(Tod Browning / Etats-Unis / 1936 & Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel / Etats-Unis / 1932)
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Avant-dernier film de l'auteur de Freaks, Les poupées du diable (The devil-doll) est un ouvrage relativement mineur dans la belle carrière de Tod Browning. Lionel Barrymore y incarne Paul Lavond, ancien banquier ayant été accusé à tort de meurtre, suite à un complot organisé par trois de ses associés. Évadé du bagne en compagnie d'un scientifique, il trouve le moyen d'accomplir sa vengeance en s'appropriant la découverte de ce dernier : la possibilité de transformer tout être vivant en petite créature obéissante de la taille d'une poupée.
Barrymore, pendant la majorité du film, endosse un déguisement de vieille dame afin de cacher son identité. L'acteur, aussi bon soit-il, n'ayant pas le génie transformiste d'un Lon Chaney, l'effet est parfois tiré par les cheveux de la perruque. Une réelle étrangeté, cependant, naît de ces moments où Lavond retrouve sa voix normale pour converser avec sa mère aveugle ou son assistante, tout en gardant son accoutrement. Dans le spectre large du genre fantastique, les histoires basées sur des expériences plus ou moins insolites ne sont pas les plus faciles à mener. Plus à l'aise sur d'autres terrains, celui de la magie et son dévoilement par exemple, Browning ne réussit pas vraiment les scènes de laboratoire et le jeu surligné des partenaires de Barrymore n'arrange pas les choses. Il faut quelque temps avant de s'habituer à voir évoluer les êtres miniaturisés, mais les effets spéciaux sont remarquables, à base de transparences et de changements d'échelle des décors. A ce titre, la plus belle séquence du film, tout à fait bluffante, nous montre l'une des "poupées" de Lavond s'activer dans la chambre à coucher du deuxième banquier, endormi, dans le but de voler des bijoux et de venir le piquer avec une épingle empoisonnée. Une poésie certaine se dégage de ces plans où une pin-up liliputienne escalade une commode.
L'histoire se déroulant à Paris, Lavond croisera sa fille adorée en haut de la Tour Eiffel (là où, lorsque nous regardons vers le bas, justement, les gens nous apparaissent miniaturisés). Browning termine sur cette note mélodramatique, teintant le happy end d'une douce mélancolie. On retrouve ainsi quantité d'éléments de son petit monde : la relation père-fille, le thème de la vengeance, le goût du subterfuge... Tout cela donc sur un mode mineur en comparaison de l'extraordinaire série de mélodrames tordus de la fin du muet, tournés avec Lon Chaney, de Freaks, de Dracula ou de la méconnue Marque du vampire avec Lugosi.
Je saisis l'occasion de la vision de ce film de Browning pour évoquer un classique du genre : Les chasses du comte Zaroff (The most dangerous game). Zaroff est un aristocrate russe, installé sur une île déserte des Caraïbes. Son jeu favori est de recueillir des naufragés pour s'en servir de gibier lors de chasses à l'homme organisées avec ses domestiques et ses chiens. C'est ce qu'apprend à ses dépens Bob Rainsford, célèbre chasseur de fauves et seul survivant du dernier naufrage provoqué par Zaroff. Aux côtés des Frankenstein et autres Dracula, voici l'un des prototypes participant de l'établissement, dans les années 30, des figures et des formes propres au cinéma d'horreur.
Après une introduction longuette et bavarde sur le yacht de Rainsford, le film suit son cheminement parfaitement linéaire, faisant monter irrémédiablement la pression : naufrage / arrivée au château / soupçons et inquiétudes / découverte du secret / chasse / dénouement. Le tout est resserré sur peu de séquences, le métrage ne durant qu'une petite heure. Cette brièveté le sert beaucoup, évitant toute baisse de rythme. Les fioritures et les déplacements d'intérêts sont éliminés (pas d'histoire d'amour entre l'homme et la femme fugitifs, juste l'envie de survivre). Leslie Banks roule avec délectation les "r" et les yeux, dans le rôle du comte Zaroff. Joel McCrea tient solidement celui de Bob. Fay Wray se prépare pour King Kong (réalisé à peu près au même moment, par une équipe en partie identique) : en criant et en finissant en lambeaux. Il faut noter toutefois qu'elle ne se limite pas au statut d'icône érotique. Les scènes au château, lors de sa rencontre avec le héros, révèlent une bonne actrice, au jeu très fin.
La partie réservée à la chasse est remarquable, notamment par le réalisme des réactions, et la lutte finale est tout à fait crédible. L'emploi des décors, les brusques recadrages ou ces plans brillamment composés sur la profondeur de champ (Zaroff au piano et sa victime qui réapparaît dans son dos), provoquent un plaisir visuel constant. L'oeuvre s'avère à la hauteur de sa réputation et sa pérennité a été prouvée entre autres par son évocation, non négligeable, parmi les nombreuses (fausses) pistes étalées le long du récent Zodiac de David Fincher.

Le film de Mamoulian, qui n'est pas la première version cinématographique du roman de Stevenson (au moins deux adaptations avaient déjà été faîtes auparavant), date de 1931, soit avant le code Hays, établi en 1930 mais appliqué 4 ans après. L'oeuvre est donc ouvertement érotique. L'aguicheuse Myriam Hopkins, dans le rôle de Ivy, peut s'en donner à coeur joie : quand Jekyll la raccompagne jusqu'à sa chambre après l'avoir sauvée d'une agression dans la rue, elle finit nue sous les draps et laisse tomber sa jambe, qui se balance le long du lit. Ce mouvement de pendule, restant en surimpression sur le plan suivant de promenade, obsède incidemment Jekyll, qui tente de ne rien laisser paraître de son trouble face à son ami le Dr Lanyon. La volonté toujours ré-affirmée du héros d'avancer la date du mariage avec Muriel résonne comme une évidence : il veut coucher avec elle le plus tôt possible. C'est bien l'empêchement de ce désir qui provoque ses transformations et ses retours vers la prostituée. Une date d'union enfin fixée, et Jekyll se retrouve soulagé, pensant pouvoir mieux lutter contre ses démons intérieurs.
Vue à la suite, la version de Victor Fleming en ressort bien affadie. Le film est pourtant plus réputé, essentiellement grâce à la présence au générique de Spencer Tracy et de Ingrid Bergman. La réflexion se veut plus subtile et les transformations physiques plus réalistes et moins spectaculaires. On y perd toutefois beaucoup en force. L'érotisme est réduit au minimum, Bergman/Ivy n'étant plus prostituée mais serveuse de bar. Tracy est plus sobre que March mais moins intéressant, trop sympathique et profondément bon. Ses accès de folie semblent passer pour des accidents et ne pas appartenir à sa personnalité propre. Jamais attiré par le mal, ses motivations sont alors bien floues. Hyde n'est plus un animal mais est proche de ces personnages de maris harcelant leurs femmes jusqu'à la folie dans les mélodrames criminels, très courants à l'époque, de type Gaslight ou Rebecca. Le remake est fidèle à la version précédente, reprenant parfois des plans exacts.
Pour certains, Dupontel cinéaste c'est, sur le fond, l'anti-conformisme, la rébellion, la trash attitude, et dans la forme, un délire visuel sous le patronage de Terry Gilliam. Voilà pour la légende. Ne connaissant ni Bernie, ni Le créateur, j'ai découvert dernièrement Enfermés dehors et j'ai pu ainsi me faire une idée du phénomène. Quel résultat pour cet histoire de SDF qui enfile par hasard un uniforme de policier ? Une idéologie simpliste, les signes banals de la révolte contre l'ordre établi et au final, un message des plus consensuels. La charge contre la police est soit trop légère et attendue pour une oeuvre de combat, soit trop superficielle pour atteindre à la réflexion. Le port de l'uniforme donne l'impression d'accéder au pouvoir et à la puissance, donc le cinéaste utilise un effet de zoom violent sur son personnage transformé et plutôt trois fois qu'une, pour bien nous faire comprendre. L'appel fait à Noir Désir (groupe remarquable, mais là n'est pas la question) pour la bande-son est une autre preuve de la "subtilité" de l'ensemble. Le retournement d'une situation habituelle (le flic prend ici la défense des faibles voleurs) ne produit que du conformisme et du bien-pensant ironique. Et tout cela ne s'arrange pas avec la leçon donnée au PDG corrompu, prise de position très courageuse. Ne pas oublier aussi que la société de consommation, elle nous bouffe. Il y aura donc une séquence idiote avec des panneaux publicitaires qui s'animent. Les gags visuels ne sont pas, il est vrai, tous aussi malheureux et on est vraiment peiné de voir échouer cette tentative de dynamisation du cinéma comique à la française. Dans le genre, on pense parfois, à regrets, à la grande comédie italienne des années 70, là où les personnages étaient mille fois plus travaillés et où les scénarios ne se terminaient pas de façon aussi cul-cul avec la famille reconstituée. Le PDG a pris conscience, les SDF ont mangé, le néo-flic a sauvé la petite fille. Et malgré tout ça, on a donné l'impression d'avoir donné un grand coup de pied dans le système et dans le cinéma français. Chapeau...

En 1913, un journaliste anglais, correspondant en Russie, est menacé d'expulsion par le régime tsariste, se fait embaucher par l'Intelligence Service afin d'infiltrer les mouvements révolutionnaires, est déporté en Sibérie à la suite d'un attentat dont il n'est pas l'auteur, est libéré par la Révolution de 1917, devient adjoint d'un commissaire du peuple, sauve de la fusillade une comtesse et l'entraîne dans un périple au coeur de la guerre civile. Et là, les péripéties commencent vraiment...

Sept ans après Chansons du deuxième étage, Roy Andersson, revient avec Nous, les vivants (Du levande), en reprenant la même esthétique radicale. Ces scènes de la vie citadine se présentent en une succession de tableaux ironiques, indépendants les uns des autres mais baignés par la même lumière mortifère. La palette de couleurs ne se décline que du vert kaki à l'ocre, quand le brouillard n'envahit pas toute cette ville à l'ambiance sonore portuaire. Des personnages, presque toujours tristes, presque toujours vieux (joués par des non professionnels, pour la majorité d'entre eux) se succèdent. Les teints sont ostensiblement blafards, les costumes sont uniformément gris, les postures immobiles. Avec ses plans séquences et sa caméra fixe, Andersson joue sur l'ennui et s'arrange toujours pour déclencher à un moment donné un micro-événement dans le cadre. L'humour se fait décalé, inattendu, après plusieurs secondes où le cinéaste laisse à l'oeil du spectateur le soin de scruter le décor (Andersson serait de ce point de vue une sorte de Tati triste).