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Nightswimming - Page 46

  • Transmission de pensées

    De par son double statut de victime de la folie totalitaire et de cinéaste œuvrant à la résurgence de la mémoire, Rithy Panh était destiné à livrer un jour un film qui s'appuierait sur sa propre expérience et qui contiendrait son propre témoignage. L'Image manquante est ce film, magnifique essai de cinéma autobiographique qui, dans le même mouvement, bouleverse par son récit de l'horreur et stimule par sa réflexion sur les images et la mémoire.

    Panh nous parle de la période khmère telle qu'il l'a vécue de 1975 à 1979, de 11 à 15 ans, celle où, ballotté d'un camp de travail à un autre, il a vu disparaître dans la boue cambodgienne toute sa famille. Histoire forte mais racontée sans aucun pathos, y compris lorsqu'il s'agit d'évoquer les moments les plus douloureux. Histoire, surtout, que le cinéaste tente de mettre en forme.

    Entendons le verbe tenter non comme l'annonce d'un échec quelconque mais comme le signe d'une recherche, visible sur l'écran lui-même, au cours d'un film qui donne l'impression d'une réflexion en train de se faire, de se construire. Fréquemment d'ailleurs, reviennent des inserts sur des mains d'artisans façonnant les figures de terre destinées à illustrer le récit de l'auteur. Ces intermèdes sont mieux que de simples occasions de pause, ils servent à montrer qu'un travail est en cours.

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    La dictature khmère est un trou historique. L'extermination qu'elle a opéré n'est pas sans preuve mais elle est sans image. Les khmers ayant été jusqu'à détruire aussi celles d'avant dans leur fièvre inouïe de table rase du passé, l'image cinématographique cambodgienne n'est plus. Il ne subsiste que de fragiles fragments, essentiellement tirés de la propagande au service de Pol Pot et de l'Angkar, son organisation.

    Privé de ce type de documents ou réduit à en insérer des bribes qui de toute façon, inévitablement, ne disent pas la vérité (un seul, exhumé ici, semble la dire très brièvement), Rithy Panh doit bâtir son œuvre sur autre chose et en passer donc par la représentation pour évoquer son périple. Son choix s'est porté sur l'utilisation de figurines et de décors fabriqués, placés sur des petits plateaux. Ce matériau est aussi rudimentaire qu'il est filmé avec simplicité. Les mouvements de caméra sont discrets, l'animation n'est pas recherchée, la force du tableau immobile se suffit à elle-même. Cette fixité permet de situer clairement les choses tout en laissant le spectateur se concentrer sur le texte et la voix qui le porte. Elle permet d'ancrer dans une réalité tout en s'en affranchissant, notamment par l'apport d'une dimension onirique.

    Pour la victime qui cherche à survivre, l'important est de préserver un noyau dur de liberté dans son esprit compressé. Le maintien de ce petit espace justifie le recours, dans le film, à quelques envolées irréelles, rendues possibles par le choix de représentation. Formidablement, Rithy Panh suit la chronologie des cinq terribles années qu'il passa alors mais laisse aussi par endroits flotter le temps, ce qui lui sert à rendre parfaitement ce sentiment de répétition sans avenir, cette abolition de toute perspective qu'impose le système concentrationnaire.

    Cette recherche du "comment transmettre" fait le prix et la beauté ultimes de L'Image manquante. La juxtaposition d'images différentes, leur projection, leur fusion parfois, qu'elles soient d'archives, qu'elles montrent des figurines ou qu'elles soient tournées, comme volées, au présent, tout ce travail porte ces beaux fruits. Ce dernier type d'images, les plus rares, ne sont pas, par ailleurs, les moins émouvantes : des vagues qui s'abattent sur nous une à une et sans répit, des doigts qui extirpent de minuscules grains de riz, des pieds nus d'enfant qui avancent sur la terre sèche... C'est l'équivalence d'une sensation précise que Rithy Panh recherche dans ces instants. C'est aussi pour lui, l'une des manières de se rapprocher le plus près possible d'une réalité dont la représentation frontale est impensable, impossible. Conscient de cette impossibilité, il a alors inventé ces biais fertiles et fait remonter très puissamment son passé, sa mémoire et sa pensée artistique.

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  • 7 contre 7

    Il y a entre Les Sept Samouraïs et Les Sept Mercenaires un océan, une culture et six ans d'écart. Il y a aussi, entre le jidai-geki d'Akira Kurosawa et le western de John Sturges, l'espace qui sépare un chef d'œuvre du cinéma d'aventures historiques et un honnête film populaire. Sur l'écran, les samouraïs s'activent une bonne heure de plus que les mercenaires. Cette différence de durée est-elle la conséquence logique de l'opposition entre contemplation orientale et concision hollywoodienne ? Assurément non, le rythme étant aussi rapide d'un côté que de l'autre. Le défaut du film américain, plus visible encore lorsqu'il est placé juste à côté de son modèle, est de rendre au spectateur les choses, les actions, les caractères et les décisions trop évidentes. Il suffit à Kurosawa d'un trait lorsque Sturges s'acharne à nous faire tout le dessin.

    Si l'on peut qualifier le premier film de grande fresque historique, c'est que la matière y est d'une richesse incroyable. Mais celle-ci nous est offerte avec une vigueur et une simplicité éblouissantes. Et cela tout le long du film. Prenons par exemple, à la fin, l'expression du choix du plus jeune du groupe (Katsushiro le samouraï ou Chico le mercenaire), pris entre son désir de poursuivre sa route avec les deux autres survivants et celui de rester au village auprès de la paysanne qu'il aime. Kurosawa fait se succéder quelques plans emplis de dignité, laisse sortir son jeune personnage du cadre dans lequel reste ses deux amis, le reprend un peu plus loin, droit, observant la jeune femme, et s'arrête là. La mise en scène est claire sans être insistante. Sturges, lui, ne signale pas esthétiquement la séparation et, accompagnant Chico jusqu'à sa bien aimée, le montrant en train de se retrousser les manches et de détacher son ceinturon, joue uniquement sur la corde émotionnelle.

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    Chez Kurosawa : une vivacité du trait qui n'empêche jamais la préservation de zones de flou. Chez Sturges : la tentation de l'efficacité qui entraîne plus d'une fois vers la facilité dramaturgique. On peut également évoquer la différence d'approche du monde des paysans. Dans le western, la méfiance que peuvent inspirer ces derniers est essentiellement nourrie par des retournements de situation, comme lorsque quelques pleutres font entrer le tyran Calvera dans le village en l'absence provisoire des mercenaires. Kurosawa, de son côté, ne cherche pas à trancher de manière aussi simpliste mais préfère avancer dans sa description par notations successives. L'évolution du rapport de confiance entre les victimes et leurs défenseurs se fait par petites découvertes mettant la volonté d'engagement de ces derniers à l'épreuve : vieilles armures de samouraïs tués, nourriture et saké la veille du combat décisif...

    Le cinéaste japonais s'intéresse-t-il moins à ces paysans ? Sans doute. Mais la caractérisation peu poussée, en regard de celle qui à cours dans le Sturges, peut être aussi considérée comme une moins grande concession au goût du public. On trouve en effet moins de rires d'enfants (le rapport entre ceux-ci et Kikuchiyo/Mifune est beaucoup moins développé dramatiquement que celui concernant Bernardo/Bronson) et moins de héros révélés. Dans Les Sept Samouraïs, les combats ressemblent souvent à des mêlées et, vu sous cet angle, le film se révèle déjà moins individualiste (sans même que l'on s'étende sur le discours autour de la solidarité en temps de guerre proféré par Kambei ou sur la réalisation de l'étendard représentant les sept samouraïs au-dessus du village). La grande violence qui se dégage de ces séquences, accentuée bien sûr par le déchaînement des éléments et l'utilisation des lances et des sabres, est aussi celle de la lutte d'un corps social tout entier contre chaque bandit piégé. Si certains personnages de ce corps prennent plus d'épaisseur que d'autres, ils ne s'en détachent pas par un basculement arbitraire qui les ferait passer du retrait prudent à l'héroïsme guerrier. L'extrême violence dont fait preuve le jeune paysan Rikichi au fil de la bataille est contenue déjà dans la blessure béante causée par la perte de sa femme, dans la nervosité dont il fait preuve à chaque question innocente posée à ce sujet. L'affrontement est une catharsis et les plans que le cinéaste consacre à son regard halluciné, s'ils ne vont pas jusqu'à condamner cette violence, traduisent au moins l'effroi qu'elle suscite.

    Mais repassons par la dernière séquence évoquée plus haut. La sortie du cadre de Katsushiro laissait deviner un choix sans avoir à l'illustrer. Cette sortie signale aussi une recherche visuelle, impose un sens plastique. De fait, Les Sept Samouraïs est un festival de formes et de figures qui rend bien pâle l'effort westernien qui le suit. On en retient notamment l'opposition entre le haut et le bas (bandits et samouraïs viennent du sommet de la colline et surplombent le village dans sa cuvette, les tombes des sauveurs sont sur un monticule...), les images que rayent les trombes d'eau tombant du ciel comme les lances et les flèches s'abattant sur les hommes, l'omniprésence, lors du dernier affrontement, d'une boue qui ne permet plus de différencier les combattants et qui ramène, en quelque sorte, les samouraïs à la terre des paysans (en ce sens, effectivement, comme l'assène le chef, ce sont bien ces derniers qui ont gagné). Kurosawa excelle par ailleurs dans sa gestion du terrain, sa caméra embrassant le décor pour mieux relayer l'importance de la notion d'espace et aider à saisir la stratégie de défense de ses personnages, comme dans celle de la météorologie. A ce propos, il convient de rappeler que le film n'est, sur sa durée, pas si pluvieux que cela et qu'il est même assez souvent ensoleillé. Ceci est clairement un prolongement du travail de modulation des émotions effectué par le cinéaste au sein même des séquences. L'humeur y est changeante et le mélange le plus explosif est tout entier concentré dans le personnage endossé par un Toshiro Mifune semblant jouer au-delà de toute contrainte, en liberté absolue. Il faut bien l'ampleur et l'aisance des cadrages de Kurosawa pour capter toute l'énergie de cet homme en fusion, ce caractère éruptif.

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    Chez les samouraïs, la mort frappe comme la foudre, sans discernement moral, au hasard (l'un des sept disparaît bien avant le combat final). Elle n'est donnée par personne en particulier, les bandits étant chez Kurosawa encore moins caractérisés que les paysans. Elle signale bien, cependant, la fin d'une époque (ce que l'on ressentait déjà lors du recrutement, en voyant ces samouraïs réduits à s'engager pour de si modestes causes) puisque elle est à chaque fois, pour les vaillants sabreurs, donnée par balles. Le film japonais apparaît donc beaucoup plus sombre et dur que son homologue trans-Pacifique. Il privilégie l'éclair tragique plutôt que le coup de force dramatique. Kurosawa saisit le spectateur avec la révélation du sort réservé à la femme de Rikichi quand Sturges distille à peine quelques sensations liées au danger. De même, il étudie les rapports sociaux avec beaucoup plus d'attention, traçant des frontières impossibles à franchir sans une grande douleur, et, n'en restant nullement à une chaste amourette comme le fera Hollywood, évoque une véritable passion sexuelle butant sur la rigidité de la société.

    Après tout cela, que reste-t-il aux Mercenaires ? Une histoire prenante, une musique entêtante, une certaine force iconique (mais tenant bien plus au métier et au casting qu'à l'inspiration, assez faible, de Sturges).

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  • Une Nouvelle très Vague

    L'acteur est un sujet qui m'intéresse généralement assez peu. En réaction peut-être à l'époque de mon adolescence, quand presque tout le cinéma me semblait passer par le charisme de quelques actrices et acteurs suivis le long de leur carrière quels que soient les titres et les réalisateurs, je ne parviens plus vraiment à extraire ce facteur humain des images sur l'écran. D'ailleurs, je ne vois plus depuis longtemps un film "pour" un acteur. S'il m'est arrivé ici ou ailleurs de tenter de décrire l'effet produit sur moi par une interprétation admirable, j'aurais toutes les peines du monde à m'étendre longuement sur le sujet.

    En conséquence, je rechigne toujours à dire ou à écrire : "J'adore celui-ci" ou "Je déteste celle-là". Par exemple, je me fiche pas mal de la star Léa Seydoux. Il se trouve simplement qu'elle est parvenue à m'intéresser, me toucher, me plaire, chez Benoit Jacquot et Ursula Meier. Il se trouve simplement que Les adieux à la reine et L'enfant d'en haut m'ont paru de bons films.

    Mais il y en a une qui m'agace, c'est Greta Gerwig. Je ne l'aime pas. Enfin, je ne l'aime pas "pour le moment". Car je n'aime ni Damsels in distress de Whit Stillman ni Frances Ha de Noah Baumbach, deux films découverts ces derniers temps à quelques jours d'intervalle.

    2010s,baumbach,stillman,comédie2010s,baumbach,stillman,comédieDans l'un comme dans l'autre, la grande affaire serait, nous dit-on, "le corps burlesque" de Greta (et éventuellement de ses partenaires). Greta est danseuse, elle a de grandes jambes et une démarche de "mec bizarre". Et en effet, il lui arrive de tomber et de secouer étrangement les bras à mi-hauteur sur les côtés, comme si elle voulait prendre son envol. C'est tout. Comme il s'agit ici de deux comédies, vous pensiez que nous parlerions de Blake Edwards ou de Jerry lewis ? Non, non. Au niveau du burlesque, nous avons déjà fait le tour.

    Sur les plans esthétique et visuel, Damsels in distress et Frances Ha n'ont pas grand chose à nous apporter, malgré les couleurs chatoyantes de l'un et le noir et blanc mignon de l'autre. Ce sont essentiellement des œuvrettes verbales, verbeuses, bavardes, dans lesquelles les gens parlent pour ne rien dire en accumulant les décalages, les litotes et les sentences teintées d'absurde. Ne s'exprimant jamais au premier degré, ils manquent toujours de nous toucher et de nous attacher.

    Faire apprécier des personnages décalés, voilà une tâche difficile. Et si ce décalage tient lieu de principe de mise en scène, l'exclusion totale du spectateur est le risque encouru. L'agacement pointe rapidement devant ces deux comédies à la fantaisie mollassone et au déficit comique certain, devant ces minauderies artistiques, devant cette gentillesse, devant cette politesse à peine perturbée par quelques saillies verbales graveleuses (autour de la sodomie chez Stillman, du 69 ou de l'homosexualité chez Baumbach) dans une volonté de contre-pied venant quinze ans après les petits dérapages des films de Woody Allen sur les prostituées ou la fellation (Harry dans tous ses états, Maudite Aphrodite...).

    Woody Allen, c'est un peu celui que l'on ne nomme pas dans ces deux films. Référence devenue trop ringarde sans doute. Pourtant, bien des choses renvoient vers son œuvre et poussent finalement à la réévaluer à la hausse, jusqu'à ses films les moins intéressants. Chez Allen au moins, la plupart du temps, le récit se tient, va au-delà d'un assemblage de vignettes, ne compte pas seulement sur la couverture musicale pour trouver son homogénéité et son rythme.

    Plutôt qu'Allen, Stillman et Baumbach préfèrent citer directement Truffaut. Littéralement obsédés par la Nouvelle Vague, ils veulent en retrouver l'insolence et la liberté. Malheureusement, ils n'en récupèrent que l'habillage, l'apparence culturelle, pour transformer ce qu'ils filment en un contemporain vague, un faux présent en train, déjà, de passer. Ainsi, à côté des références aux anciens jeunes turcs français, abondent dans leurs films les moqueries sur les comportements d'aujourd'hui, les rejets de la technologie, les refuges dans les plis douillets des partitions de Georges Delerue, les étagères remplies de disques 33 tours, les fringues vintages et les tournures de phrases désuètes.

    Dans les années 80-90, Jarmusch, Hartley ou Carax payaient eux aussi leur dette envers la Nouvelle Vague mais ils n'en faisaient pas leur camp retranché, leur petite caserne arty à l'écart du monde. Dans Simple Men, pendant la séquence de danse en hommage à Godard, ce n'est pas un Madison que l'on entend, mais Sonic Youth. S'attachant à des jeunes gens, Stillman et Baumbach font en fait des films pour vieux cinéphiles.

    Terminons avec Carax. Je le confesse : moi aussi, depuis un certain jour de 1986, j'ai pu me demander à l'occasion ce que cela donnerait si je filmais, depuis une voiture, ma copine en train de courir le long d'un trottoir, avec le Modern love de David Bowie à fond dans les oreilles. Mais c'était pour abandonner l'idée aussitôt. Baumbach, lui, l'a fait et l'a montré à tout le monde. Grand bien lui fasse...

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  • MEURTRIER, adjectif.

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    Avec Aurora, Cristi Puiu poursuit le travail entamé avec son extraordinaire Mort de Dante Lazarescu, et de façon plus radicale encore. Un travail d'étirement du temps de la fiction. Un travail de dilution de l'événement dans la continuité du réel. Mais parallèlement, par la durée excessive imposée, par le suivi opiniâtre d'un personnage principal que l'on peut donc, malgré sa banalité apparente, qualifier de héros, et enfin par le mouvement que celui-ci provoque ou dans lequel il est entraîné, le cinéaste donne aussi à voir de véritables odyssées modernes.

    A partir d'un matériau brut, "documentaire" pourrait-on avancer (lieux sans attrait particulier, son direct, absence de musique, acteurs amateurs mêlés aux professionnels), le but de Cristi Puiu est de faire naître une fiction, un intérêt narratif, sans en passer par les codes du cinéma dominant, cette démarche se lestant ici d'une forte dimension morale en relation avec la représentation de l'acte meurtrier. Se tenant fermement à distance, usant des caches que le décor peut lui fournir, le cinéaste se garde bien de faire de la violence, inévitable, un spectacle dont on pourrait jouir. Il ne transforme pas non plus ce choix éthique en système esthétique contraignant, ni en tournure manipulatrice (la manière, disons hanekienne, de faire : "l'horreur, je montre bien que je ne la montre pas"). En effet, non seulement ce choix de mise en scène n'est pas systématique mais il se justifie au fur et à mesure que le sentiment de paranoïa ou d'élémentaire prudence (pendant et après les meurtres) est ainsi partagé. De plus, étant irriguée de toute part par les flux de réalité, les plans, le plus souvent longs jusqu'à faire séquence, ne tendent pas une clôture du sens, à l'établissement d'une vérité unique.

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    Si Aurora est si long (181 minutes), c'est notamment parce que l'on y voit le héros faire le double de chemin nécessaire : Cristi Puiu, non content de privilégier ce prosaïsme du style, choisit d'insister sur les hésitations, les tergiversations, les oublis, les vérifications, les retours sur ses pas, autant de manières de nous faire prendre conscience du trouble qui envahit le cerveau de son Viorel (personnage principal que, précision importante, Puiu interprète lui-même).

    Le fleuve, tranquille en surface et tumultueux en profondeur, qu'est le film finit tout de même par dévoiler sur la longueur son organisation d'ensemble. Trois parties, d'égale durée, peuvent être distinguées. La première vaut pour une présentation du milieu et détaille les préparatifs de l'acte, la deuxième montre la réalisation, la troisième les conséquences immédiates. La première partie met à l'épreuve le spectateur impatient, la deuxième le sidère par sa sécheresse et le maintien d'une égalité de traitement, la troisième l'emporte vertigineusement. Rigoureux, en accord avec son projet, Cristi Puiu ne fait pas des meurtres l'acmé de son œuvre. Si ces scènes de violence en sont le pivot, elles n'en sont pas le pic. La dernière partie, celle de l'après est la plus dense et la plus impressionnante. C'est dans celle-ci que Viorel est le plus agissant, où il doit aller le plus à la rencontre d'autrui, où il prend à bras le corps son rapport aux autres. Le prix du film est là, venant au terme de l'effort, en ces moments de confrontations traités en long plans, époustouflants de tension.

    Le final, qui rend Aurora assez proche de POLICIER, adjectif., autre film majeur du nouveau cinéma roumain, tient en une confession qui, bien sûr, dit les choses autrement, donne encore un autre son de cloche par rapport à ce qui s'est déroulé sous nos yeux. Le terrible mystère est irréductible, la nature humaine reste désespérément imprévisible et l'effroyable banalité ne préserve de rien.

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  • L'emmerdeuse blonde

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    Catherine Deneuve a-t-elle jamais été aussi blonde que dans Le Sauvage, l'agréable comédie de Jean-Paul Rappeneau (meilleure que me le laissaient croire de vagues souvenirs) ? Est-ce le bronzage ou la nature luxuriante qui réhausse ici cette blondeur ? Toujours est-il que ses cheveux y sont si blonds qu'ils tirent presque, par moments, vers le blanc (quand ils ne sont pas mouillés, bien sûr : là, ils brunissent par endroits et se chargent de tout leur poids, donnant à voir des changements de forme et de couleur aussi spectaculaires que les revirements émotionnels du personnage).

    Cette blondeur/blancheur éclate et éblouit comme une glace reflète soudain le soleil à la faveur d'un mouvement imprévu et nous brûle la rétine. Yves Montand, lui, veut rester seul, ne pas être dérangé sur son île déserte et vivre tranquillement son fantasme de robinsonade. Seulement, ce reflet blond n'arrête pas de surgir et de le faire sursauter, ce reflet ou ce qui signale sa présence : la voix qui résonne tout à coup, un moteur qui démarre... Ne pas porter son regard sur l'emmerdeuse blonde est impossible tant celle-ci attire l'attention, l'exige même. Le problème pour Montand, c'est que, à la regarder, l'aveuglement est assuré, parfois pour des semaines (très joli passage de la révélation de l'ellipse de la construction du radeau, lorsqu'il lui répond qu'il a eu la grippe la semaine passée : on réalise alors par cet échange qu'ils ne se sont ni parlé ni croisé pendant plusieurs jours, bien qu'ils vivent l'un à côté de l'autre !). Il arrive pourtant que l'intensité lumineuse baisse. Lorsque Deneuve sort de l'eau et se hisse, trempée, sur le ponton, elle se trouve plongée dans le rouge orangé du soleil couchant derrière elle, belle image de carte postale. Seulement, Montand refuse alors de la voir. Excédé qu'il est par la perte de son bateau, il se barricade, ferme les yeux en même temps que tous les volets de sa maison.

    Le Sauvage, c'est l'histoire d'un couple qui se forme en s'écharpant, histoire que l'on aimerait d'ailleurs délestée de toute autre présence, les récits naturels, inconséquents, lâchés comme en passant, tête blonde en l'air, de ses aventures d'antan par Deneuve se suffisant à eux-mêmes. Le sauvage, c'est surtout cette folle crinière blonde qui ne cesse de s'agiter sur le fond vert des plantes et des arbres exotiques. Moins mince que ne l'était sa sœur onze ans plus tôt quand elle tournait L'homme de Rio avec Philippe De Broca, Catherine Deneuve impose sa présence avec toute l'énergie et la franchise nécessaires. Sur le jaune du sable ou le bleu de l'océan se dessinent ses courbes, silhouette rendue plus nette et attirante encore par les chemises régulièrement mouillées et entrouvertes, qu'elle ne tarde d'ailleurs pas trop, pour notre bonheur, à enlever. L'éblouissement ne tient donc pas seulement au jeu, déjà précieux, de la chevelure.

    Peu vraisemblable apparaît le dénouement dans une communauté de campagne mais l'important est ailleurs. Les cheveux de Deneuve sont maintenant recouverts d'un chapeau de papier. Seules quelques boucles s'en échappent sur les côtés, comme un piquant rappel. Montand revient à elle. Nul doute qu'elle saura par la suite l'habituer progressivement à supporter la vue de sa fabuleuse blondeur.

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  • Une mort interminable

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    "Seulement, il frappe ses personnages d'une malédiction qui est à la mesure de leur dérisoire petitesse : ils ne parviennent jamais à s'asseoir tous ensemble autour d'une table sans que des incidents fâcheux les précipitent dans la gêne, l'inconfort ou la disgrâce. Les fruits de leur position leur échappent comme la couronne de Richard III ramenée à une tranche de gigot. Même les commissaires de police sont en proie à la frustration : leurs prisonniers leur échappent, et leur rôle social reste incompris. Tout cela demeure inconscient, on peut le dire, entre la poire et le dessert. C'est un enfer bien plus intime que celui des séquestrés de la rue de la Providence, dans L'Ange exterminateur, dont ce film offre un peu l'écho sarcastique. Quelle que soit l'origine du complot qui les malmène (métaphysique, politique, obsessionnel), le complot est serein, la malédiction limitée, les victimes sinon consentantes, sont velléitaires et pleines d'allant. L'issue récurrente qui nous les montre cheminer ad aeternam sur une route en rase campagne n'est ni échevelée, ni hagarde : ces gens s'en tireront toujours, leurs agapes sisyphéennes n'auront ni terme ni début. Peut-être sont-ils morts comme leur classe, embaumée et réanimée pour un intemporel dîner en ville. Peut-être cheminent-ils sur cette voie lactée située au-delà du temps, celle de l'imagination bunuélienne, plus picaresque que jamais. Où qu'ils aillent, fût-ce en enfer (s'ils n'y sont déjà) ils trouveront encore quelqu'un à soudoyer, et se tailleront les places les plus tièdes. Bref cette mort est interminable, autrement dit ce n'est pas une mort, c'est un état crépusculaire, doucereux, et confortable. On comprendra que la bourgeoisie n'est pas seule en cause, dans ce film, même si dans son apparence extérieure il satisfait à ce point l'image que le Français moins que moyen se fait d'une classe scandaleusement désuète, et qui se repaît de ses propres scandales : ceci expliquant d'ailleurs que pour la première fois un film de Bunuel mène le box-office."

    Extrait de "Dîner en ville avec le commandeur", sur Le Charme discret de la bourgeoisie par Robert Benayoun, Positif n°146, janvier 1973

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