Au 40e Festival International du Film de La Rochelle étaient présentés quatre films sur les seize réalisés dans sa carrière par Benjamin Christensen (entre 1914 et 1942, au Danemark, en Allemagne et aux Etats-Unis). Pour la plupart, ils appartiennent au cinéma muet (et certains ont disparu). Dans la liste rochelaise, je connaissais bien sûr Häxan, la sorcellerie à travers les âges et je n'ai malheureusement pas pu cocher Le Mystérieux X. Les deux autres titres étaient les suivants :
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L'idiot
Voilà une œuvre assez originale dans le filon hollywoodien de la guerre civile et de la révolution russe. Comme souvent, on croit très moyennement, d'une scène à l'autre, à la reconstitution et à l'interprétation et, contre toute attente, alors qu'il est impérial et déchirant chez Tod Browning, Lon Chaney, sous les traits ici de l'idiot du titre (un paysan balloté par les événements), donne l'impression d'en rajouter énormément, mettant en péril quelques moments dramatiques. Il est vrai que le rôle, écrit sans beaucoup de nuances, est difficile à endosser.
La dimension politique de L'idiot est plutôt intéressante et moins manichéenne que ce que l'on pouvait redouter. Le peuple révolutionnaire est certes vu comme une masse inculte, violente, bestiale et le personnage de domestique qui pousse le héros à épouser la cause et à se révolter est décrit comme un vulgaire manipulateur, mais la classe dominante n'est pas regardée avec beaucoup plus de bienveillance. Les profiteurs de guerre sont odieux et même la belle comtesse paraît finalement peu empressée de tenir les humanistes promesses qu'elle avait pu formuler au début (promesses que l'on ne sentait pas, de toute façon, chargées d'une grande sincérité).
Le mépris de classe est donc ressenti fortement des deux côtés. Habilement, celui-ci se double d'une frustration d'origine sexuelle, le paysan s'imaginant être réellement devenu l'ami de la comtesse et espérant passer bientôt, carrément, au statut d'amant, alors qu'à cent lieues de la réciprocité, elle est logiquement attirée par un beau militaire. Toutefois, si stimulante soit-elle, cette approche a un inconvénient : dans L'idiot, les contradictions sont dépassées non pas politiquement, par la victoire d'un camp ou de l'autre, mais en se plaçant sur un terrain bien moins accidenté, celui de la morale et de la bonté du cœur. Et oubliant alors l'Histoire, le film ne fait que résoudre finalement, de façon conventionnelle cette fois-ci, un problème individuel.
Nuit vengeresse
Réalisé au Danemark, onze ans avant L'idiot, Nuit vengeresse est un très bon mélodrame familial, élaboré à partir d'éléments bien connus : innocent emprisonné, enfant perdu, différence de classe sociale... Surtout, Benjamin Christensen apparaît déjà (en 1916 !) très à l'aise avec le langage cinématographique. Changements d'échelle, effets de perspective, mouvements de caméra, plans rapprochés (parfois jusqu'au détail) et flashbacks sont encore utilisés avec parcimonie mais toujours à bon escient. Le parallélisme imposé à certaines action est bien un peu rigide mais le récit s'en trouve enrichi et dynamisé. Du coup, il se suit avec un réel intérêt.
Benjamin Christensen acteur, vieilli par un épais maquillage, en fait paradoxalement moins que n'en fera Lon Chaney plus tard devant sa caméra. L'ensemble de la troupe de Nuit vengeresse produit d'ailleurs un résultat agréablement homogène. Dans la dernière partie, là où les choses s'accélèrent considérablement, les acteurs ne semblent penser qu'à la justesse de leurs gestes, sans fioriture.
D'une mise en scène qui rend parfaitement la peur de la nuit et l'éclat de la violence, on retient deux inspirations parmi d'autres. La première se trouve dans une séquence de bonheur familial. La caméra fixe un lit de bébé au sein duquel on voit se redresser une petite silhouette. A l'arrière-plan, apparaît alors une tête d'adulte mais énorme, totalement disproportionnée. Le bébé du lit se tourne vers nous : c'était une poupée (de singe !) et non le bambin attendu. Un plan d'ensemble révèle enfin la réalité de la scène : les parents amusaient leur progéniture avec ce petit théâtre improvisé. La seconde se situe vers la fin. Christensen descend à la cave pour récupérer une corde. En bas, on se retrouve soudain en compagnie d'une bonne vingtaine de chiens. L'effet visuel est puissant autant qu'humoristique puisqu'il nous rappelle subtilement que le gang auquel appartient cette planque se livre notamment au kidnapping d'animaux. Et cet effet, le plan suivant le démultiplie en montrant l'invasion de la pièce principale du repaire par les chiens ainsi échappés du sous-sol.
Au-delà donc du plaisir du mélodrame impeccablement ficelé, on profite de ce genre de trouvailles, fulgurantes et/ou tordues, qui nous apportent la confirmation que nous regardons bien un film du futur réalisateur d'Häxan.
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L'IDIOT (Mockery)
NUIT VENGERESSE (Haevnens nat)
de Benjamin Christensen
(Etats-Unis, Danemark / 63 min, 100 min / 1927, 1916)

MELANCHOLIA
VALHALLA RISING - LE GUERRIER SILENCIEUX
Dans Pusher III vient le tour de Milo, le serbe, qui tente de décrocher de l'usage de la drogue mais pas de son trafic. Aujourd'hui, il doit assurer le repas d'anniversaire de sa fille Milena tout en démêlant une sale histoire de cachets d'ecstasy envolés dans la nature et réclamés par ses associés albanais.
Huit ans après, Pusher II n'embraye pas directement sur la fin du premier volet. On ne repart pas avec Frank, qu'apparemment personne n'a revu, si l'on en croit une brève allusion dans une discussion, mais avec Tonny, son ancien partenaire qui sort tout juste de prison. Première surprise donc : Nicolas Winding Refn change de personnage principal. Mieux encore, il creuse un peu plus les psychologies, change de rythme et affine son style. Tonny refait donc surface et réintègre le garage de son père. Le fait d'être désintoxiqué ne l'empêche pas de sniffer à l'occasion et sa liberté surveillée ne le freine pas trop au moment de voler des voitures. Il est vrai que derrière la facade de respectabilité et la méfiance envers ce fils allumé, le père s'avère être un puissant mafieux, aux activités et réactions bien plus ignobles que celles de Tonny. Autre choc sur la route du retour à la vie "normale" : la découverte d'un fils, âgé de quelques mois à peine.
Pusher est le premier long-métrage de Nicolas Winding Refn. Il s'attache à décrire les magouilles de Frank, dealer de son état. Un gros approvisionnement en cocaïne ayant mal tourné et l'ayant conduit pour 24 heures chez les flics, notre homme se retrouve coincé, incapable de rendre à son fournisseur ni la came ni le fric promis. Commence pour lui un compte à rebours infernal où il doit courir partout récupérer de l'argent et gagner du temps, sous peine d'y laisser la peau. Winding Refn suit ainsi Frank dans la semaine où tout se joue pour lui, bornant son récit par des cartons annonçant chaque nouvelle journée. Pour sa mise en scène, il choisit la nervosité d'une caméra portée aux mouvements incessants. Aujourd'hui, cette forme paraît peu originale, mais il faut bien se rappeller que le film date de 1996, soit l'année précise où les Dardenne et Lars Von Trier mettent en place leur esthétique respective avec La promesse et Breaking the waves. Plus étrange est l'impression qui se dégage parfois, celle d'assister à une tentative de sitcom trash, une sorte de Plus destroy la vie (qui serait bien filmé, écrit et interprété), dans cette construction, dans ces scènes de rue sans moyens, dans l'utilisation de la musique essentiellement comme outil de transition d'une séquence à l'autre (une musique lourde, du hard au punk avec des touches de techno). Bien sûr, là aussi, pour cet aspect feuilleton télévisé, le décalage de 10 ans fausse la perspective et trahit quelque peu la singularité de départ.