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  • California dreamin'

    (Cristian Nemescu / Roumanie / 2007)

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    594f2f5aee3a6dfb20d7d325868aa31b.jpgLa réussite roumaine du semestre, California dreamin' (Nesfarsit) est le premier et donc unique film de Cristian Nemescu, décédé en août 2006 en pleine post-production de son long métrage. Comme ses plus talentueux compatriotes, le jeune cinéaste souhaitait se pencher sur l'histoire récente de son pays et, partant d'une matière réaliste, dériver vers la fable politique. Mandaté par l'OTAN pour le soutien technologique des raids américains sur Belgrade lors de la guerre du Kosovo de 99, un convoi ferroviaire se retrouve bloqué par Doiaru, chef de gare d'un coin perdu de Roumanie. Démunis et privilégiant, parfois à contre-coeur, la diplomatie, le Capitaine Jones et son petit groupe de Marines n'ont d'autre choix que de tuer le temps pendant cinq jours en se mêlant à la population locale.

    Il faut se laisser aller devant ce montage désarçonnant, ce rythme chaotique, cette caméra une nouvelle fois portée. Si on commence par se demander si ce style est adéquat quand sont posés situation et enjeux et si l'intérêt tiendra jusqu'à la ligne d'arrivée, fixée 2h35 plus tard, au bout de quelques minutes, la question ne se pose plus dès lors que Nemescu, suivant la rumeur puis les ballades des soldats aux alentours, trace des cercles concentriques autour de la gare, nous présentant toujours plus de personnages et donnant une belle ampleur au film. Cette manière, qui prend son temps en restant précise, trouve sans doute sa plus belle expression dans la longue séquence de la fête du village, à laquelle sont invités les Américains, où le fait d'entendre massacrer Love me tender par un Elvis de campagne n'empêche pas l'émotion devant ces rapprochements de corps dont le désir n'est qu'à grand peine entravé par la maladresse.

    La comédie se joue essentiellement sur le choc des cultures, thème propice au rire et développé très subtilement ici (dès la scène de l'hymne américain joué pour mettre au garde à vous le Capitaine qui commençait à sérieusement s'énerver). De même, l'idée de barrière linguistique peut donner de si belles séquences, pour peu qu'elles soient menées patiemment et honnêtement, qu'on se lamente en pensant à tous ces films mêlant diverses nationalités et se limitant régulièrement au seul anglais. Après le tissage d'un subtil réseau de relations entre les uns et les autres et l'écoulement de la chronique, revient sur la fin la parabole politique, que l'on avait un peu oubliée. Parfaitement amenée par le scénario, lancée par la formidable diatribe de Jones face aux villageois réunis, elle prend une forme limpide. Ainsi, comme à leur habitude, les Américains exacerbent et détournent les antagonismes locaux vers leurs intérêts personnels, sous couvert d'ingérence humanitaire, et finissent par quitter une région qu'ils ont contribué à mener un peu plus vers le chaos.

    L'un des tours de force du film est de dénoncer des traditions ou des agissements par la caricature, tout en laissant sa chance à chaque personnage. Celui du Capitaine Jones pourrait endosser toutes les critiques faîtes à l'Américain trop sûr de lui. Des petites touches repoussent cette tentation. Voyez la façon qu'il a de répondre d'un simple "Je ne le suis plus" à la question de Doiaru "Êtes-vous marié ?". Il n'en faut pas plus, pas besoin d'un gros plan ou d'une relance dans le dialogue. Le lien avec le spectateur est noué. Pareil sort est réservé au chef de gare aux tendances mafieuses. Par la grâce de l'interprète fétiche de Pintilie, Razvan Vasilescu, ce personnage par ailleurs si peu recommandable peut retourner tout notre jugement par sa réplique imparable : "Je vous ai attendu depuis tout ce temps" (depuis la fin de la seconde guerre mondiale où la Roumanie attendait plutôt l'arrivée des G.I. que celle des soldats russes) "vous pouvez attendre quelques jours...". Parallèlement, notre sympathie, cette fois dénuée d'ambiguïté, se porte logiquement sur le principal couple qui se forme sous nos yeux. Un sensible Jamie Elman se lie à une brunette à croquer : Maria Dinulescu. La fille rêve, non pas bêtement de partir pour L.A., comme le croit son camarade de lycée, mais tout simplement de quitter cet endroit. Nemescu aime ses amoureux et leur offre une petite parenthèse enchantée dans un enchaînement parfait : la plus belle scène d'amour vue depuis longtemps, une coupure d'électricité générale, de l'eau qui jaillit des canalisations quand ils s'embrassent et un trajet musical en bus pour le retour. Le moment est magique mais naturel et a même des conséquences ironiques, non pour les deux jeunes gens mais pour l'entourage. Qu'aurait fait de cette suite de séquences un cinéaste bien de chez nous, genre Klapisch, sinon un truc vaguement poético-gnangnan à base d'images hyper lêchées ? Ici, ça palpite, tout simplement.

  • Rêve ou souvenir ?

    Je repense souvent à des images vues dans l'enfance, correspondant certainement à mon plus lointain souvenir d'un état de fascination devant le pouvoir du cinéma (bien que cela concerne dans ce cas, je pense, une diffusion télévisée). C'était un western. Les images sont celles d'une scène particulière. Un groupe d'hommes à gauche, un groupe de femmes à droite, attendent, se regardent, se rapprochent. Chacun cherche une personne précise (connue seulement par un nom, une photo, je ne sais plus). Il y a des jeunes et des vieux. Peut-être certains sont déçus. Tous sont émus. Les premiers mots échangés le sont avec embarras. Les yeux se baissent. Des sourires apparaissent. Idéalisée par la distance temporelle, cette scène est devenue dans ma tête la plus émouvante du cinéma.

    Je ne suis jamais retombé sur ce film. Sans en être sûr, je pense maintenant que c'était celui-ci :

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    Convoi de femmes (Westward the women, 1951) de William Wellman
    (en voici un résumé, ici)
  • Les rapaces

    (Erich von Stroheim / Etats-Unis / 1924)

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    Le dernier opus des frères Coen remet en mémoire toute une mythologie des grands espaces arides de l'Amérique et, entre mille évocations, donne l'envie d'un bref retour vers Les rapaces (Greed), l'un des très grands muets, signé par Stroheim. Dans le dénouement de ce dernier film, la nature désertique y observe, imperturbable, deux hommes perdus s'affronter jusqu'à la mort. Dans un dernier souffle, l'un trouve de justesse la force d'enserrer une menotte autour du poignet de l'autre, le condamnant lui aussi, à côté d'un cheval mort et de sacs pleins de dollars. Par son pessimisme et ses prolongements vers l'absurde, cette fin préfigure certaines oeuvres de Huston ou de post-modernes plus proches de nous.

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    Stroheim orchestre dans Les rapaces un mélodrame à trois personnages : McTeague, l'homme frustre devenu dentiste, Trinia, une nouvelle cliente, présentée par Marcus, ami du premier et un peu plus que simple cousin de la seconde. L'union de McTeague et Trinia, la jalousie, l'amour démesuré pour l'argent sont parmi les éléments déclencheurs de drames en série. L'oeuvre ne se limite donc pas, loin de là, à sa célèbre séquence finale. C'est bien tout le film qui est d'une ampleur et d'un pessimisme impressionnant. Avant de s'aérer comme on l'a vu plus haut, la mise en scène offre une succession de "morceaux de bravoures en chambre". Deux séquences mémorables jouent par exemple sur la profondeur de champ de façon incroyable. La première concerne l'aveu de McTeague à Marcus à propos de son amour pour Trinia, à une table d'un café, alors que derrière la vitre des passants se promènent sur le bord de mer, composition amenant un saisissant contraste entre le calme de l'arrière-plan et la tension progressive émanant de l'échange entre les deux hommes. La seconde nous permet d'admirer lors de la cérémonie de mariage dans l'appartement de McTeague, le passage en contrebas de la fenêtre, d'un cortège d'enterrement.

    Cela amène à parler du symbolisme de Stroheim. Celui-ci passe beaucoup par l'emploi des animaux, chats et oiseaux en particulier. Mais le motif de l'oiseau en cage ne se limite pas au symbole, il entre dans la narration en temps qu'enjeu dramatique. Dans l'introduction, McTeague, devant la mine où il travaille, recueille un oiseau blessé, qui est aussitôt balancé dans le fossé par un autre ouvrier. La réaction aussi violente qu'imprévisible de McTeague pose le personnage : limité et réagissant sans mesure. Plus tard, dans un bar, il explosera non parce que Marcus lui a lancé un couteau à quelques centimètres de sa tête mais parce que celui-ci lui a cassé sa pipe. Pour en revenir au symbolisme des oiseaux, notons aussi la géniale scène d'échange des cadeaux pendant le mariage. Quand Marcus offre une montre, McTeague donne à sa femme un couple d'inséparables en cage.

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    L'autre registre dans lequel évolue Stroheim est celui du naturalisme. Il se délecte de montrer quantité de détails d'habitude dissimulés (doigts dans le nez, envies d'uriner, mains mutilées). Une belle part de provocation entre en jeu dans ce cinéma-là (on se rappelle du plan de Folies de femmes où Stroheim lui-même tire avec son pistolet vers la caméra, donc le spectateur), y côtoyant une vision terrible de la nature humaine. Dans Les rapaces, ce ne sont plus des aristocrates pervertis que le cinéaste filme, mais des misérables marqués par la vie, incapables de sortir de l'engrenage et plongeant dans la bêtise et la folie. De ce point de vue, rarement aura-t-on fait ressentir aussi fortement la peur panique du sexe à travers ce personnage de Trinia. N'ayant pu rester pure, elle reporte son obsession de la virginité sur ses pièces d'or, qu'elle lustre à longueur de journées, les déclarant intouchables par d'autres mains que les siennes. Zasu Pitts incarne de manière hallucinante cette femme. Gibson Gowland est lui aussi un extraordinaire McTeague. Les deux nous donnent d'ailleurs la scène de ménage la plus forte du cinéma muet, où l'on "entend" littéralement l'homme crier vers sa femme.

    Moderne, fortement évocatrice, unique par son aspect provocateur (il faudra ensuite attendre l'arrivée de Bunuel pour ressentir le souffre de cette façon), toute l'oeuvre de Stroheim, cinéaste des années 20, devrait plaire jusqu'à notre-ami-le-jeune, souvent réticent devant ces films sans couleur avec des gens qui ouvrent grand la bouche mais qu'on entend pas parler.

  • Tom

    (Mike Hoolboom / Canada / 2002)

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    055fbabb141e7c8ea4c5e39e033233b5.jpgTom c'est Tom Chomont, photographe et cinéaste underground, new-yorkais, homosexuel, et très affaibli par la maladie quand le documentariste Mike Hoolbloom décide de mettre en images sa biographie sous forme d'essai poétique. Une longue et énigmatique introduction pose l'esthétique du film. Hoolboom colle, avec un sens du montage confondant, des bouts de documents amateurs, de classiques du cinéma, de prises de vues documentaires de New York de toutes les époques. Sur ces images d'origines très diverses, arrivent de temps à autre des confidences faites par Tom. Les sources iconographiques sont quelques fois reconnaissables (des plans de La terre tremble, Il était une fois en Amérique, Titanic...), mais généralement, leur entremêlement, leur brièveté et parfois leur altération par superpositions, changements de vitesse ou colorisation, empêchent de les situer clairement. Si ce re-travail d'images déjà tournées peut faire penser aux Histoires du cinéma de Godard, le procédé semble poussé ici encore plus loin dans la diversité et la vitesse.

    Dans ce flot s'intègrent bien sûr de nombreux plans de Tom, filmé dans son appartement ou dans la rue. Sa voix revient régulièrement, entre deux plages musicales, nous conter des bribes de son existence. Hoolboom a voulu illustrer ce parcours singulier par des images collectives. Souvent, cela donne de belles choses, tels ces plans de films catastrophes récurrents, venant en écho aux accidents domestiques ou aux bouleversements affectifs. A d'autres moments, le sens échappe complètement. Le ciné-poème n'évite pas les tunnels où se déclenchent les bâillements, malgré la beauté formelle. Les souvenirs égrenés par Tom bousculent : découverte de son homosexualité, inceste assumé, sado-masochisme, mort du père ou du frère. Hoolboom ne charge heureusement pas la barque déjà ainsi bien tanguante. Il choisit de ne pas filmer son sujet quand il raconte tout cela et d'illustrer les propos par un maelström visuel subtil. Des extraits de films expérimentaux tournés par Chomont depuis les années 60, de plus en plus hard, sont montrés pendant quelques minutes, condensés, remontés et coupés par Hoolboom, ce dont on n'est pas vraiment fâché à la vue des plans aperçus. Visuellement et psychologiquement, Tom n'est pas un documentaire de tout repos.

  • Sweeney Todd

    (Tim Burton / Etats-Unis / 2007)

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    544164c7a74882c6c27a1cafff677cbc.jpgPuisque Tim Burton croit aux maléfices, risquons cette hypothèse : le fait d'avoir accepté de réaliser un inutile et impersonnel remake de La planète des singes en 2001 a provoqué une malédiction qui lui vaut d'accumuler pendant 10 ans les ratages. Cette commande, venant après une décennie dorée, a laissé tout le monde insatisfait, lui y compris, et surtout, elle semble l'avoir complètement déboussolé. Suivirent donc son film le plus personnel sur le papier et transformé à l'écran en conte bêta et inoffensif (Big fish), puis la Rolls du film pour enfants qui ennuie les parents (Charlie et la chocolaterie), pour arriver à ce Sweeney Todd, où le plus grave est bien de constater que rien n'y fait; le cadre, l'histoire, l'ambiance, le ton ont beau changer, le bilan de santé de l'homme à la coiffure en pétard est toujours aussi alarmant.

    Sweeney Todd est une comédie musicale macabre. Plus exactement, un film chanté, puisqu'ici on ne danse pas. L'adaptation est celle d'un spectacle à succès de Broadway, racontant la vengeance ruminée par un barbier envers un juge dépravé lui ayant enlevé femme et fille avant de l'envoyer au bagne. Dommage donc pour Danny Elfman qui n'a pas pu travailler cette fois avec son ami Tim, et dommage pour nos oreilles. Si musicalement l'ensemble est supérieur aux soupes qui cartonnent régulièrement sur les grandes scènes françaises, du type Notre Dame de Paris, on ne se fait décidément pas à ce genre de variété souvent gueularde. Saluons cependant les efforts vocaux fournis par Johnny Depp et Helena Bonham Carter, que Burton fige dans des duos chantés au sein d'un décor restreint et quasi-unique (la séquence du rêve de vacances conjugales souffle brusquement un air frais bienvenu). La sensation est pénible de s'entendre dire dès que des notes de musique s'élèvent : "Tiens, encore une chanson, on va s'ennuyer pendant 3 minutes". Le choix du spectacle chanté autorise bien des raccourcis en termes de scénario, ne serait-ce que pour reprendre de la vitesse entre les numéros musicaux, mais pourquoi devine-t-on si facilement, dès le premier plan où elle apparaît, l'identité de cette vieille mendiante à l'arrière-plan ? Je mentirais en disant que j'ai tout vu venir dans le dernier quart d'heure, mais jusque là, que le chemin traversant ces ténèbres est bien balisé... Si le couple star fait le boulot sans surprises (de toutes façons, leurs personnages sont déjà morts puisqu'ils sont les seuls à avoir le visage poudré de blanc), l'intérêt se porte plus volontiers sur les seconds rôles de Sacha Baron Cohen, dans la séquence du concours de rasage, la meilleure du film, et de Timothy Spall, grandiose dans la dégueulasserie.

    Reste encore un gros problème : la violence. Pour la première fois, Tim Burton s'y coltine vraiment et le moins que l'on puisse dire est que sa manière ne semble pas poser de problèmes à grand monde. Ici, le cinéaste veut à la fois saisir le spectateur dans l'effroi et le faire ricaner. Montrer son héros trancher des gorges en chantant est déjà douteux, mais répéter cinq fois, six fois, ces plans de corps qui s'écrasent en se disloquant dix mètres plus bas, qu'est-ce sinon de la complaisance ? Tarantino a souvent été traîné au bûcher pour moins que ça. Peut-être me répondra-t-on : grand-guignol, hommage aux films d'horreur de la Hamer etc... Sauf que le réalisme n'était alors pas aussi poussé et qu'il ne se mêlait pas à un second degré aboutissant à la confusion. Et surtout, le cinéma n'a plus l'innocence de l'époque. Le dernier beau film des frères Coen n'est pas moins violent que celui-ci, mais il existe entre les deux une grande différence : d'un côté la violence est intégrée, réfléchie, de l'autre, elle est balancée avec détachement, en nous disant "Débrouillez-vous avec ça"...

  • No country for old men

    (Joel et Ethan Coen / Etats-Unis / 2007)

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    85fa99cd4c2334be89ecb8936bad8311.jpgLe tracé suivi par No country for old men est sans doute le plus clair de tout le cinéma des frères Coen : un homme tombe par hasard sur une valise pleine de dollars et devient la proie d'un tueur, lui-même poursuivi, le tout sous le regard d'un vieux sheriff. Pas de machination, pas de plan minutieusement préparé qui foire par la bétise des personnages, on va ici droit à l'essentiel en suivant une course-poursuite violente vers le Mexique et retour. L'humour est délibérément absent, ne laissant que quelques traces de grotesque, trop noir pour que l'on en rigole, et même les habituels seconds rôles aux physiques peu avenants (les coiffures improbables, les obèses...) ne sont pas source de gags cartoonesques. Gardant ainsi la seule ossature du récit, les Coen ne s'embarrassent pas de psychologie et ne filment que des figures. Ed Tom Bell (Tommy Lee Jones) est le sheriff, Llewelyn Moss (Josh Brolin) est l'homme traqué, Anton Chigurh (Javier Bardem) est le tueur omniscient. Llewelyn est caractérisé par ses seuls mouvements et réactions, notamment dans les extraordinaires séquences qui le voient s'affairer autour du lieu du massacre, et Chigurh porte toute la mythologie du tueur, sans autre explication à son efficacité et sa violence. Seul le sheriff prend de la distance (puisqu'il est toujours en retard d'un coup) et élabore un discours. Un discours d'impuissance totale face au mal et d'incompréhension face à la nature humaine. No country for old men est donc un film peu bavard. Le seul homme prolixe se le voit aussitôt reprocher et disparaît rapidement de l'écran. De la même façon, on se demandera soudain au moment du générique de fin si l'on a entendu une seule note de musique au cours du film (mis à part la chanson mexicaine entonnée par les quatre musiciens de rue).

    Ayant étalé une nouvelle fois leur maîtrise confondante du paysage dans les séquences introductives (mais il est vrai qu'il est difficile de faire des plans insignifiants dans ce cadre-là), à laquelle participe de petits détails tel cet éclair entr'aperçu au loin lors de la poursuite nocturne par le pick-up, Joel et Ethan Coen mènent ensuite à bien l'horlogerie des deux séquences de motel où Chigurh se voit tout près de cueillir Llewelyn. Ces moments s'avèrent être des exemples parfaits d'astuces scénaristiques, soit l'usage du conduit d'aération et le traceur caché dans les billets, devenant pure mise en scène.

    Radicalement, les Coen dérivent  sur la fin de l'épure à l'oblitération. Le film semble s'assécher au fur et à mesure, nous glisser entre les doigts comme des grains de sable et perdre ses fluides comme tous ces corps perforés laissent échapper leur sang. Alors que l'on pourrait s'attendre à un final grandiose et absurde sous le soleil brûlant du Texas, refaisant Les rapaces 80 ans plus tard, nous nous retrouvons avec une succession de béances. Les séquences les plus attendues sont traitées par des ellipses impressionnantes (la petite vérification par Bardem de la propreté de ses bottes en sortant de la maison) et le film se clôt sur une coda énigmatique. Au risque de frustrer les spectateurs, les frères Coen dévitalisent ainsi leur narration pour faire passer toute la noirceur de leur vision. Fin déceptive, comme disent les critiques pros qui ont toujours peur de dire "décevant", ou moment de flottement qui invite à refaire le voyage une deuxième fois en toute connaissance de cause, ce dernier quart d'heure entame finalement peu le plaisir de retrouver les deux frangins en belle forme, triturant à nouveau un genre populaire pour y tenter des expériences formelles ou narratives sans le dénaturer (programme auquel s'astreignaient dans le même temps deux autres films cannois-américains remarquables : Zodiac et Boulevard de la mort).

  • Un soir, un train

    (André Delvaux / Belgique - France / 1968)

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    4519bdbf3ba5b13bb1f17c7671acae16.jpgIl est difficile de rendre compte d'Un soir, un train et d'en dégager les mérites sans en déflorer la trame jusqu'à son aboutissement. Je tenterai donc de m'arrêter avant de trop en dire. Mathias (Yves Montand) est professeur de linguistique dans une université flamande. Sans être marié, il vit avec Anne (Anouk Aimée), costumière de théâtre, française un peu perdue dans cette province non-francophone. Le couple semble en crise, atteint par cette maladie bien connue, découverte en Italie au début des années 60 : l'incommunicabilité. Le soir, Mathias doit prendre le train qui l'amènera vers une université voisine où il doit donner une conférence. Il se dispute avec Anne, mais cette dernière finit par revenir vers lui et s'installer dans le même compartiment, juste avant le départ. C'est en plein trajet, après s'être assoupi, qu'un événement semble faire basculer Mathias dans une autre dimension : Anne a disparu, les passagers dorment tous, le train s'arrête puis abandonne Mathias et deux autres personnes dans une campagne qu'ils ne reconnaissent pas. Des flashs d'accident au moment critique et l'omiprésence, dans les minutes précédentes, de la mort sous diverses formes (du sujet de la pièce de théâtre sur laquelle travaille Anne à la visite de Mathias au cimetière), laissent peu de doutes quant à la nature du passage auquel est contraint le héros. Sauf que...

    Un soir, un train se risque avec brio sur un terrain difficile et y croise d'illustres contemporains, puisqu'on peut penser, au fil des séquences, à Antonioni (le souvenir du voyage à Londres, où les mains des amants se cherchent et tentent de pallier aux difficultés à exprimer verbalement les sentiments), à Resnais (les reflux de la mémoire rendus par le montage), voire à Fellini (ce village déconnecté du réel). Ce qu'André Delvaux réussit parfaitement, c'est l'envahissement du quotidien par le fantastique, le passage de l'autre côté, pourtant clairement situé et daté, semblant se faire de manière progressive. A ce titre, la séquence du repas de midi entre Anne et Mathias est révélatrice. Chacun parle dans le vide, les champs-contrechamps fixes de part et d'autre de la table éloignent irrémédiablement les deux amants, Montand sort et revient dans le cadre sans explication, enfin, Delvaux lui fait fermer les volets d'une façon toute bunuélienne (qui sous-entend donc le désir sexuel autant qu'elle relève d'un absurde indéchiffrable).

    L'étrange et le fantastique se déploient en toute logique plus directement dans la seconde partie. Delvaux prend un malin plaisir à effacer tout repère dans ce no-man's land qui nous mène à cette auberge aux clients et au personnel figés et blafards. Une danse macabre est le point culminant du voyage. Mon inculture en termes de peinture ne me laisse que deviner ce que l'ambiance du film doit aux maîtres flamands. De même, l'éloignement temporel et géographique de ces Flandres de 68 empêche de saisir toutes les allusions politiques sur ce pays aux deux langues (et plus : s'ajoutent ici l'anglais et l'idiome incompréhensible parlé dans le "village fantôme"). Le tout se clôt joliment sur un long plan qui libère enfin l'émotion d'un personnage. Mais j'ai promis plus haut de n'en rien dévoiler.

  • Alice's restaurant

    (Arthur Penn / Etats-Unis / 1969)

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    96373d9e3b199f8b0ed833fb7171c733.jpgUn peu écrasé, coincé entre les deux films les plus reconnus d'Arthur Penn (Bonnie and Clyde, 1967, et Little Big Man, 1970), Alice's restaurant est une chronique s'attachant à la vie d'une petite communauté hippie du Massachussets. Le scénario est inspiré par un récit autobiographique du chanteur-compositeur Arlo Guthrie, qui joue ici son propre rôle. Arlo est le fils de Woody Guthrie, mythe de la musique populaire américaine, grand chroniqueur de l'époque de la dépression et père spirituel de tous les musiciens de folk et de country modernes, Bob Dylan en tête. Woody Guthrie est décédé en 1967, des suites d'une longue maladie lui ayant fait perdre toute autonomie dans les dernières années de sa vie. D'un côté, nous suivons donc son fils, ses visites au père malade, ses amours, son activité musicale et surtout son amitié avec Ray et Alice. Ce couple plus âgé, offrant dans une église transformée en squat ou dans un restaurant, des refuges pour tous les hippies de la région, est l'autre pôle du film.

    La trame du film de Penn est particulièrement lâche. Son hétérogénéité est très déstabilisante et son manque de dramaturgie met sacrément à l'épreuve le spectateur. De grandes différences de rythme se font sentir, conséquence en particulier de la façon qu'a Arthur Penn de monter ses plans. La manière est des plus abruptes, coupant à la limite des phrases, cassant les mouvements, pulvérisant les raccords, lançant des brefs gros plans des visages. Le film ne marche donc que par éclats (la visite médicale pour l'armée, le remariage de Ray et Alice). Des séquences de pur cinéma comme cette échappée nocturne à moto qui raccorde brusquement avec un plan sur un cercueil côtoient des moments où le théâtre, par le décor ou le jeu d'acteur, se fait trop langoureux ou appuyé.

    Si Arthur Penn filme avec empathie cette communauté, son pessimisme le pousse à mettre en scène un grand désenchantement, preuve de sa lucidité alors qu'il tourne en 69, donc "à chaud". Car cette utopie est bien belle et respectable, mais elle ne mène à rien. Ca ne marche pas : l'amour libre ne se libère pas de la jalousie, l'éclatement communautaire est inévitable. Le sentiment d'impuissance, de quasi-inutilité est très bien rendu par le monologue d'Arlo en face de ce père allité qui s'est tant engagé 30 ans auparavant, qui a bouleversé la musique de son pays et qui a su parler si intimement au peuple. La scène est d'autant plus forte qu'on la sait peut-être rejouée pour le cinéma par Arlo Guthrie quelques années après (précisons que tout chantage à l'émotion facile est repoussé par le jeu distancié de ce chanteur professionnel mais acteur amateur au physique et à la psychologie si particuliers). Dans cette chambre d'hôpital, peu de temps avant, avait eu lieu un autre beau moment, que l'on peut comparer à une scène similaire du récent I'm not there où est évoqué le bref passage du tout jeune Bob Dylan au chevet du célèbre malade. Chez Todd Haynes, la séquence arrive sans crier gare et n'est qu'une vignette illustrative. Elle se veut émouvante (le jeune acteur pleure en jouant son morceau de guitare aux côtés de Woody Guthrie) mais le mouvement de caméra est trop lêché, la musique trop surplombante et le malade est réduit à une silhouette furtive. Le traitement et le résultat sont à l'opposé chez Penn : Arlo Guthrie et Pete Seeger entament un duo dans la chambre, la musique envahit la pièce dans toute sa fraicheur et sa spontanéité, le père paralysé lance deux ou trois regards vers les deux, ses yeux brillent...

  • It's a free world

    (Ken Loach / Grande-Bretagne / 2007)

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    381870e2ba3d5cd186fe818600361bd6.jpgSi différents et étalés sur plus de 15 ans, les trois derniers films évoqués sur ce blog (Le couperet, Une époque formidable et  It's a free world, auxquels on peut ajouter La graine et le mulet) ont le même point de départ : "A la suite d'un licenciement brutal, le héros décide de...". Comme quoi, l'époque est toujours aussi formidable.

    Ken Loach, mine de rien, continue de bâtir son oeuvre de description de la société britannique depuis les années 60, avec une régularité et un maintien digne d'un Woody Allen. It's a free world est l'un de ses opus les plus politiques et l'un des moins manichéens (manichéisme auquel se laissent aller aisément certains de ses commentateurs, même les mieux réceptifs, à coups de formules choc, du genre "Ken Loach repart en guerre", "Si il n'en reste qu'un", etc...). Car ici, la complexité des caractères et l'ambiguïté des actes montrés, ceux-ci pourtant lestés de plus en plus de gravité, sont préférés au développement d'un récit séparant clairement méchants exploiteurs et gentils exploités.

    Dans l'évolution du personnage principal d'Angie, si il y a certes différents paliers franchis vers la déshumanisation des rapports sociaux, il est cependant faux de présenter la jeune femme comme une victime innocente qui serait poussée par les circonstances à se transformer en bourreau. Les séquences introductives nous la montrant, avant son licenciement, au service de l'entreprise de recrutement, n'offrent pas un éclairage particulièrement sympathique. Indiscutablement, le détournement des valeurs part, chez elle, de bien plus loin (et ses discussions avec son père, ancien ouvrier en son d'autant plus intéressantes). L'idée qui donne tout son intérêt au film est bien le choix par Loach, par son scénariste Paul Laverty et par l'actrice Kierston Wareing, de faire du personnage d'Angie le parfait symbole de l'époque actuelle. Son apparente sincérité, sa façon d'assumer ses décisions les moins excusables, sa croyance dans la fin qui justifie les moyens, voici des traits bien partagés par tous les tenants du libéralisme décomplexé. Angie, jouant de son image sexy jusqu'à la vulgarité, séduit avec appétit en même temps qu'elle se sert des hommes qui lui plaisent (très adroitement, les scènes où elle vient en aide à des immigrés sont en général suivies par des scènes où ses protégés lui servent d'interprètes et lui ouvrent de nouveaux marchés). Dans le même élan, sans y chercher la moindre contradiction, elle laisse parler ses sentiments et elle profite des autres, comme certains, d'un même mouvement, peuvent abolir la double peine et établir des quotas d'expulsions. Angie est bien dans l'air du temps.

    Jusqu'au bout, Ken Loach tient cette ligne. En collant à la trajectoire d'Angie celle de son amie Rose, il peut la moduler, lui faire faire des allers-retours d'un côté et de l'autre de la ligne à ne pas dépasser. Ainsi, le scénario ne fait pas porter à l'une toute l'antipathie que le spectateur peut avoir à un moment ou à un autre. Cette amitié qui lie les deux associées, permet notamment la scène où celles-ci se mettent à la recherche des numéros de portables de leurs intérimaires pour finir leur soirée avec deux beaux mecs. Un simple délire entre copines symbolise alors très subtilement non pas tant la réduction d'êtres humains au statut d'objet sexuel que leur exploitation sociale.

    Sur la fin, une succession de fils dramatiques un peu gros (pêché mignon de Loach et Laverty, mais reconnaissons que la scène de l'enlèvement est forte), n'empêche pas le film d'aller au bout du propos sans terminer sur une morale. Notons également, une nouvelle fois, la sensibilité et la justesse du Ken Loach des séquences familiales ou de la romance sans faux-semblants entre Angie et Karol.

  • Une époque formidable

    (Gérard Jugnot / France / 1991)

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    4894fcdff335b9c67fb80f709734c245.jpgLa découverte très tardive d'Une époque formidable est pour moi une bonne surprise. Tout d'abord, cette déchéance d'un cadre vers la clochardisation, bénéficie avec Jugnot-acteur de la personne adéquate pour incarner le personnage principal de Michel Berthier. Son registre de français médiocre, peaufiné au fil des ans, rend parfaitement crédible la trajectoire vers le bas décrite ici. Quand débute l'histoire (après un savoureux prologue relatant un cauchemar du héros), Berthier est déjà licencié et, ressort classique, il fait croire à sa compagne qu'il travaille toujours. Le récit de la déchéance est très bien amené, dans un enchaînement autant dramatique que, chose plus difficile, comique. On relève bien une scène trop facile de rébellion envers une journaliste interviewant complaisamment les SDF et un inévitable clin d'oeil au "Salauds de pauvres !" de La traversée de Paris. Ces excès sont cependant bien rares, au milieu de répliques bien senties, modulées de salves vulgaires en mots d'auteurs plus écrits. Bien rythmé, solidement interprété jusque dans les personnages secondaires (Charlotte de Turkheim, pas mal en prostituée de garage beuglant "Au suivant..."), le film a une vraie mise en scène, utilisant très bien les espaces urbains. La musique, souvent atroce dans ce genre de production, n'est pas désagréable (on se pince d'autant plus en découvrant qu'elle est signée de Francis Cabrel).

    Le personnage de Toubib, incarné par Richard Bohringer, devient un peu trop envahissant sur la fin, poussant très moralement Berthier à retourner vers sa femme. Celle-ci est jouée par Victoria Abril. La complicité la liant à Jugnot et le bagage de sympathie que véhicule chacun laissent peu de doutes quant à la possibilité d'une réconciliation finale. L'acteur-cinéaste a d'ailleurs un peu de mal pour boucler son film, hésitant entre la note pessimiste et le happy end. La mort d'un compagnon de galère rappelle la triste réalité des choses, mais est vite oubliée, Jugnot gardant en réserve les larmes pour le dénouement. Cette sentimentalité de l'auteur, si elle atténue la charge, n'est pas non plus indigne, pour preuve la jolie séquence des retrouvailles fortuites avec le fiston. L'ensemble, constamment drôle, est semble-t-il basé sur un vrai travail d'observation. Les clichés sur la vie des clochards sont traités avec sincérité et vigueur. Les tirades moralisatrices sont évitées et l'évocation, au passage, des actes d'exploitation à l'encontre des immigrés et des SDF se fait sans tirer la manche du spectateur. Bref, cette modeste mais réelle réussite inciterait à plus d'espoir et d'enthousiasme, si l'on ne s'avisait qu'elle a déjà 17 ans d'âge et que Gérard Jugnot n'a semble-t-il guère retrouvé cette inspiration par la suite. Mais indéniablement, Une époque formidable rappelle, par son statut de comédie réellement travaillée (scénario et mise en scène), qu'un véritable auteur comique tel que l'ex-Splendid, par-delà ses limites et ses possibles égarements par ailleurs, vaut toujours mille fois mieux que tous les Michael Youn de notre beau pays.