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polar - Page 4

  • Le petit lieutenant

    (Xavier Beauvois / France / 2005)

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    142940381.jpgAvec Le petit lieutenant, Xavier Beauvois tente de faire une photographie de la police au travail, comme Tavernier le fit en 1992 avec L.627. En suivant un jeune diplômé qui débarque dans une brigade criminelle à Paris et en filmant son quotidien, le cinéaste s'est voulu au plus près de la réalité. Or, première incongruité dans cette optique, il ne distribue dans les rôles de policiers que des visages connus. Cette équipe est donc composée de Nathalie Baye, Jalil Lespert, Roschdy Zem, Antoine Chapey et Beauvois lui-même. On peut ajouter Jaques Perrin en juge. Inutile de dire que, malgré le savoir-faire de chacun, l'effet de réel recherché en prend déjà un coup.

    Pour mieux faire passer la pilule du didactisme, le cinéaste nous fait partager le regard du nouvel arrivant sur ce petit monde. Le problème, c'est qu'il veut absolument tout traiter, tout dire. Nous avons donc un catalogue de personnages (Beauvois, fidèle à son image de rebelle du cinéma français s'est réservé le rôle le plus réac et le plus violent) et de situations reflétant toutes les contradictions qui tiraillent la profession. Donc : Les flics boivent, mais pas toujours; il y a des cons, mais d'autres respectent les lois de la République; c'est pas facile d'entrer dans la police quand on est d'origine maghrébine, quoique ça dépend dans quelle brigade tu te retrouves. Bref, comme le dit l'autre dans sa chanson : "Y'en a des bien". C'est sans doute cette volonté d'exhaustivité qui fit écrire à certains que Beauvois avait réalisé là un grand film humaniste.

    L'autre terme retrouvé dans bien des critiques était "regard documentaire". Il est vrai que l'accent est mis sur la routine et que le fil conducteur est une enquète plutôt banale (le point de départ en est le meurtre d'un SDF). L'intention est louable mais la mise en scène a vraiment du mal à suivre. Neutralité de l'image, cadrages passe-partout, dialogues parsemés de répliques qui font mouche ("On nous a filé le fils de Colombo !") bien surlignées par le découpage hyper-classique : la différence avec un téléfilm ne saute pas vraiment aux yeux. On est loin d'une interrogation du réel. Autre aspect désagréable : les blagues de bureau. Chacun, quelque soit son activité, doit connaître ça, pas toujours fier de ses rires. Alors les voir sur un écran... La scène du pétard fumé dans la rue par Baye et Lespert, qui se termine de façon très prévisible par la sympathique mise en garde du jeune homme ayant tiré une taffe avec eux, m'évoque exactement ça : ces moments professionnels et comiques que l'on se remémore entre collègues jusqu'à l'overdose. De plus, quand Beauvois sort du documentaire, c'est pour faire de la bonne vieille psychologie. Car la patronne, alcoolique repentie, retrouve dans le petit lieutenant son fils disparu très tôt.

    La barque est donc sacrément chargée. Qu'est-ce qui l'empêche, selon moi, de couler complètement ? Tout d'abord mon attachement à Jalil Lespert, acteur que j'ai toujours trouvé très intéressant, arrivant dans chacun de ses rôles (chez Cantet, Guédiguian, Resnais) à dépasser son apparente lourdeur. Ensuite, ce changement de point de vue inattendu, au milieu du récit. Procédé toujours intriguant, même si il n'est pas ici totalement assumé. Et enfin trois instants de violence éclatants sans prévenir : deux actes sanglants brutaux et anti-spectaculaires, à l'arme blanche, puis par balles, et un coup de fil annonciateur du pire (un plan qui dure un peu plus que les autres, le temps de nous laisser nous demander pourquoi, avant de laisser tomber le couperet).

    PS : Le Dr Orlof a été plus rapide que moi à dégainer. Allez donc lire son avis (pas plus enthousiaste).

  • Le port de la drogue

    (Samuel Fuller / Etats-Unis / 1953)

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    640093039.jpgLe pickpocket Skip McCoy, officiant dans le métro, plonge sa main dans le sac d'une brunette et la soulage de son portefeuille. Au milieu des billets, il trouve un microfilm. Le voilà entre deux feux : une groupe d'espions à la solde des communistes et la police, sans compter le double-jeu mené par la jeune femme qu'il a dupé. L'histoire des mésaventures françaises de Pick up on South Street est assez connue, mais il est toujours plaisant de la rappeler (un bonus concis mais édifiant s'en charge sur le dvd édité par Carlotta). Devant la virulente propagande anti-rouge véhiculée par le film, les distributeurs d'ici décidèrent, par le détournement des dialogues de la version française, de transformer les informations liées à la défense nationale contenues dans le microfilm en données sur la fabrication d'une nouvelle drogue et les agents communistes en dealers de came. Voici pourquoi Pick up on South Street est devenu en France Le port de la drogue, alors que la version originale n'évoque jamais la moindre substance illégale.

    Les rares films de Samuel Fuller que je connaisse (Violences à Park Row, Quarante tueurs, Au-delà de la gloire) m'ont tous intéressé mais sans beaucoup de passion. Le port de la droguen'échappe pas à ce que j'espère ne pas être finalement une règle. Fuller, à chaque instant cherche l'efficacité. Chez lui, un plan doit faire passer une idée claire. L'expressivité doit être totale, quitte à ce que cela heurte la fluidité du récit. Il me semble qu'une des conséquences est un manque de liberté laissée au spectateur. Une autre est l'absence de réalisme. Le cinéaste se plaisait à propos de ce film à mettre en avant sa connaissance de ces personnages des bas-fonds. Quelques séquences, telles la formidable introduction dans le métro, l'atteste. Mais pour ce qui est du réalisme qui naît de la narration et des comportements, il ne faut pas le chercher dans Le port de la drogue. Les rôles féminins, si importants dans un film noir, posent problème. Jean Peters, ailleurs très à l'aise (Capitaine de Castille, Viva Zapata, Bronco Apache), surjoue la femme fatale à coup de répliques mensongères grosses comme une maison. Quant au personnage de Moe (Thelma Ritter), il est censé attirer notre sympathie. Seulement, cette informatrice de police qui garde son bon coeur, qui donne des noms sans trahir vraiment, s'avère plus pathétique qu'autre chose. La scène où elle voit sa fin arriver est certes brillante mais trop détachée du reste : elle est fatiguée, mais on nous le dit trop tard (trente secondes avant, quand Skip remarque qu'elle n'en peut plus) et de façon trop voyante. Ces derniers moments de Moe montrent aussi que l'argument anti-rouge plombe trop lourdement le film. La paranoïa et la révulsion de certains envers les communistes est peut-être bien observée, mais elle tombe souvent dans la ridicule. Il en est ainsi de l'échange entre Moe, la patriote, et l'espion hystérique (ce qui aida bien les distributeurs français à faire passer ce dernier pour un dealer).

    Je dois paraître sévère, mais je tente de comprendre ce qui m'empêche d'apprécier totalement, encore une fois, le génie de Fuller. Je reconnais tout à fait qu'en termes de mise en scène, certains moments sont mémorables (les éclats de violence envers Candy, l'introduction dans le métro déjà évoquée et son pendant, la bagarre sur le quai, au dénouement). La plupart des mouvements de caméra et les transitions à base de fondus enchaînés sont d'une réelle beauté. Richard Widmark, enfin, dans son emploi habituel, fait son travail.

  • L'impasse tragique, Association criminelle & Acte de violence

    (Henry Hathaway / Etats-Unis / 1946, Joseph H. Lewis / Etats-Unis / 1955 & Fred Zinnemann / Etats-Unis / 1948)

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    Allez, comme je suis parti dans le film noir classique, je reviens sur de courtes notes prises il y a deux ou trois ans de ça, soit bien avant la naissance de ce blog génial et au retentissement international (j'ai de la famille à Montréal). C'était à l'occasion d'un cycle du Cinéma de minuit, si je me souviens bien. Relisons les ensemble :

    2102258982.jpgL'impasse tragique (The dark corner)

    Le détective privé Bradford Galt vient de purger injustement une peine de prison. Il reprend son activité à New York mais se sent bientôt observé et menacé, lui et sa charmante secrétaire, par un intrigant bonhomme en costume blanc. Celui-ci dit travailler pour Anthony Jardine, l'ancien associé de Bradford. Mais la mort de Jardine montre au héros qu'il y a encore quelqu'un à découvrir derrière toute l'histoire.

    La première qualité de cet excellent film est sa distribution homogène : Mark Stevens, Lucille Ball, Clifton Webb et William Bendix, qui campe ce formidable personnage de gros détective corrompu, toujours en costume blanc. Violence et sadisme caractérisent tout le monde ou presque (l'impressionnant interrogatoire que Bradford fait subir à son suiveur). Hathaway est à son aise dans ce domaine mais il offre aussi de très jolis moments de pause à son héros et sa secrétaire amoureuse, notamment dans une belle scène de dancing. Comme souvent chez ce cinéaste, c'est le réalisme des comportements, basé sur des geste crédibles, des petits détails, qui fait accepter l'intrigue solide mais un peu tordue et expédiée sur la fin.

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    Association criminelle (The big combo)

    Le lieutenant de police Leonard Diamond tente par tous les moyens de coincer le chef de bande Mr Brown, malgré le refus de sa hiérarchie de poursuivre les frais. Autant que son devoir, c'est son attirance pour Susan, la maîtresse de Brown, qui le pousse à aller jusqu'au bout.

    Violence et sadisme sont bien les mamelles du genre. Mr Brown (diabolique Richard Conte) fait penser à d'autres figures bien plus modernes du film noir, par sa névrose, son autoritarisme, la conscience de sa toute puissance et son débit mitraillette. Il semble évident que Quentin Tarantino connaît et apprécie cette Association criminelle. Tout d'abord, "Mr Brown" est un nom qui reviendra bien sûr dans Reservoir dogs. Mais il y a surtout cette séance de torture du policier ligoté sur une chaise, forcé d'écouter la radio dans un sonotone branché à fond pour lui crever les tympans. Tarantino, lui, préfère couper l'oreille, mais il me semble que le panoramique vers le poste de radio au plus fort de la tension est le même dans les deux films. En maître de la série B (n'oublions pas évidemment le génial Démon des armes, cinq ans plus tôt), Joseph Lewis tire le meilleur parti possible du manque de moyen, en accentuant la pénombre autour de sources lumineuses particulièrement vives ou en filmant en longs plans mobiles. Cerise sur le gâteau, Jean Wallace, blonde très troublante luttant plus ou moins pour se défaire de l'emprise de Mr Brown nous gratifie d'une scène sidérante quand son visage s'illumine en gros plan au moment où son homme disparaît derrière ses épaules pour descendre on se demande bien où. Voilà une série B toute proche du chef d'oeuvre.

    Acte de violence (Act of violence)

    Tiens, le chef d'oeuvre, le voici. Frank Enley vit paisiblement avec sa femme et son fils lorsqu'il s'aperçoit qu'un certain Joe Parkson rôde autour de chez lui. Ce dernier vient accomplir une vengeance, liée à leur expérience commune de la guerre.

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    Ce fabuleux Acte de violence est d'abord le récit d'une obsession, celle qui taraude Joe Parkson depuis la sortie de la guerre. Évoquant les traumatismes consécutifs à cette catastrophe, Zinnemann nous décrit deux caractères : le soldat cassé (physiquement et moralement) et l'officier refoulant sa lâcheté et sa trahison passées. Le cinéaste évite le flash-back redouté et préfère faire parler les personnages plusieurs minutes après le début du film et donc de la chasse à l'homme. Sans aucune fioriture, on entre de suite dans le vif du sujet et l'histoire se dévoile petit à petit. Il pèse sur le film une ambiance de violence rentrée, admirablement rendue lors du chassé-croisé en barques sur le lac ou quand Parkson rôde toute la nuit autour de la maison du couple. Comme chez Fritz Lang, la morale et le dilemme, prennent le pas sur l'enquête.

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    Le rôle dévolu à l'épouse de Frank (Janet Leigh impeccable), est loin d'être convenu, plein d'ambiguités. Le dénouement du film, attendu, est "heureusement malheureux" pour Enley et prive du même coup Parkson de sa vengeance. Les deux acteurs principaux sont superbes. Van Heflin est à l'aise au foyer comme dans les bas-fonds de Los Angeles (magnifiquement filmés) et Robert Ryan est imperturbable, boitant, engoncé dans son imperméable. Fred Zinnemann laisse les scènes durer, privilégie les long plans lors des dialogues (très peu de champs/contre-champs) et signe au final un très grand film noir.

  • Marché de brutes

    (Anthony Mann / Etats-Unis / 1948)

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    1943073846.jpgAprès En quatrième vitesse, continuons sur le même terrain et passons avec Anthony Mann ce Marché de brutes (Raw deal). En 48, le cinéaste n'est pas encore l'un des grands maîtres du western, mais est déjà un solide artisan du film noir. Et en effet, tout est là : ombres et lumières, personnages obsessionnels, destins tragiques, sans oublier les contraintes budgétaires qui stimulent l'invention visuelle.

    Joe Sullivan est en prison. Il a payé à la place de Rick. Celui-ci, par l'intermédiaire de Pat, la régulière de Joe, parvient à lui faire croire qu'il a organisé son évasion, alors qu'il sait pertinemment qu'il n'a aucune chance de s'en sortir. Seulement voilà, Joe réussit à se faire la belle...

    La vengeance est en marche. L'habileté de Mann lui permet de donner un éclairage (dans tous les sens du terme, avec John Alton à la photo) original à la plupart des passages obligés. Le style est sec comme un coup de trique dans les séquences d'évasion et de cavale, jouant de l'ellipse pour accélérer le tempo (Joe et Pat déboulant en taxi volé, le conducteur inerte sur la banquette arrière). Une bagarre mémorable dans l'arrière boutique d'un magasin pour chasseurs entre Sullivan et Fantail (l'inquiétant John Ireland) porte la violence à son point le plus chaud, ou plutôt, le plus froid (obscurité, absence de musique, rapidité des gestes).

    Le scénario place le héros entre deux femmes aux caractères opposés, ce qui a tendance à casser le rythme et à psychologiser un peu trop l'ensemble, si intéressante que soit la situation. J'apporterai le même bémol à la séquence du refuge chez le vieux couple, lors de laquelle arrive un incident signifiant mais dur à avaler (un tueur poursuivit par la police meurt sous les balles des flics sous les yeux des fugitifs). De même, la fin est brillante mais assez conventionnelle dans son suspense.

    Tout au long de ce Marché de brutes, et à chaque niveau, se pose finalement la question du choix entre deux options, deux chemins aux directions radicalement opposées : choisir entre deux femmes, choisir entre deux routes, choisir entre cacher la vérité à son homme et avouer au risque de le perdre, choisir entre tirer un coup de feu et garder ses distances, choisir entre rentrer chez soi et faire demi-tour pour revenir dans la gueule du loup...

    Le figure sadique du film est celle de Rick. Raymond Burr l'incarne de façon bien monolithique, ce qui ne l'empêche nullement de balancer une poêlée d'alcool flambé à l'une de ses amies, devançant ainsi largement Lee Marvin et sa cafetière bouillante de Règlement de comptes. Les deux personnages féminins, attachants, pâtissent d'interprétations inégales (sauf dans la très bonne séquence où Pat et Joe débarquent de nuit chez Ann). Dennis O'Keefe est lui remarquable.

    Je chipote quelque peu, peut-être en pensant trop au grand Anthony Mann du cycle James Stewart. Marché de brutes doit de toute façon être vu comme l'un des exemples les plus représentatifs du genre noir.

  • En quatrième vitesse

    (Robert Aldrich / Etats-Unis / 1955)

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    En quatrième vitesse sur grand écran dans ta face.

    Robert Aldrich n'a jamais été un cinéaste respectant les convenances. Ce fut l'une des raisons principales à la fois de sa fortune critique dans les années cinquante et plus tard des polémiques entourant ses films de guerre. Ce goût pour le coup du poing vers le spectateur éclate pour la première fois dans son cinquième effort (juste après deux classiques du western moderne : Bronco Apache et Vera Cruz), ce Kiss me deadlygardant le même titre choc que le roman de Mickey Spillane qu'il adapte et s'imposant comme l'un des plus grands films noirs (le meilleur ?) de cette décennie.

    En le revoyant, on constate déjà que le souvenir que l'on gardait de sa foudroyante séquence d'ouverture n'était point altéré. En démarrant d'entrée sur cette fille affolée au milieu de la route, Aldrich n'attend pas que l'on soit confortablement installé dans son fauteuil pour nous plonger dans les ténèbres et n'envoie son générique (défilant à l'envers) que lorsque nous sommes bien saisis.

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    En ramassant cette pauvre fille qu'il a manqué d'écraser, le détective Mike Hammer se voit donc entraîner dans l'une de ces enquêtes bien obscures et tordues. Le gars (Ralph Meeker, archétype du bloc en marche) est un sacré dur, qui sait autant y faire avec les femmes peu farouches qu'avec les hommes de mains menaçants. Au début de l'aventure en tout cas. Car ensuite, c'est plus compliqué. Hammer est de plus en plus dépenaillé, de plus en plus violent avec ses interlocuteurs. Plus son enquête progresse, moins il prend le temps de tergiverser pour obtenir les informations qu'il souhaite avoir : ces noms qui le font rebondir d'un homme à un autre. Complètement hébété, il finit par réaliser que la clé de l'énigme, son graal, le dépasse. Avoir entr'aperçu la chose, en être marqué au poignet lui suffit. Il ne tient plus alors que par le désir de sauver sa "secrétaire" Velda. Ahh Velda... A-t-on vu ailleurs un visage en sueur aussi érotique, que ce soit après un exercice de danse ou sortant d'un sommeil profond ? Velda, c'est Maxine Cooper, seulement quatre rôles au cinéma, dont trois pour Aldrich. Pour rester dans l'émoustillant, notons que dans Kiss me deadly, si les femmes semblent habillées normalement, elles ont tout de même rarement quelque chose en dessous (Christina en imperméable, Gabrielle en peignoir et Velda dans ses draps).

    L'ambiance pleine de mystères chére au film noir est plusieurs fois poussée à l'extrême. Hors-champ, Mike Hammer met violemment hors d'état de nuire l'un des tueurs (qui se demandera toujours, et nous avec, comment le détective a pu ainsi le tétaniser en une seconde). Les personnes croisées au cours de l'enquête paraissent toujours en savoir un peu plus que ce qu'ils en disent, voire devancer les pensées du héros (le légiste à la morgue qui hoche la tête en silence au fur et à mesure que ce dernier réfléchit à haute voix). Toutes les femmes se pendent instantanément au cou de Hammer et les révélations qui prouvent ensuite que ce sont là des gestes délibérés et trompeurs n'enlèvent rien à l'étrangeté des comportements. Dans sa dernière partie, le film vire à la science-fiction, tout en gardant la sécheresse du polar, à l'image de la scène où Gabrielle, qui tient en joue Hammer, lui demande un baiser mais lui tire dessus soudainement. Tout cela avant d'ouvrir la "boîte de Pandore" (nommée ainsi dans le film par son possesseur).

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    Tout du long, Aldrich joue de sa caméra en virtuose (jusqu'à ce plan que l'on peut qualifier de graveleux : quand Gabrielle allongée sur son lit pointe son flingue vers Mike Hammer qui vient d'entrée dans sa chambre, l'axe choisi donne l'illusion parfaite que le pistolet est dirigé vers l'entrejambes du privé). Mais autant que le talent visuel, c'est le travail sur le son qui impressionne. Il en est ainsi dans les deux séquences qui encadrent cette heure et demie de rêve de film noir : le générique du début se déroule en mêlant à la chanson de Nat King Cole les sanglots et gémissements de Christina et lors du dénouement, des cris inhumains percent le souffle de l'explosion.

    Alors, titubants, ayant échappés au pire, les pieds dans l'eau, Mike et Velda peuvent s'éloigner. Trop atypiques pour s'embrasser à pleine bouche comme le voudrait la convention, ils se soutiennent l'un et l'autre. Et c'est bien plus fort.

  • A cause d'un assassinat

    (Alan J. Pakula / Etats-Unis / 1974)

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    128084892.jpgRéalisé entre Klute (1971) et Les hommes du président (1976), ensemble d'oeuvres qui forme a posteriori une fameuse trilogie paranoïaque, A cause d'un assassinat (The Parallax view) est un modèle de thriller politique. L'assassinat en question est celui d'un sénateur américain, abattu, d'après la version officielle, par un individu isolé. Pourtant, trois ans après les faits, Joe Frady, journaliste, s'inquiète de voir disparaître un a un tous les témoins de la scène. Son enquête périlleuse lui fait découvrir les agissements de la Parallax, entreprise recrutant déséquilibrés ou autres asociaux pour en faire les instruments d'assassinats politiques.

    Pour dérouler son récit, Pakula ne choisit pas une approche documentaire mais déploie une mise en scène froide, stylisée et elliptique. Si le personnage principal, interprété par Warren Beatty, sert bien de guide au spectateur, les données intimes ou psychologiques le concernant sont réduites au strict minimum. Frady est peu bavard et son passé, comme son statut au sein du journal, sont expédiés en deux ou trois dialogues avec son rédacteur en chef. Ce dernier est joué par Hume Cronyn, acteur portant sur lui les valeurs américaines établies par le cinéma classique des années 30 à 50. Pakula n'a donc nul besoin d'en rajouter sur l'éthique journalistique, il lui suffit de démarrer un panoramique sur le mur du bureau où s'affichent coupures, photos et distinctions rappelant l'âge d'or avant de le terminer en cadrant un corps sans vie.

    L'une des difficultés liées à ce genre de film est d'arriver à articuler de façon vraisemblable les multiples révélations parsemant la quête de la vérité. Ici, devant l'accumulation, Pakula décide de jouer sur les ellipses. Son récit est truffé de trous. Warren Beatty échappe de justesse à un attentat en sautant du bateau qui explose au large. Le plan suivant le montre au bureau du journal, frais comme un gardon. Ainsi, tout en gardant leur logique narrative, les séquences se succèdent en oubliant toute transition. L'effet visé n'est bien sûr pas de composer une suite de rebondissements révélant un héros intouchable, mais bien de mettre en péril la sensation de contrôle du temps et de la réalité (d'où la réflexion sur la paranoïa). Plus Frady et le spectateur s'approchent de la vérité, plus les repères s'estompent, plus le réel se dérobe. Plutôt, le réel se déshumanise, puisque les vingt dernières minutes, à la mise en scène extraordinaire, ne se contentent pas de boucler le récit, elles donnent aussi à voir l'écrasement ou la disparition de l'homme sous l'architecture. Le sentiment du complot est rendu physiquement par l'omniprésence des objets dans le cadre et par le gigantisme froid des décors. La figure humaine est réduite à rien : l'assassinat final est filmé de très haut et sans jamais se rapprocher de la victime, de l'instant du tir jusqu'à l'évacuation par les secours. Nous sommes donc ici plus près d'Antonioni que de James Bond. Comme plus tôt John Boorman qui, dans Le point de non-retour, injectait dans le polar les trouvailles narratives et visuelles de Resnais, Pakula se nourrissait alors brillamment des recherches du cinéma moderne européen. Cette réussite rappelle aussi que cette génération de cinéastes (et on pense aussi beaucoup au Coppola de Conversation secrète) se posait la même question que les frères Coen aujourd'hui : Est-il encore possible de raconter une histoire ?

  • No country for old men

    (Joel et Ethan Coen / Etats-Unis / 2007)

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    85fa99cd4c2334be89ecb8936bad8311.jpgLe tracé suivi par No country for old men est sans doute le plus clair de tout le cinéma des frères Coen : un homme tombe par hasard sur une valise pleine de dollars et devient la proie d'un tueur, lui-même poursuivi, le tout sous le regard d'un vieux sheriff. Pas de machination, pas de plan minutieusement préparé qui foire par la bétise des personnages, on va ici droit à l'essentiel en suivant une course-poursuite violente vers le Mexique et retour. L'humour est délibérément absent, ne laissant que quelques traces de grotesque, trop noir pour que l'on en rigole, et même les habituels seconds rôles aux physiques peu avenants (les coiffures improbables, les obèses...) ne sont pas source de gags cartoonesques. Gardant ainsi la seule ossature du récit, les Coen ne s'embarrassent pas de psychologie et ne filment que des figures. Ed Tom Bell (Tommy Lee Jones) est le sheriff, Llewelyn Moss (Josh Brolin) est l'homme traqué, Anton Chigurh (Javier Bardem) est le tueur omniscient. Llewelyn est caractérisé par ses seuls mouvements et réactions, notamment dans les extraordinaires séquences qui le voient s'affairer autour du lieu du massacre, et Chigurh porte toute la mythologie du tueur, sans autre explication à son efficacité et sa violence. Seul le sheriff prend de la distance (puisqu'il est toujours en retard d'un coup) et élabore un discours. Un discours d'impuissance totale face au mal et d'incompréhension face à la nature humaine. No country for old men est donc un film peu bavard. Le seul homme prolixe se le voit aussitôt reprocher et disparaît rapidement de l'écran. De la même façon, on se demandera soudain au moment du générique de fin si l'on a entendu une seule note de musique au cours du film (mis à part la chanson mexicaine entonnée par les quatre musiciens de rue).

    Ayant étalé une nouvelle fois leur maîtrise confondante du paysage dans les séquences introductives (mais il est vrai qu'il est difficile de faire des plans insignifiants dans ce cadre-là), à laquelle participe de petits détails tel cet éclair entr'aperçu au loin lors de la poursuite nocturne par le pick-up, Joel et Ethan Coen mènent ensuite à bien l'horlogerie des deux séquences de motel où Chigurh se voit tout près de cueillir Llewelyn. Ces moments s'avèrent être des exemples parfaits d'astuces scénaristiques, soit l'usage du conduit d'aération et le traceur caché dans les billets, devenant pure mise en scène.

    Radicalement, les Coen dérivent  sur la fin de l'épure à l'oblitération. Le film semble s'assécher au fur et à mesure, nous glisser entre les doigts comme des grains de sable et perdre ses fluides comme tous ces corps perforés laissent échapper leur sang. Alors que l'on pourrait s'attendre à un final grandiose et absurde sous le soleil brûlant du Texas, refaisant Les rapaces 80 ans plus tard, nous nous retrouvons avec une succession de béances. Les séquences les plus attendues sont traitées par des ellipses impressionnantes (la petite vérification par Bardem de la propreté de ses bottes en sortant de la maison) et le film se clôt sur une coda énigmatique. Au risque de frustrer les spectateurs, les frères Coen dévitalisent ainsi leur narration pour faire passer toute la noirceur de leur vision. Fin déceptive, comme disent les critiques pros qui ont toujours peur de dire "décevant", ou moment de flottement qui invite à refaire le voyage une deuxième fois en toute connaissance de cause, ce dernier quart d'heure entame finalement peu le plaisir de retrouver les deux frangins en belle forme, triturant à nouveau un genre populaire pour y tenter des expériences formelles ou narratives sans le dénaturer (programme auquel s'astreignaient dans le même temps deux autres films cannois-américains remarquables : Zodiac et Boulevard de la mort).

  • La nuit nous appartient

    (James Gray / Etats-Unis / 2007)

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    095b15a3affa8a4fbcccb20a796cd328.jpgLe troisième long métrage de James Gray, La nuit nous appartient (We own the night), est de nouveau un film noir tournant autour d'une affaire de famille. Dans les années 80, Bobby Green, frère et fils de haut-gradés dans la police new yorkaise, gravit les échelons du monde de la nuit, devenant gérant de night club grâce à ses connaissances dans le milieu. Les dealers et la police se livrant une guerre sanglante et lui-même ayant caché à ses patrons et clients ses liens de parenté, il est obligé de choisir son camp lorsque les membres de sa famille sont menacés de mort par des mafieux russes.

    L'histoire est très classique et on ne sera guère surpris par les péripéties du polar ni par les évolutions psychologiques des personnages. Le grand Robert Duvall, dans le rôle du père, est égal à lui-même et excelle à faire passer cet amour filial, sentiment d'abord retenu et contrarié devant ce fils mal-aimé qui a, selon lui, choisi la mauvaise route, puis enfin affirmé, quand le même aura pris place à ses côtés afin de venger le frère modèle. Ce cheminement, cet échange, sont redoublés un peu inutilement par le trajet inverse effectué par les deux frères dans la dernière partie du film.

    James Gray sait filmer la nuit, les corps de ses acteurs et s'offre deux extraordinaires séquences d'anthologie : une poursuite en voiture sous une pluie battante, visuellement éblouissante, et une "montée" aux enfers de Bobby, dans le laboratoire où se trafique la drogue, scène d'une grande tension où Joaquin Phoenix, au bord de l'évanouissement, est à son meilleur. Tout le film n'a pas cette force et le dénouement est assez convenu, basé sur une fausse bonne idée de décor naturel. Toutes ces images d'hommes bien droits dans leurs uniformes, cette volonté de vengeance constamment assénée qui débouche sur un duel puis un abandon de telle façon que la morale s'en tire à bon compte et l'épilogue aussi sobre que parfaitement hollywoodien, tout cela laisse au final un drôle de goût. L'approfondissement des thèmes, la maîtrise technique et le classicisme de la mise en scène sont là, mais j'avoue qu'après son Little Odessa si impressionnant, j'attendais plus pour James Gray que cette place qu'il prend avec les deux films qui ont suivis (The yards et celui-ci), celle de petit disciple de Clint Eastwood.

  • La demoiselle d'honneur

    (Claude Chabrol / France / 2004)

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    a87777538a75dfb1a951e058d61a3e3c.jpgEn août dernier, sorti de La fille coupée en deux, je regrettais ici même, malgré leurs qualités évidentes, le ronronnement des films de Chabrol ayant suivis La cérémonie. Forcément, trois mois plus tard, je tombe sur la pièce du puzzle que j'avais oublié sous le tapis, celle qui ressemble apparemment aux autres mais qui, finalement, remet tout en cause, celle qui n'attire pas l'oeil en premier mais qui se révèle la plus belle. Avec La demoiselle d'honneur, Chabrol adapte à nouveau un roman de Ruth Rendell, près de dix ans après La cérémonie. Comme Woody Allen dernièrement, il s'attache à des personnages de classe moins élevée que d'habitude. Le cadre de départ est celui d'une petite maison de la banlieue nantaise. Une mère de famille très attentionnée s'en sort plus ou moins comme coiffeuse à domicile et garde sous son toit ses trois grands enfants d'une vingtaine d'années. Ses deux filles suivent des voies opposées : la cadette flirte avec les embrouilles, l'autre se marie. L'aîné des trois, Philippe, est le mieux installé professionnellement, cadre commercial très compétent dans une petite entreprise du bâtiment. Le mariage de sa soeur l'amène à rencontrer Senta, l'une des demoiselles d'honneur. Celle-ci l'entraîne dans une histoire de passion amoureuse exclusive, à la lisière de la folie meurtrière.

    Chabrol s'y connaît dans la mise en scène des petits dérèglements de l'esprit et des signes inquiétants. Le premier plan du film, sur le générique, nous promène dans les rues d'un quartier pavillonnaire par un long travelling dont on pressent qu'il va déboucher sur la représentation d'un événement dramatique, bien avant que l'on aperçoive la première voiture de police. De même, la vision de cette famille sans histoire est vite perturbée par le comportement trop doux de la mère (Aurore Clément, excellente) ou par la façon dont son fils la regarde, de trop près, trop longtemps, trop intensément. Délaissant les grands bourgeois et les vedettes de la télé, Chabrol ne force pas le trait dans la caricature des personnages. Il trouve par exemple le moyen de transcender cette scène de banquet de mariage, qui pourrait prêter à toutes les facilités. On a droit à la chanson du père du marié, au "Mariage pluvieux, mariage heureux" lancé par la mère. Mais dans cette petite salle des fêtes, se font surtout sentir la circulation des corps et des regards, le rythme infaillible du montage et la précision du jeu de chacun. C'est peu dire que Benoît Magimel porte la quasi-totalité du film sur ses épaules. Apparemment réjoui de prendre une telle place dans l'oeuvre chabrolienne récente, il endosse ici le rôle du témoin-guide parfait pour le spectateur. Son jeu à la fois distancié et intense fait merveille. Chabrol nous positionne tantôt légèrement en retard (l'aveu du défi relevé à Senta), tantôt légèrement en avance (l'interrogatoire au commissariat) par rapport au personnage et nous nous délectons de ce décalage. Face à Magimel, Laura Smet sait imposer dès ses premières scènes sa beauté étrange et mener le film vers une inquiétude proche du fantastique.

    Car on a bien l'impression d'un passage d'un monde à l'autre. Ce qui apparaissait en premier lieu comme un balancement, déjà assez déboussolant, entre mensonges et vérités, jeu et sérieux, sincérité et dissimulation, s'avère finalement être un glissement encore plus important. Attiré par Senta, Philippe passe du réel (sa famille, son patron) à la fiction. Si les allers-retours et les articulations entre les deux plans sont multiples (ce qui charge notamment d'ironie réjouissante les demandes répétées de ses proches à Philippe de surveiller sa petite soeur, alors que se jouent pour lui des choses bien plus graves), deux moments précis marquent nettement le basculement. Lors de la première discussion tendue entre Philippe et Senta, un simple travelling dans le dos du jeune homme change l'angle de vue sur l'amante et signe une rupture. Par ses propos ahurissants autant que par cet effet, notre vision du personnage de Senta change. Et Philippe bascule dans le rêve. Son véritable retour sur terre se fera sentir lui aussi, quand dans le jardin public il verra passer un garçon sorti de nulle part, habillé à l'ancienne et jouant au cerceau. Cette vision lui fait se frotter les yeux. L'apparition du clochard qu'il croyait mort finit de le ramener à la réalité. Ces trouvailles, Chabrol les déroulent sans ostentation, prenant bien soin de faire porter ces bouleversements avant tout par les astuces du scénario. Et pour clore son récit sans nous faire retomber trop brutalement, entre une ellipse radicale et un dernier plan en suspension, il laisse Philippe faire croire à Senta, pour quelques instants, que le rêve peut continuer.

  • Les promesses de l'ombre

    (David Cronenberg / Canada - Grande-Bretagne / 2007)

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    b7c414b7f820d418d38fe5c86ec4605b.jpgDécidément, entre Woody Allen et David Cronenberg, Londres semble inspirer actuellement les grands créateurs. Et toujours, les cadavres s'amoncellent.

    Comme A history of violence, Les promesses de l'ombre (Eastern promises) se pare des habits du film noir pour mieux développer les réflexions de Cronenberg sur la violence et sur les corps. Le milieu choisi ici est celui de la mafia russe, représentée par l'une des familles du puissant clan des Vory. Nous sommes guidé par deux personnages, deux regards croisés, l'un intérieur, celui de Nikolai, le chauffeur et croque-mort, l'homme qui gravira un à un les échelons dans la hiérarchie du clan, et l'autre extérieur, celui d'Anna Khitrova, sage-femme ayant récupéré le journal tenu par une prostituée décédée en accouchant de sa petite fille, journal qui l'amène à rencontrer cette famille en question.

    Naomi Watts rend avec sa classe habituelle les tiraillements d'Anna. Ses fêlures, son manque d'enfant, l'actrice et son réalisateur les font ressortir sans emphase. Cronenberg, par le biais de propos terribles assénés par son oncle à Anna, relatifs à sa liaison passée avec un Noir et la perte d'un bébé, précise cela pour ne plus jamais aborder explicitement le problème par la suite, procédé qu'il emploie dans tout le film, faisant confiance à l'intelligence de ses spectateurs (voir les ellipses vertigineuses du dernier quart d'heure). La rencontre entre Naomi Watts et Cronenberg pouvait faire espérer de grands moments d'érotisme entre l'actrice de Mulholland Drive et le cinéaste de Crash. Il n'en est rien, le Canadien n'abordant à aucun moment, pour une fois, ce registre (l'intérêt de la seule scène sexuelle du film, entre Nikolai et une jeune prostituée, se joue ailleurs).

    La violence, par contre, est le coeur du sujet. Et tout d'abord la crainte de cette violence. Cronenberg ne  jette pas inconsidérément son héroïne dans la gueule du loup. A chaque instant, nous sentons son appréhension à rencontrer ces gens, y compris le patriarche, à priori si prévenant. Elle connaît leur réputation et sent parfaitement qu'ils sont capables des pires horreurs. Nous avons en effet droit à quelques unes des images les plus violentes vues récemment sur un écran. L'affrontement au couteau entre Nikolai et deux mafieux tchétchènes est d'ores et déjà une séquence anthologique. Ici, la violence du corps à corps est décuplée par le fait que Viggo Mortensen combatte entièrement nu, crudité stupéfiante pour ce genre de scène d'action. Notons au passage que le travail du réalisateur autour de la violence englobe ici cette question de la crudité et de la vulgarité (celle des corps, tatoués ou mutilés, des comportements, irresponsables ou infantiles, et des propos, homophobes ou racistes). Cette distance réflexive que prend Cronenberg, cette démonstration qui s'appuie sur un matériau relativement classique, on la sent tout du long. C'est selon moi la petite limite du film (et de History of violence) et ce qui fait que je préfère la mise en scène envoûtante et moins théorique de Crash ou de Faux-semblants. Et tant que j'en suis aux bémols, il y a aussi dans les trois derniers films un certain goût pour la performance d'acteur, le jeu appuyé, dans l'introspection autant que dans les débordements, qui gêne par moments (Ralph Fiennes dans Spider, Cassel ici. En passant, par rapport à notre grande presse cinéphile, genre feu-Les Inrocks : Cronenberg fait parler Vincent Cassel en anglais avec un accent russe et c'est un chef-d'oeuvre absolu, mais si Corneau place des mots d'argots des années 60 dans la bouche de Michel Blanc ou Daniel Auteuil, c'est une merde...).

    Viggo Mortensen, comme dans le film précédent est tout à fait remarquable et glaçant. Cronenberg, en une seule scène, bouleverse notre vision du personnage. Ce retournement total, le cinéaste l'amène de façon parfaite et tout notre regard en est chamboulé : nouvelle preuve de l'art de Cronenberg, de son intelligence du rapport film-spectateur. Comme d'habitude avec lui, nous quittons la projection pleins d'interrogations, repensant à la richesse des thèmes évoqués (dont ceux que je n'ai pas abordé : la filiation, la notion de famille, la moralité ébranlée...). Qu'ils choquent certains ou qu'ils séduisent d'autres, comme moi, touts ses films vivent ainsi bien après le générique de fin.