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Film - Page 56

  • Gare centrale

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    On entre dans Gare centrale comme on entre dans un film néo-réaliste italien : par la grande porte qui ouvre sur des décors urbains bien réels, qui donne à voir des silhouettes parmi la foule devenant sous nos yeux des personnages, qui entraîne vers la proximité et l'immersion totale. Sans le réfuter, ce néo-réalisme, Youssef Chahine va vite l'excéder, le rendre exubérant et extrêmement vigoureux.

    Il raconte une certaine histoire, celle de Kénaoui, le porteur de journaux amoureux, éconduit et en perdant la raison, mais il en greffe quantité d'autres, comme autant de ramifications qui la nourrissent. Le film est choral, datant d'une époque où cela ne se disait pas encore et où il suffisait de moins de 90 minutes pour bâtir une fresque. La grande gare du Caire est filmée par Chahine jusque dans ses moindres recoins. La vision du lieu est éclatée : il n'a pas de limites définies, sa topographie exacte est difficile à établir à partir des simples images. Cet éparpillement spatial fait écho à la société elle-même. Dans cet endroit où se côtoient sans cesse mendiants, travailleurs, résidents et voyageurs, les différences de classes apparaissent d'autant plus. Les différences dans les classes également. Si Chahine s'intéresse particulièrement aux démunis, si son regard est bienveillant, il n'en est pas pour autant angélique. Personne n'est fait d'un bloc. Et l'optimisme n'est pas toujours de mise.

    Certains personnages nous sont présentés avec force ou de manière truculente. Cependant, guettés par les stéréotypes, ils s'en affranchissent rapidement. Deux lignes de forces traversent le film : la pulsion érotique et la lutte sociale. Ce qui est étonnant ici, c'est que ces lignes n'arrêtent pas de se croiser et permettent souvent à parts égales l'évolution de personnages que l'on pensait au départ destinés à être définis uniquement à travers l'une ou l'autre. La place laissée au social est attendue, celle que prend l'érotisme beaucoup moins. C'est un érotisme qui dit surtout la frustration du personnage principal. Il n'empêche qu'il éclate partout sur l'écran, grâce aux photos de pin ups que découpe et accroche Kénaoui, grâce à la véhémence, à l'aisance corporelle et aux déshabillages d'Hanouma, grâce même à la corpulence de l'ouvrier syndicaliste.

    Les surprises sont constantes, l'agitation perpétuelle. Les gens traversent dans la profondeur du champ comme ils traversent les rails, n'importe où. Les acteurs déboulent dans le cadre sans qu'on les attende (Hanouma pique les billets de son fiancé en arrivant par en haut) et on les suit partout. Ils investissent tous les endroits possibles : on peut par exemple les retrouver à côté, dans ou sous les trains. Ce dynamisme est redoublé par celui de la mise en scène. Quand le mouvement n'est pas dans l'image (déplacement des acteurs ou bien de la caméra qui multiplie les travellings), il est créé par le montage, particulièrement alerte.

    Toutes ces tensions, ces courses, ces télescopages, à la fois thématiques, narratifs et esthétiques donnent une vigueur irrésistible, produisent des éclats (un plan magnifique d'Hanouma s'amusant à se balançer vers l'extérieur du train en marche, disparaissant par intermittences de la vue de Kénaoui) et rendent naturels les sauts d'un registre à l'autre. Ainsi donc, du néo-réalisme initial, on se retrouve dans une comédie pittoresque, puis dans un film politique, puis dans un mélodrame, puis dans une comédie musicale (l'une des plus extraordinaires scènes de danse "naturelle" qui soient), pour finir dans les griffes du film noir. A ce moment-là, se manifeste une autre drôle d'émotion. Kénaoui, que l'on a suivi pendant tout ce temps, c'est Youssef Chahine lui-même qui le joue. Il a d'abord été pris en pitié, puis s'est fait à la fois regard amoureux (l'histoire avec Hanouma) et observateur-témoin-relai dans l'un des micro-récits du film (celui de la fille et du garçon vivant leur amour et leur séparation forcée en secret), pour finir assassin et fou à lier, en camisole. L'image est très forte.

     

    A lire par ailleurs : l'enthousiaste chronique DVD d'un récent coffret Chahine, incluant Gare centrale, par Vincent Jourdan sur feu-Kinok.

     

    garecentrale00.jpgGARE CENTRALE (Bab el-Hadid)

    de Youssef Chahine

    (Egypte / 77 min / 1958)

  • [•REC]

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    - ...ennuyé en fait ce film de Fleischer, mais mon grand a assez apprécié je crois. C'est vachement moins bien que L'aventure intérieure.
    - Et tu l'as vu au fait le film d'Eastwood ?
    - Non, non. Je voulais y aller en début de semaine et puis j'ai eu la flemme. Avec le froid, tout ça... Pourquoi, tu l'as vu, toi ?
    - Même pas, mais j'ai un pote qu'a trouvé ça pas mal. Si y'a pas de foot à la télé samedi, j'irai peut-être. Du coup tu va pas parler de ça...
    - Et ben non. Je commence par REC en fait.
    - Sans dec ? Le film d'horreur, là ?
    - Ouais. Un film bien naze, tu vas voir comment je vais le dézinguer...
    - C'est pas comme ça que tu vas augmenter ton audience auprès des amateurs de cinéma de genre et de bis.
    - De toute façon, ils le savent : y'a pas marqué "Mad Movies" là. Bon on commence ou quoi ?
    - Mais c'est quand tu veux, je te signale que ça tourne déjà !
    - Ah bon, t'as commencé à filmer ?
    - Oui oui. Attends, je fais un dernier réglage et c'est bon...
    ........................................
    - Quand tu veux.
    - Ok. Bonjour à tous et bienvenue pour cette grande première de "Nightswimming, l'émission", votre nouveau rendez-vous web-tv cinéphile. Pour ce numéro 1, je vais vous parler d'un fameux film d'horreur espagnol réalisé en 2007 par Jaume Bagualero et Pazo Placa... ah, mierda...
    - Pas grave, reprends, reprends.
    - Pour ce numéro 1, je vais vous parler d'un fameux film d'horreur espagnol réalisé en 2007 par Jaume Balaguero et Paco Plaza, REC. Ce titre s'inscrit dans la lignée, maintenant encombrée, du faux document flippant, sous-genre du film d'horreur ayant comme point de départ l'intéressant Projet Blair Witch de 1999. Certes, s'il s'agit de foutre la trouille, REC remplit son contrat. Mais encore faut-il voir de quelle façon il le fait. Balaguero et Plaza sont des gros malins. Des réalisateurs qui cherchent l'effet à tout prix. D'ailleurs, chez eux, l'effet n'est pas le but recherché, il est l'idée de départ. Le duo a dû se dire : "On va faire une scène en caméra infrarouge". Alors ils ont inventé un dénouement dans le noir. Aussi, "il faudrait que l'on sente que le film parle de la société espagnole". Hop, l'un des résidents de l'immeuble où se tient l'action a un discours raciste. D'ailleurs, les réalisateurs n'aiment aucun de leurs personnages. Et puis, "on va faire surgir un zombie comme ça". Du coup, chaque mort-vivant déboule d'on ne sait où, uniquement pour faire sursauter, sans que l'on sache ce qu'il a bien pu faire avant qu'il entre dans le champ de la caméra. Et encore, "les zombies c'est bien joli, mais faudrait terminer sur un truc énorme, qui secoue vraiment le spectateur". D'où un virage grotesque dans le final, du film de zombie à la diablerie avec évocation d'une créature combattue par le Vatican etc. Ainsi, REC accumule les aberrations narratives et scénaristiques. Si les surs
    GGGRRRROUIK
    - C'est quoi ce bruit ?
    - C'est rien, c'est la tuyauterie. Je reprends. T'es prêt ?
    - Oui, vas-y, je recalerai au montage. OK.
    - Ainsi, REC accumule les aberrations narratives et scénaristiques. Si les sursauts et les plans gores s'empilent, les séquences s'effaçent en fait les unes après les autres, trop mal reliées entre elles. Souvent, dans ce huis clos où tout se joue dans le temps de l'enregistrement de la caméra d'une équipe de reporter, il suffit de refermer une porte pour passer à autre chose. Les visions d'horreur sont dépourvues d'originalité et de force. L'idée de l'enfant infecté aurait pu donner quelque chose de terrible, un équivalent de l'image de la petite fille mangeant ses parents dans le sous-sol de La nuit des morts-vivants. Or, encore une fois, seul un effet gore justifie la scène, effet déclenché de manière tout à fait arbitraire. Balaguero et Plaza sont
    CLAC!
    - Oh, c'est quoi ça encore ?
    - Mais c'est qu'une porte. Arrête de m'interrompre...
    - Excuse, attends.
    ........................................
    - Vas-y.
    - Balaguero et Plaza sont, je le répète, des gros malins. Ils présentent leur héroïne journaliste de télé-réalité de manière bien ironique en lui faisant dire au début "J'ai envie de sensations fortes" ou un truc dans le genre. Je pense aussi à une chose qui m'étonnera toujours : dans ces films pourtant très post-modernes, les protagonistes se conduisent toujours comme si ils n'avaient jamais vu un seul film de morts-vivants. Ici, cette qualification flotte même comme un étrange non-dit. Je termine en évoquant l'ultime caution "rebelle", le morceau rock de bas étage que l'on entend pendant le générique de fin et qui suffirait déjà à disqualifier ce film très surestimé, auquel les réalisateurs ont bien sûr donné une suite un peu plus tard. Après que les Américains aient eux-mêmes proposés la leur, dès 2008. Preuve que REC est bien un
    - Putain, y'a un mec dans le couloir !
    - Et ben, ça va pas ? Qu'est-ce que tu racontes ?
    - Là, regarde !
    - Merde t'as raison. Hé, qu'est-ce que vous faites ici, Monsieur ? Monsieur ???
    - Pourquoi il ne répond pas ? Attends il s'avance. Fais gaffe, fais gaffe.
    - Mais... on dirait Philippe Rouyer. Monsieur Rouyer ? C'est vous ? Vous savez que je connais bien la revue Posi... Arghhhh
    - Edouard !
    - Aiiiiie !! Mais pose ta caméra, Paquito, viens m'aider. AHHHHHH il m'étrangle. MIERDA !
    ........................................
    - Ouf, c'est bon. T'as bien fermé à clé ? Il est taré ce type. On aurait dit qu'il voulait me mordre...
    - Qu'est-ce qu'il fout là ? Tu crois que c'est ton texte sur Positif qui l'a foutu en rogne ?
    - Mais j'ai rien dit de méchant ! C'est n'importe quoi !
    - Tu crois qu'il est parti ? On pourrait essayer de sortir, non ? C'est un peu étroit là.
    - Ouais, passe devant. Avec la caméra, t'y verras mieux.
    - Ok j'y vais... PUTAIN, ils sont DEUX ! Ils arrivent ! Referme, referme, VITE !
    - Qu'est-ce que c'est que ce BORDEL ! Non mais t'as vu ça. Ils veulent nous faire la peau ou quoi ?
    - J'hallucine ! Tu sais quoi... je crois que l'autre c'est Stéphane du Mesnildot.
    - Stéphane du MESNILDOT ?!?! Mais qu'est-ce qu'il me veut lui aussi, MIERDA, MIERDA !
    - Du calme, du CALME ! Faut réfléchir... Qu'est-ce qu'ils ont en commun ?
    - Des lunettes ?
    - Non, c'est pas ça.
    - Attends, me dis pas qu'ils viennent parce que j'ai dit du mal de REC !
    - Et pourquoi pas ? T'as vu ce que tu lui as mis ? En plus, je suis sûr que tu lui as collé un zéro sur ton blog. Ils vont être fous les bisseux... Tu pouvais pas mettre au moins une étoile, non ? Tout ça pour faire ton malin ! Maintenant, on est dans la MIERDA ! Et JE VAIS CREVER A CAUSE DE TOI !
    - CHUUUT ! TAIS-TOI ! On entend plus rien... Ils ont dû se barrer. Viens, on va prendre le couloir et passer par la chambre. Et éteins-moi cette caméra !
    ........................................
    - Mais putain, pourquoi tu la rallumes ?!? Elle fait un bruit pas possible, ils vont rappliquer...
    - Mais c'est bon on va pouvoir sortir, ouvre la fenêtr... AARRRRRRRGHHHH
    - Paquito !
    - AAAAARRRRRRRRRRRGGGGGGGG
    - Mais LÂCHEZ-LE BORDEL ! AÏE, MIERDA ! Mais... Mais... Oh, Mariaque, mon ami, c'est moi, Edouard ! Tu me reconnais ? Pourquoi tu dis rien ? C'est quoi ce regard ? Non, laissez Paquito tranquille ! Bordel de MIERDA !!!! Monsieur DIONNET ? NON, ne le MORDEZ PAS, NOOOOOOOOOOOOON !!!!!!
    ........................................
    CLING. ZIPPPPP. BRRRRRRRRRR.........................................
    ........................................
    - Aïe. Pfffuuuuu. Ouille. Je m'appelle Edouard, je me filme avec mon téléphone portable. J'étais en train de tourner une petite vidéo avec un copain espagnol quand nous avons été sauvagement attaqués par quatre cinéphiles amateurs de cinéma de genre. J'ai pu sauter par la fenêtre mais j'ai dû laisser mon pote Paquito et sa caméra. Je l'ai entendu hurler depuis le jardin, c'était terrible. Je ne sais pas ce qu'ils lui ont fait. Je vais essayer de trouver de l'aide dans le voisinage. Je vois une maison avec une lumière, je vais m'approcher et sonner à la porte.
    DING DONG
    - Bonsoir Messieurs. Excusez-moi de vous déranger à une heure aussi tardive mais j'ai eu un gros problème à côté de chez vous et j'aimerai... Attendez... Oh PUTAIN, une convention MAD MOVIES ! Non! Aïe, ARRÊTEZ ! LÂCHEZ MA JAMBE, LÂCHEZ MA JAMBE ! JE RETIRE TOUT CE QUE J'AI DIT SUR REC : C'EST GÉNIAL ET CLOVERFIELD A CÔTÉ C'EST DE LA MIERDA HOLLYWOODIENNE !!! AAAAARRRRGGGH NON NE ME MORDEZ PAS ! PAS LE COU ! PAS LE COU ! MIERDA, MIERDA, MIERDA ! AU SECOURS ! AU SEC

     

    rec00.jpg[•REC]

    de Jaume Balaguero et Paco Plaza

    (Espagne / 78 min / 2007)

  • Le voyage fantastique

    voyagefantastique.jpg

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    Le prologue du Voyage fantastique est remarquable et rappelle que Richard Fleischer a d'abord été un réalisateur de thrillers. Sans parole, énigmatique, nocturne et tendu, il montre l'arrivée sur le sol des Etats-Unis d'un homme très protégé et la tentative d'assassinat dont il fait aussitôt l'objet.

    En revanche, passé le générique, les choses se gâtent. On pense tout d'abord que l'idée de caler la durée de cette aventure intérieure sur la durée effective du film va le servir (un groupe de scientifiques et de militaires est miniaturisé et injecté dans le corps d'un savant mourant, dans le but de le sauver en détruisant un caillot, l'opération ne pouvant se faire qu'en soixante minutes exactement) et s'accorder avec la prédilection du cinéaste pour les plans assez longs (tous ceux de l'arrivée du héros dans le centre de recherche secret). Mais bien vite, ce sont les limites du procédé qui apparaissent, en particulier au niveau d'une vraisemblance très malmenée. Au-delà de l'argument de départ, qu'il faut bien sûr accepter, le manque de préparation du héros, l'absence de réactions particulières, les raccourcis et l'articulation trop facile des péripéties nous mettent à rude épreuve. Surtout, ce "temps réel" ne produit finalement pas grand chose à l'écran. Le compte à rebours s'effectue de morne façon et les personnages, entièrement soumis à l'action (y compris lorsqu'elle n'est pas trépidante) et aux rebondissements, n'ont pas le temps de dépasser leurs statuts de stéréotypes.

    Prudemment évoquée au début (on parle des "Autres"), la guerre froide est supposée servir de toile de fond mais ce contexte est ensuite limité à la présence d'un saboteur qu'il s'agit de démasquer dans l'équipe. Malgré une fausse piste initiale, le suspense, sur ce plan, ne peut jamais s'installer puisque l'on sait dès le générique que l'un des membres de l'équipage est joué par Donald Pleasence (qui finira bouffé par des globules blancs). Aux côtés de ce dernier, Raquel Welch joue les utilités, portant fort bien la combinaison et manquant de se faire dangereusement étreindre par des anticorps voraces (on ferait pareil à leur place), Stephen Boyd traverse le film sans s'étonner une seconde de ce qui lui arrive et Arthur Kennedy, soupçonné à tort, fait preuve de sa grandeur d'âme en philosophant à la vue du spectacle sur l'infiniment grand et l'infiniment petit et en affirmant sa croyance dans le miracle de la vie rendu possible par Dieu.

    A sa suite, nous sommes sommés de nous émerveiller devant les images de ce sous-marin s'enfonçant dans les vaisseaux sanguins. Images (pré-)psychédéliques, baignées de lumières et de couleurs irréelles. Pourtant, le grandiose spectacle se heurte constamment aux considérations techniques (on n'échappe pas au jargon de la SF), aux explications pédagogiques sur le fonctionnement du corps humain et surtout aux limites de la représentation des éléments qui constituent celui-ci. Quel effet produisait le film en 1966 ? Aujourd'hui, son décor semble détaché du sujet. Il ne peut être, à nos yeux, fait de la même étoffe que les êtres qui s'y débattent. Ces images de l'intérieur apparaissent stylisées, abstraites, mais en aucun cas, organiques. Et comme le film refuse également de nous entraîner vers un quelconque vertige des idées ou des sensations, il se condamne à rester un produit de prestige simpliste et suranné.

     

    fantasticvoyage00.jpgLE VOYAGE FANTASTIQUE (Fantastic voyage)

    de Richard Fleischer

    (Etats-Unis / 100 min / 1966)

  • Take shelter

    nichols,etats-unis,2010s

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    Au moment de sa sortie, j'avais pris Shotgun stories pour un film trop ostensiblement renfrogné. Take shelter, deuxième long métrage de Jeff Nichols, n'est guère plus avenant mais il m'amène à penser que mon jugement sur le précédent était peut-être trop réservé. Il m'apparaît en effet aujourd'hui que ce jeune cinéaste (33 ans) n'est sans doute pas un poseur consciencieux mais bien un auteur réellement anxieux, un réalisateur inquiet. De là vient l'aspect bourru de ses films. Néanmoins, Take shelter me semble clairement supérieur à Shotgun stories. Je le trouve moins buté, moins programmé et, sur la longueur, assez souvent impressionnant.

    Jeff Nichols se penche sur l'évolution d'un esprit en souffrance, celui de Curtis (Michael Shannon, imposant), un mari et un père qui sombre dans une paranoïa apocalyptique au point d'halluciner sur des tempêtes de fin du monde et de vouloir en protéger sa famille en construisant un coûteux abri sous son jardin.

    Les visions cauchemardesques, à peine distinguées de la réalité au moment où elles s'activent, donnent à la première partie de Take shelter son efficacité et permettent de scander la montée de l'angoisse. Elles se font plus rares par la suite, sans que l'ambiance en devienne moins anxiogène pour autant. Si elles marquent forcément le spectateur, elles ne sont donc pas la qualité principale du film. Ce n'est pas cela qui fait son prix. Sa force tient avant tout à ce qui se joue entre ces scènes-là, dans le quotidien, dans les discussions et les actions.

    La mise en scène de Jeff Nichols est calmement inquiète. La sensation d'oppression se transmet par les cadrages, composés par en-dessous du regard de Michael Shannon, pour des contre-plongées à peine perceptibles qui donnent tout leur poids au décor mais surtout au ciel. Car le danger vient de là. La façon qu'a le cinéaste de filmer le jardin et l'abri toujours du même côté afin d'ouvrir le champ  vers un horizon menaçant est particulièrement frappante.

    Le sentiment du danger imminent et cataclysmique entraîne Curtis vers la folie. Sa dérive mentale est décrite. Mais plus que les symptômes, c'est la lutte pour y échapper qui rend le film passionnant. Tout d'abord, de cette folie, faut-il que Curtis en parle ou pas ? Il finit par le faire et de s'apercevoir alors que verbaliser la catastrophe, c'est déjà l'affronter avec plus d'efficacité et plus de chances d'en sortir entier. Dire les choses, communiquer, voilà l'un des nombreux enjeux qui traversent Take shelter et qui le maintiennent très solidement. La fille du couple est sourde et muette et plusieurs séquences nous montrent la famille en train d'apprendre et d'utiliser la langue des signes. Ainsi, dès le début, avant même que soit mieux éclairée la "généalogie à problèmes" de Curtis (il y a comme un report des troubles vers sa fille et "depuis" sa mère), ce redoublement du thème de la communication indispensable scelle la relation forte père-fille.

    Le lien conjugal se révèle lui aussi indéfectible. Si Jeff Nichols parie sur l'intelligence du spectateur, il parie surtout sur celle de ses personnages. Intelligence du comportement et de la réaction. La folie gagnant l'esprit de Curtis est bien sûr source de stupeur mais elle n'est pas à l'origine d'une succession d'oppositions de caractères (fou/normal) qui sous-tendent trop souvent la dramaturgie de ce type de fiction. Plus que les scènes de crises s'imposent alors celles, très belles, de "confessions" : au médecin, à la psychologue, à l'épouse. La dérive touche parce qu'elle ne débouche pas sur le conflit simpliste et parce que celui qui en souffre est tout à fait conscient, tiraillé entre deux forces, l'une positive (la raison, la famille), l'autre négative (le pressentiment de l'apocalypse). Dès lors, peut être proposée sans compromis ni sensiblerie cette (presque) fin qui figure un admirable accompagnement vers la sortie de crise, point d'orgue d'un dernier quart d'heure poignant dans lequel l'amour prend tout à coup une place considérable.

    J'ai rarement le réflexe de ceux qui croient voir dans le moindre film un geste politique irréfutable. Toutefois, il est difficile de ne pas placer Take shelter sur ce terrain-là. Cette menace qui pèse sur les épaules voutées de Curtis apparaît assez clairement comme métaphore d'une crise de civilisation. Le discours n'est jamais direct mais le soin apporté à la description des difficultés financières du couple, qui plus est parfaitement intégré au monde et à la communauté, est significatif (je précise que ce qui est remarquable ici, c'est la manière qu'a Nichols de mêler ces différents éléments pour donner naissance à un faisceau de causes dont aucune ne domine les autres). Dès lors, arrivés au bout du chemin, nous avons bel et bien l'impression que ce n'est pas seulement Curtis qui se sent aspiré mais nous, tous ensemble, qui contemplons la tempête s'apprêtant à tout dévaster. On sort vraiment de Take shelter en sueur.

     

    takeshelter00.jpgTAKE SHELTER

    de Jeff Nichols

    (Etats-Unis / 120 min / 2011)

  • Tillie and Gus

    martin,etats-unis,comédie,30s

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    Tillie and Gus serait une comédie familiale tout à fait négligeable si elle n'était élevée par W.C. Fields. L'histoire est celle d'un jeune couple spolié de son héritage par un méchant notaire puis sauvé par l'arrivée d'un oncle et d'une tante, mari et femme mais séparés, faux missionnaires mais vrais escrocs. Après que la gentille exposition de la difficile situation financière des amoureux, la deuxième séquence lance le film. Elle sert à présenter le personnage de Fields, Augustus Winterbottom, en plein procès pour tentative d'assassinat sur un joueur de poker. Découpée efficacement, elle repose sur les épaules de l'acteur mais pas seulement, les petits rôles se mettant au diapason (le juge commençant à trembler lorsque Fields s'enfile une bouteille de whisky) pour faire de ce moment sans doute le meilleur du film. 

    W.C. Fields, que je découvre réellement ici, c'est cet homme d'un certain âge déjà, rondelet, sûr de lui et ne respectant absolument aucune des convenances. Buvant et fumant ostensiblement, tapotant ceux qui le gêne avec sa canne, coupant les files d'attente, il impose sa présence et dérange. Cet anarchisme le rend sympathique. L'acteur est génial dans la réalisation des petits gestes agaçants et dans la formulation de phrases absurdes ou de bons mots ("- Do you like children ? - If they are well cooked"). Cousin artistique des Marx Brothers et continuateur des travaux burlesques du muet, il semble un peu moins performant dans la grande action et les cadres très larges. La faute probablement aussi, dans ce Tillie and Gus en tout cas, aux insuffisances d'une mise en scène très fonctionnelle, peu soucieuse de beauté plastique et architecturale dès lors que la caméra s'éloigne.

    Le scénario offre tout de même l'occasion de plans expressifs à travers la confrontation entre Fields et Baby LeRoy, acteur d'une dizaine de mois destiné à prolonger bien au-delà de ce premier film cette collaboration. L'opposition de ces deux masses, assez comparables malgré la différence d'échelle, est plutôt savoureuse. Surtout, la présence de ce bambin n'occasionne pas autant de facilités que l'on pourrait le craindre. Winterbottom n'hésite pas à sauver ce petit neveu mais, plus ou moins consciemment, il le met régulièrement en danger, dans un engrenage presque cruel aux yeux du spectateur. C'est que, je le répète, Fields ne respecte rien. S'il se rabiboche avec sa femme qui était bien décidée à l'occire, c'est pour retrouver le frisson que provoque l'escroquerie à deux. Et l'idée commune d'arnaquer leur naïve nièce parvient à les effleurer un instant.

    Très distrayant dans sa première moitié, le film devient plus prévisible dans la seconde (une course de bateau à gros enjeu entre le notaire et la famille) et se termine sur une classique recomposition familiale. Après avoir donné quelques vifs coups de pieds, il s'en trouve tout adoucit, ce qui n'empêche pas de continuer à le trouver plaisant.

     

    tillie&gus00.jpgTILLIE AND GUS

    de Francis Martin

    (Etats-Unis / 58 min / 1933)

  • Foxy Brown

    foxybrown.jpg

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    Sorte de mauvais épisode de Starsky et Hutch, en plus graveleux, plus violent et plus Noir, le navet de série Foxy Brown n'a qu'un attrait, la poitrine de Pam Grier, et un mérite, celui d'avoir influencé Quentin Tarantino pour l'un de ses meilleurs films.

     

    foxybrown00.jpgFOXY BROWN

    de Jack Hill

    (Etats-Unis / 94 min / 1974)

  • The Shooting, L'ouragan de la vengeance & Cockfighter

    hellman,etats-unis,western,60s,70s

    hellman,etats-unis,western,60s,70s

    hellman,etats-unis,western,60s,70s

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    Réalisés l'un dans la foulée de l'autre et la plupart du temps distribués ensemble (en France au cinéma en 1968 comme en DVD plus tard), The shooting et L'ouragan de la vengeance sont deux films difficilement dissociables, à l'origine des premières manifestations du culte voué à leur maître d'œuvre Monte Hellman.

    Un campement de mineurs, une ville réduite à trois bâtiments, des étendues rocailleuses, quatre personnages et deux ou trois silhouettes... L'économie de The shooting est celle de la série B (Roger Corman ne se tient pas loin, au sens propre, Hellman étant, au début de sa carrière, l'un de ses protégés) mais la visée est haute. L'approche privilégiée est celle du réalisme, les temps morts n'étant nullement éliminés. Il se crée un rythme étonnant à la suite de ces plans qui retardent les entrées dans le champ et les gestes déterminants ou bien, au contraire, qui démarrent directement sur un coup de feu ou un changement d'échelle brutal.

    Les situations se mettent en place de manière énigmatique et les personnages le sont tout autant (un homme qui ne parle pas, un indien dont on ne comprend pas la langue...). Les motivations se devinent, elles ne sont jamais explicitées alors que des questions reviennent sans cesse : Qu'est-ce que c'est ? Qui est-ce ? Quel est son nom ? La ligne narrative suivie est celle d'une quête mais un quête devenant absurde à force de dépouillement et d'obstination. Les chevaux trépassent, les paquets sont abandonnés, les hommes aussi. L'avancée se fait vers un point fuyant mais la force du pressentiment se signale. Quelque chose d'indéfinissable mais de bien présent.

    Au campement déserté, l'apparition de la femme, qui ne sera jamais nommée, entraîne déjà dans une dimension fantastique. Si l'on craint la lourdeur théorique et l'intellectualisation excessive du western, le poids du réel nous ramène toujours sur terre, grâce à l'attention portée aux corps, à la fatigue, à la sueur... L'errance existentielle tire là sa force et ce va-et-vient entre l'abstrait et le concret signe la modernité du film (qui annonce par bien des aspects le tour de force accompli récemment par Kelly Reichardt avec La dernière piste). Les interprètes intègrent remarquablement ces données à leur jeu, d'un Jack Nicholson déjà diabolique à un Warren Oates impeccablement dépassé par les événements, en passant par une Millie Perkins à la fois fragile, déterminée et inatteignable.

    Oates endosse le rôle d'un ancien chasseur de primes luttant contre les armes, évitant les tueries et préférant écraser à coups de pierre la main dangereuse d'un tueur à gages plutôt que d'abattre celui-ci. Pareillement, Hellman lutte avec le western mais sait que ce combat est vain. Il sait comment ça finit et nous aussi, malgré toutes les ellipses du monde...

    Passer par les acteurs et leurs personnages offrent une clé pour comparer les mérites de The shooting et ceux de L'ouragan de la vengeance. Dans le premier, Millie Perkins est une femme mystérieuse, irradiante, sans passé et peut-être sans avenir. Dans le second, elle est fille de fermier, dévouée et travailleuse, effacée et silencieuse. Dans le premier, Jack Nicholson est un manipulateur sardonique affichant ce sourire qu'il reprendra maintes et maintes fois dans la suite de sa carrière. Dans le second, c'est un cowboy honnête, pourchassé à tort, ne souriant jamais : c'est le Nicholson plus rare, ménageant ses effets, que l'on retrouvera par exemple chez Bob Rafelson (Cinq pièces faciles, 1970).

    Cette fois, si le tragique est toujours est présent, la subversion du genre se fait uniquement par une accentuation du réalisme. Très prosaïque, Hellman insiste sur les détails et les accidents du réel (le chapeau qui est soufflé par le vent, le cheval que l'on a du mal à enfourcher) et limite les fulgurances dramatiques et stylistiques. Bien que l'histoire contée dans L'ouragan de la vengeance se passe sur plusieurs heures, l'impression donnée est celle du temps réel des actions.

    Au moins autant que dans The shooting, nous avons là, à travers l'histoire de trois cowboys pris pour des bandits, une réflexion sur le refus de la violence et l'opposition à son emploi. Elle soutient la forme comme le fond. D'une part, Hellman ne s'appesantit jamais sur les tirs de revolvers, ne s'appuit jamais sur la jouissance de cette violence. D'autre part, il met à nu un mécanisme implacable en lançant ses protagonistes dans une course pour la survie quasiment sans espoir. L'œuvre, très pessimiste, permet de toucher du doigt comme rarement cet engrenage mortel.

    Ce n'est qu'en 1971 que sort le film suivant de Monte Hellman, le Macadam à deux voies (Two-lane blacktop) qui va définitivement faire connaître le nom du cinéaste. Pour l'évoquer brièvement, rappelons que, très représentatif de ces années-là par les figures qu'il convoque (jeunesse, liberté de mœurs, groupes sociologiques bien définis, musique pop-rock, traversée des grands espaces), il n'en est pas moins radical et se révèle assez impressionnant. C'est une œuvre dénuée de tout romantisme dans sa description de l'amour porté par les deux personnages principaux aux voitures rapides. Ceux-ci, peu bavards, ne parlent que de mécanique, même en compagnie de la jeune femme qu'il récupèrent au bord de la route. Pour nous, ils en deviennent presque malades mentalement, au moins obsédés. Et cette obsession aboutit à la mort, ce que suggère une fin d'une grande beauté qui, bien évidemment, ne clôt absolument rien dramatiquement parlant. A la rigueur, on peut dire que la tension dramatique n'est apportée que par le rival (Warren Oates et sa gouaille). Et encore... Le défi qui est lancé est rapidement abandonné. Encore une fois, cette position annonce celle de bien des cinéastes d'aujourd'hui, Gus Van Sant en tête.

    A ces trois tentatives singulières qui rebattaient les cartes de belle manière a succédé Cockfighter qui me semble, en revanche, assez largement dépourvu d'intérêt. Coursodon et Tavernier dans 50 ans de cinéma américain en parlaient comme d'un film semblant "être construit à partir de certaines exégèses de Two-lane blacktop". On peut le voir en effet comme cela.

    Roger Corman à la production, Warren Oates à la tête de la distribution, Harry Dean Stanton à ses côtés et même Millie Perkins, dans un petit rôle : une bonne partie de la "famille" Hellman est réunie. A propos de l'actrice, on peut, à nouveau, s'intéresser au sort qui lui est réservé. Cette fois-ci, elle apparaît en ménagère mal fagotée, des bigoudis dans les cheveux, et son personnage est expédié peu de temps après, sans ménagement. Voilà le chemin parcouru.

    Encore une fois, la plupart des marqueurs du cinéma des années 70 sont présents de la sous-dramatisation de l'intrigue au symbolisme désinvolte, des figures de l'errance à celles de la marginalité... Cependant, même pour qui n'est pas amateur de la chose automobile, la passion pour les bolides a quelque chose de beaucoup plus cinématographique que celle pour les combats de coqs, activité principale du héros de Cockfighter. Et comme la mise en scène de Hellman se fait plutôt terne, à quelques flashs près, l'attachement aux personnages, au récit, au film ne se fait pas. L'inévitable truculence de certains épisodes de cette aventure dans l'Amérique profonde lasse et la misogynie caractérise le regard porté sur les femmes (soit proprement ridiculisées, soit incapables de comprendre l'attitude rebelle du héros).

    Surtout, le choix de faire du personnage de Warren Oates quelqu'un de muet saborde le film. Ce n'est pas qu'il ne peut pas parler, c'est qu'il ne veut pas, du moins jusqu'à ce qu'il gagne enfin un certain concours. Découle de cette donnée scénaristique un festival de mimiques par Oates qui se révèle pour nous absolument épuisant puisque les gens qui l'entourent ne cessent de communiquer avec lui. Notons que Hellman, de toute façon, ne va pas jusqu'au bout de son idée car il plaque sur beaucoup d'images la voix off de l'acteur, voix qui se fait porteuse d'un discours purement "professionnel" dans une posture créant une proximité/distance avec le spectateur déjà observée plus d'une fois dans d'autres films.

    Parvenu au bout de l'impasse, je n'ai amassé que deux ou trois séquences à sauver, un monologue déshabillé au bord d'un lac, un combat de coqs dans une chambre d'hôtel filmé au ralenti... Finalement, à la même époque et dans le même registre de l'Americana déglinguée, un "classique" comme John Huston aura réalisé de bien meilleurs films (Fat City, Le Malin) que ce Cockfighter, échec d'un cinéaste culte qui, semble-t-il, ne retrouvera jamais vraiment l'inspiration qui irriguait les trois opus ayant fait sa réputation(*).

     

    (*) : A moins que le récent Road to nowhere... (n'est-ce pas Doc ?)

     

    Hellman,Etats-Unis,Western,60s,70sHellman,Etats-Unis,Western,60s,70sHellman,Etats-Unis,Western,60s,70sTHE SHOOTING (ou LA MORT TRAGIQUE DE LELAND DRUM)

    L'OURAGAN DE LA VENGEANCE (Ride in the whirlwind)

    COCKFIGHTER

    de Monte Hellman

    (Etats-Unis / 82 min, 82 min, 83 min / 1966, 1965, 1974)

  • Le Havre

    kaurismäki,france,2010s

    ****

    Oui, je sais, cela ne se fait pas de dire du mal d'un film humaniste à Noël. Mais que voulez-vous... ma déception devant Le Havre a été à la hauteur de l'attente, celle conditionnée par le souvenir des quatre merveilleux opus kaurismäkiens qui le précédent (Au loin s'en vont les nuages, Juha, L'homme sans passé, Les lumières du faubourg). Alors, cette fois-ci, Aki la faute ?

    A notre langue tout d'abord, que Kaurismäki a choisi d'utiliser intégralement. A l'époque, j'avais déjà été un peu moins séduit que d'ordinaire lorsque le cinéaste avait fait appel à sa French connection (J'ai engagé un tueur et La vie de bohème). Aujourd'hui, la transposition en France de l'univers du Finlandais me semble encore moins convaincante. Dès les premières minutes, les dialogues sonnent mal. On devine les énormes efforts que réalise Kati Outinen pour s'exprimer distinctement et ceux des autres pour ralentir leur tempo naturel (Jean-Pierre Darroussin paraissant finalement le plus à l'aise dans cet exercice).

    A ce premier obstacle succède bientôt un autre, celui de l'empilement des références et des signes renvoyant vers le passé. Dans les cadres peu chargés qu'affectionne Kaurismäki, ils se voient d'autant plus. Bien sûr, ses films ont toujours eu un cachet intemporel mais ici, et sans doute le fait que l'on soit en France, sans distance culturelle, n'y est-il pas pour rien, tout paraît clairement daté et pour ainsi dire, vieillot. Dans chaque plan, il faut que l'on remarque tel ustensile désuet, telle marque de produit disparue, telle vieille enseigne, telle vignette automobile, telle voiture d'époque, telle prise de courant hors-norme. Le Havre c'est Jean-Pierre Jeunet meets Robert Bresson. Assez vite monte en nous la sensation d'être enfermé dans la chambre de Papi. Au décor s'ajoutent encore les clins d'œil cinématographiques : l'héroïne s'appelle Arletty, le héros Marcel (Marx, mais on pourrait entendre Carné). Le réalisme poétique des années 30 a déjà suffisamment d'ennemis comme ça pour que ses amis ne lui rendent pas d'aussi mauvais services, en le congelant de la sorte...

    Bien évidemment, la raideur que Kaurismäki impose à ses collaborateurs est encore à l'origine de quelques agréables compositions contrastées mais le film s'enlise dans son train-train et ne redémarre qu'en de rares occasions. Cela survient en général lorsque les personnages bougent vraiment ou lorsque le cinéaste va au bout de ses désirs de conte et de mélo, sans peur du ridicule. Ainsi, de beaux plans subsistent, trop éparpillés.

    Le rendez-vous est donc manqué. Il l'est aussi avec l'actualité brûlante, celle que Kaurismäki ne nous avait pas donné l'habitude de traiter aussi directement. Entre les images du démantèlement de la "jungle" des migrants tirées d'un reportage de France 3 et celle des immigrés d'Aki, il y a une sacrée différence. Certes, on peut apprécier qu'un cinéaste fasse preuve de recul émotionnel tout en restant clair quant à sa position morale et politique, qu'il ne se pose pas en donneur de leçons d'humanité, qu'il insiste sur la dignité des pauvres, mais enfin tout cela manque d'inquiétude et d'urgence. Dès sa première apparition, le méchant commissaire nous montre qu'il n'est pas celui que l'on croit. Le délateur, lui, est une exception dans la communauté de braves gens. Même en saluant l'audace poétique du dénouement, j'ai du mal à ne pas le résumer ainsi : sauvez un immigré, vous obtiendrez un miracle. C'est un peu court cher ami de Little Bob... Oui, Le Havre est vraiment un petit Aki.

     

    kaurismäki,france,2010sLE HAVRE

    d'Aki Kaurismäki

    (France - Allemagne - Finlande / 93 min / 2011)

  • Hugo Cabret

    hugocabret.jpg

    ****

    à Melvil(iès)

    Si Hugo Cabret, c'est l'art de Méliès et l'aventure du muet racontés aux enfants, ce n'est pas pour autant "le cinématographe pour les nuls". Martin Scorsese n'a pas choisi de prendre la voie du biopic mais le chemin détourné que lui ouvrait le roman jeunesse de Brian Seznick, L'invention de Hugo Cabret. Avant d'aborder le thème de l'amour du cinéma et de célébrer l'un des artisans les plus importants de son histoire, tout le soin est apporté, longtemps, à la construction d'un monde et à l'incarnation de personnages.

    Ce monde (qui n'est qu'un "rêve" de Paris) a une cohérence totale, la marque la plus évidente de celle-ci étant l'omniprésence de la mécanique. Rouages, engrenages, horloges, automates, membres artificiels envahissent l'écran au point qu'ils semblent devenir le moteur du film lui-même, faire fonctionner non seulement le décor mais tout ce qui permet au récit de tenir et d'avancer. Toutefois, grâce à la fluidité de la mise en scène, nous n'avons pas à regarder là uniquement des machines. La gare parisienne dans laquelle vit clandestinement le jeune Hugo Cabret est une gare-cerveau. Le sien bien sûr : le prologue nous présentant l'endroit de son point de vue est suffisamment clair à ce propos (le point de départ étant plus élevé que les hauteurs auxquelles accèdent Hugo, ce point de vue c'est aussi, évidemment, celui du cinéaste et il est peu aventureux d'avancer que Martin est Hugo). Tous ces mécanismes qui se mettent en marche c'est donc tout à la fois le cerveau qui travaille, la fabrique des rêves en activité, le temps qui passe et qui est compté, le projecteur de cinéma qui est actionné... C'est alors très logiquement que Hugo va se "cauchemarder", à un moment donné, en automate, et il est probable, même si cela n'est pas évoqué, que ce garçon deviendra un jour cinéaste.

    Martin Scorsese parvient à décrire une mécanique sans appauvrir ni rabaisser. Qu'il y ait un truc dans le tour du prestidigitateur, qu'il y ait un trucage au moment du tournage, tout le monde le sait maintenant (contrairement, sans doute, à la majorité des premiers specateurs) et pourtant la magie subsiste. Passer derrière l'écran pour voir la machinerie n'empêche pas de rêver. Cela aiderait même à continuer à vivre, surtout si l'on fait l'effort de réparer ces outils de production d'illusion. La possibilité de maintenir cet état, Scorsese y croit dur comme fer. Il croit au pouvoir de la caméra qui part du ciel parisien pour descendre à toute vitesse et aller attraper le regard perçant du petit Hugo derrière son horloge. Il croit aux émotions simples et à la création d'un "méchant" réussi (épatant Sacha Baron Cohen).

    Mais évidemment, des choses peuvent rester cassées et on ne peut pas tout réparer. Le père disparu ne peut pas revenir. Le tristesse de l'orphelin s'étend en fait au film entier. Le vieux Méliès, brisé par la guerre, est lui aussi orphelin mais de son public. Le chef de la sécurité n'y coupe pas non plus. "Une famille, ça ne sert à rien !" lâche-t-il. Il lui manque de la même façon une jambe valide et une amoureuse. L'euphorie de la 3D (fort bien utilisée à travers les multiples écrans qui se font entre les personnages et nous) ne rend pas aveugle : on s'inquiète surtout ici de la vieillesse, de la mort et de la fin d'un art. La lutte est constante. Il est assez significatif que pour cette ode au cinéma, Scorsese ait choisi de parler d'un artiste dans l'impasse, presque totalement oublié. Il part, en quelque sorte, d'un échec.

    Méliès, pour le public d'aujourd'hui (qu'il soit américain ou français), ce n'est pas Chaplin. Scorsese a donc, déjà, l'immense mérite d'éclairer une œuvre qui reste peu vue. Et de dire également que Méliès, ce n'est pas seulement Le voyage dans la lune. En fait, sont glissés dans la dernière partie du film deux passages pédagogiques, l'un sur l'invention et la première histoire du cinéma, l'autre sur la carrière de Méliès. Deux passages ralentisseurs mais nécessaires et intégrés avec aplomb, "tels quels", au récit, et qui parviennent en outre à être à la fois généralistes et subjectifs.

    Plusieurs autres caractéristiques démontrent que Scorsese n'a nullement choisi la facilité. Le long prologue d'Hugo Cabret est pratiquement sans dialogue et les enjeux dramatiques se mettent en place très progressivement. Quant à la seule grande scène d'action, elle se niche dans un cauchemar et n'est reprise qu'en mineur sur la fin, renvoyant habilement à la dimension spectaculaire du cinéma, présente dès son invention, dès l'arrivée du train en gare de la Ciotat. Si Hugo et son amie courent souvent, ils prennent aussi très régulièrement le temps de s'arrêter. Pour pleurer parfois. On pleure pas mal dans ce film, comme dans beaucoup de contes, de romans populaires et de récits initiatiques. Mais comme le dit Isabelle à Hugo, ce n'est pas grave de pleurer. Hugo Cabret (le premier grand film "déceptif" pour enfants ?) apprend aussi que le cinéma, ce n'est pas seulement fait pour en prendre plein la vue.

    Généralement bien accueilli, Hugo Cabret ne plaît cependant pas à tout le monde, ce que l'on ne saurait, évidemment, regretter. Il est tout à fait possible de discuter de l'esthétique générale et des partis-pris narratifs de cette œuvre scorsesienne. En revanche, se plaindre de son aspect œcuménique, de l'absence de débordements baroques (voire de violence ?!?) et s'affliger que le cinéaste n'ait pas fait autre chose de ce sujet, n'ait pas filmé Méliès comme Jack LaMotta ou Travis Bickle, c'est se méprendre totalement sur ses visées. Enfin, repousser l'hommage sous le seul prétexte du didactisme (et passer ainsi sous silence son originalité et sa ferveur), c'est s'enfermer à nouveau dans sa tour d'ivoire, plus poussiéreuse que ne l'est, prétendument, ce film, et c'est laisser le cinéma disparaître dans quelques années avec ses derniers spectateurs, nous.

     

    hugocabret00.jpgHUGO CABRET (Hugo)

    de Martin Scorsese

    (Etats-Unis / 127 min / 2011)

  • Carnage

    Polanski,2010s

    ****

    Un Polanski plaisant mais un Polanski mineur. Produit d'une adaptation de la pièce de Yasmina Reza Le Dieu du carnage par le cinéaste et la dramaturge elle-même, le film ne procède jamais à une quelconque explosion ou au moindre détournement de son matériau théâtral. Les trois unités classiques sont respectées à l'écran et, hormis à l'occasion du premier et du dernier plans, à aucun moment nous ne sortons de l'appartement des Longstreet, couple recevant les Cowan, suite à la blessure que le garçon des seconds a infligé à celui des premiers.

    Cette obligation que nous avons de rester entre ces murs nous permet d'observer avec attention la mise en scène de Polanski, que l'on pourrait qualifier de discrètement efficace ou d'efficacement discrète. Les miroirs sont parfaitement intégrés au décor, renvoyant et dédoublant quand il le faut sans trop insister, et les placements des personnages, leurs mouvements au fil de l'action, sont orchestrés avec maîtrise. Au cours de cette réunion entre adultes censée être de conciliation et qui tourne rapidement au règlement de comptes acerbe, les points chauds et les lignes de front bougent régulièrement, ce qui évite la monotonie, celle qu'engendrerait un affrontement programmé entre deux couples intangibles. Selon les échanges et les coups de sang, les antagonistes peuvent changer : les femmes peuvent ainsi s'opposer brièvement aux hommes ou un seul personnage peut supporter le regard désapprobateur des trois autres. Si le caractère mécanique de la progression dramatique se fait tout de même sentir par endroits (les relances volontairement exaspérantes de Jodie Foster sur l'état d'esprit de Zachary, le fils "agresseur"), il est inhérent au projet. La dérive (alcolisée) vers le grotesque et le politiquement incorrect provoque quelques dérapages gestuels et autres saillies verbales plutôt savoureux car particulièrement bien rendus par un quatuor d'acteurs très complémentaires.

    Pour autant, la mécanique ne se grippe ni ne s'emballe jamais vraiment. L'intention de départ n'est pas dépassée. La volonté de Polanski est bien sûr de rire de la chute du masque de la moyenne-haute bourgeoisie, de débusquer la puissance des pulsions tapies derrière le vernis des convenances, de brocarder l'illusion de la communauté et la bonne conscience humaniste. Le film se nourrit de tout cela, de ces petits plaisirs polanskiens. Cependant, il ne fait que ça, il s'en tient là, au programme prévu. De plus, ce mini-psychodrame se joue à partir d'un déclencheur de peu d'importance (la bêtise d'un gamin) et le fait que ceci soit posé dès le début et confirmé avec force au final accuse certes la vanité des comportements de ces quatre personnages mais a aussi tendance à contaminer le film lui-même. Ainsi, ce Carnage est-il vif et agréable mais il manque quelque peu de consistance.

     

    Polanski,2010sCARNAGE

    de Roman Polanski

    (France - Allemagne - Pologne - Espagne / 79 min / 2011)