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Film - Page 51

  • L'autobiographie de Nicolae Ceausescu

    Ujica,Roumanie,Documentaire,2010s

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    Pendant 180 minutes, Andrei Ujica nous laisse en compagnie de son Excellence Nicolae Ceausescu, Président de la République Socialiste de Roumanie. A partir de plusieurs centaines d'heures d'archives conservées par la télévision roumaine, le documentariste a réalisé un film de montage qui suit le déroulement d'un règne qui aura duré de 1965 à 1989. Le titre ne ment pas en annonçant L'autobiographie de Nicolae Ceausescu : ce que nous voyons sur l'écran est constitué exclusivement de ce que le dictateur souhaitait laisser paraître devant son peuple. L'homme adorait se faire filmer et des opérateurs attitrés le suivaient en toutes circonstances, jusque dans l'intimité familiale. Les images qui défilent sous nos yeux sont donc de propagande. Et tout l'intérêt du film d'Ujica est de montrer que celle-ci peut se retourner d'elle-même. Aujourd'hui, telles qu'on les voit, ses parades, ses envies de home movie surtout, peuvent à l'occasion faire tomber Ceausescu dans le ridicule, mais pour le cinéaste, il ne s'agit aucunement de réaliser un bêtisier. Le choix qu'il effectue pour traiter le son de son film le montre assez bien. Si une sonorisation des images est faite (musique d'ambiance, bruits de la foule, applaudissements), elle est parcimonieuse : comme paroles, seuls les discours de Ceausescu (et d'une poignée de dirigeants politiques) se font entendre, le reste n'est que silence. Lorsque l'on voit le maître du pays discuter en aparté avec tel ou tel invité, Ujica ne propose rien, n'interprète pas, ne trompe jamais. Ces plages sans bruits sont donc relativement nombreuses et nous poussent à une concentration accrue vis à vis des images qui défilent. Et peu à peu, une sorte de vertige s'empare de nous. Affleure la sensation que le sens de ces images s'échappe, qu'il est presque vain de chercher à leur trouver une signification précise puisque leur réception peu varier du tout au tout en fonction des conditions dans lesquelles se trouve celui qui les regarde.

    Andrei Ujica met à nu le dictateur en dépouillant les images de leur aura. Pour ce faire, il privilégie notamment les plans dans lesquels apparaissent des cameramen et des photographes, il va jusqu'à étirer leur durée effective par un léger ralenti afin de leur laisser une place déterminante dans ce récit de l'ascension d'un homme de propagande et de sa chute, provoquée par les images (celles de Timisoara, puis de son proçès). Et comme le sens peut échapper, d'infimes espaces de liberté peuvent s'ouvrir, même lorsque l'image est contrôlée. Ces espaces peuvent s'apercevoir dans les marges, sur les bords du cadre (tel cadrage montre soudain une réaction inattendue d'un comparse), ou bien en fin ou début de plan, lorsque la frontière entre la réalité et l'enregistrement de celle-ci (et donc, souvent, la représentation) devant la caméra est encore floue. Dès lors, les premières questions commence à tarauder : Qui filme ? Qui rend visible cette autobiographie ? Qui sont les opérateurs de Ceausescu ? Quelles sont leurs limites ? Peuvent-ils vraiment, comme le fait l'un deux à l'occasion d'une réception, jouer avec leur instrument et expérimenter dans les prises de vue ?

    Des questions, L'autobiographie de Nicolae Ceausescu ne cesse en fait d'en poser. Notre étonnement est grand face aux preuves multiples de l'adhésion du peuple à un programme, une politique, une utopie, dans la première partie du film, celle consacrée à la période pendant laquelle Ceausescu semble tout à fait fréquentable (dans une séquence surprenante, on le voit condamner avec vigueur l'intervention soviétique de 1968 en Tchécoslovaquie). Ces agitations de drapeaux et ces applaudissements interrogent d'abord par la ferveur avec laquelle ils sont exécutés. Ensuite, quand est installée la dictature (ou quand est visitée la Chine ou la Corée du Nord) et que les gestes se font réflexes, émerge le questionnement sur la liberté et le courage. A ce titre, il faut citer la séquence stupéfiante au cours de laquelle, en plein congrès du parti destiné à plébisciter une nouvelle fois Ceausescu, un vieux dignitaire communiste demande à prendre la parole et se lance dans une dénonciation des manœuvres de son leader. La salle entière se met alors à scander des "Ceausescu Président" et les caméras se refusent à revenir cadrer l'accusateur en restant sur des plans larges de la salle toute acquise à son guide.

    Pour la Roumanie, une bascule s'effectue au début des années 70. Avant, se construit avec enthousiasme un "communisme à visage humain". Après, se révèle une folie des grandeurs dictatoriale. D'une période à l'autre, le peuple est repoussé. Le point de bascule est décelable dans le film. Il se situe au moment du passage à la couleur et de l'intrusion des images de home movie. La première partie commence avec les obsèques de Gheorghiu-Dej, prédécesseur de Ceausescu à la tête du parti communiste roumain. Les images en noir et blanc sont solennelles mais vivantes. Celles en couleurs, qui arrivent donc à mi-chemin, se teintent d'une grisaille ironique et il nous semble alors qu'en ce temps-là il faisait toujours mauvais en Roumanie. D'un dynamique Swinging Bucarest, on passe à  un pays embourbé dans ses chantiers. Si les années 60 sont celles des bains de foule, de la masse mouvante qui porte littéralement ses dirigeants, dix ans plus tard s'effectue l'éviction du peuple. Le film d'Ujica montre clairement que prendre le pouvoir, c'est faire le vide autour de soi. Ceausescu se retrouve de plus en plus seul dans l'image. Lui qui touchait et embrassait tous ces gens qui le soutenaient ou qui dansait avec les jeunes femmes dans les fêtes traditionnelles commence à prendre l'hélicoptère et à ne daigner descendre dans la rue qu'à la suite de catastrophes naturelles. Il a voulu réduire le peuple à une idée, à une image sage et obéissante, celle des agitateurs de petits drapeaux bien rangés sur le bord de la route. La Corée du Nord était son modèle : spectacles grandioses inimaginables dans les stades et silhouettes rares et fantomatiques dans les rues. Mais l'homme vieillit et se tasse sous nos yeux. La routine s'installe, jusque dans les discours gavés des mêmes références au marxisme-léninisme. En 89 a lieu à Bucarest un sommet des pays du Traité de Varsovie. Les caméras nous donnent à voir les peu fringants dirigeants de ces "Républiques populaires", âgés et flanqués de leurs généraux quand ils ne le sont pas eux-mêmes comme Jaruzelski. Face à eux se tient un Gorbatchev qui est en train de tout chambouler. Ceausescu, lui, n'en a plus pour longtemps et se retrouvera bientôt dans ce petit local en province, coincé derrière deux tables d'école, aux côtés de sa femme Elena (jamais loin de son mari, depuis le début), filmé par une caméra qu'il ne contrôle plus et mis en accusation pour génocide et "mascarade". Il paraît aussi stupéfait d'être ainsi traité qu'il était comme surpris d'être tant acclamé par les foules vingt ans auparavant. La bande-son l'affirme : les applaudissements du peuple, qui étaient, au début de l'histoire, omniprésents, se sont progressivement espacés puis tus définitivement.

    Documentaire exigeant envers le spectateur, L'autobiographie de Nicolae Ceausescu a ceci de fascinant : à partir d'un matériau verrouillé, il soulève des problèmes infinis (*).

     

    (*) : Je vous invite à lire également le texte d'asketoner publié sur son blog Une fameuse gorgée de poison.

     

    Ujica,Roumanie,Documentaire,2010sL'AUTOBIOGRAPHIE DE NICOLAE CEAUSESCU (Autobiografia lui Nicolae Ceausescu)

    d'Andrei Ujica

    (Roumanie - Allemagne / 180 mn / 2010)

  • En famille (4)

    kelly,donen,oury,zep,etats-unis,france,comédie,musical,animation,50s,70s,2010s

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    Le génie de Kelly, la maîtrise de Donen, la pertinence de Comden et Green (au scénario)... Inutile d'insister sur tout cela. Mais en revoyant Chantons sous la pluie pour là énième fois, je me suis surtout dit que ce qui le rendait décidément inaltérable, c'était son double statut d'œuvre divertissante et réflexive. Le rêve hollywoodien est ici réalisé dans le sens où le spectateur, quelque soit son âge, sa culture, son humeur et son niveau de lecture, est accueilli avec la même grâce. Car ce film porte en lui son propre commentaire, tout en nous laissant libres de le lire ou pas. Gene Kelly cherche d'emblée la connivence, entrant dans le champ avec un sourire ostensiblement affiché et nous réservant, à nous seul, la vérité sur le parcours de son personnage, grâce à l'insertion d'images contredisant les propos tenus face à ses fans. Comme ils le font de l'opposition entre bons et mauvais acteurs, les auteurs s'amusent de celle existant entre "culture de masse" et "haute culture", l'intégrant à une écriture du comique qui repose notamment sur la gêne (ressort classique dans la comédie hollywoodienne, qui, ici, n'est jamais activé contre les personnages puisque le dépassement de cette gêne est aussi donné à voir, comme le montre la séquence de la fête dans laquelle Debbie Reynolds sort du gâteau et découvre dans l'assistance Gene Kelly, qu'elle vient de rencontrer et de rabrouer pour la vulgarité de son art : désarçonnée, elle se donne pourtant à fond jusqu'au terme de son numéro de music hall un peu nunuche).
    Quand nous pouvons savourer la réflexion sur le genre et l'approche historique précise, d'autres, les plus jeunes par exemple, peuvent profiter du caractère instructif du spectacle. Derrière les frasques des stars, se discerne l'hommage aux artistes et techniciens de l'ombre (dans le duo Don Lockwood - Cosmo Brown, soit Gene Kelly - Donald O'Connor, c'est bien le moins célèbre des deux, le compositeur, qui trouve généralement les solutions aux problèmes artistiques). De même, toute la machinerie du septième art est exposée, à l'occasion bien sûr de la déclaration d'amour chantée dans le studio désert mais figurant bientôt un extérieur au clair de lune magique ou encore de la balade des deux amis qui les fait passer devant plusieurs plateaux où se tournent des films de série. Par conséquent, un peu plus tard, lorsque se fait le numéro Good morning dans la maison de Don Lockwood, celle-ci apparaît comme un pur décor, avec ce faux mur de cuisine à travers lequel passe la caméra et une chute finale sur un canapé, accessoire utilisé peu de temps auparavant pour le Make 'em laugh d'O'Connor dans le studio de cinéma.
    La dernière partie du film est toujours aussi éblouissante. Peu après le fameux numéro-titre (quelles admirables variations de rythme !), vient le morceau de bravoure Broadway melody, merveilleusement détaché du reste du récit, illustration d'une idée que Don Lockwood explique à son producteur (celui-ci ayant du mal à la "visualiser" et décidant probablement de ne pas en tenir compte pour le film en cours de réalisation). La (seconde) première du film dans le film est l'occasion de dénouer l'intrigue. Kelly et Donen tirent alors un parti admirable du lieu tout en rendant un nouvel hommage au music hall. Et enfin, Don Lockwood rattrape Kathy Selden, le chant et la musique reviennent, le spectacle descend dans la salle, le cinéma est partout. Debbie Reynolds se retourne brusquement vers Gene Kelly et son visage en larmes bouleverse, que l'on soit n'importe quel type de spectateur...

    De Donen à Oury et de Kelly à Montand, la chute s'annonçait rude, mais elle fut quelque peu amortie. Le corniaud était, dans mon souvenir, meilleur que ce qu'il est réellement. Avec La folie des grandeurs, la modification de mon jugement se fait dans le sens inverse. Alors que je m'attendais à revoir une œuvre médiocre, je me suis retrouvé devant une comédie assez agréable, pas loin d'être une vraie réussite.
    Inspiré du Ruy Blas de Victor Hugo, le scénario fait preuve de consistance et ménage de plaisants rebondissements. Ainsi, bien campés sur leurs jambes, les auteurs du film peuvent glisser des anachronismes de langage ou de comportement, des pointes d'absurde, du comique plus distancié que d'ordinaire (les apartés que nous réserve Montand, la lecture de la lettre qui se transforme en dialogue avec une voix off, les clins d'œil au western italien). Les gags sont nombreux et atteignent souvent leur but.
    Le film a, de plus, une vivacité certaine. Le soin apporté à l'ensemble (décors, costumes, photographie, interprétation de qualité égale) fait que le rythme est tenu sans réel fléchissement. Les scènes d'action, souvent pathétiques dans ce genre de production, sont réalisées avec vigueur (la capture de César par Salluste, l'évasion du bagne dans le désert) et même lorsqu'elles gardent un pied dans le pastiche, elles ne tombent pas dans le ridicule. Il y a certes quelques facilités ici ou là et une musique bien faible, signée de Polnareff, mais le refuge dans un passé lointain et le relatif éloignement géographique autorise mieux les fantaisies. La mise en scène d'Oury n'a rien d'exceptionnel, les différents mouvements s'effectuant de manière assez rigide, mais tel raccord ou telle plongée ont leur efficacité.
    Le dynamisme provient de l'histoire, de l'équipe de réalisation, mais aussi et surtout, du remplacement de Bourvil par Montand. Alors que le premier restait toujours en-dessous de De Funès, encombrait parfois ses avancées, le second lui tient parfaitement tête et parvient à se caler sur son rythme effréné. Montand apporte sa verve et, par rapport à son prédécesseur, rend infiniment moins gnan-gnan les épisodes romantiques (qui sont de plus, ici, accompagnés d'une légère ironie, via le décorum ou le regard de De Funès).

    De Montand à Hallyday, la chute s'annonçait encore plus tragique que la précédente, mais elle fut en fait, elle aussi, assez peu douloureuse. D'ailleurs, j'exagère un peu. La présence de Johnny Hallyday dans Titeuf, le film est limitée, en terme de durée et bien sûr parce que nous nous retrouvons ici uniquement face à son "avatar" dessiné. Toutefois, il faut dire que ces quelques minutes du film de Zep constituent sans aucun doute le meilleur clip vidéo que nous ait jamais offert l'ex-idole des jeunes. La chose a échappé au journaliste de Télérama en charge de la critique de ce Titeuf. Dans l'hebdo, le film est descendu sous le prétexte qu'il marcherait à l'esbroufe. Trois éléments prouveraient, selon l'auteur du texte, la réalité de l'arnaque : la bande originale, l'inadéquation entre le coût du projet et son résultat et enfin le choix de la 3D. La musique est effectivement inégale (le fond étant touché avec un morceau réunissant quatre tocards de la chanson française) mais... relativement en accord avec le sujet et les personnages. Et Zep réussit quand même à placer ces vieux punks des Toy Dolls (pas n'importe où de surcroît). Le fric dépensé et la publicité accompagnant la sortie, à vrai dire, je m'en tape. Reste le problème de la 3D, à propos duquel... je ne peux me prononcer, ayant vu le film en 2D. Cela reste le seul point sur lequel je pourrai m'accorder avec Télérama car je ne vois en effet pas très bien ce que la technique peut apporter dans ce cas précis.
    Ceci étant précisé, je dois dire que, de mon côté, c'est au contraire la modestie du film qui m'a plu. Pas de voix people pour de nouveaux personnages (les aficionados, dont je ne suis pas, peuvent éventuellement se plaindre de ce manque de nouveauté), pas de translation spectaculaire du monde de Titeuf (l'amusante introduction préhistorique est une fausse piste) : on reste au ras de la rue, au niveau de la cour de récré. Le fait que Zep ait obtenu le contrôle total de sa création était sans doute, déjà, un gage de fidélité sinon de qualité. L'esprit cracra et bébête de la série et de la BD est heureusement préservé, ce qui nous vaut un festival de gros mots, de blagues pipi-caca et de pensées sexuelles idiotes. L'histoire est toute simple, ancrée dans le quotidien, juste réhaussée visuellement par les illustrations des délires de Titeuf et de ses copains. L'esthétique du film n'est pas transcendante mais quelques idées se remarquent, ainsi que plusieurs micro-gags à l'arrière-plan. La thématique abordée est celle d'un passage d'un âge à l'autre draînant ses inquiétudes. Si l'issue ne fait guère de doute (happy end pour les parents, plus en demie-teinte pour Titeuf qui doit encore avancer...), cette structure classique donne l'assise nécessaire pour un passage réussi au format long.

     

    chantons00.jpglafoliedesgrandeurs00.jpgtiteuf00.jpgCHANTONS SOUS LA PLUIE (Singin' in the rain)

    de Gene Kelly et Stanley Donen

    (Etats-Unis / 103 mn / 1952)

    LA FOLIE DES GRANDEURS

    de Gérard Oury

    (France / 108 mn / 1971)

    TITEUF, LE FILM

    de Zep

    (France / 87 mn / 2011)

  • Le fossé

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    Si, parmi les films s'attachant à décrire un univers concentrationnaire ayant existé, Le fossé est l'un des plus pertinents et des moins contestables, il le doit tout d'abord à la spécificité du lieu. Le camp de rééducation maoïste de Jiabiangou, en activité du début des années 50 à 1960 (date du récit), est situé dans le désert de Gobi. Une poignée de baraques y abritait les responsables. Les prisonniers, eux, se contentaient de s'entasser dans des dortoirs creusés sous terre. La situation géographique et le climat faisaient, apparemment, qu'une délimitation stricte n'était pas nécessaire et que le nombre de gardiens pouvait être réduit au minimum. Ces caractéristiques servent le film qui peut éviter plus facilement que d'autres les écueils de ce type de reconstitution, liés à la gestion des foules et des moyens techniques qui peuvent paraître inappropriés et gênants en la circonstance. La clandestinité du tournage, sur le territoire chinois, concourt pareillement à la sobriété et à la crédibilité absolue du récit.

    Mais dire cela n'enlève rien au mérite propre du cinéaste tant la validité de son film tient aussi à son approche du sujet et à ses parti pris de mise en scène. Sans surprise, Wang Bing, auteur du fort réputé A l'ouest des rails, exerce son œil de documentariste, organise des séquences souvent pas ou peu dramatisées, privilégie les plans longs, observe et restitue les faits. Il tourne autour des notions d'étirement et de répétition : le travail quotidien des fossoyeurs rythmant les journées du camp comme il rythme la narration.

    Cette observation à bonne distance n'est pas synonyme de neutralité esthétique. Wang Bing utilise l'architecture rudimentaire des dortoirs, constitués d'une rangée d'une douzaine de lits accolés les uns aux autres, pour travailler la profondeur de champ. Au fond du plan, se déroulent des actions, se distinguent des mouvements ou de simples gestes. Par quelques ouvertures en hauteur, des rais de lumière complètent encore l'organisation visuelle. Passant en surface, l'œil se perd dans l'horizon et voit les silhouettes disparaître. Les hommes s'engouffrent dans les dortoirs-tombeaux. Ils sont avalés par la terre. Cet enfouissement renvoie à plusieurs choses : à la fabrication du film lui-même, au refoulement de la mémoire, à l'effacement des traces du passé, au devenir poussière de l'homme. Celui-ci, dans ce camp, ne travaille même plus et reste sur son lit, affamé. Sous les couvertures, il n'est plus qu'une forme.

    Wang Bing filme les gestes quotidiens, la vie de camp dans ce qu'elle a de plus prosaïque. Et il filme l'extraordinaire, l'incroyable, l'insoutenable, qui paraissent presque irréel ou fantastique (la nuit, les galeries souterraines...). Il s'arrête aussi entre ces deux pôles, pour des scènes mettant en avant, un peu artificiellement, un peu brutalement, des récits sous forme dialoguée ou incorporée à l'action. Sans doute est-ce là un léger défaut du film, rendu voyant par la succession marquée des séquences, assemblées par larges blocs.

    Cela n'entame toutefois pas la cohérence de l'organisation générale (Le fossé débute par l'arrivée d'un groupe et se termine sur des départs), ni la force de la mise en scène. On en retient par exemple ces saisissants plans séquences d'entrées dans les trous aménagés, la continuité du mouvement entre l'extérieur et l'intérieur provoquant un violent changement de lumière. Et l'on remarque que, même si ces prisonniers ont une (très) relative liberté de circulation dans le camp, jamais la caméra n'effectue de déplacement dans l'autre sens, celui de la sortie... à une exception près, pleine de sens.

     

    wang,hong-kong,france,histoire,2010sLE FOSSÉ (Jiabiangou)

    de Wang Bing

    (Hong-Kong - France - Belgique / 110 mn / 2010)

  • Ha Ha Ha

    Hong,Corée,2010s

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    Avec Ha Ha Ha, Hong Sang-soo continue de façonner son œuvre de cinéaste de l'intime et, plus précisément encore, des récits de l'intime. Il prend cette fois-ci comme point de départ la rencontre de deux amis, leur conversation se transformant en deux récits distincts mais convergents et dont le déroulement en alternance va donner le film lui-même. Les deux hommes racontent chacun l'histoire qu'ils ont vécu en un lieu commun, un petit port coréen, à la même époque, et auprès des mêmes personnes, mais sans que l'un ne soit jamais conscient de la présence de l'autre sur les lieux.

    Comme à son habitude, Hong Sang-soo fait preuve d'une grande subtilité narrative. L'argument ne donne pas lieu à une débauche d'effets de mise en scène accentuant les croisements et les échos se faisant au fil de ce double récit. Un trouble léger s'installe bien avec les reprises de certains cadrages, de certaines postures, de certaines situations, mais le procédé n'est jamais appuyé et se remarque à chaque fois comme par accident. De même, le sentiment de resserrement et d'augmentation progressive des points de rencontre entre les deux récits est intelligemment provoqué, entre autres, par la diminution de la durée des intermèdes au présent (le repas bien arrosé des deux amis), jusqu'à disparaître souvent, sur la fin, ne faisant lien d'une histoire à l'autre que par le maintien d'un très bref dialogue en off.

    Le film a le charme de ses interprètes. Un charme étrange, reposant tantôt sur la pudeur, tantôt sur la crudité et le débordement (balancement que l'on peut dire lié à l'état d'ivresse, régulièrement décrit ici). Un charme un peu désuet aussi, dans les attitudes, dans quelques dialogues, dans des choix techniques comme l'accompagnement musical ou le recours au zoom (ces zooms semblent parfois mal assurés, or, il est évident que cet effet, destiné sans doute à accentuer le réalisme, est volontaire, la place qui leur est assignée dans la séquence étant toujours extrèmement précise). Un charme, enfin, légèrement intermittent, qui agit au gré de l'intérêt que l'on porte aux différentes scènes, certaines étant très belles, d'autres plus banales et longuettes.

    Nous avons donc là un film fort agréable et particulièrement intelligent, mais... Je n'avais pas croisé la route de Hong Sang-soo depuis la sortie de La femme est l'avenir de l'homme et je m'aperçois que sept années et cinq titres plus tard, rien n'a changé. J'aurai pu écrire, à deux ou trois détails près, la même chose en 2004, époque à laquelle je jugeais déjà ce que je venais de voir à l'aune du film précédent, que lui-même etc... Ainsi, l'élève Hong Sang-soo est un bon élément qui a toujours la moyenne, qui, apparemment, ne rend jamais de copie vraiment renversante mais qui ne fait jamais de faute non plus. La correction de ses devoirs est très facile et la note qu'on lui donne ne varie qu'en fonction de notre état d'esprit du moment, ou peu s'en faut. La femme est l'avenir de l'homme m'avait plus séduit que Turning gate ou La vierge mise à nu par ses prétendants, alors que les qualités et les défauts respectifs étaient comparables. Ha Ha Ha est long de près de deux heures, ce qui me semble être au moins une demie de trop et, notamment pour cette raison, il rejoint plutôt, pour moi, les deux derniers titres cités plutôt que le premier, même si l'écart est, je le reconnais, difficilement mesurable.

     

    Hong,Corée,2010sHA HA HA (Hahaha)

    de Hong Sang-soo

    (Corée du Sud / 115 mn / 2010)

  • Everyone else

    everyoneelse.jpg

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    Un couple de trentenaires allemands se déchire lors de vacances en Sardaigne.

    La mise en scène de Maren Ade est d'une modernité tempérée (longueur des séquences, agencement de blocs, moments sous-dramatisés) et d'une audace mesurée (bavardages existentiels, violence rentrée, crudité sexuelle relative). Ses acteurs sont compétents et tentent de se débrouiller avec ces mots un peu lourds tournant autour du besoin d'être aimé. La lumière naturelle est belle et les maillots de bain sont de sortie. Le film est en fait moins sexy que ne semble l'annoncer son affiche.

    Le problème ne réside pas là mais dans les personnages et dans le propos véhiculé en douce, choses qui font d'Everyone else une œuvre particulièrement déplaisante.

    Lorsque l'on fait l'autopsie d'un couple, l'âge des protagonistes est important. Et c'est un couple dans une situation particulière que Maren Ade choisit de placer sous son microscope : il est en construction, fraîchement formé "officiellement" semble-t-il, comme à l'essai sur cette période de vacances. Ne pas décentrer son regard, se concentrer sur le quotidien, naviguer entre le silence et les grandes phrases, alors que le couple étudié a peu de poids, peu de passé, demande un sacré talent que Maren Ade, manifestement, n'a pas. Les coups bas, volontaires ou pas, que se portent les deux personnages laissent indifférents car ils les engagent si peu, ils viennent de nulle part, ils ne tirent pas toute une vie commune derrière eux. Et ils sont nombreux : mensonges, omissions, tromperies, mesquineries, méchancetés gratuites... Difficile de s'attacher à ces deux enfants gâtés, architecte génial et chargée de relations chez Universal. Deux êtres à vif, deux êtres se sentant à la marge. Et Maren Ade de nous faire un chantage à l'originalité...

    Mais il y a pire : il y a un jugement permanent sur tous les autres (everyone else). Le couple principal est certes montré sous ses mauvais jours mais sa place dans le récit, centrale sinon exclusive, lui permet d'être épargné puisque plus approfondi. Les autres n'ont pas cette chance. Evoqués dans un seul dialogue (les gens au camping-car), absents (les parents), aperçus rapidement (un couple de touristes un peu plus "simples" croisé dans la rue) ou plus déterminants pour la dramaturgie (le couple d'amis "installés" et attendant un bébé), tous voient leurs goûts et leurs modes de vie méprisés plus ou moins ouvertement. Alors que, à voir la tension qui parcourt certaines séquences, nous pouvons nous attendre, à travers cette radiographie du couple, à ce que nous découvrions au final le portrait au vitriol d'une classe, nous sommes au contraire forcés d'épouser ce regard supérieur et dédaigneux, nous restons au même niveau, du même côté.

    Ajoutons que le dernier quart d'heure propage l'idée de manipulation des êtres jusqu'à abuser le spectateur lui-même par une série de coups de force émotionnels, ce qui n'a pas vraiment pour conséquence d'atténuer notre envie de rejeter ce film.

     

    everyoneelse00.jpgEVERYONE ELSE (Alle anderen)

    de Maren Ade

    (Allemagne / 119 mn / 2009)

  • Pina

    wenders,allemagne,documentaire,2010s

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    Dire tout d'abord que les images de la représentation du Sacre du printemps, telle qu'elle est filmée par Wim Wenders, ont constitué la plus stimulante expérience cinématographique qu'il m'ait été donné de vivre ces derniers mois.

    C'est ainsi que débute Pina, le film hommage du cinéaste à la célèbre chorégraphe du Tanztheater Wuppertal, Pina Bausch, décédée en 2009. Et déjà, d'une part, nous sommes plongés au cœur de l'art de la danse tel que l'a conçu cette femme, d'autre part, la pertinence du choix de la 3D éclate sous nos yeux. Le travail sur la profondeur et la netteté des contours des corps, des vêtements et des objets que permettent cette technique la rende particulièrement appropriée à la mise en scène d'un ballet, l'œil passant en effet du groupe au soliste, de l'arrière plan au devant, sans heurt, en captant la même intensité, en bénéficiant de la même définition. Nous pensons alors appréhender le mieux qu'il est possible ce qui se joue sur scène, en chaque endroit et à chaque moment.

    Pina est organisé comme une succession de représentations au théâtre, de séquences dansées en extérieurs et de témoignages de danseurs (ainsi que de quelques images d'archives). A mon sens, la 3D selon Wenders n'est jamais aussi convaincante que lorsqu'elle investit un espace artificiel, celui de la scène, donc, avec son fond dépouillé, monochrome ou sans couleur. La 3D ne génère pas un surcroît de réalité, comme veut nous le faire avaler la publicité. Elle n'incite pas au toucher : s'il y avait caresse, le contact ne se ferait que sur une surface plane et lisse, une strate. Cette image est en effet constituée de couches successives, propriété qui renvoie au passé du cinéma et de la vidéo, aux superpositions diaboliques de Méliès, aux tentatives de films en relief, aux transparences hollywoodiennes classiques ou aux expériences d'un Zbigniew Rybczynzki. Wenders sait prendre en compte cette idée de trucage et s'en amuse au détour d'une séquence montrant une danseuse aux bras exagérément musclés ou d'une saynète autour d'une "maison de poupée".

    Dans son art, Pina Bausch faisait  bouger les lignes et tomber les frontières. Elle faisait, aussi, tomber les lignes : chez elle, les corps ne cessent de chuter, tout en continuant, même à terre, à danser. Wenders lui emboîte le pas. Ne se limitant pas à faire danser aux carrefours, dans le métro aérien ou près des cours d'eau, il cherche à travailler la géométrie des plans. Des cadrages se font au ras du sol, des plongées donnent le vertige, des images s'emboîtent les unes dans les autres, et toujours,  grâce à la 3D, la profondeur est sondée. Les éléments du plan sont découpés si nettement, la séparation entre les couches est si visible, qu'il semble impossible de passer de l'une à l'autre. Et pourtant, avec fluidité, les corps voyagent dans cet espace sans effort, les points de références pour l'œil ne cessent de changer, provoquant parfois une étonnante perception des proportions. Les envols eux-mêmes s'en trouvent suspendus plus longuement, plus facilement. En extérieur, ces effets se ressentent avec moins d'évidence. Toutefois, voir danser la troupe hors les murs, ce n'est pas une manière de se frotter plus vigoureusement au réel. Quoi de plus irréel, en effet, que ces séquences là ? La danse, comme tout art, n'est qu'une image, une représentation, un reflet du réel.

    Avec Pina, le cinéma s'occupe donc de la danse, avec les moyens qu'il faut mais sans se départir d'une agréable simplicité. Un écran de cinéma apparaît au fond de la scène, un projecteur, un chariot, des rails évoquent la machinerie du 7ème art. Des effets de montage, fusionnant plusieurs personnes en une seule lors de la pièce Kontakthof, permettent de visualiser ce qui ne pouvait l'être sur scène. Des lieux, des compositions, des gestes, font écho à d'anciens films de Wenders. Réjouissons-nous que tout cela soit débarrassé, miraculeusement, de la dimension moralisatrice accompagnant souvent les réflexions habituelles du cinéaste sur les images.

    La lourdeur d'une chape, il est certes possible de la ressentir à un autre niveau. Les propos tenus par les danseurs, dans des inserts brisant parfois de façon gênante l'élan des séquences de ballet, paraissent dans un premier temps trop exclusivement flatteurs envers la disparue. Ces interventions ne semblent guère permettre de mettre en valeur autre chose que le regard perçant de la chorégraphe et sa capacité à révéler ses danseurs à eux-même, deux qualités rappelées ici à l'envi. Mais on peut voir ces séquences d'un autre œil et les entendre d'une autre oreille. Tout d'abord, Wenders ne s'en sert pas dans un but didactique. Son film n'est pas une leçon d'histoire de l'art, il donne simplement à voir la singularité de l'œuvre de Pina Bausch. Les bouleversements qu'elle a provoqué sont sur l'écran et il n'est pas utile qu'un commentaire vienne nous rappeler le travail radical sur le corps, les vêtements et le décor. Les phrases que prononcent les danseurs ne sonnent donc pas comme des explications, mais comme des messages. Pina est un tombeau, au sens du poème écrit pour un défunt. Il y a un côté fiction dans ces intermèdes, ces mots étant visiblement mûrement choisis et écrits. De plus, ces femmes et ces hommes sont présentés de la même manière, en train de prendre la pose, leur parole ne venant qu'en off, comme en pensée. Filmés ainsi, ils ressemblent aux anges des Ailes du désir. Non nommés, ils forment une sorte d'armée ailée au service de la déesse Pina.

    Depuis vingt ans, Wim Wenders traversait le cinéma en fantôme. En disparaissant, Pina Bausch l'a fait renaître.

     

    pina00.jpgPINA

    de Wim Wenders

    (Allemagne - France - Grande-Bretagne / 106 mn / 2011)

  • Essential killing

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    ****

    Dans le désert, un combattant islamiste est capturé par l'armée américaine. Après interrogatoire, il est transferé vers une base militaire au nord de l'Europe. Étant parvenu à s'évader, il doit alors survivre dans une nature hostile, avec les soldats à ses trousses.

    Essential killing est un étrange film, pas facile à appréhender et produisant de drôles d'effets. Parfois impressionnant mais inégal, voire maladroit par endroits, il est aussi déroutant dans sa façon de partir d'un sujet fort pour mieux s'en éloigner ou, du moins, ne pas donner lieu à une interprétation trop évidente. A l'entame, la description de la machine de guerre anti-terroriste américaine, via les camps illégaux de type Guantanamo, peut laisser penser que la question politique innervera tout le récit. Mais on peut tout aussi bien se dire, déjà, que Skolimowski, bien qu'il renverse audacieusement le point de vue habituel en se plaçant du côté du (présumé) terroriste, ne fait justement là qu'une simple description d'un fait. De toute manière, le sous-texte politique est rapidement évacué, le cinéaste empruntant d'autres voies que celle ouverte en premier.

    L'homme que l'on va suivre dans cette épreuve est un homme sans nom, sans voix et (presque) sans passé. Même s'il est caractérisé par sa religion, son aptitude au combat et son statut de coupable aux yeux des Américains, il finit par représenter bien autre chose que le taliban poursuivi : l'Homme qui lutte pour sa survie. Dès lors, Essential killing prend une dimension mystique. En premier lieu, l'omniprésence des animaux et notamment des chiens, dans une nature à la végétation endormie, tire l'ensemble vers le surnaturel. Ensuite, notre homme, à l'allure étrangement christique, manque de mourir à plusieurs reprises, et semble à chaque fois "ressusciter", cela avant un dénouement que je ne dévoilerai pas mais qui ponctue le parcours fort logiquement. Enfin, il est intéressant d'étudier sous cet angle les multiples retournements de situations et autres faits du hasard qui permettent la poursuite du périple de l'homme traqué. Si Skolimowski nous fait épouser aussi étroitement le point de vue de ce dernier, il faut alors, sans doute, essayer de voir les choses comme lui. Et pour ce croyant, ces événements surprenants sont probablement beaucoup moins des coïncidences heureuses que le résultat d'une action divine. A l'image cela se traduit seulement par quelques regards tournés vers le ciel, par cet homme ayant placé ses espoirs et son destin dans les mains de Dieu, mais cela me semble suffisant pour emprunter ce chemin mystique. Ce faisant, il n'y a plus de raisons de trouver invraisemblables un accident de fourgon blindé, un incident technique sur un hélicoptère, le passage d'une femme à vélo etc...

    Ce mysticisme prégnant n'empêche cependant pas que le film soit éminemment concret. La mise en scène peut même se faire assez rêche. Adepte de longue date (en fait, depuis ses débuts) de la caméra subjective, Skolimowski y a recours une nouvelle fois ici encore. Le procédé est utilisé au début et ce choix peut se défendre : l'immersion, la tension, l'identification sont ainsi facilitées. Dès lors qu'il s'agit de prendre de la hauteur par rapport au sujet, Skolimowski n'y fait plus appel. Cependant, les quelques plans concernés m'ont légèrement gêné. J'ai senti là qu'un déséquilibre du rythme et de la vision était provoqué, bien plus que lorsque s'intercalaient des plans faisant basculer le point de vue, pris depuis les hélicoptères des chasseurs. Dans ce second cas, le basculement soudain renforce le propos métaphorique alors que dans le premier, l'insertion paraît plus facile et moins riche de sens. A travers la caméra, être avec le fugitif, à ses côtés, aurait, à mon sens, suffi et nous n'avions nul besoin de nous sentir de temps en temps, si artificiellement, "dans sa peau".

    Ces excès stylistiques ne sont pas les seuls. D'inutiles flashbacks sur le passé, plus ou moins fantasmé, du "héros" viennent encombrer la route. Il y a également, dans une scène citée partout, un plan insistant sur des grosses jambes féminines écartées qui rend l'instant, déjà marquant, résolument malsain. Mais plus généralement, une fois la menace militaire écartée, les rencontres avec quelques locaux laissent perplexe, les nouveaux types de relations entretenus peinant à trouver véritablement leur place dans l'architecture du récit. Les vingt dernières minutes accusent ainsi une chute évidente.

    Je n'ai pas parlé jusque là de Vincent Gallo. Il est très bien (que l'on n'entende jamais sa voix sert à rendre crédible le personnage, contrairement à ce qui se passe avec celui, secondaire, d'Emmanuelle Seigner, Skolimowski, en en faisant une muette, tirant alors trop à la ligne). Toutefois, lorsque des adorateurs le trouvent ici, et encore une fois, absolument "génial", je crains qu'ils ne s'aveuglent quelque peu en regardant leur astre et qu'ils ne pensent voir quelque chose qui ne se trouve absolument pas dans le film, la performance de l'acteur étant certes remarquable mais essentiellement, et pour ne pas écrire exclusivement, physique.

     

    essentialkilling00.jpgESSENTIAL KILLING

    de Jerzy Skolimowski

    (Pologne - Irlande - Norvège - France - Hongrie / 83 mn / 2010)

  • Le secret des poignards volants

    zhang,chine,aventures,2000s

    ****

    Je reconnais volontiers ne pas être très compétent en wu xia pan (le film de sabre chinois) et dès que je vois des gens se battre dans les airs en voltigeant de bambous en bambous, j'ai tendance à souffler en gonflant les joues, ce qui suffira certainement à disqualifier d'entrée cette note aux yeux des connaisseurs. Parmi les quelques noms associés au genre que j'ai pu croisé jusque là, je ne vois guère que deux exceptions à la règle qui veut que je m'ennuie profondément devant ce type de spectacle : King Hu (A touch of zen, Raining in the mountain) et Tsui Hark (essentiellement les deux premiers Il était une fois en Chine, ce qui me fait croiser les doigts en attendant l'imminente sortie de son Detective Dee). Le secret des poignards volants (le titre international, plus adéquat, est House of flying daggers, ce qui me fait dire que, maison pour maison, je préfère la House of jealous lovers, même si cela n'a absolument rien à voir) est la deuxième incursion de Zhang Yimou sur ce terrain après un Hero (2002) qui partagea beaucoup plus la critique et avant une Cité interdite (2007) qui ne se rattachera au wu xia pan que par intermittences. Ce dernier film m'avait laissé plutôt... interdit et, même si Hero me reste inconnu, la découverte de ce Secret... consolide mes deux sentiments : le genre ne m'est pas très souvent agréable et le cinéma de Zhang Yimou est à circonscrire strictement aux années 90.

    Si, concernant cette période, ma préférence va à ses œuvres les plus réalistes (Qiu Ju, une femme chinoise, Vivre, Pas un de moins), je ne fus pas forcément insensibles aux charmes formalistes de certaines autres (Epouses et concubinesShanghai triad). A ce formalisme, Le secret des poignards volants est totalement assujetti. Assurément, Zhang Yimou est un décorateur hors pair et un coloriste éblouissant, mais sur cette surface brillante, tout glisse et tout paraît vain, à l'image des dernières séquences durant lesquelles se succèdent des tonalités chromatiques différentes (du vert au blanc, bientôt taché de rouge). Le film est idéal pour l'exercice de la capture d'écran (celle-ci est d'autant plus facile que les ralentis numériques abondent), mais rendu à son mouvement, il redevient cet objet lisse et sans réel intérêt.

    Les séquences agitées contiennent tout d'abord, mal contemporain, trop de plans. Pourtant, nous dirions que parfois, il en manque... lorsque le montage escamote le mouvement pour rendre possible à l'image les actions qui ne seraient guère réalisables dans la réalité. Les combats alternent de façon bien monotone avec des moments plus calmes. Le tempo est ralenti par les intermèdes romantiques, la plupart du temps organisés en simples  champs-contrechamps (et dans les séquences "érotiques", malheureusement, Zhang Ziyi ne cesse de se contorsionner pour ne rien montrer à la caméra).

    Dans l'histoire qui nous est contée, tous les personnages sont doubles. Cette duplicité est d'abord un enjeu "policier" (Le secret des poignards volants est en quelque sorte un Infernal affairs en kimono, Andy Lau faisant d'ailleurs le lien entre les deux films) avant de devenir un enjeu amoureux. La question de la sincérité de chacun est ainsi le seul moteur de l'intrigue alors que le film semble annoncer en introduction de tortueuses manigances à l'échelle d'un empire. Au sein de celui-ci, un pouvoir corrompu lutte contre un clan rebelle et insaisissable, dont on nous dit au début et sans jamais y revenir par la suite qu'il dépouille les riches pour donner aux pauvres. Sur la durée de deux heures, seuls quatre personnages seront en fait distingués, les autres étant réduits à des silhouettes virevoltantes ou expirantes sous les lames. De plus, les vraies/fausses trahisons qui se succèdent ne font jamais l'effet du coup de tonnerre : elles laissent indifférent puisque dès les premières scènes nous est laissé le temps d'imaginer à l'avance tous les revirements dont chaque personnage semble capable, les attitudes paraissant vite trop loyales pour être honnêtes et l'intrigue étant si simple. Les acteurs, débitant des dialogues conventionnels au possible et filmés avec le plus grand sérieux, ne parviennent jamais à transcender leur statut de figure désincarnée au service du genre. L'esthétisme du cinéaste, poussé à l'extrême, et l'évolution mécanique du récit achèvent de rendre l'ensemble inutile à mes yeux.

     

    Zhang,Chine,Aventures,2000sLE SECRET DES POIGNARDS VOLANTS (Shi mian mai fu)

    de Zhang Yimou

    (Chine - Hong-Kong / 119 mn / 2004)

     

  • Les mille et une nuits

    pasolini,italie,erotisme,70s

    ****

    En regardant Les mille et une nuits, j'ai eu l'impression que Pasolini cherchait à se placer dans la modernité cinématographique en repassant par le primitif. Adaptant un récit mythique, il ne l'actualise pas mais, en quelque sorte, "l'archaïse" par un traitement frontal et un appel direct à la croyance du spectateur. Peut-être même Pasolini voulait-il faire un film qui aurait pu être destiné à ceux qui écoutaient ces contes dans les temps anciens, un cinéma des siècles premiers...

    Aujourd'hui et maintenant (comme en 1974 ?), il me semble que la tentative échoue car l'organisation, si brutale, de la matière vient trop souvent jouer contre l'idée même de récit et de narration. L'absence totale de transitions entre les plans, le hiatus existant parfois entre les prises purement documentaires et les compositions soutenant la fiction, les trucages volontairement (?) basiques (et assez laids) rendent l'avancée chaotique. Ce "primitivisme" trouve bien sûr une résonance dans le style de jeu demandé par le réalisateur. Pleurer ou rire, pleurer et rire : l'acteur pasolinien en est souvent réduit à cela et, qui plus est, souvent à contretemps, et, encore une fois, sans transition d'un état à l'autre. De plus, on observe tout au long du film une disjonction entre le corps et la parole. Cela est évidemment dû à la nécessité de doubler les acteurs non-italiens mais la démarche de Pasolini va bien au-delà puisque régulièrement, des phrases entendues ne raccordent sur aucun mouvement de bouche. Il y a là, entre image et texte, un écart assumé mais qui, personnellement, me gêne. De fait, les passages les plus satisfaisants sont pour moi les moins bavards, à l'image de l'épisode népalais.

    De celui-ci, et de quelques autres, émane une certaine étrangeté, sensation qui m'a rendu ce troisième volet de la "trilogie de la vie", malgré les importantes réserves que je viens de formuler, moins pénible que le deuxième, les sinistres Contes de Canterbury. A cette qualité, il faut en ajouter d'autres. Les nombreux paysages traversés sont particulièrement beaux et l'intégration des figurants y est plus naturelle que dans le film précédent. Toujours par rapport à ce dernier, l'absence de paillardise et de vulgarité est appréciable. Il faut noter toutefois que Pasolini, avec le temps, continue d'aller plus loin encore dans la crudité des images érotiques mais, paradoxalement, celles-ci choquent moins ici. C'est que la sexualité, même si elle peut être, en certaines occasions, vecteur de cruauté (jusqu'à la mutilation), semble globalement plus apaisée, plus harmonieuse, plus lumineuse (elle peut cependant déranger encore aujourd'hui mais pour une raison liée à l'évolution de notre regard, depuis les années 70, sur la sexualité des plus jeunes : pour ces scènes, Pasolini filme souvent, dans Les mille et une nuits, des adolescents). Enfin, dernier élément atténuant ma sévérité, le récit, entre quelques passages assez ennuyeux, ménage quantité de relances inattendues puisqu’il reste fidèle au principe originel de l’emboîtement des histoires contées. Il nous est ainsi, dans la dernière partie, presque impossible de nous repérer, de savoir à quel niveau nous nous situons exactement et combien de boîtes gigognes nous avons ouvert.

    Devant ces Mille et une nuits, j’admets donc plus facilement les beautés intermittentes de ce cinéma-là et je comprends un peu mieux que pour certains, il soit d’une grande importance, mais, étant maintenu à trop grande distance pas ce style heurté, je ne parviens toujours pas à les rejoindre dans leur admiration pour le Pasolini des années 70, cinéaste qui, décidément, ne m’attire réellement que par ses œuvres de la décennie précédente.

     

    Milleetunenuits.jpgLES MILLE ET UNE NUITS (Il fiore delle mille e una notte)

    de Pier Paolo Pasolini

    (Italie - France / 130 mn / 1974)

  • 14 heures

    14h.jpg

    ****

    Trouvant sans doute là le moyen de nous causer dans la même note de deux affaires qui lui sont chères, le cinéma et le rock, notre confrère Mariaque, taulier du blog The hell of it, s'est mis dans la tête de chroniquer mensuellement un clip vidéo sous forte influence cinématographique. A lire sa première sortie, il a bien fait. Analysant la mise en images d'un tube de Placebo, il nous renvoie au modèle avoué : le film à suspense de Henry Hathaway, 14 heures.

    Ce beau film, assez méconnu nous semble-t-il, nous l'avions vu en 2006 et nous saisissons l'occasion de vous livrer, sans aucune modification et pas plus de gêne, les quelques lignes que nous avions griffonné à l'époque, alors que l'idée saugrenue d'ouvrir un blog ne nous avait même pas encore effleuré.

     

    14 heures tient de la gageure : unité de temps (du matin au soir), de lieu (une chambre d'hôtel, la corniche de la façade, la rue en bas) et d'action (un homme veut sauter et la police new-yorkaise veut l'en empêcher). Et Hathaway réussit l'impossible, grâce à un réalisme admirable.

    Réalisme technique. Le film privilégie les extérieurs réels et limite au maximum les transparences et autres trucages avec la ville à l'arrière-plan. Les plans cadrant les acteurs sur la corniche rendent la sensation de l'air, du vent et de la lumière naturelle.

    Réalisme des gestes. On remarque la prolifération des gestes anodins et habituellement gommés : le policier Dunnigan qui frotte sa jambe ankylosée, ces mains qui agrippent constamment les personnes qui se succèdent au bord du vide pour raisonner le malheureux...

    Réalisme psychologique. Les explications de la tentative de suicide sont données une à une, de la mère castratrice au dégoût de soi. Hollywood a souvent la main lourde lorsqu'il faut exercer dans ce registre. Ici, le discours psychologisant est parfaitement justifié par la présence d'un psy obligé de simplifier ses propos à destination de ceux qui viennent aider le jeune et désespéré Robert.

    Réalisme de la narration. Les chutes de rythme sont compensées par le caractère choral que prend le récit, grâce aux mini-intrigues se nouant dans la rue et dans l'hôtel (une rencontre amoureuse, un pasteur illuminé). Des scènes sont "gratuites", parfois très brèves, semblant coupées avant leur fin (les journalistes régulièrement virés par la police, souvent en plein milieu dune discussion).

    Un réalisme réhaussé bien sûr par un montage, des variations d'angles et d'échelles remarquables.

     

    14h00.jpg14 HEURES (14 hours)

    de Henry Hathaway

    (Etats-Unis / 92 mn / 1951)