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Film - Page 50

  • Vietnam, année du cochon

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    En choisissant comme entrée en matière quelques images de guerre sans commentaire et entrecoupées de larges passages au noir, Emile de Antonio plonge le spectateur directement dans le vif du sujet. Mais ce faisant, il entraîne sur une fausse piste, celle de l'essai documentaire et du film expérimental, car se met en place, aussitôt après cette introduction saisissante, un ouvrage très classiquement construit, et pour ainsi dire, pédagogique.

    Vietnam, année du cochon, film réalisé "à chaud" en 1968, a eu un fort retentissement, aux Etats-Unis et en Europe. Privilégiant une approche historique et factuelle, œuvrant dans un registre sobre, se gardant d'épouser les formes de la propagande, il n'en est pas moins clairement pacifiste et anti-colonialiste. C'est un film-dossier qui réunit les pièces pour tenter d'amener le spectateur à la réflexion et à l'adhésion de sa cause. Emile de Antonio assemble, le long d'un fil chronologique, des extraits d'entretiens donnés par des spécialistes et des images d'archives et d'actualités. Le rythme est relativement rapide, les différents discours très découpés et les intervenants nombreux (militaires, diplomates, journalistes, universitaires, sénateurs...). L'éloignement de l'événement et le peu d'aide apporté par les incrustations présentant les personnes font que des noms, des fonctions et quelques autres éléments avancés ne nous évoquent pas grand chose. Mais la remise en perspective est instructive, les auteurs revenant sur l'histoire récente de l'Indochine et désignant comme date-pivot celle de la chute de Dien Bien-Phu. Entre images fortes (comme celles, tristement célèbres, de l'immolation d'un moine bouddhiste lors d'une manifestation contre le régime de Ngô Dinh Diêm) et instantanés glaçants (ce gradé louant ses soldats, "a sacred bunch of killers"), Emile de Antonio déroule calmement son exposé, s'essayant à peine à quelques contrepoints musicaux pour accompagner des déroutes françaises ou américaines. En termes de cinéma, c'est donc avant tout et presque uniquement l'intelligence de la démonstration qui est remarquable. On gagne en compréhension ce que l'on perd en émotion et en puissance esthétique.

    Mais Vietnam, année du cochon est aussi de ces quelques films dont la réception diffère radicalement d'une époque à l'autre. Aujourd'hui, après avoir vu tant d'images du conflit (profusion dont la date de réalisation du film ne permettait pas encore de rendre compte), ce documentaire provoque deux effets, non prévisibles en 1968, de valeurs opposées. Le premier, "positif" (si l'on peut dire), c'est la sensation que la conduite de la guerre au Vietnam par les Américains, ainsi mise à jour, est menée sur des chemins qui seront plus tard allègrement repris, par l'Occident en général, pour diriger d'autres interventions : soutien plus ou moins affirmé à des régimes impopulaires et autoritaires (ici celui de Diêm), diabolisation de l'adversaire, occultation de vérités historiques (comme la spécificité du communisme de Hô Chi Minh, forgé dans le nationalisme et la lutte contre l'impérialisme), légitimation de l'action engagée par l'aide à l'accession du peuple à la liberté (masquant la méconnaissance, voire le mépris envers celui-ci), provocations militaires déguisées en ripostes défensives, engrenage menant des bombardements de "cibles militaires" au "search and destroy"... Le second, "négatif", c'est la frustration que provoque la brièveté de certaines interventions (pourquoi convoquer un déserteur pour si peu ?). La polyphonie, alliée au sérieux du travail, parut sans doute nouvelle, pertinente et féconde à l'époque mais elle a ouvert la voie à une esthétique du reportage télévisé dont on constate chaque jour les navrantes dérives à travers ces compilations de témoignages agrégés à toute vitesse et ne laissant place à aucun déploiement véritable de la parole. Cela dit, il est évident qu'Emile De Antonio, en instruisant en 68 son dossier-documentaire, avait d'autres considérations...

     

    Film visible gratuitement (avec quelques autres) jusqu'au 30 juin sur la plateforme MUBI, dans le cadre d'un partenariat avec la Semaine de la Critique du festival de Cannes.

     

    vietnamcochon.jpgVIETNAM, ANNÉE DU COCHON (In the year of the pig)

    d'Emile de Antonio

    (Etats-Unis / 103 mn / 1968)

  • Minuit à Paris

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    Amour(s), nostalgie, création, magie : les thèmes abordés dans Minuit à Paris ne sont pas nouveaux pour Woody Allen mais leur présence conjointe devait assurer un certain confort. Malheureusement, le charme agit peu et l'opus se révèle plus que mineur. Beaucoup de choses ne fonctionnent pas cette fois-ci, alors que le sujet était plutôt prometteur.

    Le casting est peu enthousiasmant, et pas seulement du côté français. Par contraste, Owen Wilson donne l'impression de s'en sortir assez bien dans le registre, difficile, du mimétisme allénien. Alors que se réalisent les premiers basculements de réalité, il offre de fort jolis instants de suspension et d'hébétude. Le problème est que Woody Allen lui impose de les prolonger indéfiniment, dans un film qui va ainsi rester constamment dans cet entre-deux. Ce flottement peut être, ailleurs (y compris dans d'autres œuvres du cinéaste), payant, mais ici, il dévitalise totalement l'ensemble. D'une part, le va-et-vient entre deux époques ne produit pas une grande tension en termes de récit. D'autre part, si l'on voit les aventures nocturnes du Gil Pender campé par Wilson comme le fruit de son imagination, on s'étonne qu'il soit si peu acteur de ses fantasmes (alors que le cinéma d'Allen s'était fait, ces derniers temps, assez sexy, Minuit à Paris manque cruellement de désir et de sensualité). De même, si son esprit est capable de convoquer tous les grands noms d'artistes fréquentant le Paris 1920, pourquoi ne s'emballe-t-il pas pour nous entraîner dans une spirale vertigineuse ? A un moment, la canne de Salvador Dali entre dans le champ pour tapoter son épaule, mais tout doucement. On peut voir dans ce plan le principal défaut du film : un sérieux manque d'audace et de rythme (mon camarade Timothée a sans doute trouvé le meilleur titre de note de l'année au moment d'écrire sur Minuit à Paris : La machine à remonter le temps et à ramollir le tempo).

    Allen a voulu recomposer le monde parisien à la lumière des connaissances populaires. Comme il n'est pas un imbécile, son introduction, dans laquelle il présente un à un les endroits les plus célèbres de la capitale, il l'étire à l'extrême, en allant jusqu'au bout de la chanson de Cole Porter qui la porte, et parvient ainsi à dépasser le cliché. Ensuite, il donne une vision rêvée d'une époque et de ses artistes. Le choix est pleinement assumé et justifié par la psychologie du héros mais cela ne suffit pas pour effacer l'impression du catalogue simpliste et poussiéreux (malgré deux ou trois idées un petit peu amusantes comme lorsque Pender souffle à Buñuel l'idée de L'ange exterminateur).

    Par ailleurs, comme dans les Woody Allen les moins réussis, le moraliste fait passer son message avec trop d'insistance. Ici, il s'agit de prendre garde à ne pas perdre le lien avec le présent, de profiter sans s'abîmer dans la contemplation d'un passé idéalisé. Ce danger, les dialogues ne cessent de le pointer, et ce dès les premières scènes (la fiancée qui reproche constamment à Gil de "vivre dans le passé"). Plus loin, ce sont encore les dialogues qui gâchent l'idée, séduisante bien qu'attendue, du "saut dans le temps dans le saut dans le temps", à coups d'explications bien inutiles. Enfin, j'ajouterai à mes griefs la platitude de certaines scènes. Celle de la rencontre entre Gil et Adriana (Marion Cotillard), par exemple, n'est qu'une suite de champs-contrechamps sans âme. Dès lors, j'en viendrais presque à rejoindre, provisoirement, les vieux détracteurs du cinéaste en avançant qu'ici, Woody Allen en dit trop et n'en montre pas assez.

     

    minuitaparis00.jpgMINUIT À PARIS (Midnight in Paris)

    de Woody Allen

    (Etats-Unis - Espagne / 100 mn / 2011)

  • Sound of noise

    simonsson,stjarne nilsson,suède,comédie,2010s

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    logoKINOK.jpg

    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    A l'origine, il y a ce court métrage de 2001, devenu fameux depuis, Music for one apartment and six drummers. Six individus s'introduisaient dans l'appartement d'un vieux couple pour y jouer quatre morceaux de musique à la seule aide des objets qu'ils trouvaient dans chaque pièce. Sound of noise en est un prolongement, une extension aux dimensions d'un long métrage. Les enjeux sont donc évidents : il s'agit d'étoffer sans étouffer, de grandir sans trahir.

    L'idée de la performance décalée est conservée, mais au lieu d'être étirée, elle est démultipliée, constituant ainsi un tempo en quatre temps forts pour autant de pièces musicales. Sur un plan narratif, tout le travail a donc consisté à faire tenir celles-ci ensemble. C'est une trame à tendance policière qui a été retenue, les six percussionnistes se voyant offrir ici un adversaire en la personne d'Amadeus Warnebring, un inspecteur d'inspecteur perturbé dans sa prime jeunesse par son apprentissage de la musique au sein d'une famille de chefs d'orchestre. Ce traumatisme ayant généré chez lui une véritable phobie musicale, les variations cocasses peuvent s'enchaîner et la pâte sonore peut être travaillée au-delà des séquences de concert ou de répétition.

    Le talent de nos six activistes est de moduler le bruit des outils et matériaux usuels pour en extraire tout le potentiel musical. Entre leurs mains, l'ustensile devient instrument. Ainsi, la frontière entre bruit et musique devient flottante. Pour autant, le but n'est pas de brouiller la perception ni de créer un chaos (si destruction il y a, elle est toujours accidentelle), mais d'aiguiser l'ouïe, de séparer et de classer attentivement. Là se niche la raison d'être du gag récurrent et progressivement amplifié de la perte d'audition sélective du policier. Celui-ci n'entend plus le moindre son émanant d'un objet ou d'une personne touchés ("joués") par l'un des musiciens qu'il traque. L'idée paraît absurde mais elle ne l'est pas plus, en définitive, que l'argument initial du récit.

    On trouve matière à rire, au moins à sourire, dans ce film signé par un duo assez doué pour croquer avec vitalité des saynètes-sketchs et assez imprégné de l'univers de la musique pour se mettre dans la poche les amateurs (au prix de quelques facilités, pas forcément désagréables, comme ces petits gags sur les batteurs). Le "terrorisme" musical décrit ici permet d'opérer un déplacement humoristique de toute la machinerie narrative soutenant habituellement les récits policiers et plusieurs effets plaisants découlent de ce décalage. Préservons-en les surprises et bornons-nous à évoquer l'un des plus évidents et des plus efficaces, à un stade avancé de l'histoire : se promener en ville avec un instrument de percussion devient plus répréhensible, aux yeux des gardiens de l'ordre, que porter une arme.

    Toutefois, au cinéma, l'excellence dans la vignette s'accompagne aussi, souvent, de difficultés à assurer le maintien d'une ligne narrative ferme. Et Sound of noise peine effectivement à intéresser de manière égale sur toute sa durée, en dehors des performances musicales. Celles-ci représentent les pics du film. L'éclatement sonore produit est bien répercuté par le montage, vif et précis. Pour éviter une éventuelle lassitude, ces séquences sont par ailleurs habilement entrecoupées par des astuces illustrant la théorie du "grain de sable enrayant la machine" chère au genre policier.

    L'importance des moyens convoqués par les six musiciens lors de leurs happenings marque une progression logique, le terrain de l'action passant d'un lieu très limité dans l'espace (une chambre d'hôpital) à la ville entière. Notre inclinaison personnelle pour le rock de chambre plutôt que de stade explique-t-elle que la jubilation ressentie diminue d'une étape à l'autre ? C'est aussi que l'ampleur technique s'accompagne d'un élargissement du propos et des thématiques. Du coup, les cibles visées par le groupe rebelle, devenant nombreuses et difficiles à discerner, finissent par être perdues de vue. L'utopie devient vague (la paix de l'âme par le silence ?), son accès, conventionnel (l'amour).

    La pensée n'est donc pas si subversive que cela, pas plus que la mise en scène n'est dévastatrice. Mais Sound of noise possède cette faculté, appréciable, de nous faire dodeliner de la tête par mimétisme, à la suite de Miss Sanna Persson, joli cerveau du commando, dès que celle-ci lance son métronome dans sa première scène. Et l'envie revient à chaque fois que l'on entend quelqu'un lancer : "1, 2, 3, 4 !" (en suédois).

     

    soundofnoise00.jpgSOUND OF NOISE

    de Johannes Stjarne Nilsson et Ola Simonsson

    (Suède - Danemark - France / 98 mn / 2010)

  • Quatre (autres) films de Gérard Courant

    courant,france,documentaire,science-fiction,80s,90s

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    Trois mois après la première, une deuxième promenade dans la filmographie du cinéaste Gérard Courant, toujours grâce à ses aimables envois, et un modeste soutien au projet pharaonique de Cinéma(ra)t(h)on du Dr Orlof...

    Qu'est-ce que Cinématon ? Un film ou des films ? Du cinéma ou de l'archivage ? Une fois que l'on a salué comme il se doit cette entreprise unique en son genre, il s'avère aussi difficile de juger un numéro particulier qu'un florilège de ceux-ci. Car l'objet est multiforme et ses déclinaisons possibles sont infinies (l'avenir permettra-t-il de se faire soi-même son collier de Cinématons favoris ?). Ensuite, on remarque rapidement que la qualité que l'on prête à un Cinématon dépend de très nombreux facteurs, dont certains peuvent lui être totalement extérieurs. Certes, quelques uns, par leur esthétique ou leur originalité de conception, "parlent d'eux-mêmes", mais dans la majorité des cas, l'intérêt suscité peut fluctuer selon notre connaissance du sujet filmé, la place octroyée dans la série visionnée, le contraste provoqué par le rapprochement avec les numéros voisins, ou bien, tout simplement, comme le démontre l'expérience actuelle du Dr Orlof, notre état physique et psychologique. De plus, les "cinématonés" ne s'engagent pas tous dans l'aventure de la même façon. Il y a ceux qui jouent et ceux qui s'efforcent d'être, ceux qui se cachent et ceux qui s'exhibent.

    Mais d'ailleurs, qui est "l'auteur" d'un Cinématon ? Gérard Courant en est le réalisateur, le garant technique. Il enregistre sans intervenir, l'œil collé à son viseur, jusqu'à être parfois "victime" (lui ou son matériel) des débordements de ses sujets. Gérard Courant est tel un opérateur Lumière de 1895. Le cadre, le plus souvent fixe, l'absence de son et le grain de l'image donnent un aspect primitif à ces courts métrages de trois minutes chacun. La démarche est directe (une seule prise continue et pas d'échappatoire, sauf à sortir du cadre), ce qui induit une évidente mise à nu du modèle, même brève, même au sein des Cinématons les plus élaborés et les plus scénarisés. Dès lors, tout peut arriver. Hormis les contraintes techniques imposées par Courant, il n'existe pas de règle. Le spectateur passe alors par tous les états.

    25 Cinématons de cinéastes célèbres est une compilation regroupant des portraits filmés entre 1980 et 1992. On croise donc Joseph Losey qui discute, John Berry qui reste immobile et fixe la caméra, Marco Bellocchio qui ne sait quoi faire, Daniel Schmid qui montre des photos d'Ingrid Caven ou de Fassbinder, Margarethe Von Trotta qui fait la gueule, Jonas Mekas qui boit un verre. Qui retient notre attention ? Aimer un cinéaste, ce n'est pas forcément aimer son portrait. Godard, Wenders, Fuller, Monicelli, par exemple, ne font pas grand chose : leur présence se suffit-elle à elle-même ? En revanche, si Terry Gilliam fait le pitre, il joue plutôt habilement avec les limites du cadre. Manoel de Oliveira laisse son visage être sculpté par la lumière, Carlo Lizzani montre une fausse coquetterie sympathique, Volker Schlöndorff cuisine avec simplicité et Maurice Pialat semble d'abord agacé de devoir poser devant la caméra avant de lâcher quelques sourires entre les mots échangés avec, on l'imagine, Gérard Courant. Le Cinématon de Nagisa Oshima est très étrange. L'homme est assis, impassible et bien habillé, devant une baie vitrée, et dans son dos ne cessent de passer des estivants en maillot de bain. Deux réalités séparées s'affichent. De toutes ces contributions, celle de Fernando Arrabal est la plus originale et la plus travaillée. Délirante, elle prend en compte les contraintes de temps (avec un jeu autour de chronomètres) et de fixité du cadre (un tableau est mis en mouvement en arrière-plan) pour imposer une répétition absurde et burlesque. Et même l'imprévu y a sa place lorsque l'une des cinq lunettes portées par Arrabal tombe accidentellement !

    25 Cinématons insolites est une autre sélection thématique, encadrée par le manifeste punk de F.J. Ossang et une auto-mutilation destroy de Laurent Piketty. Dans ce registre-là, ma préférence va plutôt au Cinématon de l'artiste Else Gabriel, véritable petit film d'horreur avec visage maculé, regard vide et rat sur l'épaule. De même, les farces de Roland Lethem (et son visage malléable) et de Jean-Pierre Bouyxou (qui se transporte dans un film coquin du début du siècle) m'ont moins séduit que l'humour naturel de Jacques Monory. Dans un Cinématon, instaurer un suspense intelligent, graphique ou scénique, semble un gage de qualité. C'est le cas par exemple chez Dominique Noguez qui écrit sur son visage ou chez Boris Lehman qui dissimule le sien derrière des feuilles de papier manuscrites. Mais les Cinématons les plus remarquables sont généralement ceux qui interrogent, bousculent, transcendent ou accusent les contraintes du dispositif. Autant un visage insondable et immobile peut ennuyer, autant un cadre soudain vidé (Patrick Poivre d'Arvor quittant son bureau) ou obstrué (le noircissement de la surface du plan par le peintre Ernest Pignon Ernest) peut intriguer, voire fasciner (à la condition qu'il y ait un avant et un après l'évidement ou le remplissage). Le cinéaste belge Jean-Jacques Andrien a une belle idée : prendre avec un Polaroid deux photos, de lui et de Gérard Courant, et les laisser se développer alors qu'il quitte le champ. La durée du film devient alors celle de l'apparition photographique. Gérard Vaugeois procède, lui, à une mise en abyme : face à un miroir renvoyant l'image de la caméra de Courant, il présente (de manière légèrement bordélique) une série de photographies de "cinématonés" célèbres. En fait, le dispositif du Cinématon est tellement simple qu'une seule petite idée peut provoquer un résultat remarquable. Ainsi, Markus Imhoff, cadré de haut en train de nager dans une piscine, par ses mouvements transversaux, crée une dynamique interne inhabituelle. De même, un cadrage serré sur Christian-Marc Bosséno, immobile, s'accompagne d'un défilement flottant et étrange de l'arrière plan : nous sommes en effet sur un bateau longeant le port de Cannes. Terminons cette évocation avec le plus beau Cinématon, du point de vue estéhtique, de la série proposée. Ce n'est pas celui d'Alain Fleischer, dont les flashs très espacés font plutôt mal aux yeux, mais celui du musicien Eric Gérard. Ses jets de peinture sur une vitre balayée par une lumière stroboscopique produisent un superbe effet.

    Parmi les récidivistes du Cinématon, l'un des plus réguliers est Joseph Morder. L'homme appartient à la même famille que Gérard Courant, celle des "filmeurs", selon l'expression d'Alain Cavalier. Pour Courant, dresser un portrait plus détaillé de celui qui, depuis 1967, réalise avec sa caméra un "journal intime filmé", semblait donc s'imposer. Ainsi naquit Le journal de Joseph M. Comme souvent, le documentaire épouse la forme du travail du sujet principal afin de mieux en rendre compte. Il s'organise donc autour de deux pôles nommés fantaisie et quotidien. On s'amuse de la plupart des sketchs inventés, en particulier ceux, savoureux et fort bien "joués", mettant en scène Morder et son égérie Françoise Michaud. Les Cinématons consacrés à Joseph M. démontraient d'ailleurs que ce petit bonhomme au visage expressif savait, dès ses débuts, attirer le regard et se mettre le spectateur dans la poche par son humour. Ici, entre deux saynètes, il dialogue avec naturel et pertinence avec Dominique Noguez, Alain Riou ou Luc Moullet, le jeu des questions-réponses éclairant bien sa démarche artistique. Reconnaissons toutefois que l'escapade filmée à Bruxelles nous a paru moins intéressante. Est abordée là la dimension la plus intime du travail de Morder, à travers des retrouvailles avec quelques amis. Proposant moins de réflexions sur la pratique, cette partie peut paraître légèrement "excluante" (Morder utilisant par exemple le mot "Morlock", invention de langage qui n'est pas expliquée dans le film mais seulement dans l'un des bonus l'accompagnant). Mais nous aurions mauvaise grâce à reprocher à Gérard Courant ce détour puisque l'intime est au cœur même du projet du sautillant Joseph Morder.

    Arrivant à la hauteur du quatrième et dernier titre de ce lot, nous quittons (à première vue seulement) les rives du documentaire pour entrer dans la fiction (plus précisément : la science-fiction), celle des Aventures d'Eddie Turley.

    Dans un futur indéterminé, Eddie Turley, agent secret travaillant pour les Pays Extérieurs, enquête sur les inquiétants événements ayant cours à Moderncity, mégapole dirigée par un Roi tenant la population sous sa coupe et recourant à tout l'arsenal totalitaire, de la surveillance à l'élimination des citoyens. Suivi par la Ministre des Images et agent double Mariola, le héros parvient à détourner les clichés que prend celle-ci et à rendre ainsi compte à ses supérieurs de l'angoissante réalité des choses.

    L'intrigue n'est, dans ses grandes lignes, pas foncièrement originale. La réalisation l'est en revanche beaucoup plus. En effet, ce film n'est constitué que d'une série de photographies, environ 2400 (ce sont en fait des photogrammes issus de la pellicule utilisée lors du tournage, ce qui ajoute à l'étrangeté du procédé (*)) et c'est le montage de ces images fixes qui crée le mouvement. Sur celles-ci se posent la seule voix d'Eddie Turley (en réalité celle de l'écrivain Hubert Lucot), des sons d'ambiance, une bande originale épatante (mélange de nappes de progressif, de plages synthétiques et d'expérimentations post-punk). Comme s'intercalent également des cartons semblant extraits d'un journal intime, le tout forme un écheveau relativement complexe au regard de la simplicité du principe de départ.

    Le récit progresse à un rythme étrange, par à-coups, ménageant plusieurs pauses et bifurquant à de nombreuses reprises. En plein milieu, trois ou quatre phrases et autant d'images suffisent à raconter une arrestation, un long séjour en prison et une évasion. Ici, il est plus affaire de sensations que d'actions et la scène la plus marquante est celle qui se rattache le moins à une réalité tangible (une lutte magnifique de Turley dans et contre un espace de couleurs, en noir et blanc bien sûr). Contant une sombre histoire et revalorisant avec une belle sensibilité les rapports humains (amoureux, notamment), le film n'oublie pas pour autant de faire sourire. L'humour y est discret mais présent. Une bagarre est vue comme un combat de boxe officiel, des sigles sont savoureusement détournés (les Compagnons du Roi Secret font respecter l'ordre et face à Moderncity se dresse l'Union des Républiques Suicidées et Saccagées) et, parmi les quelques connaissances croisées ici, Joseph Morder, malgré la brièveté de ses apparitions, n'a pas à en faire des tonnes pour être irrésistible dans la peau du Professeur Morlock.

    Mais il se passe surtout quelque chose de vraiment étonnant avec ces Aventures d'Eddie Turley. Le cinéaste a ramené des images des quatre coins du monde, de Berlin à Montpellier, de l'Inde au Canada. On y reconnaît par exemple, sans effort, Paris ou New York. Par conséquent, se posent plusieurs questions. Comment peut-il se faire qu'une succession d'images purement documentaires, de prises de vue des villes et des principaux personnages s'y déplaçant, au sein d'espaces jamais modifiés, serve de support à une histoire de SF totalement cohérente ? Comment une image quelconque peut-elle véhiculer un suspense, une angoisse ? Car enfin, une image fixe et muette ne dit rien d'autre que ce que nous voulons lui faire dire, nous, ses spectateurs... Gérard Courant donne une réponse qu'il n'est certainement pas le premier à formuler mais qu'il est toujours bon de rappeler : le sens nouveau naît de l'articulation de ces images les unes avec les autres et de l'adjonction d'une bande son adéquate faisant office de liant. L'illusion est à ce prix et, dans ce cas précis, le noir et blanc aide à l'unification des sources d'images et à la création d'une ambiance particulière.

    Dans ce film, l'image d'un taxi new yorkais ou d'un CRS parisien relève d'une simple réalité tout autant qu'elle nourrit un récit original (souvent, elle va même au-delà, puisqu'elle peut signaler par exemple la permanence d'un pouvoir oppresseur). Il n'y a donc pas désamorçage ou parasitage, il y a addition. Lorsque le héros nous présente successivement ses trois contacts féminins dans Moderncity, nous sommes informés, nous assistons à l'établissement de l'un des socles sur lesquels repose le récit, mais, dans le même temps, nous admirons une série de portraits de belles femmes prenant la pose ou s'activant avec grâce devant l'objectif de Gérard Courant.

    On trouve chez ce cinéaste un jeu constant entre archaïsme et modernité. En passant par le premier, la forme peut atteindre à la seconde, ou, tout au moins, la pertinence de ce choix d'expression n'est pas démentie. Notons par ailleurs l'existence d'une autre tension, entre le geste expérimental et la notation pédagogique. Je l'avais déjà avancé dans ma première note : les travaux de Courant passionnent souvent par leur façon de montrer, plus ou moins directement, la "fabrique cinématographique" (et en bon et honnête "pédagogue", notre homme cite ici ses sources d'inspiration pendant le générique de fin, d'Orwell à Godard).

    Finalement, on éprouve une certaine émotion à voir la transfiguration de ces visages et de ces corps, le dépassement du simple statut documentaire des images et l'ouverture vers l'imaginaire obtenue avec si peu. Partant d'une telle histoire, avec les mêmes limites budgétaires, il est difficile d'imaginer, quelque soit le talent de l'auteur, un résultat probant si le film avait été réalisé en couleurs et en prises de vue animées classiques. Nous aurions eu bien du mal, je pense, à échapper au bricolage et à la blague de potache. Peut-être n'aurait-ce pas été déplaisant mais l'ampleur n'aurait certainement pas été la même. Telle qu'elle est, l'œuvre ne dépare pas aux côtés d'autres OVNI du cinéma français comme Le dossier 51 de Michel Deville ou La jetée de Chris Marker.

     

    (*) : lire à ce sujet les explications du cinéaste données lors d'un entretien qu'il reprend sur son site internet, ici.

     

    courant,france,documentaire,science-fiction,80s,90s25 CINÉMATONS DE CINÉASTES CÉLÈBRES

    30 CINÉMATONS INSOLITES

    LE JOURNAL DE JOSEPH M.

    LES AVENTURES D'EDDIE TURLEY

    de Gérard Courant

    (France / 100 mn, 120 mn, 58 mn, 90 mn / 1993, 1993, 1999, 1987)

  • The tree of life

    Malick,Etats-Unis,2010s

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    Quel jugement puis-je porter, moi, perdu, retrouvé, puis perdu à nouveau ?

    Es-Tu là ?

    Guide-moi dans Ton Œuvre.

    Aide-moi à penser et à trouver les mots.

    L'expérience fut vécue, mais en retrait, souvent, trop souvent.

    Mais oui, quelle musicalité, quel montage, sensoriel. Ces images ne raccordent pas et restent pourtant inextricablement liées.

    Ta caméra flotte.

    Des bribes de vie, uniquement. Des bribes qui s'assemblent encore et encore.

    Une Mère aimante, un Père rigide, des Frères. Une famille. La Famille. Et Dieu qui est dans tout.

    Le temps passe, les temps s'entremêlent. 1950-2010. Et cela dure, cela dure... Rien de classique dans Ta manière de raconter. Tu tiens, Tu tiens, fier, magnifique et démonstratif.

    Des voix off chuchotées. Des phrases, pesées, espacées.

    Cinéma-poème, cinéma-confesse, cinéma-prêche.

    En contre-plongée, l'Homme grandit et le ciel affirme sa présence. L'Humain, la Nature et le Grand Ordonnateur dans le même plan.

    Parfois, au milieu du cinéma de poésie, brièvement, un cinéma de prose. Pourquoi ? Pourquoi ces petits îlots narratifs au milieu du torrent ?

    Quelle ligne traces-Tu, quel est Ton dessein ? Le chaos d'abord, puis la naissance de notre monde, la théorie de l'évolution. Et le retour à l'humain pour l'histoire d'une vie, jusqu'à l'au-delà.

    Big-Bang alors.

    2001, Atlantis, Ushuaïa Nature ? L'Odyssée de l'espèce : tunnel narratif au cœur de Ton Œuvre qui l'est si peu, de toute façon.

    De la matière gazeuse à la cellule. De la bactérie au dinosaure.

    Grandeur de la Nature : le tyrannosaure épargne le parasaurolophus sur le bord de la rivière, à l'exact endroit, sans doute, où Tes soldats, franchissant la Ligne rouge, s'entretueront.

    L'enfant (re)paraît. Il grandit.

    Le tunnel m'a laissé les oreilles bourdonnantes et les yeux piquants. C'est encore laborieux. Il me faut du temps. Celui de l'enfance. Je commence à me reprendre à l'arrivée de l'adolescence. D'autant mieux que Tu me parles enfin sans détour. L'émotion était là, mais elle n'avait jamais vraiment éclos. Alors que maintenant, les gestes, les regards et les paroles s'inscrivent enfin dans du réel. Du récit, mais au bout de combien de temps ? Je ne sais plus. Cette histoire est belle pourtant, ce mélodrame est fort. Il y a tant de choses à lire dans le regard de ce garçon. Trente ? Quarante ? Soixante minutes ?... de cinéma, non pas à la Hauteur, mais à la bonne hauteur...

    D'autres, très grands, et Toi aussi, en d'autres temps, ont préféré n'atteindre à l'universel qu'après avoir patiemment détaillé le particulier. Sûr de Ta force, Tu as décidé d'en commencer tout de suite avec l'Immensité, et, suivant un étrange mouvement, de la délaisser un instant pour mieux y revenir, bien sûr, pour clore Ton discours.

    Car retour vers les sommets asphyxiants il y a bien, in fine.

    Passage. Porte. Au-delà. Larmes. Musique.

    Ton cinéma est déjà, naturellement, métaphysique et magnifie depuis toujours la moindre parcelle du réel. Lui laisser prendre à bras le corps le Grand sujet, c'est le rendre excédentaire et emphatique.

    Je le vois bien : plus Tes films s'élèvent, plus Ton cinéma ploie.

    Je ne T'entends pas.

    Tu ne m'as guère aidé.

    Existes-Tu vraiment ?

     

    A lire, parmi tant d'autres, trois textes plus sérieux et plus assurés : sur 365 jours ouvrables, sur Fenêtres sur cour, sur La troisième chambre.

     

    Malick,Etats-Unis,2010sTHE TREE OF LIFE

    de Terrence Malick

    (Etats-Unis / 138 mn / 2011)

  • L'étrange affaire Angélica

    oliveira,portugal,fantastique,2010s

    ****

    Si le fantastique est l'intrusion du surnaturel dans le monde réel, il naît par conséquent du déplacement et du décalage. L'étrange affaire Angélica est donc un très grand film fantastique.

    Le récit débute avec la visite d'un inconnu à un jeune photographe amateur, Isaac, au cours d'une nuit pluvieuse. Celui-ci est invité dans un vaste domaine à faire le portrait mortuaire d'une jeune femme. Dans ces premières scènes, Oliveira s'évertue à donner à certains éléments de l'image une valeur de signes annonciateurs et souvent inquiétants : une colombe, un regard appuyé derrière une vitre mouillée, une statue indiquant une direction. Mais l'étrangeté s'installe également par des moyens plus subtils. La progression est fluide, les enchaînements cohérents, et pourtant, il y a déjà comme un décalage produit par les raccords. Il arrive que le contrechamp ne semble pas appartenir tout à fait à la même réalité que le champ. L'effet est frappant dans la série de plans qui poussent le héros de sa chambre à la vigne travaillée par les ouvriers sur l'autre versant. C'est une force indéfinissable qui donne l'impulsion, le respect d'une continuité par le traitement de l'espace et de la lumière ne semblant pas primordial.

    Cela n'a rien d'une erreur ou d'une faiblesse. Le travail effectué sur la lumière, qu'elle soit naturelle à l'extérieur ou issue d'une source électrique à l'intérieur, est prodigieux. Dès les premiers plans, la nuit s'impose comme étant véritablement ténébreuse, emprisonnant les personnages qui la traversent avec précautions. Seuls des points lumineux s'extraient, soit de manière très vive, soit presque imperceptiblement, mais restant toujours cernés par le noir. Les plans d'Oliveira sont des tombeaux. Le dernier donne à voir la fermeture de volets. C'est la fermeture du caveau, du cercueil, de la boîte.

    La série d'emboîtements à l'œuvre dans le film est moins ludique que funèbre. Elle se manifeste déjà par la présence des animaux domestiques prisonniers, oiseau en cage et poisson rouge dans son bocal (plus encore : l'oiseau est surveillé par un chat qui est lui-même menacé par un chien dont on entend l'aboiement). Ensuite, les surcadrages sont fréquents. La photographie est tenue dans les mains et lorsque l'image qui est prise s'anime, le fantastique, la folie, sont signalés mais affleure également l'idée d'une "réduction de la vie" à ce petit espace. Se remarquent aussi, de plus en plus au fil du récit, la présence de rideaux sur les bords des cadres. Il n'y a, dès lors, aucune surprise à ce que le dénouement prenne une forme ouvertement théâtrale.

    L'architecture des décors est de ce point de vue, très particulière. Le chambre qu'occupe dans cette pension le héros est un axe. Elle n'est vue, de l'intérieur, pratiquement que sous deux angles : vers la fenêtre donnant sur la rue et, à l'exact opposé, vers la porte s'ouvrant sur l'escalier du hall. La perception que l'on a des trois autres principaux décors (le salon de la pension, l'église et le domaine) est équivalente. Cette organisation scénique en profondeur, d'une porte à une fenêtre, souvent ouvertes de surcroît, crée une dynamique, un courant, un appel d'air. Ainsi, la fuite est facilitée, le héros n'hésitant d'ailleurs pas à quitter précipitemment ces lieux à plusieurs reprises. Mais celui-ci se voit aussi happé par le dispositif, entraîné vers un autre monde.

    Un ange l'attire et voir un ange, c'est déjà frayer avec la mort. Mais tous ceux qui l'entourent semblent participer à cette invitation au départ : la gouvernante peut prendre sans effort des airs inquiétants et les travailleurs de la vigne peuvent être rendus, par l'instantané photographique, très menaçants lorsqu'ils lèvent leur bêche. La nuit envahit son espace et les sons l'oppressent de la même façon, bruits des camions passant sous la fenêtre ou du tracteur travaillant la terre. Mais notre homme était prévenu dès le début. Lorsque le messager s'est manifesté la première fois, le bruit infernal d'un poste de radio irréparable se propageait tandis qu'une fumée de cigarette s'élevait pour envahir toute la chambre.

    S'il s'agit bien de l'histoire d'un passage qui nous est contée, l'espace et le temps doivent être brouillés. Le récit présente donc plusieurs "éternels retours". Les mêmes lieux sont investis plusieurs fois. Le mendiant ne cesse de quémander à la sortie de l'église. Le salon de la pension, par sa disposition, ressemble à s'y méprendre à la chambre d'Isaac et celui-ci y entre toujours (et en sort) le dernier. La fin du récit donne l'impression d'une boucle. Comme le héros le dit lui-même, à la suite du poète, le temps suspend son vol. Mais il s'enroule aussi quand la découverte d'une photo de jeunesse de la défunte provoque l'arrivée dans la pièce de petites filles bien réelles. De même, les travaux agricoles qui intéressent le photographe sont d'un autre âge. Le temps n'est pas le même pour tout le monde, autre source de décalage. Isaac, lors de la veillée ou de la messe, bouge quand les amis et les membres de la famille restent figés puis, lors d'un déjeuner au salon, se tient debout, immobile, pendant que les autres pensionnaires s'attablent et tiennent une discussion animée.

    Il est bien connu que Manoel de Oliveira a débuté au temps du muet. Je n'insiste donc pas plus sur son sens extraordinaire de la composition plastique, ni sur la beauté désuète des effets spéciaux utilisés dans les séquences de rêve. Un autre lien avec l'histoire de cinéma m'a semblé tissé fermement. Il y a dans L'étrange affaire Angélica la même liberté, la même sûreté des moyens, la même tranquille assurance, la même invention et la même transparence que dans les dernières œuvres de Buñuel. Deux séquences particulières rendent évidente, à mon avis, la parenté : la veillée mortuaire avec le héros déplacé au milieu de figures immobiles et celle du déjeuner qui voit le récit prendre un chemin de traverse inattendu, à la faveur de la discussion de deux comparses.

    Lenteur du rythme, archaïsme de la forme, frontalité des plans, préciosité du langage... Ce qui caractérise le cinéma d'Oliveira et qui peut rebuter, parfois, décuple ici la force du propos, la forme nourrissant idéalement le fond, et inversement.

     

    oliveira,portugal,fantastique,2010sL'ÉTRANGE AFFAIRE ANGÉLICA (O estranho caso de Angélica)

    de Manoel de Oliveira

    (Portugal - Espagne - France - Brésil / 97 mn / 2010)

  • Detective Dee : Le mystère de la flamme fantôme

    Hark,Chine,hong-kong,aventures,2010s

    ****

    Alors que je m'attendais à revivre l'agréable expérience des deux premiers volets de la série Tsui Harkienne Il était une fois en Chine, le début de Detective Dee m'a quelque peu inquiété. En guise d'introduction, la visite d'un chantier destiné à l'achèvement d'une immense statue dressée à la gloire de la future impératrice Wu Ze Tian (nous sommes en Chine, à la fin du septième siècle) donne en effet lieu à une débauche numérique qui veut dire le gigantisme et qui a plutôt tendance, au contraire, à nous faire perdre tout sens des proportions. Devant ce spectacle, je me suis alors fait la réflexion suivante : ici, Tsui Hark, qui pourrait être rapproché du Steven Spielberg d'Indiana Jones, est en fait plus proche de Jean-Pierre Jeunet ou même de Luc Besson. La suite allait-elle corriger cette première impression peu encourageante et apporter des éléments qui justifieraient pleinement le fait que ce retour du cinéaste lui ait valu en avril une double couverture, chez les Cahiers du Cinéma et à Positif ? Ma réponse a balancé pendant les deux heures de projection entre le oui et le non, pour s'arrêter, au final, pile au milieu.

    Il est heureux que la moitié du métrage soit consacrée aux combats car ils sont pratiquement tous admirables. Seul celui que mène Dee au Temple du Grand Prêtre m'a paru gâché par les effets spéciaux, alors que le décor qui l'accueille est fabuleux. Le long passage du "Marché fantôme" est, lui, réellement splendide et se constitue presque en "film dans le film". La vivacité du découpage rend les mouvements assez beaux et atténue en même temps l'irréalisme des prouesses physiques. Tsui Hark sait par ailleurs rendre l'épaisseur de la nuit. Dans Detective Dee, le soleil est synonyme de mort : une grande partie du film est donc nocturne et la présence d'un personnage albinos, ainsi que le parcours du héros, tiré puis renvoyé vers les ténèbres, ne sont pas des éléments anodins.

    Les rapports qui s'établissent entre les personnages sont relativement conventionnels mais ne sont pas dénués d'intérêt et leur rupture peut même provoquer l'émotion. Mais la dimension la plus stimulante du film se trouve ailleurs. Le récit propose une série d'actes mystérieux et détaille les tentatives de résolution. Or, Tsui Hark tient un équilibre, notamment grâce à la vitesse insensée qu'il impose à ses images et qui nous empêche par conséquent, à plusieurs reprises, d'être totalement sûr d'avoir réellement vu ce que nous croyons avoir vu. Cet équilibre, il est entre l'illusion de l'acte magique et le dévoilement du tour (que l'enquête nous ramène régulièrement vers l'intérieur du colosse, dans la machinerie, est un tropisme signifiant). Des explications rationnelles sont finalement toujours avancées mais elles ne parviennent pas à dépouiller entièrement le sujet des ses habits fantastiques, ce qui évite que l'on se dise au dénouement : "Ce n'était que ça". Si le fin mot de l'histoire est donné, le parfum de mystère persiste.

    Mais, comme je l'ai laissé entendre plus haut, Detective Dee n'est pas dépourvu de défauts, loin de là. Évoquons les quelques plans hideux de "transfigurations", l'abondance des dialogues entre deux scènes d'action et, parfois, leur redondance par rapport à ce que dit l'image, et l'articulation difficile entre l'intrigue tortueuse à dominante policière et la mise à jour des rivalités de cour. Plus gênant encore me paraît être la grandiloquence qui habite aujourd'hui ce type de production, haut de gamme du genre où cohabitent Zhang Yimou, John Woo et, donc, Tsui Hark. Les séquences de palais chutent sans retour vers l'emphase et ennuient. Enfin, il est difficile de ne pas relever le message politique véhiculé par le film. Dee, l'ancien rebelle, doit composer avec le pouvoir, se mettre finalement au service du despote, dans l'espoir éventuel de le rendre un jour "éclairé". Ce calcul est pour le moins risqué. A cela s'ajoute cette idée qu'il existerait une "bonne dictature", celle exercée par le pouvoir en place, et une "mauvaise dictature", celle que sont susceptibles d'installer les sournois adversaires, intérieurs ou extérieurs. Cet éloge de la soumission fait de Detective Dee un bel étendard chinois.

     

    Hark,Chine,hong-kong,aventures,2010sDETECTIVE DEE : LE MYSTÈRE DE LA FLAMME FANTÔME (Die Renjie)

    de Tsui Hark

    (Chine - Hong Kong / 123 mn / 2010)

  • Albert Capellani (coffret dvd 11 films)

    capellani,france,mélodrame,histoire,fantastique,10s

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Avouons-le, la découverte des "primitifs" - à l'exception, peut-être, des burlesques - demande une disposition particulière sinon un travail au spectateur, qui doit, sous peine de manquer d'apprécier à sa juste valeur l'objet retrouvé, se mettre les idées assez claires par rapport à l'histoire du cinéma et à l'évolution de ses formes. Les bouleversements qui apparaissent dans la pratique de cet art au cours des années 10 du vingtième siècle sont d'une telle ampleur que l'on peut avancer sans trop de provocation que l'on trouve moins de similitudes entre un Méliès de 1906 et un Fritz Lang de 1922 qu'entre ce dernier et un Lynch ou un Coen d'aujourd'hui. Ainsi, pour voir et commenter une série de films telle que le coffret Albert Capellani édité par Pathé nous le propose, mieux vaut-il sans doute s'en tenir à une approche chronologique.

    Il faut donc commencer par le quatrième et dernier disque, sur lequel ont été regroupés plusieurs courts métrages du cinéaste. Drame passionnel, Mortelle idylle, La femme du lutteur, L'âge du cœur : ces bandes, toutes réalisées à ses débuts, en 1906, sont d'une durée équivalente (autour de cinq minutes), sont écrites par le même scénariste (André Heuzé) et proposent la même progression dramatique. Bâties sur la figure du trio, elles démarrent avec une rencontre amoureuse ou une vie de couple sans nuage pour instiller ensuite la suspicion et la trahison avant de se terminer sur une vengeance, par balle ou lame, ou par un suicide. Le reste n'est que variations, dont la plus notable concerne les statuts sociaux des personnages, assez divers. Nous sommes là dans la production de série et dans la spécialisation des réalisateurs-maison : chez Pathé-Frères, Albert Capellani se charge, aux côtés de Ferdinand Zecca, des films dramatiques. La mise en scène se fait "à plat", dans des échelles de plans bien définies, proches de celles que procure la vision d'un spectacle théâtral. La pantomime est de rigueur et un hiatus naît de chaque collage entre les plans tournés en extérieur et ceux tournés en intérieur.

    Dans cette série de courts de 1906, quelques uns se distinguent toutefois, à divers titres. On remarque dans La fille du sonneur de timides panoramiques accompagnant des promeneurs avant qu'un mouvement de caméra plus affirmé balaie les toits de Paris. Un peu plus long que les autres, ce film ne résout cependant pas la délicate question de la gestion du temps cinématographique qui se pose devant ces œuvres. Pauvre mère est à la fois le mélodrame le plus simple et le plus complexe techniquement de cet échantillon. Des surimpressions et l'insertion sans heurt d'un plan plus rapproché dans une séquence sont les signes d'une recherche certaine. Sur toute la (courte) durée, l'organisation de l'espace semble plus inventive. Le fond est aussi plus dense et cette histoire de mère devenue folle à la suite de la mort de sa petite fille est une trame qui accueille plus facilement les excès de l'interprétation. Avec Aladin ou la lampe merveilleuse, Albert Capellani change de registre et marche dans les pas de Méliès. Il en reprend les trucages et l'idée d'un final en apothéose sous forme de petit ballet mais la fable orientalisante n'est déjà pas la veine la plus passionnante de l'œuvre du créateur du Voyage dans la lune... La tentative de Capellani n'est donc guère stimulante, sauf si l'on considère qu'elle lui ouvre la voie des films de prestige. L'aspect documentaire de ses mélodrames disparaît ici fâcheusement derrière les décors artificiels.

    Trois ans (et une bonne vingtaine de titres) séparent ces courts du moyen métrage L'assommoir, soit à l'échelle du cinéma des premiers temps, un gouffre. Un récit plus purement cinématographique se met en place avec cette adaptation du roman de Zola. Les transitions se font plus souples entre les plans qui se délestent quelque peu de leur apparence de tableaux, y compris lorsqu'il s'agit de passer du dedans au dehors, et inversement. De même, dorénavant, la séquence n'équivaut pas toujours au plan, des inserts trouvant leur place. La gestuelle des comédiens est aussi plus mesurée et l'acquisition de cette maîtrise permet d'une part, une organisation plus claire de scènes de groupe et d'autre part l'émergence, en quelques endroits, du naturel. Bien sûr, la durée encore réduite, ainsi que le caractère primitif du déroulement des séquences, provoquent souvent d'étonnantes condensations du temps nécessaire aux actions. Dans le meilleur des cas, cela donne un morceau de bravoure, comme lorsque Alexandre Arquillière (du "Théâtre du Vaudeville de Paris", comme précisé au générique), dans le rôle de Coupeau, joue en une poignée de secondes le réveil, la tentation de l'alcool, le dilemme moral, l'abandon, l'ivresse, la folie furieuse et la mort...

    Un nouveau saut temporel nous propulse en 1913-1914, à la découverte des trois longs métrages présents dans ce coffret. Ces dates ne sont pas anodines, le cinéma étant à ce moment-là en train de quitter l'âge primitif. Rappelons-nous qu'entre 1913 et 1916 sont réalisés Quo Vadis ? d'Enrico Guazzoni, Cabiria de Giovanni Pastrone, Forfaiture de Cecil B. DeMille, Naissance d'une nation et Intolérance de D.W. Griffith. Les durées de projection changent totalement, approchant parfois les trois heures, les moyens mis en œuvre ne sont plus les mêmes, le langage utilisé évolue forcément et le regard des spectateurs s'adapte. Les réalisateurs français ont pris leur part dans cette évolution, depuis le début des années 10, Capellani en tête.

    Germinal, Le Chevalier de Maison Rouge et Quatre-vingt-treize ont bien des points communs mais, malgré leur proximité dans le temps, ils n'ont pas, à nos yeux, la même valeur et, étrangement, celle-ci n'est pas conditionnée par l'ordre dans lequel ces films ont été réalisés. Alors que les deux autres titres, sur plusieurs plans, constituent une avancée certaine par rapport aux exemples précédents de l'œuvre de Capellani, Le Chevalier de Maison Rouge marque un recul. Cette adaptation assez barbante d'Alexandre Dumas offre tout d'abord un festival de gestes déclamatoires. La Reine Marie-Antoinette, souffrante, implore constamment le ciel, le révolutionnaire enragé regarde toujours par en-dessous, le jeune officier amoureux garde en toute circonstance sa vivacité... La raison de ce retour à la pantomime s'explique peut-être par le choix du genre de la fantaisie historique. Un autre public que celui auquel était destiné les autres œuvres de prestige de Capellani était peut-être visé. Ou bien la trame rocambolesque a-t-elle poussé à cela ? Toujours est-il que le cinéaste autorise le jeu excessif de ses acteurs, la naïveté des comportements et la lourdeur des émotions exprimées.

    L'agitation au sein des groupes est la règle, trop de monde s'évertuant à bouger dans un trop petit espace, ce qui a pour effet d'accentuer encore le statisme de la mise en scène. Les dispositions en demi-cercles ouverts vers nous et les visages tournés franchement vers la caméra pour émouvoir sont des effets ici bien artificiels. De même, les décors construits, notamment tous ceux de prison, jurent franchement avec les quelques rares extérieurs, soudain lestés d'un poids de réalité, d'une épaisseur grisâtre sans pareil. Dans un registre qui en demande, Capellani n'a pas la précision ni la vigueur d'un Feuillade. Il faut de plus noter le respect d'une morale très conventionnelle. Farouches royalistes et fervents révolutionnaires : les deux extrêmes n'ont pas les faveurs du cinéaste-adaptateur qui, au mépris du dénouement tragique du roman, choisit de sauver un couple d'amoureux loyaux envers leur famille politique sans être des acharnés.

    La Révolution est également bien sûr au centre de Quatre-vingt-treize. La Terreur, plus exactement. Les enjeux et les tensions incroyables qui ont traversés cette période historique sont évidemment simplifiés (jusqu'à l'image d'Epinal quand est imaginée une réunion, dans l'arrière-salle d'un club, entre Marat, Danton et Robespierre), mais il arrive qu'une conversion comme celle du jeune aristocrate aux idées des Lumières émeuve par le bel enchaînement des évènements et la justesse des déplacements dans les décors. Si l'interprétation des comédiens est beaucoup plus supportable que dans Le Chevalier de Maison Rouge, il est vrai que brasser de grandes idées semble donner le droit de faire de grands gestes. Mais sans doute est-ce là le résultat de la tentative de transcription du lyrisme des mots de Victor Hugo dans les images de Capellani. On sent d'ailleurs que des moyens considérables sont à la disposition de celui-ci, qui donne la priorité au tournage en extérieurs. Cela ne va pas sans le paralyser quelque peu : le film est impressionnant, monumental, souvent figé. Les intertitres sont nombreux et longs, reprenant souvent des passages entiers du livre. Ainsi, la scène du débarquement de l'envoyé des royalistes, pourtant forte, souffre d'être abusivement découpée par le texte.

    La variété des échelles de plans est sensible. La caméra se rapproche plus près des corps, rendant ainsi plus aisée l'identification du spectateur aux personnages. Quelques panoramiques et deux travellings se remarquent, ainsi que des raccords dans le mouvement par-delà le découpage. Très long métrage humaniste, Quatre-vingt-treize n'est donc pas seulement un fastueux et laborieux livre d'art, mais il reste aujourd'hui difficile à juger. Son histoire est effectivement chaotique. Le tournage en a été arrêté en 1914 par la déclaration de la guerre. Incomplet, il fut de toute façon bloqué par la censure de l'époque qui ne voulait pas sortir une œuvre rendant compte d'une guerre civile. La maison Pathé finit tout de même par le reprendre et André Antoine fut chargé de tourner les scènes manquantes et d'effectuer le montage définitif, en accord avec Capellani qui travaillait alors, et cela depuis le début des hostilités, aux Etats-Unis. La sortie effective eut donc lieu en 1921. Se posent alors les questions de datation (sept années, une éternité) et de paternité des différentes séquences (toute la dernière partie, pas la plus passionnante, est, semble-t-il, à mettre sur le compte d'Antoine).

    C'est donc dans Germinal, le plus ancien des trois longs proposés dans ce coffret, que le cinéma de Capellani se montre sous son meilleur jour. Voici la première adaptation d'ampleur du roman de Zola, avant celles d'Yves Allégret en 1962 et de Claude Berri en 1993. Le tournage en décors réels semble s'imposer pour obtenir une correcte transposition, mais qu'en était-il en 1913 ? Et bien Capellani relève le défi de la même façon, s'installant sur les lieux où travaillent encore les mineurs de l'époque et allant jusqu'à mêler ses acteurs à la population lors de la fête locale, dans un geste documentaire assez surprenant. De plus, les transitions sont fluides entre intérieurs et extérieurs. La continuité n'est pas brisée et malgré leur longueur, les plans s'articulent dans une narration véritablement cinématographique.

    Les acteurs, eux, apprennent à gérer leurs effets, y compris dans les scènes les plus physiques, comme la bagarre opposant Lantier à Chaval. Il suffit généralement d'un intertitre pour poser la situation, l'éloquence des gestes traduisant ensuite les échanges. L'alliance de cette retenue et de l'usage du plan séquence donne l'impression d'un jeu d'acteur pertinent. Elle permet aussi l'émotion, comme si le retrait la décuplait, à l'image de la scène où Lantier découvre, au fond de la mine, que son accompagnateur, qu'il pensait être le fils Maheu est en fait la fille Maheu (la révélation se fait par la libération de la longue chevelure cachée sous le bonnet, cette vision étant, à l'heure du dénouement, douloureusement redoublée, les cheveux de Catherine tombant vers le sol alors qu'elle est transportée sur un brancard). Le naturalisme de Zola appelle sans doute, plus que le lyrisme d'Hugo, un réalisme du geste.

    Germinal se signale également par le dépassement de l'organisation "plate" des scènes. Les marches des mineurs se rendant à leur travail ou le quittant, l'alignement de leurs maisons, toutes similaires, et la profondeur des boyaux miniers sont autant de percées à la surface des décors. Le champ de la caméra est travaillé en strates : lorsque Lantier est sorti du puits, il est visible au premier plan ; au deuxième, la foule des mineurs se presse ; au troisième se distinguent les sauveteurs qui s'activent toujours au dessus du trou. La gestion des groupes est également assez remarquable, les placements en "cène" étant justifiés tant que possible, par exemple par la présence d'un poêle au premier plan. Mais c'est surtout la constante tenue à l'écart d'un personnage en particulier, le fascinant anarchiste russe Souvarine, qui donne sa valeur à ce type d'organisation dans l'espace : l'homme est toujours face à nous lorsque les autres nous tournent le dos et sur le bord du cadre lorsque la masse est au milieu. La caractérisation est ici extrêmement efficace.

    Le message politique véhiculé par le roman est sans doute atténué dans le film. La violence et le désespoir sont forcément moins marqués. Il s'agissait de ménager la censure en ne montrant que ce qui était alors représentable, mais aussi de préserver l'honneur des mineurs (lors d'un tournage qui avait lieu seulement vingt-cinq ans après l'écriture du livre). Cela dit, la construction dramatique n'en souffre guère. Les scènes de couples ou de trio se répondent habilement entre l'univers des mineurs et celui des propriétaires et ces échos préparent le final sous forme de double deuil. Après une longue partie descriptive, le film entame un crescendo auquel il est difficile de résister. Capellani offre dans la dernière partie une série de séquences très fortes et des images inoubliables comme celles de la tuerie provoquée par l'armée ou celle d'un cadavre flottant au fond de la mine. Jamais l'ennui ne pointe pendant ces deux heures et vingt-huit minutes.

    Ainsi, cette édition DVD d'œuvres qui n'étaient guère visibles depuis près d'un siècle et signées d'un réalisateur qui eut son heure de gloire avant de tomber dans l'oubli ne provoque pas de véritable choc. Mais elle permet au moins de profiter de la meilleure adaptation de Germinal et elle donne à voir les mutations considérables qu'a pu connaître l'art cinématographique dans sa prime jeunesse. Elle n'est donc aucunement destinée à l'usage exclusif des historiens.

     

    capellani100.jpgGERMINAL

    LE CHEVALIER DE MAISON ROUGE

    QUATRE-VINGT-TREIZE

    d'Albert Capellani

    (France / 148 mn, 108 mn, 165 mn / 1913, 1914, 1921)

    + 7 courts métrages de 1906 (5 à 13 mn) : DRAME PASSIONNEL / MORTELLE IDYLLE / PAUVRE MÈRE / LA FILLE DU SONNEUR / LA FEMME DU LUTTEUR / L'ÂGE DU CŒUR / ALADIN OU LA LAMPE MERVEILLEUSE

    + 1 moyen métrage de 1909 (35 mn) : L'ASSOMMOIR

  • Yoyo

    etaix,france,comédie,60s

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    Pour qui n'est pas prévenu, le début de Yoyo est déroutant. Un homme richissime s'ennuie à mourir dans son château, assisté dans le moindre de ses gestes par une armée de serviteurs et accompagné de son seul caniche. Pierre Etaix, qui interprète le rôle, nous présente cette morne vie quotidienne comme au temps du cinéma muet. Aucun dialogue verbal n'est mis en place et sont ajoutés seulement des bruits d'ambiance, dont le grincement agressif de chaque porte de cette demeure. Est présente également la musique, jouée par un orchestre installé dans le salon. Lorsqu'il s'agit de rendre explicite une pensée ou un échange déterminant, un intertitre apparaît. Après de longues minutes, alors que nous nous sommes habitués au procédé, éclate un coup de tonnerre : une voix off déboule et nous annonce que "c'est à ce moment-là que le cinéma devient parlant !" En effet, une incrustation dans le premier plan du film nous avait signalé que cette histoire débutait en 1925 et nous nous retrouvons maintenant propulsés quatre ans plus tard (voilà la crise de 29, occasion pour Etaix d'inventer une courte mais sidérante séquence pré-Terry-Gilliamienne de panique bureaucratico-capitaliste). La privation de parole imposée dans toute la première partie n'avait par conséquent rien d'arbitraire : Yoyo est donc, non seulement l'histoire d'une famille, mais aussi, parallèlement, une histoire du cinéma, du muet à la télévision.

    Si l'on ajoute que, parcourant quarante années, le film traite aussi par la bande de l'histoire de notre pays (la comédie intègre un épisode dramatique de la seconde guerre mondiale) et de sa géographie (le voyage idyllique de la famille en roulotte nous mène d'un paysage à l'autre, sans autre justification que la révélation d'une belle diversité), on comprendra quelle ambition habitait alors le cinéaste. Et celle-ci se signale également, fort heureusement, à travers la mise en scène. Sur le plan visuel, Yoyo est assurément l'une des plus belles comédies jamais réalisées en France. Les premières séquences rendent la monumentalité et la verticalité du lieu investi, le château. Pour exprimer l'ennui et l'absence de désir du maître, la symétrie de l'architecture est prolongée, accentuée par les places données aux acteurs dans le décor. L'arrivée d'un cirque est alors l'occasion de bouleverser cet ordonnancement rigide. Les figures plus accueillantes du cercle et de la courbe font leur entrée avec les activités désordonnées des groupes d'artistes et des animaux. En flânant autour du chapiteau installé dans la cour du château, la caméra ne vient plus buter, en fin de mouvement, sur une colonne, sur un majordome ressemblant à un autre ou sur un miroir renvoyant à la vanité du luxe.

    L'invention visuelle (et sonore) est stupéfiante, décelable dans les multiples gags comme dans les moments les plus calmes. La poésie n'est d'ailleurs ici pas dépourvue de tristesse, les mots rares et la voix douce, presque timide, de Pierre Etaix n'étant pas étrangère à ce sentiment. On remarque facilement, dans Yoyo, la présence du cinéma de Fellini à travers une affiche annonçant, à l'endroit même où la famille d'artiste souhaite s'installer, le passage de "Zampano et Gelsomina", à 8h1/2 ! L'évocation de La strada est logique mais il faut dire que, parfois, Etaix se rapproche bel et bien, par sa mise en scène, de La dolce vita ou de 8 1/2 (notamment dans la dernière partie). En fait, les hommages directs abondent, à Chaplin, à Keaton, à Tati. Mais ce qui est remarquable, et assez miraculeux, c'est que, malgré la présence de ces figures tutélaires, le film trouve et garde un ton singulier, très personnel. Etaix a son univers propre et Yoyo fait partie de ces films qui semble recréer le monde, qui à la fois sont comme des bulles et dialoguent avec le présent.

    Au moins en termes de narration, préserver cette cohérence était une gageure car le film est construit de manière très particulière. L'incroyable césure induite par l'arrivée du parlant évoquée plus haut n'est pas la seule, le récit avançant par larges plages. L'histoire est d'abord celle du père de Yoyo, avant que la sienne ne soit racontée (ses parents disparaissant alors de l'écran). Père et fils sont joués par une seule personne, Etaix. Le premier gag du film arrive avec la découverte des portraits peints des ancêtres, accrochés aux murs du château, et qui, hommes ou femmes, ont tous la même tête, celle de l'acteur-cinéaste. Dans Yoyo, les gags n'existent pas seulement pour eux-mêmes mais ont des conséquences dans le récit aussi bien que dans la mise en scène, ils ont des prolongements au-delà des séquences qui les accueillent (si je me fie à mon lointain souvenir, ce n'est malheureusement pas le cas dans Le grand amour, seul film d'Etaix que j'avais pu découvrir jusqu'à présent). Ainsi le dédoublement à l'œuvre dès le début annonce l'omniprésence des miroirs comme la ressemblance physique et comportementale existant entre Yoyo et son père ou l'étrange similarité des expressions des visages des amoureux. Le petit garçon habillé en clown qui furète seul dans les vastes pièces du château ne sait pas qu'il vient en fait de pénétrer chez son père qu'il n'a jamais connu. Au même moment, ce dernier est en train d'assister dans le chapiteau au spectacle de cirque donné spécialement pour lui, assis au milieu des gradins vides. Le lien indéfectible entre les deux est ainsi tissé.

    Yoyo va effectuer le chemin inverse de celui de son père : du cirque à la vie de château. Il faudra donc, à la fin, l'extraire à son tour de cette existence de riche oisif menacé par la perte de tous ses désirs. Pierre Etaix fustige, à sa manière, avec une élégance rare, l'appât du gain et l'outrance capitaliste et se place résolument du côté des saltimbanques et des hommes libres. Il égratigne au passage la télévision. Sa démarche est certes nostalgique mais pas réactionnaire. Ce ne sont ni le progrès ni la modernité qui sont dénoncés mais la petitesse de ceux qui s'en croient les artisans.

    Mais cette note est bien sérieuse... C'est qu'il est rare qu'un film de ce genre se révèle aussi riche. Je dois donc conclure en assurant que Yoyo est une grande œuvre burlesque, drôle d'un bout à l'autre.

     

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    de Pierre Etaix

    (France / 97 mn / 1965)