Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Film - Page 53

  • True grit

    coen,etats-unis,western,2010s

    ****

    True grit est un bon film mais j'attendais plus de la part des Coen pour leur première incursion dans le western, genre auquel ils rendent un honnête hommage mais qu'ils ne parviennent à mon sens ni à transcender, ni à investir pleinement. L'œuvre est thématiquement conforme à ce que l'on sait pouvoir trouver dans un western moderne : la réflexion sur le mal et la violence, la peinture d'une époque charnière où ancien et nouveau mondes cohabitent avant que le premier ne disparaisse. Formellement, sagement borné par un prologue et un épilogue soutenus par la voix off de l'héroïne, le film se révèle assez révérencieux (ne serait-ce, dit-on, par rapport au True grit original d'Henry Hathaway et plus encore au roman de Charles Portis) et cette approche classique n'est peut-être pas celle qui sied le mieux aux deux frangins, au contraire d'un Kevin Costner par exemple (son fameux premier film bien sûr, mais aussi le sous-éstimé Open range).

    La première partie, confinée en ville, s'appuie essentiellement sur les dialogues. Le plus savoureux (l'habile négociation de la jeune fille chez le marchand) assure le lien avec les nombreux échanges absurdes que l'on trouve dans tous les autres films des Coen, mais, dans cette longue introduction, le rythme et l'invention visuelle sont comme freinés par le genre. L'action et l'ouverture vers les grands espaces s'en trouve retardées et le passage de la rivière, annonçant enfin le début du périple, nous soulage. Le voyage qu'effectue la jeune Mattie Ross, à la recherche de l'assassin de son père, en compagnie des marshals Cogburn et LaBœuf, est une occasion donnée aux cinéastes de filmer de belles et légèrement inquiétantes séquences, d'orchestrer une série de rencontres étranges, de nous conter l'histoire d'une petite fille parcourant le pays des morts. Les morts, la violence, les présences spectrales, Joel et Ethan Coen savent très bien les mettre en image (le paysage, hivernal et boisé, prend toute son importance). La scène de la chute de Mattie dans le trou est sans doute l'une des plus belles de leur œuvre (la découverte des serpents, l'effroi enfantin et les plans montrant l'ouverture de ce boyau, ovale blanc du ciel entouré du noir des parois, m'ont renvoyé avec plaisir à Fritz Lang). Mais la bride du récit (et de la mise en scène) n'est jamais lâchée complètement et les pauses ménagées entre les moments forts, ces discussions à trois autour de feux de camp, tendent à faire retomber quelque peu l'excitation.

    Si les acteurs convoqués sont, à l'image du film, particulièrement compétents, la manie des cinéastes qui consiste à les pousser tous, sans exception, un cran au-dessus dans leur expression, que ce soit par la diction, le port ou l'accoutrement, ne me semble pas toujours pertinente au regard de la simplicité du cadre et de la trame (ainsi des grognements d'ivrogne de Bridges, de la préciosité de Damon, du sourire édenté de Pepper, des borborygmes de Brolin et du sens de la répartie sans faille d'Hailee Steinfeld). De plus, entre la jeune fille bien élevée et le vieux marshal bougon, les rapports m'ont paru sans grande intensité et l'écriture des Coen assez appliquée sur ce point précis. Lors de la chevauchée nocturne finale (avant l'épilogue qui est, lui, raté), l'émotion affleure enfin, mais un peu maladroitement, filtrée par la réminiscence esthétique de La nuit du chasseur. Tout ce qui a précédé en a, selon moi, manqué et compte tenu du sujet et de l'idée même de retrouvailles avec un genre quasiment disparu, cette absence m'a laissé quelque peu insatisfait (et, je l'avoue, peu inspiré).

     

    coen,etats-unis,western,2010sTRUE GRIT

    de Joel et Ethan Coen

    (Etats-Unis / 110 mn / 2010)

  • Quatre films de Gérard Courant

    courant,france,documentaire,90s,2000s

    courant,france,documentaire,90s,2000s

    courant,france,documentaire,90s,2000s

    courant,france,documentaire,90s,2000s

    ****/****/****/**** 

    Par l'aimable entremise du Dr Orlof et grâce à la générosité du cinéaste lui-même, qui m'a fait parvenir quatre de ses DVD, j'ai découvert ces jours-ci le travail de Gérard Courant.

    Son œuvre la plus connue est un film commencé en 1977/78 et dont on ne sait quand il prendra fin exactement. Il affiche, à ce jour et provisoirement, une durée légèrement supérieure à 150 heures. Mais on peut tout aussi bien considérer qu'il s'agit en fait de 2347 petits films (pointage du 8 février 2011). Ce sont les Cinématons.

    Cinématon est, selon les mots de son inventeur, "une série cinématographique de portraits filmés montrant une personnalité des arts, de la culture, de la politique ou du spectacle, en un seul gros plan fixe et muet, dans lesquels elle est libre de faire ce qu'elle veut". Précisons que les célébrités s'y bousculent, de Jean-Luc Godard à Vincent Roussel, et ajoutons que le format est celui du Super 8 et que la durée du plan est limitée à 3 minutes 30 à peu près.

    Le film 2000 Cinématons est présenté par Gérard Courant comme un "patchwork" célébrant l'arrivée au numéro 2000 de la série (au moment, bien sûr, du passage... à l'an 2000). S'y mêlent quelques Cinématons livrés in extenso et beaucoup d'extraits, des rencontres avec plusieurs personnalités jadis filmées et livrant leur propre analyse de ce projet fou, des extraits d'émissions de télévision dans lesquelles Courant fut invité, des images du cinéaste au milieu de ses archives, des cartons explicatifs etc... Si le documentaire en lui-même déçoit un peu, c'est qu'il prend avant tout la forme d'un outil de promotion d'un objet insaisissable, simple comme bonjour et pourtant éminemment complexe, une série dont la longévité dit déjà l'importance.

    De plus, dès le début, ceux que Courant retrouve pour l'occasion analysent parfaitement toutes les raisons de cette importance. Les propos que tiennent d'emblée Jacques Dutoit, Dominique Noguez, Georges Londeix ou Luc Moullet sont si pertinents que l'on a, pour ainsi dire, plus grand chose à penser derrière.

    Mais ce sentiment de frustration tend à se dissiper quelque peu sur la durée du film, dans lequel il ne faut pas chercher une progression narrative classique. En cela, 2000 Cinématons rend justice à la série qu'il célèbre. En cela aussi, il appartient au genre expérimental. Il est d'ailleurs amusant de voir Gérard Courant mégoter sur cette appartenance via l'un des cartons qu'il insère car il parle bel et bien lui-même à ses "modèles" d'une "expérience" et Dominique Noguez et Dominique Païni le rattachent sans hésiter à ce "courant" (désolé...).

    En fait, comme dans une série (souvent, en tout cas), c'est l'accumulation qui donne finalement sa forme à l'ensemble. 2000 Cinématons s'arrache sur la durée, notamment par la reprise, à l'approche de son terme, du choix de montrer l'envers du décor (la fabrication d'un Cinématon) et surtout par les propos forts de Joseph Morder et de Vincent Nordon (ainsi que par le regard noir de Maurice Pialat).

    Chambery-Les Arcs laisse un sentiment très semblable. C'est une "vélographie", une ode au cyclisme composée sur le mode de l'alternance chapitrée de souvenirs d'enfance de Courant, au temps des Tours de France des années Anquetil-Poulidor, classeurs et coupures de presse à l'appui, et de rencontres avec d'autres passionnés de vélo. Cette petite chaîne constituée tend vers un point : le suivi, en voiture autorisée, de l'étape de montagne entre Chambéry et Les Arcs lors du Tour 96.

    Une dizaine de chapitres découpe le documentaire mais je l'ai vu comme un film en deux parties. La première n'est pas désagréable du tout mais m'a paru pâtir de son aspect rudimentaire (qui, ailleurs, peut servir très favorablement le cinéma de Courant) et être un peu forcée dans les petites saynètes mettant en scène le cinéaste et ses amis journalistes Pierre Vavasseur (qui l'invite à suivre la fameuse étape dans la voiture du Parisien) et Alain Riou (à qui il lance le défi de monter, ensemble, au moins deux des trois cols au programme des coureurs).

    Comme tout passionné, Gérard Courant raconte la petite et la grande histoire du vélo, nous abreuve d'anecdotes et va jusqu'à rencontrer Mme Janine Anquetil pour en placer une nouvelle. Amateur moins inconditionnel (du genre à ne regarder que quelques étapes de montagne chaque année), je me suis retrouvé là dans la position ambigüe de celui qui se retrouve face à un grand collectionneur : à la fois intéressé et un brin perplexe. En fait, j'ai tiré la conclusion que cette partie m'a laissé insatisfait pour une raison simple : le manque d'images illustrant les exploits racontés. Je me suis retrouvé dans le même état de frustration que le petit Courant devant patienter quelques années chez ses parents sans télévision.

    Mais tout à coup, ces images arrivent. Pas exactement, celles attendues, mais celles des ascensions successives par la paire Courant-Riou du Col de la Madeleine et du Cormet de Roselend. Et c'est une bouffée d'air frais... Courant bascule en quelque sorte de l'essai au reportage et nous intéresse, à notre grande surprise, plus dans ce registre. La double montée, longue, étirée, se vit comme une étape du tour : efforts, suspense, caprices météorologiques, informations chiffrées, impondérables (glorieuse incertitude du sport : le chien sans collier Raoul va-t-il faire chuter l'un des deux amis ?)... Ensuite, nous retrouvons Gérard Courant au "Village du Tour", au matin de l'étape, en train d'interroger quelques anciens champions croisés au hasard. Ici, le goût de l'anecdote provoque le dialogue, qui en devient extrêmement vivant. Notre plaisir est alors de guetter les réactions de chacun. Peu après, Chambéry-Les Arcs se termine par des bribes de l'étape vue de la voiture du Parisien... dans le brouillard, ce qui aide à clore le film sur une jolie tonalité.

    Une personnalité se retrouve à la fois dans 2000 Cinématons et Chambéry-Les Arcs, il s'agit du cinéaste Luc Moullet. En 2000, Gérard Courant lui a consacré un portrait d'une petite heure, titré L'homme des roubines. Une roubine est une formation géologique très particulière que l'on trouve notamment dans le sud-est de la France et c'est là que Moullet est filmé, sur les lieux de son enfance qu'il ne quitte jamais vraiment, y situant même l'action de plusieurs de ses films (essentiellement  ceux de ses débuts, comme Les Contrebandières, Terres Noires et Une aventure de Billy le Kid, dont nous voyons des extraits).

    L'homme des roubines nous invite à une ascension : un lieu et une altitude, toujours plus élevée, sont annoncés et nous y retrouvons aussitôt Luc Moullet, prêt à s'adresser à nous. Encore une fois, le procédé est aussi simple que riche de prolongements et il est à la base d'un portrait d'artiste très original, fort éloigné des résultats souvent formatés que produisent ce genre d'exercice. C'est d'abord un portrait "incomplet" puisque l'on s'étonne par exemple de ne pas y trouver prononcés une seule fois les expressions "Cahiers du Cinéma" et "Nouvelle vague". Mais cette approche peu classique n'empêche pas d'obtenir un portrait "juste", et, encore moins, de piquer notre curiosité pour son sujet (ma connaissance du cinéma de Luc Moullet se limite à celle des Sièges de l'Alcazar).

    La complicité qui unit Courant et Moullet ne fait guère de doute et nous nous demandons parfois qui a décidé de telle mise en scène. Dans le regard de l'un, que l'on ne voit jamais, comme dans l'œil de l'autre, toujours au centre de l'image, brille une malice certaine. Luc Moullet, avec son débit si particulier, cultive l'art du récit et de la chute, se délectant de trouvailles déroutantes tombant en fin de phrases comme un improbable couperet. Les piques qu'il adresse aux écoles de cinéma sont l'un des signes de son indépendance farouche.

    Mais si le portrait est si réussi, c'est qu'il montre parfaitement comment un homme vit pour le cinéma. Parfaitement car simplement et, parfois, indirectement, puisqu'en parlant des roubines, de sa famille, des villages de la région ou des employés du fisc, Luc Moullet parle aussi de son art. Bien sûr, il livre également des anecdotes savoureuses de tournage et des petites leçons très pratiques de réalisation. Ainsi, comme la plupart des meilleurs documentaires sur le cinéma, L'homme des roubines nous séduit parce qu'il part du concret, du travail, des pieds sur terre, et non de la théorie.

    A voir les échantillons qui m'ont été offerts et bien que je n'oserai les désigner comme étant représentatifs de l'œuvre entière de Courant (sa filmographie étant pléthorique), j'avouerai une préférence pour ses films en apparence les plus simples (et les moins intimes, ou, plus prosaïquement, ceux où il entre le moins dans le cadre), pour ses dispositifs les moins complexes, ceux-ci se révélant paradoxalement les plus féconds. Ainsi en va-t-il du quatrième et dernier ouvrage de ce lot, 24 Passions.

    "Chaque année, de 1980 à 2003, j'ai filmé chaque Vendredi Saint la reconstitution du chemin de croix de la Passion du Christ à Burzet, un village isolé de l'Ardèche, où les villageois, depuis sept siècles, se costument pour y célébrer et perpétuer ce rite religieux." Voici comment Gérard Courant présente son film. 24 Passions a donc tout du dispositif rigide. Le cinéaste suit la procession partant de la sortie de l'église du village et se terminant au sommet du mont le surplombant. Sur son site internet, il précise que la dénivellation est de 300 mètres et que la montée dure approximativement deux heures. Le trajet est toujours le même et les différentes "stations" sont à chaque fois marquées aux endroits définis. Lors de son montage, Courant a ramené ses enregistrements annuels à des durées équivalentes, tendant à une moyenne d'un peu plus de trois minutes pour chacun (nous sommes proches de la durée d'un Cinématon et nous tenons peut-être là, avec ces trois minutes, le rythme idéal, la bonne foulée, le tour de pédale propre à Courant).

    Devant 24 Passions, mon intérêt s'est en fait glissé dans une sorte d'intervalle, ou plutôt deux intervalles.

    Le premier naît de l'étrange contiguïté enregistrée, entre un rite ancestral et immuable, effectué avec un constant sérieux par ceux qui le pratiquent, et le travail du temps, rendu sensible par l'évolution des apparences vestimentaires des spectateurs de la procession et par le vieillissement (ou la disparition) des acteurs de cette Passion (notons que tenir le rôle de Jésus semble le meilleur gage de conservation). Cette étonnante juxtaposition de deux régimes temporels est bien sûr visualisée dans certains plans, les simples accompagnateurs (et les photographes, les appareils sont en effet nombreux) se mêlant souvent aux marcheurs costumés, quelques uns, parmi ces derniers, gardant même, à l'occasion, leurs lunettes de soleil. Toutefois, l'écart qu'il met à jour, Gérard Courant nous laisse le questionner nous-même. Jamais il n'intervient, ne commente, ne fait parler un protagoniste, ne place la moindre image étrangère à son sujet d'observation.

    Le second intervalle est celui qui découle de la méthode suivie. Sous la contrainte du dispositif, on cherche les différences d'une année à l'autre, au-delà des répétitions, et intelligemment, Courant joue des deux. On note parfois le retour de telle composition, de tel cadrage, mais ce sont surtout les variations qui importent. Et nous touchons alors à la passionnante question du "faire". Car Gérard Courant, avec son film, montre tout simplement les différentes façon qu'il y a de filmer une procession, événement qui, comme tout déplacement de corps au sein d'un paysage, a un pouvoir cinématographique intrinsèque. Nous sommes donc là devant une sorte de leçon de cinéma : sur la position de la caméra, la durée du plan, la variation de point de vue que ceux-ci imposent. Courant filme en plongée ou contre-plongée (le terrain s'y prête), cadre large ou resserre sur des visages, enregistre fixement ou se place au milieu du cortège pour accompagner son mouvement, isole des pieds ou des mains, détaille les traits des acteurs ou attrape à la volée des attitudes de spectateurs, élève sa caméra vers le ciel ou la montagne. A cela s'ajoute un surprenant travail de mixage et, pour une des années, un jeu sur la vitesse de défilement des images, procédés qui apparaissent de prime abord comme des fantaisies mais qui accusent encore la pesanteur de ce temps qui passe. Ce qui est assez beau, au final, dans ces 24 Passions, et que nous pourrions prendre pour un troisième intervalle, c'est que nous voyons comment s'entremêlent la préparation et l'accident, la préméditation et l'adaptation, la technique et l'instinct du cinéaste.

     

    courant,france,documentaire,90s,2000s2000 CINÉMATONS

    CHAMBÉRY-LES ARCS

    L'HOMME DES ROUBINES

    24 PASSIONS

    de Gérard Courant

    (France / 93 mn, 74 mn, 55 mn, 75 mn / 2001, 1996, 2000, 2003 )

  • Carancho

    carancho.jpg

    ****

    Comme je l'avais laissé entendre au temps de ma note sur Voyage en famille, je regrette de ne pas prendre assez régulièrement des nouvelles de Pablo Trapero. Aujourd'hui d'autant plus, sortant de ce Carancho, occasion pour le cinéaste argentin d'ordonner une dramaturgie plus serrée qu'à l'accoutumée tout en faisant une nouvelle fois preuve d'une belle acuité dans l'observation pour aboutir au final à un pur film noir.

    Le prétexte est le fléau de l'insécurité routière en Argentine, le cadre est citadin et nocturne, le regard porté sur la société est pessimiste, les deux personnages principaux, Sosa et Lujan, sont au bord de la rupture. L'un est "carancho" ou "rapace", ancien avocat travaillant pour une compagnie illégale spécialisée dans l'arnaque aux assurances, l'autre ambulancière de nuit. Le film est l'histoire de leur rencontre.

    Deux solitudes sont emportées malgré elles dans le tourbillon exténuant et déprimant d'une société argentine qui ne semble pas aller mieux depuis les débuts de Trapero il y a dix ans de cela. Elles sont, pour commencer, mises en vis-à-vis, au gré d'un montage qui imprime au récit un rythme soutenu. L'énergie qui parcourt les séquences, le cadre choisi aidant, rappelle A tombeau ouvert, la folie et la démesure scorsesienne en moins. Dans l'optique du genre, Pablo Trapero se signale plus à nous par son habileté à progresser par à-coups, à l'aide d'ellipses radicales, dans un récit qui pourrait apparaître légèrement convenu. Nous dirions presque que c'est le montage qui donne la tonalité du film noir, alors que les plans eux-mêmes, souvent assez longs, assurent le réalisme social.

    Que leurs intentions soient honnêtes ou pas, Sosa et Lujan passent leurs nuits à recueillir, réconforter, soigner ou écouter des victimes. L'un comme l'autre sont ainsi confrontés à des morceaux de vie épars. Par nécessité ou intérêt, ils passent d'une intervention/affaire à l'autre (accepter, après avoir tenté de refuser, l'invitation à un anniversaire faite par une mère de famille reconnaissante, c'est, en quelque sorte, transgresser et passer un point de non-retour). La mise en scène traduit remarquablement cette fragmentation en ne lâchant que des bribes de ces histoires qui, bien qu'incomplètes, tissent la toile soutenant le récit principal.

    La composition des plans vise également ce but : Trapero, avec ses multiples plans rapprochés, a réalisé un formidable travail sur la surface et la profondeur, sur la distance entre le proche et le lointain, sur le net et le flou. Bâtie sur ce principe, une scène comme celle où l'on voit et on perçoit, successivement, dans le couloir puis à l'extérieur de l'hôpital, Lujan, la mère d'une victime, Sosa et ses deux anciens associés, est particulièrement belle.

    Dans l'organisation générale, comme dans le détail, le cinéaste libère une réelle sensibilité. Une scène tardive réitère de manière quasi-identique celle de la rencontre initiale mais la légère différence de position des corps et l'infime recul de la caméra font sentir le malaise qu'induit la nouvelle situation. Ailleurs, alors qu'une violence semble devoir immédiatement en provoquer une autre en retour, une pause est ménagée, un "soin" (un piqûre) est prodigué avant une étreinte douloureuse. Ainsi, il me paraît difficile de ne voir en Carancho qu'un film "efficace", même en restant sous le choc de son dénouement brutal (qui, dans l'extraordinaire enchaînement de ses causes lui-même, est d'une logique imparable, du point de vue de l'écriture comme de l'esthétique).

    Mais je ne dois pas saluer ici uniquement Pablo Trapero : Martina Gusman et Ricardo Darin sont admirables.

     

    carancho00.jpgCARANCHO

    de Pablo Trapero

    (Argentine / 107 mn / 2010)

  • Incendies

    incendies1.jpg

    ****

    Première séquence. Dans un pays non défini du Proche-Orient, un groupe de gamin se fait tondre les cheveux par des hommes en armes. Ralenti et musique de Radiohead (You and those army) à l'appui. Un film qui débute comme un clip pour Amnesty International peut-il s'en relever ? S'il fait preuve par la suite de plus d'adresse narrative et de pertinence stylistique, sans doute que oui... Mais ce n'est vraiment pas le cas d'Incendies.

    En remettant dans son cabinet québécois à deux jumeaux (fille et garçon), conformément au testament de leur mère, deux lettres cachetées destinées l'une à un père qu'ils croyaient mort, l'autre à un frère dont ils ignoraient l'existence, personnes qu'ils doivent retrouver par leurs propres moyens et sans aucun indice de l'autre côté de l'Atlantique, le brave notaire leur avoue que la démarche est un peu spéciale et très inhabituelle. Et encore ! cette entrée en matière n'est rien au regard de ce que l'enquête des deux jeunes gens et l'illustration parallèle de l'histoire de leur mère vont révéler. En effet, le récit qui suit ne va jouer que sur l'exceptionnel puis l'impensable, progressant par paliers et enfonçant une à une les portes de la vraisemblance. Dès que la quête est entamée, chaque rencontre entraîne un rebondissement et le moindre personnage croisé prend une importance démesurée par la place qu’il tient dans la mécanique du scénario.

    La position que Denis Villeneuve assigne au spectateur est problématique. Par rapport aux personnages principaux, elle varie constamment : tantôt nous sommes en avance sur eux, en train de guetter leurs réactions, tantôt nous sommes en retard, comme lorsque la fille se rappelle de sa mère, tantôt nous sommes au même point, pour entendre par exemple la révélation finale. La construction, alternant deux temporalités différentes, se veut ambitieuse mais n’est en fait qu’une lourde machinerie mal conduite par un cinéaste nous infligeant des renvois et des raccords d’une terrible lourdeur (notamment pour passer de l’histoire de la fille à celle de la mère et inversement).

    L’usage du numérique et la prédilection pour le gros plan semblent un choix de mise en scène intéressant mais nous nous apercevons vite que cela sert avant tout à pointer dans la séquence le détail signifiant qui facilitera le travail du spectateur : une croix en pendentif mise en valeur lorsqu’il faut traiter des tensions religieuses, une marque sur le talon pour reconnaître un enfant qui a grandi… L’incroyable bouleversement final est illustré à l’écran pas moins de quatre fois à la suite, dans quatre séquences successives, en quatre lieux différents : une réponse très troublante faite au frère qui commence à nous faire réfléchir, un dialogue entre les deux jumeaux autour d’une formule très parlante, un flashback explicatif sur la mère, et enfin, au cas où, sur un plan de paysage, un retour en voix off de l’homme qui avait formulé la réponse initiale et qui re-assène la vérité. Ajoutons qu’à peine plus loin, pour faire bonne mesure et être vraiment sûr que tout le monde ait suivi, la remise de deux lettres permet encore la redite. Ainsi, tout, dans Incendies, est surligné, les deux récits ne paraissant parfois exister que pour se valider l’un et l’autre (la preuve par l’image). Aucun effort ne nous est demandé, nous devons juste être réceptifs à l’émotion.

    Il y a pourtant, à mi-chemin, dix minutes assez belles, quand Villeneuve se calme un peu au niveau du sens à donner à chaque geste, chaque parole, quand les deux errances, celles de la mère et de la fille se répondent, quand seuls sont filmés leurs déplacements. Il y a pourtant un excellent gag, en un plan de quatre ou cinq secondes, construit à partir du portique de sécurité d’un hôtel, gag qui, pour une fois, dit tout avec rien. Il y a pourtant cette mort qui rôde et qui touche en premier lieu les enfants. Il y a pourtant ces deux beaux visages d’actrices.

    Mais le mélodrame viscéral est trop plombé et trop ahurissant, l’appel à la tragédie antique trop contrarié par l’approche réaliste de la mise en scène. Au-delà de l’acteur Rémi Girard, le québécois Denis Villeneuve n’a emprunté à son compatriote Denys Arcand que ses défauts et bizarrement c’est plutôt à un Alan Parker des années 2010 qu’il fait alors penser.

     

    incendies00.jpgINCENDIES

    de Denis Villeneuve

    (Canada - France / 123 mn / 2010)

     

  • Un conseil

    postmortem00.jpgAujourd'hui sort en salles le film chilien de Pablo Larrain, Santiago 73, post mortem, dont je vous ai causé en novembre dernier, ici-même. C'est exigeant, provocateur, lent, rude et froid, bref c'est tout à fait remarquable. Dès que vous en aurez fini avec Rien à déclarer, courez-y !

  • Black swan

    blackswan.jpg

    **** 

    Black swan, c'est avant tout un mélange improbable entre le documentaire sur le ballet et le thriller fantastique, la rencontre, pourrait-on dire, entre Frederick Wiseman et Roman Polanski. Rarement, me semble-t-il, l'exercice de la danse aura été montré de manière aussi juste dans une fiction. Le travail, la répétition sans fin des mêmes gestes, toujours plus épurés, l'illustration de l'axiome "danser, c'est souffrir" (et craindre le vieillissement), la hiérarchie s'établissant entre les danseuses : tout cela est fidèlement représenté. La réussite du projet, vu sous cet angle-là, nécessitait une mise en scène précise et équilibrée. Elle l'est (à quelques effets superflus près, péché mignon d'Aronofsky, j'y reviendrai), le cinéaste laissant les séquences s'installer dans des durées suffisantes. Le concours d'une véritable actrice-danseuse était également indispensable, sous peine de voir l'édifice s'effondrer à force de tricheries visuelles. Natalie Portman excelle dans les deux registres.

    A ces côtés, se tient Vincent Cassel (pas mal du tout), héritant du rôle du directeur du ballet et prenant ainsi en charge l'archétype hollywoodien de l'étranger-pygmalion troublant, manipulateur et (faussement) démiurge. Ce sont souvent ses apparitions qui provoquent les soubresauts nous faisant passer du documentaire à la fiction. Cette alternance entre les deux registres se fait de manière habile, continue, et agréable, en particulier par rapport à la gestion du rythme général.

    Le film se révèle en fait assez passionnant car on sent qu'il manque à tout moment de dérailler. Mais la forme de Black swan sied très bien à son thème, à l'idée même de ballet. Les heurts, les coups au cœur, les sursauts répercutent cinématographiquement les syncopes de la musique, les explosions gestuelles de la danseuse, les excès et l'irréalité du spectacle de danse.

    Le passage par le prisme du genre, celui du thriller donc, et l'illustration d'une trajectoire somme toute prévisible (dans sa globalité, non dans ses détails) permet de faire l'économie de lourdeurs psychologisantes. Ce versant-là du film tire notamment sa force du strict respect du point de vue qu'il s'impose, celui du personnage principal, Aronofsky ayant parfaitement retenu cette leçon polanskienne. Puisque nous voyons le monde avec les yeux de Nina, il devient logique (et assez jubilatoire) que celui-ci n'existe plus au-delà la danse et, plus précisément, de ce ballet de Tchaïkovsky qui imprégnerait tout et ferait le vide autour. Ainsi, la jeune femme se retrouve-t-elle à arpenter un hôpital bien peu animé, à monter dans un taxi dont on ne voit jamais le chauffeur, à se faire applaudir lors d'une réception par une foule d'invités dont seuls deux visages se détachent réellement, à connaître un triomphe sur la scène new yorkaise devant un public dans lequel on ne distingue clairement que sa mère... Avec Nina, à qui Natalie Portman donne mille visages (elle semble en changer d'une séquence à l'autre), nous nous aperçevons rapidement que les miroirs nous trompent, qu'ils font mine d'ouvrir l'espace alors qu'ils ne font qu'oppresser, qu'ils renvoient sans cesse des images que l'on ne veut pas voir (impressionnante scène du vieux pervers dans le métro, avec ce reflet que la vitre semble imposer à Nina qui détourne son regard).

    Bien sûr, des miroirs, il y en a quelques uns en trop dans Black swan, comme par exemple celui qui, à sa jointure, scinde le portrait du directeur Thomas au moment même où celui-ci explique la dualité de la femme-cygne dans l'œuvre de Tchaïkovsky. Darren Aronofsky ne peut apparemment pas résister à ce type d'effet, presque subliminal parfois. Mais eu égard à l'énergie et à l'efficacité de son film, je lui pardonne aisément ses débordements stylistiques et si, finalement, il ne donne peut-être pas l'impression de creuser très profond, Black swan se pose en héritier parfaitement crédible des fabuleux Chaussons rouges de Powell et Pressburger.

     

    Pour un avis radicalement opposé.

     

    blackswan00.jpgBLACK SWAN

    de Darren Aronofsky

    (Etats-Unis / 108 mn / 2010)

  • Hadewijch

    hadewijch1.jpg

    ****

    Dans les premières minutes de Hadewijch, il y a ce plan montrant l'héroïne prier dans sa chambre, au couvent. Elle est agenouillée et prend appui sur son lit placé contre le mur. Elle est cadrée de dos mais l'axe est assez décalé pour que l'on voit aussi la fenêtre sur la droite. A travers la vitre nous remarquons que la levée par une grue d'une lourde palette s'arrête soudain, laissant la charge en suspension le temps du recueillement de la jeune femme, pour ne reprendre son mouvement qu'à l'instant où cette dernière se redresse.

    Je ne comprends pas ce plan. Certes, je sens bien qu'il visualise peut-être la diffusion d'une aura, celle de cette jeune Hadewijch/Céline (selon que l'on utilise son prénom de novice ou celui de l'état civil), une fille qui veut ne laisser sa vie et son corps qu'entre les mains du Christ. Sans doute, commence-t-il aussi à tisser un lien entre deux parcours destinés à se rejoindre (celui d'Hadewijch et celui de l'ouvrier travaillant dans la cour du couvent). Mais vraiment, je ne comprends pas pourquoi il a été conçu comme cela, pourquoi il cherche à nous dire les choses de cette façon...

    Le problème que m'a posé le dernier film en date de Bruno Dumont est de taille car le plan que je viens de décrire n'est pas une exception, il est symptomatique : tous ceux qui l'accompagnent, ou presque, m'ont laissé aussi perplexe. L'auteur de La vie de Jésus est un adepte de la mise en scène frontale, captant sans apprêt des types taillés à la serpe et supposés imposer ainsi leur présence irréfutable. Or lorsqu'il montre ici un Arabe voler un scooter dès qu'il le peut, insulter les automobilistes et provoquer des accidents sans s'en soucier, on tique et on s'inquiète quelque peu. Devant ces réticences, Dumont répondrait certainement : "Mais je ne vais pas m'empêcher de filmer ces choses qui existent. Elles sont là, présentes, évidentes". Nous serions d'accord, à la  condition de ne pas en faire un cliché et de ne pas les faire suivre par d'autres clichés encore, mais il se trouve que devant sa caméra, et compte tenu de son style de mise en scène très particulier, "une" vérité devient "la" vérité. Dans Hadewijch, nous ne nous sommes pas en compagnie de personnages incarnés mais devant la Racaille, le Terroriste, la Sainte, le Ministre, la Bourgeoise et l'Ouvrier. L'idée prend toute la place et les acteurs ont toutes les peines du monde à s'arracher à la pesanteur de leurs caractères. Il est dès lors extrêmement difficile de ne pas voir dans ce film l'histoire d'une petite catholique qui se frotte à la délinquance puis au terrorisme islamique à cause de ses amis Arabes et qui revient à la vraie vie grâce à un Français issu du bon peuple.

    Sans aller jusqu'à accuser Dumont d'irresponsabilité, je trouve qu'il se dédouane trop aisément de ce qu'il filme. Ce n'est pas qu'il laisse le spectateur se positionner lui-même, c'est qu'il le laisse se débrouiller tout seul avec les images politiquement ambigües qu'il donne à voir. Je soupçonne le cinéaste de s'être dit : "Les gens vraiment intelligents sauront prendre du recul et faire la part des choses. Pour ce qui est des autres, ce n'est pas mon problème..."

    Hadewijch m'a donc mis assez mal à l'aise (ce qui est, il est vrai, parfois mieux que de susciter l'indifférence) et tout ce qui peut éventuellement échapper au trouble social et politique n'est selon moi guère plus convaincant. La présence/absence de Dieu, bien d'autres cinéastes l'ont interrogé avant Dumont, de manière plus inspirée et subtile. Le choix d'illuminer régulièrement le visage de la jeune Julie Sokolowski et, à certains moments, de projeter littéralement cette lumière émanant d'elle vers les décors qui l'entourent ne me paraît pas être un choix très heureux. Ce type d'effet, sans même revenir sur les clichés sociologiques évoqués plus haut, disqualifierait d'office tout film de cinéaste plus "populaire" que Dumont alors que celui-ci semble protégé par son statut d'auteur.

    En repensant à l'impasse de Twentynine Palms, j'ai décidément l'impression que Bruno Dumont n'est à la hauteur de sa réputation de grand cinéaste français contemporain que lorsqu'il filme sa région, lorsqu'il pousse ses acteurs à incarner réellement des personnages qui lui sont familiers, lorsqu'il ne place pas la réflexion philosophique au premier plan, comme un écran. Lorsqu'il réalise donc La vie de Jésus, L'humanité ou Flandres.

     

    Hadewijch.jpgHADEWIJCH

    de Bruno Dumont

    (France / 105 mn / 2009)

  • Le temps des grâces

    marchais,france,documentaire,2010s

    ****

    logoKINOK.jpg

    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Le temps des grâces est un documentaire qui alerte sur les dangereuses mutations qu'a connu l'agriculture de notre pays depuis les trente glorieuses jusqu'à aujourd'hui. Non, ne fuyez devant cet énoncé... ce film engagé n'est signé ni par Yann Arthus-Bertrand ni par Nicolas Hulot mais par Dominique Marchais, qui réalise ici un premier long métrage aussi complexe et intelligent dans son contenu qu'inventif et maîtrisé dans sa forme.

    Nous écoutons tout d'abord les témoignages de quelques agriculteurs travaillant aux quatre coins de l'hexagone. Ceux-ci présentent leurs exploitations, expliquent leurs méthodes de travail, se positionnent par rapport à la situation actuelle de l'agriculture en France. Leurs interventions sont montées très simplement, les unes après les autres, et sont entrecoupées de plans descriptifs des campagnes qu'a traversé Dominique Marchais au cours de son enquête. La parole des paysans se déploie largement et les relances par le cinéaste sont rares.

    Puis, progressivement, la place est laissée à d'autres acteurs de ce secteur : microbiologistes, économistes, paysagistes, chercheurs agronomes... Du cas particulier, du concret, nous passons à l'analyse scientifique, à la prospective, à une vue d'ensemble sur tout ce système qui va à sa perte, sans toutefois que ce glissement du point de vue se fasse clivant, l'existence d'un dialogue et d'une interdépendance entre ces différents corps de métier étant évidente. Chacun a sa légitimité. Le rythme des interventions devient alors plus vif, sous l'effet du resserrement des témoignages et de leur entremêlement, et les propos tenus se font de plus en plus denses, jamais soumis à la moindre simplification. Ici, pas de jugement péremptoire, pas de discours formaté, pas d'utopie écolo béate, mais une série de propos réellement "pensés". Les problématiques se précisent au fur et à mesure et en même temps élargissent l'espace de réflexion. Ainsi, sans quitter les abords des fermes et des lieux de recherche agricoles, sans dévier de son sujet, Le temps des grâces a une portée effective bien plus large et se pose, sans avoir l'air d'y toucher, en grand film politique.

    Les maux dont souffre l'agriculture moderne sont lumineusement exposés. Course à la production, pollution, épuisement des sols, uniformisation des produits et des territoires... Les aberrations découlant de choix politiques, économiques et éducatifs ineptes sont pointées. Mais parallèlement, des pistes sont défrichées pour sortir du piège. Ces solutions existent et sont relativement simples, allant de la plantation de haies à une collectivisation de terres cultivables (et non de l'activité en elle-même), en passant par la couverture des sols par des résidus de broyage de rameaux permettant leur régénération. Elles nécessitent toutefois un changement radical de politique, le passage du produire plus au produire mieux et surtout un affranchissement des diktats de l'industrie (bataille rude à mener car comme le dit si pertinemment la biologiste Lydia Bourguignon, "la nature, si on s'en sert bien, a une gratuité qui est gênante à notre époque").

    L'un des prolongements de ce faisceau de réflexions concerne le paysage et cette composante essentielle du débat a l'avantage de pouvoir fournir une matière éminemment cinématographique. Dominique Marchais compose une série de plans magnifiques apportant une respiration et des temps de pauses. Mais il ne s'agit pas alors de se repaître paresseusement de belles images. Ces plans ont une durée, un cadre, un rythme, une pulsation, et leur assemblage est dû à un montage (et un mixage) tout à fait remarquable. Un jeu s'instaure parfois entre l'image et le son : des interlocuteurs peuvent être maintenus hors-champ longtemps après qu'ils aient commencé à nous parler ou bien la bande son, si calme, peut subir une soudaine invasion bruitiste à l'entrée d'une bergerie. Les transitions d'un plan à l'autre sont toujours soignées, souvent signifiantes mais jamais appuyées ni simplement illustratives. Ces écueils sont notamment évités par la prise en compte d'une donnée toute simple : la durée nécessaire du plan qui suit l'idée énoncée précédemment.

    Prenant d'abord appui sur les propos de ses interlocuteurs, c'est donc aussi "cinématographiquement" que Dominique Marchais interroge le paysage, avec ces plans fixes de sous-bois ou de champs cultivés, ces panoramiques embrassant tout un espace et ces travellings automobiles allant d'un bout à l'autre des villages. Cette dimension fait que Le temps des grâces n'est pas seulement une enquête passionnante et minutieuse doublée d'une mise en garde salutaire (ce qui serait déjà précieux). C'est aussi un film qui montre précisément ce que c'est aujourd'hui, concrètement, physiquement, de vivre en France.

     

    tempsdesgraces00.jpgLE TEMPS DES GRÂCES

    de Dominique Marchais

    (France / 123 mn / 2010)

  • Avatar

    cameron,etats-unis,science-fiction,2000s

    ****

    Quand James Cameron fait mentir l'adage : "Mieux vaut Avatar que Jeunet"...

    Comme peu d'entre vous l'ont vu, je commence par résumer l'histoire de cet obscur film de SF qu'est Avatarte. Jake Sully est un marine privé de l'usage de ses jambes et traumatisé par la disparition récente de son grand frère. Il décide de le remplacer pour une mission scientifique autour de la planète Pandora. Mais il s'aperçoit vite qu'il est du mauvais côté, celui des salauds. En effet, son employeur est un méchant qui, grâce à l'appui logistique d'une armée de mercenaires, veut exploiter un précieux minerai sur la planète en question. Les gentils indigènes font les frais de cette folie destructrice. Ceux-ci sont très proches de la nature et ressemblent tous au champion de natation Alain Bernard mais en bleu, avec des cheveux longs électriques et une queue au-dessus des fesses. Heureusement pour lui, Jake fait partie d'une équipe soudée de gentils scientifiques qui ne tarde pas à s'opposer aux méchants mercenaires. Il se fait aussi une amie parmi les pilotes d'hélicoptère, ce qui lui sera bien utile lorsqu'il devra s'évader de la base où il a été fait prisonnier. Le truc génial, c'est que pour qu'il entre en contact avec les indigènes bleus, qu'il se fasse accepter par eux et qu'il tombe amoureux de la fille du chef, on lui a créé un avatar, un deuxième corps ressemblant à celui de ses futurs nouveaux amis (c'est émouvant car lorsque son esprit investit son avatar, il se retrouve, lui, l'homme brisé sur son fauteuil roulant, en pleine possession de ses moyens physiques, ce qui lui permet par exemple de tomber d'hélicoptère sans se faire trop mal). A la fin, les méchants mercenaires attaquent avec leurs engins de mort mais les gentils indigènes et les gentils scientifiques s'en sortent grâce à leurs flèches et aux forces de la nature. Jake, qui a quand même perdu deux copines dans l'histoire (mais ses deux copains, eux, terminent en bonne santé) finit par abandonner son corps original pour habiter pour toujours celui de son avatar.

    Avatar n'est pas un film, c'est un produit. Un produit destiné au monde entier. Un produit parfaitement lissé, issu d'une brillante maîtrise de la technologie. Ce qui est pris pour un émerveillement cinématographique n'est en fait qu'une suite de petites surprises visuelles et numériques, car pour le reste, nous surfons sur la plus prévisible des vagues écologistes (ah cette relation fusionnelle avec les animaux et les plantes, ces musiques célestes qui élèvent l'âme, ces myriades de couleurs qui glorifient la nature, ces ralentis qui font vibrer le cœur...!), nous nageons dans les pires clichés narratifs (nous savons tout de suite que le personnage de Sigourney Weaver va se révéler attachant, nous savons à quel instant le héros version bleue va tomber de "cheval" lors de son apprentissage, nous savons quelle va être la réaction de sa promise lorsqu'elle réalisera sa duperie, nous savons ce que va faire la "reine mère" quand elle s'approche menacante avec son couteau vers le héros attaché... et tout, absolument tout, est comme ça) et nous nous noyons sans avoir trouvé la planche de salut, celle que l'on nomme mise en scène (la double temporalité du récit n'apporte aucun trouble, traitée qu'elle est sur un mode d'alternance si simpliste qu'il paraît défaillant ; la grande différence de taille entre les humains et les autres ne débouche sur aucune image marquante, Cameron paraissant tétanisé lorsqu'il filme les rares plans mettant les deux espèces dans le même cadre ; la partie centrale, consacrée à la rencontre et à l'acceptation, est d'un ennui total, tandis que la partie guerrière est un mauvais décalque des travaux des aînés, de Lucas à Coppola, et de ceux de Cameron lui-même). Bref, c'est nul.

     

    avatar00.jpgAVATAR

    de James Cameron

    (Etats-Unis / 162 mn / 2009)

  • Au-delà

    eastwood,etats-unis,mélodrame,2010s

    ****

    La motivation me manquait, la fraîcheur de l'accueil réservé à ce nouvel Eastwood (*), dans la presse et sur le net, m'ayant presque découragé. J'avais tort (et je vais sûrement me retrouver bien seul).

    L'introduction d'Au-delà m'a personnellement stupéfait et je suis déjà reconnaissant au cinéaste de m'avoir fait remettre des images sur cet événement inconcevable que fut le tsunami asiatique de 2004, moi qui répugne depuis toujours à regarder les douloureux documents amateurs pris sur le vif des grandes catastrophes de notre temps. Cette reconstitution très localisée (un hôtel, une rue) et pourtant très impressionnante sera en fait le seul moment  qui, par son rythme, sa tension et son ampleur, se rapprochera du genre du thriller fantastique que le titre et l'argument d'Au-delà semblent annoncer. Plusieurs spectateurs ont été déçus de voir le film démarrer si fort pour, selon eux, s'affaisser ensuite. Peut-être attendaient-ils autre chose que ce que leur donne Eastwood : un vrai mélodrame.

    Ces premières séquences, traumatisantes, sont en fait le point de départ de la partie "française" du récit, qui en compte deux autres. Or, passée la violence du choc initial, nous constatons rapidement que cette histoire est la moins sombre, la moins dramatique des trois. De l'avis général, c'est également, au-delà du prologue, la plus faible cinématographiquement parlant. Deux ou trois séquences sont effectivement, disons, "limites". Celles des réunions chez l'éditeur, en particulier, heurtent quelque peu l'oreille par le contenu, le rythme et le ton des dialogues en français (**). Mais après tout, alors que, de notre côté, nous goûtons particulièrement les séquences du cours de cuisine italienne, il est fort possible que nos voisins transalpins les perçoivent comme une série de clichés peu supportables. Par ailleurs, Cécile de France est ici plutôt meilleure que chez Miller ou Klapisch.

    Surtout, ce segment a son utilité, celle du trépied qui assure une assise plus sûre et qui évite la prévisibilité d'une structure binaire, chose qui a été, par le passé, suffisamment reprochée à Eastwood. Un contrepoint est apporté par cette peinture d'un monde plus superficiel (celui des grands médias), aux personnages ressentant et dégageant des émotions moins directes, moins intenses. C'est une autre voie, une autre façon.

    Assurément, les deux autres histoires parallèles sont supérieures. La partie anglaise est d'excellente facture, très émouvante dans sa façon de décrire le lien indémêlable mais rompu brutalement entre deux jeunes jumeaux de la banlieue londonienne. La partie américaine est meilleure encore, scrutant sans pathos la douleur d'un Matt Damon vivant son don, celui de communiquer avec les morts, comme une malédiction. Deux séquences magnifiques de séduction sont au centre de ce récit-là. La simplicité, la franchise et la délicatesse eastwoodiennes font merveille dans ces moments d'intimité (voir la façon dont la caméra se rapproche peu à peu et isole les deux personnages amoureux du reste du groupe qui les entoure).

    Si l'on s'affranchit quelque peu de cette vision segmentée d'Au-delà, on trouve plus de subtilité et d'intelligence qu'il n'y paraît lorsque l'on se contente de soupeser les mérites de tel ou tel épisode. La construction repose sur une alternance classique que d'aucuns ont jugés trop attendue. Personnellement, c'est justement l'absence d'effets de manche dans les transitions, la rareté des croisements évidents, autres que thématiques, avant la toute dernière partie, qui me plaisent ici. Le thème, si difficile à manier, de la mondialisation passe d'abord par l'usage pertinent, réaliste, justifié, d'outils comme internet ou le téléphone portable, mais il s'efface bientôt devant l'idée de connexion. Connexion virtuelle puis "spirituelle". Mais celles-ci ne doivent pas faire oublier la nécessité d'une communication plus directe, passant en particulier par le toucher (les gestes de Damon qu'il réitère discètement lorsqu'il visite, à Londres, la maison de Dickens, auteur qu'il admire). Cette conscience donne tout son sens au dénouement.

    Je l'ai dit, l'œuvre est mélodramatique. Mais elle vise à apaiser. Elle se déploie avec une tranquilité remarquable, et cela sans asséner de message, les histoires abordées et les rapports décrits étant très différents les uns des autres. Face au deuil, à la mort, à l'après, chacun pense peut-être avoir une réponse ou une explication, mais celles-ci restent personnelles et ne sont pas érigées en règle par Eastwood. Ainsi, son film nous dit l'importance de l'individu au sein du collectif mais aussi celle de la présence aux autres, du toucher, du réel, du concret. Et l'importance de faire son deuil, d'accepter enfin de lâcher ce que l'on ne peut plus tenir entre nos mains.

     

    (*) : Accueil parfois aussi mauvais que pour le Somewhere de Sofia Coppola, mais plus "compréhensible", mieux argumenté et plus cohérent par rapport aux attentes et aux positions des uns et des autres. Bref, comme disait l'autre : ça se discute.

    (**) : Ajoutons, toujours à propos de nos oreilles, que la musique, une nouvelle fois signée par le cinéaste lui-même, n'est pas forcément très inspirée ni très bien utilisée.

     

    audela00.jpgAU-DELÀ (Hereafter)

    de Clint Eastwood

    (Etats-Unis / 129 mn / 2010)