apparence culturelle, pour transformer ce qu'ils filment en un contemporain vague, un faux présent en train, déjà, de passer. Ainsi, à côté des références aux anciens jeunes turcs français, abondent dans leurs films les moqueries sur les comportements d'aujourd'hui, les rejets de la technologie, les refuges dans les plis douillets des partitions de Georges Delerue, les étagères remplies de disques 33 tours, les fringues vintages et les tournures de phrases désuètes.

    Dans les années 80-90, Jarmusch, Hartley ou Carax payaient eux aussi leur dette envers la Nouvelle Vague mais ils n'en faisaient pas leur camp retranché, leur petite caserne arty à l'écart du monde. Dans Simple Men, pendant la séquence de danse en hommage à Godard, ce n'est pas un Madison que l'on entend, mais Sonic Youth. S'attachant à des jeunes gens, Stillman et Baumbach font en fait des films pour vieux cinéphiles.

    Terminons avec Carax. Je le confesse : moi aussi, depuis un certain jour de 1986, j'ai pu me demander à l'occasion ce que cela donnerait si je filmais, depuis une voiture, ma copine en train de courir le long d'un trottoir, avec le Modern love de David Bowie à fond dans les oreilles. Mais c'était pour abandonner l'idée aussitôt. Baumbach, lui, l'a fait et l'a montré à tout le monde. Grand bien lui fasse...

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  • MEURTRIER, adjectif.

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    Avec Aurora, Cristi Puiu poursuit le travail entamé avec son extraordinaire Mort de Dante Lazarescu, et de façon plus radicale encore. Un travail d'étirement du temps de la fiction. Un travail de dilution de l'événement dans la continuité du réel. Mais parallèlement, par la durée excessive imposée, par le suivi opiniâtre d'un personnage principal que l'on peut donc, malgré sa banalité apparente, qualifier de héros, et enfin par le mouvement que celui-ci provoque ou dans lequel il est entraîné, le cinéaste donne aussi à voir de véritables odyssées modernes.

    A partir d'un matériau brut, "documentaire" pourrait-on avancer (lieux sans attrait particulier, son direct, absence de musique, acteurs amateurs mêlés aux professionnels), le but de Cristi Puiu est de faire naître une fiction, un intérêt narratif, sans en passer par les codes du cinéma dominant, cette démarche se lestant ici d'une forte dimension morale en relation avec la représentation de l'acte meurtrier. Se tenant fermement à distance, usant des caches que le décor peut lui fournir, le cinéaste se garde bien de faire de la violence, inévitable, un spectacle dont on pourrait jouir. Il ne transforme pas non plus ce choix éthique en système esthétique contraignant, ni en tournure manipulatrice (la manière, disons hanekienne, de faire : "l'horreur, je montre bien que je ne la montre pas"). En effet, non seulement ce choix de mise en scène n'est pas systématique mais il se justifie au fur et à mesure que le sentiment de paranoïa ou d'élémentaire prudence (pendant et après les meurtres) est ainsi partagé. De plus, étant irriguée de toute part par les flux de réalité, les plans, le plus souvent longs jusqu'à faire séquence, ne tendent pas une clôture du sens, à l'établissement d'une vérité unique.

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    Si Aurora est si long (181 minutes), c'est notamment parce que l'on y voit le héros faire le double de chemin nécessaire : Cristi Puiu, non content de privilégier ce prosaïsme du style, choisit d'insister sur les hésitations, les tergiversations, les oublis, les vérifications, les retours sur ses pas, autant de manières de nous faire prendre conscience du trouble qui envahit le cerveau de son Viorel (personnage principal que, précision importante, Puiu interprète lui-même).

    Le fleuve, tranquille en surface et tumultueux en profondeur, qu'est le film finit tout de même par dévoiler sur la longueur son organisation d'ensemble. Trois parties, d'égale durée, peuvent être distinguées. La première vaut pour une présentation du milieu et détaille les préparatifs de l'acte, la deuxième montre la réalisation, la troisième les conséquences immédiates. La première partie met à l'épreuve le spectateur impatient, la deuxième le sidère par sa sécheresse et le maintien d'une égalité de traitement, la troisième l'emporte vertigineusement. Rigoureux, en accord avec son projet, Cristi Puiu ne fait pas des meurtres l'acmé de son œuvre. Si ces scènes de violence en sont le pivot, elles n'en sont pas le pic. La dernière partie, celle de l'après est la plus dense et la plus impressionnante. C'est dans celle-ci que Viorel est le plus agissant, où il doit aller le plus à la rencontre d'autrui, où il prend à bras le corps son rapport aux autres. Le prix du film est là, venant au terme de l'effort, en ces moments de confrontations traités en long plans, époustouflants de tension.

    Le final, qui rend Aurora assez proche de POLICIER, adjectif., autre film majeur du nouveau cinéma roumain, tient en une confession qui, bien sûr, dit les choses autrement, donne encore un autre son de cloche par rapport à ce qui s'est déroulé sous nos yeux. Le terrible mystère est irréductible, la nature humaine reste désespérément imprévisible et l'effroyable banalité ne préserve de rien.

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  • L'emmerdeuse blonde

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    Catherine Deneuve a-t-elle jamais été aussi blonde que dans Le Sauvage, l'agréable comédie de Jean-Paul Rappeneau (meilleure que me le laissaient croire de vagues souvenirs) ? Est-ce le bronzage ou la nature luxuriante qui réhausse ici cette blondeur ? Toujours est-il que ses cheveux y sont si blonds qu'ils tirent presque, par moments, vers le blanc (quand ils ne sont pas mouillés, bien sûr : là, ils brunissent par endroits et se chargent de tout leur poids, donnant à voir des changements de forme et de couleur aussi spectaculaires que les revirements émotionnels du personnage).

    Cette blondeur/blancheur éclate et éblouit comme une glace reflète soudain le soleil à la faveur d'un mouvement imprévu et nous brûle la rétine. Yves Montand, lui, veut rester seul, ne pas être dérangé sur son île déserte et vivre tranquillement son fantasme de robinsonade. Seulement, ce reflet blond n'arrête pas de surgir et de le faire sursauter, ce reflet ou ce qui signale sa présence : la voix qui résonne tout à coup, un moteur qui démarre... Ne pas porter son regard sur l'emmerdeuse blonde est impossible tant celle-ci attire l'attention, l'exige même. Le problème pour Montand, c'est que, à la regarder, l'aveuglement est assuré, parfois pour des semaines (très joli passage de la révélation de l'ellipse de la construction du radeau, lorsqu'il lui répond qu'il a eu la grippe la semaine passée : on réalise alors par cet échange qu'ils ne se sont ni parlé ni croisé pendant plusieurs jours, bien qu'ils vivent l'un à côté de l'autre !). Il arrive pourtant que l'intensité lumineuse baisse. Lorsque Deneuve sort de l'eau et se hisse, trempée, sur le ponton, elle se trouve plongée dans le rouge orangé du soleil couchant derrière elle, belle image de carte postale. Seulement, Montand refuse alors de la voir. Excédé qu'il est par la perte de son bateau, il se barricade, ferme les yeux en même temps que tous les volets de sa maison.

    Le Sauvage, c'est l'histoire d'un couple qui se forme en s'écharpant, histoire que l'on aimerait d'ailleurs délestée de toute autre présence, les récits naturels, inconséquents, lâchés comme en passant, tête blonde en l'air, de ses aventures d'antan par Deneuve se suffisant à eux-mêmes. Le sauvage, c'est surtout cette folle crinière blonde qui ne cesse de s'agiter sur le fond vert des plantes et des arbres exotiques. Moins mince que ne l'était sa sœur onze ans plus tôt quand elle tournait L'homme de Rio avec Philippe De Broca, Catherine Deneuve impose sa présence avec toute l'énergie et la franchise nécessaires. Sur le jaune du sable ou le bleu de l'océan se dessinent ses courbes, silhouette rendue plus nette et attirante encore par les chemises régulièrement mouillées et entrouvertes, qu'elle ne tarde d'ailleurs pas trop, pour notre bonheur, à enlever. L'éblouissement ne tient donc pas seulement au jeu, déjà précieux, de la chevelure.

    Peu vraisemblable apparaît le dénouement dans une communauté de campagne mais l'important est ailleurs. Les cheveux de Deneuve sont maintenant recouverts d'un chapeau de papier. Seules quelques boucles s'en échappent sur les côtés, comme un piquant rappel. Montand revient à elle. Nul doute qu'elle saura par la suite l'habituer progressivement à supporter la vue de sa fabuleuse blondeur.

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  • Une mort interminable

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    "Seulement, il frappe ses personnages d'une malédiction qui est à la mesure de leur dérisoire petitesse : ils ne parviennent jamais à s'asseoir tous ensemble autour d'une table sans que des incidents fâcheux les précipitent dans la gêne, l'inconfort ou la disgrâce. Les fruits de leur position leur échappent comme la couronne de Richard III ramenée à une tranche de gigot. Même les commissaires de police sont en proie à la frustration : leurs prisonniers leur échappent, et leur rôle social reste incompris. Tout cela demeure inconscient, on peut le dire, entre la poire et le dessert. C'est un enfer bien plus intime que celui des séquestrés de la rue de la Providence, dans L'Ange exterminateur, dont ce film offre un peu l'écho sarcastique. Quelle que soit l'origine du complot qui les malmène (métaphysique, politique, obsessionnel), le complot est serein, la malédiction limitée, les victimes sinon consentantes, sont velléitaires et pleines d'allant. L'issue récurrente qui nous les montre cheminer ad aeternam sur une route en rase campagne n'est ni échevelée, ni hagarde : ces gens s'en tireront toujours, leurs agapes sisyphéennes n'auront ni terme ni début. Peut-être sont-ils morts comme leur classe, embaumée et réanimée pour un intemporel dîner en ville. Peut-être cheminent-ils sur cette voie lactée située au-delà du temps, celle de l'imagination bunuélienne, plus picaresque que jamais. Où qu'ils aillent, fût-ce en enfer (s'ils n'y sont déjà) ils trouveront encore quelqu'un à soudoyer, et se tailleront les places les plus tièdes. Bref cette mort est interminable, autrement dit ce n'est pas une mort, c'est un état crépusculaire, doucereux, et confortable. On comprendra que la bourgeoisie n'est pas seule en cause, dans ce film, même si dans son apparence extérieure il satisfait à ce point l'image que le Français moins que moyen se fait d'une classe scandaleusement désuète, et qui se repaît de ses propres scandales : ceci expliquant d'ailleurs que pour la première fois un film de Bunuel mène le box-office."

    Extrait de "Dîner en ville avec le commandeur", sur Le Charme discret de la bourgeoisie par Robert Benayoun, Positif n°146, janvier 1973

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  • Retournements

    Le long plan sur lequel se termine Le Passé (plan qui peut fonctionner comme antidote au poison cinématographique distillé par la scène de l’étouffement dans Amour, l’horreur de Haneke) s’attache aux gestes et déplacements de Tahar Rahim et s’articule en son centre autour d’un arrêt, d’une hésitation et d’un retour sur ses pas. Filmer une volte-face, un aller-retour, une entrée-sortie-rentrée, Asghar Farhadi s’y applique à plusieurs reprises. L’occurrence la plus nette se trouve dans ces ultimes minutes. Les autres sont plus discrètes, jamais forcées, toujours liées à un autre flux, celui de la parole, et leur valeur se révèle ainsi a posteriori, une fois cette dernière scène observée.

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    Ce qui est très beau dans Le Passé (ce passé qui fait se retourner), c’est que ces manières d’agir sont calquées sur le mouvement de la pensée de personnages qui reviennent souvent, dans la continuité des échanges, sur leurs propos les plus durs, s’excusant de les avoir libérés sans précaution. Ces excuses, et les changements de ton qu’elles impliquent, il est finalement rare de les rencontrer ainsi au cinéma, alors que leur présence est tout à fait "réaliste" dans le cadre de films où la parole se déploie largement et véhicule de forts enjeux dramatiques.

    Des dialogues aux attitudes, concernant enfants ou adultes, l’ensemble sonne avec une étonnante justesse. C’est une surprise, presque un miracle, lorsque l’on sait que Farhadi n’avait jamais tourné en France et ne maîtrise pas notre langue. Qu’il soit parvenu à préserver le naturel de son précédent film sans céder le moindre terrain à l’exotisme est assez mystérieux. Le Passé n’a rien à envier à Une séparation. Le challenge de sa mise en œuvre était pourtant beaucoup plus relevé.

    Dans l’un comme dans l’autre film, le récit progresse par effets d’entraînement et par suite de dévoilements. La découverte de secrets, c'est le péché mignon du réalisateur iranien. Forcément, plus Le Passé avance, plus il flirte avec l’idée de coup de force scénaristique. Plus l’heure du générique de fin approche, plus l’on craint que Farhadi ne fasse le tour d’écrou de trop. Mais il s’en sort toujours. Il s’en sort parce que les révélations, les retournements, les réorientations narratives ne bouclent les choses et ne font mine de les expliquer que pour mieux ouvrir sur de nouveaux gouffres. On pourrait dire que chaque personnage a toujours une bonne raison d’agir (d’avoir agi) de telle ou telle façon mais il ne s’agit pas d’exonérer facilement. Chacun peut mal se comporter à un moment donné, avoir la mauvaise réaction (le personnage de Rahim dit d’ailleurs à son môme que certaines choses graves ne peuvent être pardonnées). Seulement, si un geste peut être expliqué, il n’a jamais une seule cause mais plusieurs. Dans l’entrelacs des rapports humains, les raisons sont toujours multiples.

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    Ainsi, les contradictions et les ambiguïtés qui perdurent jusque dans les déblocages des situations, dans les dévoilements des secrets, empêchent à mes yeux de décrire Asghar Farhadi comme un cinéaste manipulateur et un horloger sans âme.

  • L'effleurement

    Cinéaste de l’effleurement, Wong Kar-wai s’efforce de mettre autant en valeur le choc des coups que la grâce des esquives. Dans ce Grandmaster où sont mises sur un pied d’égalité scènes de combat et scènes d’intimité (jusqu’à ce que l’on puisse parler parfois de "l’intimité d’un combat"), même les caresses semblent suspendues, laissant ainsi constamment un espace, minime mais infranchissable, entre deux corps, entre deux épidermes.

    Si le protecteur de Gong Er se bat au sabre, sa lame n’ouvre que des plaies de coton dans les épais habits de ses adversaires. L’arme ne perfore pas. De même, le mobilier, curieux souci des combattants, est brisé bien plus souvent que les os.

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    Pénétrer, toucher même, semblant impossible, il faut trouver des intermédiaires, des substituts, des palliatifs. Une lettre, un bouton, font le lien entre les corps distants et un combat vaut une étreinte. Seul le rêve permet l’entremêlement. En dehors, les êtres ou les objets ne s’attirent que pour mieux se repousser en de somptueuses chorégraphies. Wong Kar-wai est un cinéaste de la surface des choses (mais ses films ne sont superficiels que lorsqu’ils échouent à offrir autre chose qu’un catalogue de jolis détails, lorsqu’ils n’en restent qu’aux idées, sans les relier entre elles ni aux personnages supposés leur donner chair, cf My Blueberry Nights)

    Wong Kar-wai est aussi un cinéaste de la fragmentation. Il escamote la continuité du mouvement et fait sienne la rapidité moderne du montage des films d’action. Que les combats manquent de lisibilité n’est pas un problème : se focaliser sur un détail, le couper du reste, ou ne l’y faire tenir que par la musicalité du rythme ou la texture de l’image, il y a longtemps que le cinéaste est passé maître dans cet exercice. Dès lors, il ne faut pas s’étonner non plus de le voir faire le pari d’une fresque historique à la vision (au sens strict) délibérément limitée. Comme il suffit que l’on sente la vibration qui habite les êtres sous la surface, la simple notation historique laisse deviner tout l’ancrage.

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    Le film, qui se termine dans les fumées d’opium, est, de manière assez évidente, "léonien". Le rapport des personnages à l’espace diffère cependant d’Il était une fois en Amérique au Grandmaster. Chez Leone, nous sommes saisis par les sauts du proche au lointain, du gros plan au plan large, comme par la brutalité du ratage de l’amour. A l’opposé, chez Wong Kar-wai, la fragmentation rend les personnages insituables, dans des décors qui, pourtant, ne semble jamais vraiment changer. De plus, si ces êtres passent à côté de l’amour, ce ratage se fait en glissades gracieuses. Toutefois, entre les deux œuvres, la mélancolie alliée à l’ampleur du geste romanesque, le souffle historique et intime qui traverse, sont (presque) comparables.

    Et comme chez Leone, la question du temps et de son glissement est essentielle. Dans The Grandmaster, les différents temps semblent coulisser comme des panneaux (ou glisser comme les pieds sur le sol, mouillé ou enneigé, pendant les combats). Et sur une échelle moins grande, le film provoque une étrange sensation avec ces ralentis s’étirant en des plans pourtant très courts. Une sorte de double flux se crée, quelque chose qui s’enroule sur lui-même à force de poser la question du regard vers l’arrière ou vers l’avant.

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