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  • Mon chemin & Psaume rouge

    (Miklos Jancso / Hongrie / 1965 & 1972)

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    Ma dernière rencontre renversante avec l'oeuvre passée d'un cinéaste jusque là inconnu remonte à 2006, lorsque j'ai découvert coup sur coup Les sans-espoir (1965) et Rouges et blancs (1967) de Miklos Jancso (le second, proprement sublime, film de guerre à cheval gorgé de plans étourdissants, s'imposant à moi comme l'un des plus grands de la décennie 60). L'année suivante, la vision de Mon chemin et de Psaume rouge confirmait mon emballement initial. Il me reste maintenant à me procurer les dvd de Silence et cri (1967) et de Cantate (1963) et j'ai bien peur que l'aventure s'arrête ici, malgré les 30 ou 40 films signés par le cinéaste (qui est toujours en activité). Car si Jancso prenait place auprès des plus grands auteurs dans les années 60/70, célébré qu'il était par la critique et les festivals, il n'a vu depuis 1979 aucun de ses films distribués en France. C'est que notre homme est hongrois et comme tous les cinéastes de l'Est n'ayant pu ou voulu travailler aux Etats-Unis ou en Europe occidentale, comme l'ont fait Polanski ou Forman, son oeuvre est de plus en plus reléguée aux oubliettes, faute de diffusion correcte (saluons donc comme il se doit le travail de Clavis films qui a édité les 6 titres disponibles). Revenons sur les deux oeuvres les plus "fraîches" dans ma mémoire :

    1098064280.jpgMon chemin, troisième film de Jancso, pose les fondements de son esthétique. La technique commence à s'appuyer sur d'amples plans séquences, figure qui prendra au fil du temps de plus en plus d'importance dans le cinéma du hongrois. Que ceux qui ont déjà souffert devant un film de Bela Tarr ne soient pas effrayés en trouvant dans une même phrase les expressions "plan séquence" et "hongrois". Ici, la sensation du temps  est complexifiée, magnifiée par des mouvements d'appareils extraordinaires, par les déplacements des groupes dans le cadre, par la simultanéité d'actions à l'avant et l'arrière-plan. Pas de solennité, ni de confusion. Le terme est parfois utilisé abusivement, mais pas pour Jancso : c'est bien une merveilleuse chorégraphie qui s'offre à nos yeux.

    Le cinéaste plonge son spectateur directement dans le chaos, dès les premiers plans, sans repères, rendant ainsi parfaitement l'indécision d'un temps de guerre. Car nous sommes à la fin de la seconde guerre mondiale. L'invasion russe de la Hongrie succède petit à petit à l'occupation allemande. Après un premier tiers consacré à l'errance du personnage principal, Joseph, jeune homme plongé dans l'absurdité concentrationnaire et la confusion des troupes militaires (hongroises, russes, allemandes), le récit se stabilise autour d'un refuge agricole et développe une relation particulière, celle du héros et de son ami-geôlier russe, du même âge. Dans les oeuvres suivantes, une telle focalisation sur des personnages précis disparaîtra. Cette caractérisation inhabituelle se fait cependant avec une grande subtilité (seuls leurs rapports et leurs activités quotidiennes sont montrés, ni leur passé ni leur psychologie ne sont développés). Découpage encore relativement classique, récit laissant passer un espoir naissant lié à une compréhension mutuelle entre individus de nationalités différentes, richesse émotionnelle : Mon chemin est la porte d'entrée idéale pour découvrir Jancso.

    1644212760.jpgD'un film à l'autre, quelques éléments sont invariables : volonté de traiter une période historique marquante, tournage dans la grande plaine hongroise, goût prononcé pour les nus féminins en mouvement, opposés aux uniformes militaires des hommes. Psaume rouge (prix de la mise en scène à Cannes en 1972) est composé exclusivement de plans séquences (une vingtaine pour une durée totale de 1h20). Sinueux, ils créent sans cesse des figures circulaires, plus précisément d'encerclement, puisqu'il s'agit d'étouffer un mouvement révolutionnaire. Le procédé pourrait être rigide, mais loin de contraindre, l'art de Jancso permet l'éblouissement. Dans ces plans incroyables, la vie entre par n'importe quel côté (chevaux ou individus, que l'on perd et retrouve un instant plus tard) et le mouvement est constant (celui de la caméra est redoublé par celui des personnages, constamment en train de marcher).

    Cette révolte d'un groupe de paysans à la fin du XIXe siècle est une allégorie, filmée comme telle. Les dialogues sont rares et sont remplacés par des chants populaires entonnés par les révoltés. La bande-son mélange de très belle manière airs traditionnels, adaptation de La Marseillaise et ballade folk américaine. A part pour les costumes et les décors, les événements constitutifs de tout mouvement de ce type (revirements, traîtrises, compréhension envers l'un des "ennemis") et le discours sur le socialisme sont abordés de manière non réaliste, proche d'un opéra. Des morts ressuscitent, du sang est représenté par un oeillet rouge. Le massacre est décrit par un travelling sur des corps nus, puis des habits jonchant le sol, tâchés et troués à la baillonnette (quel plan !). Enfin, tout cela pourrait laisser penser que l'acteur a peu d'importance dans le cinéma de Jancso. Au contraire, les corps, très beaux, sont au coeur du dispositif. Et il faut noter, pour finir que dans Psaume rouge, la nudité féminine n'est, pour une fois, pas signe d'oppression mais de choix et de liberté.

  • Juno

    (Jason Reitman / Etats-Unis / 2007)

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    1249970646.jpgCela faisait quelque temps que je n'étais pas tombé sur un petit film indépendant américain (j'entends ici le qualificatif au sens musical et culturel du terme, plutôt qu'économique). Le dernier se trouvait être Ghost world de Terry Zwigoff, datant de 2001 mais vu seulement quatre ans plus tard. Sous forme de vignettes ironiques, on y parlait de la culture indé, du refus du conformisme, de l'amour de la musique et de l'importance des pratiques artistiques de chacun, pour aboutir à une réflexion touchante sur ce qui nous paraît cool ou ringard. Steve Buscemi et l'ado Thora Birch formaient un savoureux duo dépareillé, sous les yeux d'une jeune fille qui gagnait déjà à être connue, Scarlett Johansson.

    Chronique de l'adolescence, Juno aborde les mêmes rivages que Ghost world, avec un peu moins de réussite toutefois. L'héroïne a 16 ans, est lycéenne et enceinte, résolue à accoucher mais aussi à faire don de son bébé à une famille en mal d'enfant. Un prologue décalé suivi d'un beau générique animé, sorti tout droit d'une pochette d'album, nous embarque dans l'histoire. Les quatre saisons rythment la grossesse de Juno, ses rapports avec le père involontaire, avec sa famille recomposée et avec le couple adoptant qu'elle a choisi elle-même. Aussi agréable que soit le récit, le film peine parfois à rendre naturel un désir farouche d'originalité. Le personnage de Juno est très attachant mais les dialogues à l'humour décalé lui donnent trop souvent réponse à tout, abusant des réparties malines, apparaissant parfois comme une version ado de Woody Allen, d'ailleurs cité dans le film. Le rythme faiblit par moments, surtout dans les scènes très dialoguées où la mise en scène est bien sage. On entend avec plaisir des discussions sur les mérites comparés de Dario Argento et Herschell Gordon Lewis ou sur Sonic Youth, mais ces passages font un peu trop explication de texte (le jeu autour des références était mieux intégré dans Ghost world). Mark, le passionné de culture rock s'illustrant maintenant dans les rengaines publicitaires, est peut-être le double du cinéaste, coincé entre expression personnelle et désir de plaire.

    Bon, arrêtons avec les petites réserves. Finalement, le film réussit plutôt là où l'on craint qu'il ne se casse la figure : dans le noeud dramatique, dans ce passage obligé sur la route de la perte de l'innocence. Juno, l'excellente Ellen Page, n'est jamais aussi touchante que quand les événements lui échappent. En allant au bout d'un choix qui étonne (et avec lequel chacun dans l'histoire, semble s'accommoder), Reitman parvient à faire passer une sorte de "consensus dans la marge", sans doute un poil trop rose mais plaisant. En levant le pied sur les répliques, le dernier quart d'heure offre de jolis moments suspendus : une séquence d'accouchement très bien filmée, des scènes où Michael Cera enlace la petite Ellen Page comme Martin Donovan enlaçait la petite Adrienne Shelly dans Trust me, et ce dernier plan qui, en reprenant une nouvelle fois la belle ballade des Moldy Peaches, nous signifie que nous ne sommes pas dans un film français mais bien là où il est possible de faire converger pendant quelques instants la trajectoire de figures attachantes, l'amour de la musique indépendante et le cinéma.

  • Les trois âges

    (Buster Keaton et Eddie Cline / Etats-Unis / 1923)

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    1857263675.jpgLes trois âges (Three ages) est le premier long-métrage que Buster Keaton a pu réaliser, après avoir fait ses armes dans de nombreux courts. Il décida de proposer une parodie d'Intolérance de Griffith. Si le choix paraît culotté, les risques sont tout de même très calculés. D'une part, l'original est suffisamment connu pour que le détournement marche pleinement chez les spectateurs de l'époque. D'autre part, en traitant un même sujet à trois époques différentes de l'humanité (la préhistoire, l'antiquité romaine et l'Amérique contemporaine), Keaton garde finalement le rythme des courts et moyens métrages burlesques précédents, repoussant à plus tard la construction d'une intrigue plus étoffée. Ce premier effort long est tout à fait plaisant mais on n'y trouve que par intermittences le génie comique de l'auteur, qui sera en place de manière plus évidente l'année suivante avec Sherlock Jr (début d'une période dorée qui ne dura, rappelons-le, que 6 années).

    En cinq ou six segments, on passe de l'un à l'autre des trois âges, toujours dans le même ordre. La trame est des plus simples : un jeune homme aime une femme convoitée par un autre, plus fort, plus noble, plus riche. La rivalité entre les deux soupirants s'exacerbe jusqu'à un triple happy end. Les trois principaux comédiens (Keaton, Wallace Berry et Margaret Leahy) tiennent les neuf rôles, gardant même leurs noms véritables dans la partie moderne. L'intérêt est donc celui d'un film à sketches, même si il y a aussi le plaisir de voir, à partir du développement d'une situation au temps préhistorique, quelles variations vont apporter les deux autres époques. Le type de comique varie sensiblement d'une partie à l'autre, induisant chez le spectateur une préférence pour telle ou telle. La préhistoire et Rome sont sources de beaucoup de gags anachroniques, de carton pâte, de détournements d'objets (un casque de légionnaire qui sert d'anti-vol au char), de ridicule dans les costumes, d'humour animalier (plus ou moins acceptable entre un dinosaure en animation, un éléphant qui n'a de mammouth que les défenses et un lion en peluche). Plus finement évoqués sont les rapports plein de brutalité existant entre les individus aux temps les plus reculés (et le gag des femmes qui sont ramenées à la grotte traînées par les cheveux m'a fait bien rire, désolé Mesdames).

    Keaton est plus à son avantage dans le contemporain. Sans folklore, les personnages prennent tout de suite plus d'épaisseur. De plus, le jeu autour du corps malmené est plus net. Les deux meilleurs moments du film se trouvent donc dans cette partie. D'abord un match de football américain voit Buster se faire régulièrement aplatir par son rival. Ensuite, une étourdissante course poursuite passe en deux ou trois minutes du commissariat à un toit d'immeuble, puis à une caserne de pompiers, pour finir à l'église. Une dernière remarque : si Les trois âges n'est pas le meilleur Keaton, il doit très bien marcher auprès des enfants. A vérifier.

  • La règle du jeu

    (Jean Renoir / France / 1939)

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    Révision de classiques renoiriens (3/3).

    Bien sûr, La règle du jeu, c'est notre monument national : celui qui, chez les professionnels, distance jour après jour Les enfants du paradis pour le titre de "meilleur film français de tous les temps", celui qui, chez les critiques, après avoir supplanté Charlot et le bon vieux Potemkine, n'a plus comme rival que Citizen Kane au niveau international (attention à la montée de La nuit du chasseur, quand même), celui qui, dans les lycées, a été le première oeuvre cinématographique inscrite au programme du bac. Je vous l'accorde, tout cela sent l'embaumement consensuel, le bon goût officiel. Mais peu importe après tout. Cela n'empêche pas d'y revenir régulièrement dans cette Sologne de 1939, par exemple avec le beau coffret dvd des Editions Montparnasse, sorti il y a de cela 3 ou 4 ans, et dont les multiples bonus démontrent la richesse inépuisable. Surtout, cela n'empêche pas de l'aimer un peu plus à chaque fois. Voici ce que je retiens de ma énième visite :

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    L'interprétation : D'une équipe impeccable se détache le duo que forment le Marquis de la Chesnaye et le braconnier Marceau (respectivement Marcel Dalio et Carette), "couple" le plus simple et le plus drôle, par-delà la différence de classe. Les répliques et les attitudes de Carette sont inoubliables, comme cette façon qu'il a de lâcher à la fin d'une longue tirade et dans le même souffle "Tu veux une cigarette ?", à l'attention de Schumacher (Gaston Modot). Dalio, en marquis poudré, intelligent et détaché, nous touche dans son refus de se laisser aller à l'émotion lorsqu'il congédie Marceau ou quand il réalise qu'Octave est lui aussi amoureux de Christine, sa femme.

    Les dialogues : Du célèbre "Tout le monde a ses raisons" à l'onctueux "Bonjour Schumacher, tu veux mon lapin ?", le plaisir est continu. Au plus fort de la pagaille, la plus belle trouvaille est bien cet échange entre le Marquis et son intendant : "- Corneille, faîtes cesser cette comédie ! - Laquelle Monsieur le Marquis ?".

    La technique : Pratiquement pas un seul plan n'est anodin ou passe-partout. La continuité est parfaite entre les lieux. Mais la grande affaire de La règle, c'est la profondeur de champ. Celle qui, associée à la fluidité d'une caméra qui balaye tout le décor, permet de capter tant d'intrigues parallèles en même temps.

    Le rythme : La brillante introduction à l'aéroport du Bourget puis dans les appartements parisiens du Marquis est déjà secouée par la brève et extraordinaire séquence de l'accident de voiture de Jurieux et Octave. A partir de là, l'arrivée des convives au Château de la Colinière déclenche ce tourbillon incroyable qui ne cessera qu'au petit matin suivant. Renoir, tout en conservant l'épaisseur humaine de chaque personnage, orchestre un ballet mécanique d'une complexité et d'une rapidité folle. Le point d'orgue esthétique du fameux croisement entre maîtres et serviteurs est le plan séquence qui colle aux basques de Schumacher cherchant Lisette en même temps que Christine, qui, elle, flirte avec Saint-Aubin sous les yeux de Jurieux...

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    La morale : La mort rôde. La partie de chasse est montrée sans chichis, en insistant bien sur ces lapins abattus en pleine course (comme plus tard un homme...). Le soir, au plus fort de la fête, la petite représentation théâtrale provoque l'invasion de fantômes dans toute la salle, amorcée par ce plan magnifique qui part du piano mécanique pour cadrer la scène et les spectres. La description de cette société qui court à sa perte est ironique, certes, mais de là à voir dans La règle du jeu une préfiguration des massacres des années noires suivantes ou une volonté de dénoncer violemment un ordre établi, il y a un pas que certains ont toujours fait trop rapidement à mon avis. Il y a trop d'humanité dans le regard de Renoir pour condamner qui que ce soit et se laisser aller à tant de pessimisme.

    Photos : Allocine.com

  • Un crime dans la tête & Les parachutistes arrivent

    (John Frankenheimer / Etats-Unis / 1962 & 1969)

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    1752818041.jpgUn crime dans la tête (The Manchurian candidate) est un thriller politique, un étonnant film d'espionnage réalisé avec un regard assez acide. En Corée, des soldats américains sont faits prisonniers. Ils sont manipulés psychologiquement, puis renvoyés chez eux sans souvenirs de l'expérience imposée mais prêts à être à tout moment "dirigés" à leur insu. Le but de l'opération est l'assassinat d'un candidat à la Maison Blanche et son remplacement par un politicien fantoche. Ce film de Frankenheimer est ouvertement anti-communiste. Il ne se résume pas cependant à cette position, car il est tout aussi clairement anti-fasciste. Ce sont bien les deux extrêmes qui sont renvoyés dos à dos. Les allusions au McCarthysme et à ses dérives insupportables sont évidentes. Finalement, c'est au sein même de la bonne société américaine que sont nichés les plus grands ennemis de la démocratie, plus que chez les Rouges à l'étranger.

    Un crime dans la tête se singularise également par son aspect science-fiction. La technologie est omniprésente, notamment les écrans de télévision. On peut penser au Dr Mabuse pour cela et pour la manipulation des esprits et l'utilisation de techniques paranormales. Plus que dans un film politique, on se retrouve dans une sorte de conte où l'on nous montre des cauchemars, un bal masqué, des cartes à jouer. Même les scènes les plus anodines, comme la rencontre dans le train entre Frank Sinatra et Janet Leigh sont traitées comme si elles faisaient partie de la manipulation, laissant planer le doute. Frankenheimer s'en donne à coeur-joie visuellement, rajoutant à un scénario et à un positionnement moral déjà intrigants, une esthétique pleine d'effets très maîtrisés, à base de grands angles déformants, proposant en particulier un catalogue de la figure favorite du cinéaste : un cadrage en profondeur avec la tête d'un des personnage envahissant toute une partie du premier plan.

    Le film a fait l'objet d'un remake signé par Jonathan Demme en 2004.

    175969462.jpg7 ans et 6 films plus tard (dont 7 jours en mai et Grand prix), Les parachutistes arrivent (The gypsy moths) s'éloigne considérablement du registre virulent d'Un crime dans la tête, car Frankenheimer entamait là un virage esthétique certain. Les parachutistes en question ne sont pas des militaires mais trois sportifs casse-cous proposant un spectacle itinérant de voltige. Le trio pose ses valises dans un petite ville du Kansas et plus précisément dans la maison de la tante du plus jeune, Malcolm, qui revient ainsi, plus de dix ans après, au pays. Ainsi se fait la chronique de quelques journées pas si tranquilles, tout étant réuni pour que l'arrivée de ces trois saltimbanques mélancoliques perturbent la petite vie de famille bourgeoise bien rangée.

    Frankenheimer calme son jeu et se cale merveilleusement entre cinéma moderne et classicisme du mélodrame sirkien ou minnellien. Rien que le sujet des Gypsy moths fait penser à La ronde de l'aube de Douglas Sirk. La confrontation des deux oeuvres devrait être riche en reflexions. Le fantôme de Minnelli flotte lui notamment grâce à Deborah Kerr. Dix ans après Thé et sympathie, elle laisse toujours autant sentir le feu sous la glace. Entre les deux périodes, bien des choses ont changé. Alors que le trouble affleurait à peine sous la surface, la gêne est maintenant palpable dès la première rencontre. Alors que le désir était contrarié ou repoussé, l'adultère s'étale pratiquement au grand jour. Mike Rettig, le solitaire qui les fait toutes frissonner sans dire un mot, n'a pas longtemps à attendre pour coucher avec la maîtresse de maison dès que le mari s'endort à l'étage. Les existences sont vides. Il ne s'agit même pas de révélation par une confrontation, car tous en sont déjà conscients. Le malaise touche chacun. Seule différence : certains l'acceptent, d'autres non.

    La description sociétale s'appuie donc sur des figures archetypales mais poussées à un point de tristesse extrême. La formation des trois couples éphémères est directe. Une séquence de bar à strip-tease ne dépareillerait pas dans un Tarantino. La construction du film rattache plus, elle aussi, l'ensemble à la modernité : après une introduction présentant le show, deux grands segments s'articulent de part et d'autre de la longue séquence centrale du spectacle aérien. Pendant plusieurs minutes, les sauts se succèdent, le plus souvent sans musique. Pas évidente sur le papier, cette partie est remarquable. Évitant au maximum les gros plans de visages qui induisent l'utilisation de transparences, Frankenheimer privilégie les plans larges sur les cascadeurs. Le spectacle s'avère assez beau, techniquement impeccable, parfois drôle même grâce aux pitreries de Browdy faisant croire à l'assistance, par micro interposé, qu'il a oublié son parachute alors qu'il a déjà sauté dans le vide. Sans élément dramatisant autre que cette tristesse diffuse envahissant les personnages, on craint tout de même, forcément, le drame. Il arrive. Ce sera un drame de la mélancolie.

    Il faudrait dire encore bien des choses sur ce film aux riches prolongements : la caractérisation sans faille (Gene Hackman en Browdy, grande gueule obsédée par l'argent, Burt Lancaster en Rettig, retrouvant le temps d'un exposé sur le parachutisme devant une assistance de braves dames le ton vif et charmeur et le sourire ô combien carnassier d'Elmer Gantry le charlatan), le regard sur la foule qui se masse de la même manière autour d'un cadavre qu'autour d'un parachutiste ayant réussi un saut fabuleux, ou le rôle de la météo (la chaleur de la première journée, la fausse piste de la pluie et du terrain trempé...). Bref, tout cela incite à découvrir bien d'autres oeuvres de John Frankenheimer (décédé en 2002), dont le nom est loin de ne s'associer qu'à French Connection n°2.

    A lire : Cinétudes (un passage en revue très détaillé de la carrière de Frankenheimer).

  • Toni

    (Jean Renoir / France / 1934)

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    Révision de classiques renoiriens (2/3).

    Près de Marseille, Toni, immigré italien, vit avec Marie mais est amoureux de Josepha. C'est Albert, le contremaître, qui séduit cette dernière. Les deux couples se marient le même jour. Quelque temps plus tard, Josepha, poussée à bout, tue Albert. Toni endosse alors la responsabilité du meurtre.

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    Toni, c'est Renoir sur le terrain de Pagnol. Pas de pittoresque, ni de théâtre cependant, dans ce drame du Sud, mais la vie et le cinéma qui transpirent par tous les plans. Encore une fois, la multiplicité des angles et des mouvements transcendent la réalité. Le récit se troue d'ellipses temporelles. Souvent, la situation est posée par le premier dialogue, et ensuite, il n'y a plus qu'à laisser couler, sans artifice de scénario.

    La représentation du travail n'est pas au centre du film, mais en est la toile de fond. Illustration parfaite : la plongée du haut de la carrière, qui cadre Fernand et Toni en train de discuter, avec dans la profondeur, tout en bas, les ouvriers au labeur. Le tableau des immigrés est extraordinaire, juste, honnête, montrant contradictions et réticences. Les chansons italiennes qui rythment le récit donnent une belle chaleur. Le réalisme de Toni c'est aussi ces rapports humains directs, ces répliques crédibles dans chaque situation et non dictées par les conventions cinématographiques.

    Et des plans sublimes : Marie qui est sauvée de la noyade ou Toni qui courre le long de la voie ferrée...

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    Photos : dvdbeaver.com

  • Gros plan

    (John Byrum / Etats-Unis / 1975)

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    1919382369.jpgAssez réputé dans les années 70, Gros plan (Inserts) a, depuis, bien sombré dans l'oubli, certainement à cause des difficultés qu'a rencontré son auteur pour enchaîner d'autres films intéressants à la suite de ce premier effort. Son statut et son sujet faisaient espérer beaucoup. Le résultat n'est pas désagréable mais un tantinet décevant.

    Les premiers plans nous font assister à une projection clandestine et agitée d'une bande pornographique, muette et en noir et blanc. Des silhouettes des spectateurs s'échappent commentaires et invectives dont la plus dépitée est "Où est le plan de l'orgasme ?" (ça claque beaucoup mieux en vo : "Where is the cum shot ?", ou est-ce "the come shot", si un prof d'anglais passe par là, il pourrait nous éclairer). Sous nos yeux, le lit des ébats filmés passe du noir et blanc à la couleur et un travelling arrière dévoile tout le décor, les projecteurs et la caméra, pour terminer sur le metteur en scène assis au piano. Gros plan nous contera donc l'histoire de ce tournage.

    Un choix étonnant soutient la narration : celui d'une construction théâtrale. La règle des unités est scrupuleusement respectée avec le décor unique et l'illusion d'un temps réel. Les entrées et sorties des personnages (réduits au nombre de cinq) obéissent elles aussi à la convention. Le maître des lieux, Wonder Boy (Richard Dreyfuss), est un ex-prodige hollywoodien, l'égal de Stroheim est-il dit. Restant cloîtré dans sa demeure, il tourne maintenant chez lui un petit porno avec Harlene, starlette déchue ayant notamment travaillé avec Cecil B. DeMille, et un bel abruti nommé Rex the Wonder Dog. De multiples références permettent ainsi de situer l'action au tournant des années 30. Un running gag fait intervenir, sans qu'on ne le voit jamais à l'écran puisqu'il ne passera pas le pas de la porte, un jeune acteur du nom de Clark Gable, qui tente de contacter Wonder Boy, persuadé que celui-ci est le génie qui lancera définitivement sa carrière. L'un des aspects les plus intéressants du film est donc ce personnage de jeune cinéaste hyper-doué, sarcastique, alcoolique, s'accrochant à sa vision de l'art, quel que soit ce qu'on lui propose de faire. Personne ne nous explique vraiment la raison de sa retraite volontaire, loin de la profession.

    L'arrivée de son producteur (Big Mac, qui rêve de faire fortune dans le hamburger et qui est interprété par Bob Hoskins), accompagné de sa jeune protégée Cathy (Jessica Harper) provoque indirectement un drame. Harlene succombe à une overdose à l'étage. La tragi-comédie est alors à son comble : que faire du corps et surtout, comment terminer le film, sachant qu'il reste quelques inserts à faire ? Rex et Big Mac se chargent de régler le premier problème et leur absence permet contre toute attente aux deux restant de résoudre le second. La vivacité de la première partie laisse peu à peu la place à un face à face. Le théâtre devient plus pesant, le film plus bavard. Les rôles manipulateur/manipulé sont inversés, mettant à jour une faiblesse soudaine de Wonder Boy, pas très crédible à la vue de sa ferveur dans les scènes précédentes. Réflexion sur le théâtre et le cinéma, sur l'acte de création et la manipulation, Gros plan propose peut-être un récit trop intellectualisé pour passionner réellement (à l'image de ces phrases de dialogues nombreuses à être dîtes deux fois, soit par la même personne, soit par une autre, peut-être en écho aux deux moments de tournage, aux deux femmes successives tenant le même rôle...). Dernier intérêt du programme, plus anecdotique : la réaction face à la représentation du sexe selon l'époque, celle des années 30 de Wonder Boy, celle des années 70 de Byrum, et maintenant la nôtre.

  • La chienne

    (Jean Renoir / France / 1931)

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    Révision de classiques renoiriens (1/3).

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    Employé effacé, Maurice Legrand est marié à une veuve de guerre insupportable. Pour sortir de cette grisaille, il s'adonne à la peinture et se lie à Lulu, prostituée brutalisée par son souteneur Dédé. Lulu feint de s'attacher à Legrand afin de profiter de son argent. La chienne est peut-être le film le plus noir de son auteur. A l'opposé des visées humanistes que l'on trouve habituellement chez Renoir, voici un défilé de personnages tous aussi antipathiques les uns que les autres : Dédé est un homme violent, affabulateur et suffisant, Lulu est vénale, la femme de Legrand est une mégère. Le héros lui-même n'échappe pas à la médiocrité ambiante, n'hésitant pas à user du mensonge pour s'en sortir devant la police. Il croit pouvoir s'évader par la peinture d'abord, puis dans l'illusion romanesque d'une aventure amoureuse. La révélation de la duplicité de Lulu est si brutale qu'elle le transforme en assassin. La scène est d'anthologie : Renoir organise un éblouissant va-et-vient entre la chambre à l'étage où se déroule le meurtre et l'attroupement en contrebas autour d'un chanteur de rue.

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    La mise en scène est confondante : longs plans séquences, grande mobilité de la caméra (jusqu'à l'accompagnement d'une valse), tournage en décors réels qui propose une continuité parfaite entre intérieurs et extérieurs et travail sur les sons d'ambiance (2 ans après l'arrivée du sonore). En ces fantastiques années 30, c'est vraiment cette impression de réalisme naissant pourtant d'un travail de composition évident qui rend unique le cinéma de Renoir. Il n'y a qu'à voir, dans La chienne, tous ces plans cadrant l'action au travers de fenêtres ou de portes ouvertes. Très étonnant, l'épilogue suivant Michel Simon (admirable de bout en bout) clochardisé annonce clairement Boudu, jusque dans la volonté d'en finir.

    Photos : dvdtoile.com

  • Viva Laldjérie

    (Nadir Moknèche / France - Algérie / 2004)

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    1856051809.jpgEst-ce que l'éloignement (pour ne pas dire l'exotisme) rend plus indulgent ? Sûrement qu'une scène de rue tournée à Alger se charge pour nous d'une autre dimension par rapport à la même qui nous montrerait n'importe quelle ville française. Je précise tout de suite : Viva Laldjérie est bien plus qu'un film informant sur une société. C'est une oeuvre ambitieuse et maîtrisée, un petit bijou.

    Bien sûr, Nadir Moknèche, à travers ce double portrait (mère et fille), propose une vision de l'Alger d'aujourd'hui. Toutes les premières séquences sont là pour présenter les personnages et surtout pour rendre compte d'entrée des contradictions et des tensions secouant les hommes et les femmes algériennes. Les sorties en boîte de nuit, le sexe dans les toilettes, les amours adultères, les aventures homosexuelles, les problèmes financiers, sont autant d'éléments que l'on ne se s'attend pas forcément à rencontrer, surtout de façon aussi ouverte. Le cadre ainsi posé, le cinéaste peut ensuite approfondir les caractères, tracer des trajectoires, nous toucher réellement après nous avoir surpris. L'une des grandes qualités de Viva Laldjérie est son scénario. Admirablement écrit (par Moknèche lui-même), il ne cède pas à la mode du film choral qui entremêle souvent artificiellement les destinées de chacun. Si de très nombreux personnages secondaires ont leur importance, le récit garde comme point d'appui Papicha, l'ancienne danseuse terrorisée par les islamistes, et sa fille Goucem, qui, à 27 ans, perd ses illusions de mariage bourgeois et multiplie les aventures. Entre les deux femmes (l'interprétation, tant de la star Biyouna que de la jeune Lubna Azabal, est remarquable), les scènes d'incompréhension ou de colère existent, mais les rapports conflictuels attendus sont écartés. Cela fait que chacune suit son chemin (toute la dernière partie semble les séparer) même si les liens qui les relient sont toujours solides. Cette évolution n'est pas la seule preuve de l'excellence scénaristique du film. La plupart des séquences ne se termine pas comme on pouvait le soupçonner et régulièrement, Moknèche attend quelques instants pour délivrer toutes les informations sur l'identité ou l'intention réelle de ceux qui apparaissent devant nous. Il faut voir aussi la façon dont le cinéaste intègre parfaitement au récit des éléments à première vue pittoresques, comme le mariage qui bloque la circulation ou la visite à la voyante (cette scène étonnante qui permet de plus cet échange merveilleux : "- Avec cet homme, depuis trois ans, vous avez dû faire autre chose que vous regarder. - Évidemment. On est en 2003... - Si on est en 2003, pourquoi vous venez me voir ?").

    La retenue dont il est fait preuve ici en ce qui concerne la politique n'est pas synonyme de manque de lucidité ou de courage. Les membres de la Sûreté Nationale n'ont rien de rassurant et les attentats islamistes sont craints (mais peuvent aussi servir de faux prétexte à un retard au travail). Dans ce monde écartelé entre fondamentalisme et liberté, presque tous rêvent d'ailleurs. Si la plupart sont tentés par l'Europe, d'autres, comme Papicha souhaitent retrouver un passé idéalisé. Cette mélancolie est rendue par une belle mise en scène. Si quelques instants du début laissent craindre une esthétique de sitcom, par les éclairages ou par un ou deux seconds rôles mal assurés, l'inquiétude est vite dissipée. Nadir Moknèche donne à chacun de ses plans la durée qu'il faut. Parfois, il laisse couler après la sortie de champ du personnage, laissant se développer un beau leitmotiv au piano sur des magnifiques panoramiques ou captant la vie qui continue, comme pour le très beau dernier plan du film. Réussissant à unifier bien des registres, de la chronique au drame, de la comédie au polar, Viva Laldjérie est une vraie découverte.

  • Êtes-vous Kusturicable ?

    365933244.jpgLe temps des gitans, découvert à sa sortie alors que j'avais 17 ans, est l'un des trois films les plus importants pour moi dans cette époque de la fin des années 90, où se forgeait ma cinéphilie (les deux autres, puisque vous mourez d'envie de le savoir, sont Mauvais sang et Les ailes du désir). Je garde donc pour Kusturica une certaine affection, jusque dans ses ouvrages mineurs (de plus en plus ?). La lévitation du héros du Temps des gitans et l'envol de la mariée d'Underground sont en bonne place dans mon musée imaginaire.

    Sa filmo et mes préférences :

    **** : Le temps des gitans (1988), Underground (1995)

    *** : Papa est en voyage d'affaire (1985), Arizona dream (1993), Chat noir chat blanc (1998), Super-8 stories (2001), La vie est un miracle (2004)

    ** : Te souviens-tu de Dolly Bell ? (1981), Promets-moi (2007)

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