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Film - Page 56

  • Post mortem

    (Pablo Larrain / Chili - Mexique - Allemagne / 2010)

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    postmortem.jpgDans le Chili du début des années 70, Mario traîne sa solitude entre son pavillon d'où il épie sa belle voisine Nancy et la morgue de la ville où il tape les rapports d'autopsie du médecin légiste. Sa voisine, il finit par l'aborder, l'inviter et coucher avec. La morgue, il y est consigné par l'armée pendant plusieurs heures : un coup d'état est en cours et les corps commencent à s'entasser dans les couloirs. Avec le médecin et son assistante, il se retrouve devant le cadavre de Salvador Allende. La voisine, elle, disparaît pour un temps.

    Post mortem n'est pas un film très aimable envers ses spectateurs. Trois scènes d'autopsie mettent à rude épreuve les estomacs sensibles mais c'est surtout par ses choix esthétiques que Pablo Larrain bouscule. Sa vision est clinique et froide, son approche neutre et silencieuse. L'ambiance de la morgue contamine ainsi tous les espaces et fige littéralement cette société chilienne qui, à de très rares exceptions près, semble incapable de la moindre réaction face à l'absurdité de la violence militaire. Le travail sur le cadre participe au maintien de cette chape en composant des images oppressantes. Comme le scalpel du légiste entaille la chair, le cadre découpe souvent les corps qui l'excèdent, la caméra gardant son immobilité (cette délimitation stricte du plan rend notamment la principale scène sexuelle assez troublante). Larrain filme la plupart du temps ses acteurs de près et s'impose une rigueur esthétique pouvant facilement passer pour une provocation, surtout qu'il n'hésite pas à étirer certains plans. Au milieu du récit, une crise de larmes enregistrée intégralement peut user les nerfs. La dernière séquence également.

    Celle-ci, qui donne à voir un empilement interminable, a le mérite de faire sentir précisément ce qui se joue dans Post mortem : un retour de la mémoire malgré les tentatives passées de l'étouffer. Ce dernier plan du film illustre son thème et enfonce le clou esthétique planté par Pablo Larrain. La remontée à la surface des choses cachées peut aussi se lire dans le mouvement que les personnages effectuent régulièrement depuis la profondeur, dans le flou, vers le premier plan, net (comme si la caméra les attendait). Mais plus simplement encore, on peut parler de Post mortem comme d'un film de fantômes. L'ambiance nous y invite, ainsi que la construction du récit (une séquence, primordiale, est déplacée par rapport à la chronologie, mais de façon si naturelle que l'on ne prend conscience qu'après coup de ce glissement).

    Larrain signe là une œuvre glaçante sur le coup d'état de septembre 73. Il en montre les conséquences dans une série de plans calmes et terribles où quelques blouses blanches s'affairent dans des couloirs, au milieu de monceaux de cadavres, sous l'œil de soldats armés. Ces morts ne sont jamais individualisés, pas plus que ne l'étaient précédemment les manifestants croisés fortuitement par Mario et Nancy, le cadre ne s'élargissant pas au-delà du véhicule de ces derniers. Ainsi, Pablo Larrain évite de trop se frotter à la reconstitution d'époque, focalise son attention sur son personnage et fait tenir tout son propos dans sa mise en scène. D'aucuns trouveront donc Post mortem trop conceptuel. Il m'a, pour ma part, relativement impressionné.

     

    FIFIH2010.jpgSortie prévue en février 2011, film présenté en avant-première au

  • La route des Indes

    (David Lean / Grande-Bretagne - Etats-Unis / 1984)

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    laroutedesindes.jpgEn 84/85, La route des Indes (A passage to India) devait déjà apparaître comme un film déphasé, hors de son temps. David Lean sortait d'un silence de 14 ans (La fille de Ryan, 1970) sans se soucier le moins du monde des fluctuations de la mode au moment de livrer un ultime grand spectacle romanesque. La route des Indes, film classique, forcément. Film académique si vous y tenez. Mais si c'est cela l'académisme...

    Les connaisseurs disent fidèle et intelligente cette adaptation par Lean du livre de E.M. Foster. Même sans avoir lu celui-ci, on sent très bien tout le parti que le cinéaste a su en tirer pour peaufiner l'écriture des dialogues, la construction du récit et la présentation des personnages. Les caractères sont d'une richesse et d'une complexité rares, tous rendus de belle manière par leur interprète respectif : de Judy Davis, extraordinaire dans un rôle qui n'a rien de facile, celui de la tourmentée Adela, à Peggy Ashcroft en Mrs Moore, formidable vieille dame prête à flirter sans cesse avec les interdits posés par les gens de sa classe, en passant par Victor Banerjee, acteur vu chez Satyajit Ray, qui parvient à échapper d'un bout à l'autre au ridicule et à la convention dans lesquels pourrait tomber son sensible et exalté médecin indien Aziz, ou James Fox dans la peau de Fiedling, d'abord faussement nonchalant puis véritablement engagé. Cette consistance que Lean et ses collaborateurs réussissent à préserver sur près de trois heures fait pâlir à côté bien des adaptations en costumes d'une part et bien des scénarios faméliques d'autre part.

    La question coloniale est traitée avec une justesse exemplaire, sans avoir recours à des discours appuyés mais en organisant des séries d'oppositions par le montage et en parsemant les scènes de détails significatifs (l'avocat anglais qui, lors du procès, lève les yeux au ciel lorsque le public indien de la salle d'audience se fait trop bruyant). A aucun moment les scènes de foules, pourtant nombreuses et montrant parfois des fêtes locales, ne se réduisent à de l'imagerie exotique. Jamais, contrairement à la majorité des cinéastes s'étant essayés à ce genre de production, David Lean ne semble diriger des groupes de figurants. Sa maîtrise est ici impressionnante. Il ne s'agit pas d'en mettre plein la vue mais de donner du souffle, et cela est évident dès les premiers plans du film.

    Esthétiquement, La route des Indes est régulièrement superbe. Entre mille choses, les trains inspirent Lean, qui peut créer de fabuleuses images nocturnes et iréelles composées à partir d'une ligne d'horizon parcourue par les wagons ou qui peut faire passer dans des séquences plus dynamiques le frisson du vertige lors d'une montée vers la montagne. L'œil du cinéaste a toujours été reconnu. En revanche, son art du montage est beaucoup moins souvent évoqué. Il trouve certes son origine dans un travail classique sur les raccords, mais avec quelle efficacité, quelle fluidité et quel lyrisme ! La longue séquence du procès en est toute retournée, avec le montage parallèle de l'ultime voyage de Mrs Moore sur l'océan, puis l'insertion de flash-backs qui signent le retour des pulsions qui avaient été refoulées par Adela. Dans un autre but, Lean peut aussi coller deux images dont les sujets sont éloignés, donnant ainsi à la confrontation la valeur d'un champ-contrechamp. Un groupe de dames de la noblesse britannique et des femmes indiennes, une foule de manifestants et les Anglais réunis dans leur Club : c'est la coupe qui dit le colonialisme et il n'est nul besoin d'en rajouter. De la même manière, David Lean sait que la vision d'une avancée à dos d'éléphant dans un paysage aride et majestueux est suffisamment belle et forte pour se passer d'accompagnement musical (tout le film est étonamment et heureusement discret sur ce plan-là). Un dernier exemple pour finir : le rendez-vous donné à Aziz par Fiedling. Ce dernier est encore sous la douche lorsque le premier arrive et le dialogue s'instaure malgré la séparation de la baie vitrée opaque séparant la salle de bain du reste de la maison. Cette simple trouvaille dynamise la scène et la creuse : homosexualité latente, distance entre les races et pourtant, naissance à ce moment même d'une amitié...

    Oui, si c'est tout cela l'académisme, alors vive l'académisme !

    Un avis complémentaire à lire sur Goin' to the Movies.

     

    FIFIH2010.jpgFilm présenté au

  • Rapado & Les gants magiques

    (Martin Rejtman / Argentine / 1992 & 2003)

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    rapado03.jpgComme Guillaume Canet, l'Argentin Martin Rejtman fait un cinéma "générationnel" et cela à plus d'un titre. Tout d'abord, les deux œuvres réunies dans ce coffret semblent adressées prioritairement à une génération précise, celle des gens qui avaient la vingtaine en 92 et la trentaine en 2003. Ensuite, leurs récits sont exclusivement consacrés à des personnages appartenant à celle-ci. Enfin, le premier des deux films proposés, Rapado, est lui-même à l'origine d'une naissance, celle du jeune cinéma argentin de la fin des années 90 dont les principaux représentants se nomment Pablo Trapero, Lucrecia Martel et Lisandro Alonso. Comme il arrive parfois, la reconnaissance rapide des talentueux chefs de file du mouvement a eu pour effet de laisser quelque peu dans l'ombre le réel initiateur - reconnu comme tel par ses cadets. Ainsi, ni Rapado ni Les gants magiques n'ont eu l'honneur d'être distribués dans les salles françaises (le second a tout de même été diffusé en 2006 sur Arte, chaîne coproductrice du film, ce qui avait alors permis à certains d'entre nous de le découvrir avec bonheur), à l'inverse de Silvia Prieto, deuxième long métrage de Rejtman datant de 1999 et sorti ici en... 2004. Depuis, plus rien ou presque (les filmographies indiquent seulement deux titres d'œuvres courtes et énigmatiques, réalisées après Les gants magiques). Cette livraison des Editions Epicentre est donc précieuse, imposant à nos yeux un auteur des plus attachants.

    Cet attachement est logiquement recherché par tous les cinéastes désireux de s'inscrire dans ce registre générationnel. Il nécessite de la part de l'auteur sinon une appartenance au monde décrit au moins une connaissance de celui-ci et une affection non feinte pour ceux qui le peuplent. Dans ce type de film doivent être disposés des marqueurs socio-culturels pertinents, le piège étant que ces derniers peuvent facilement rester à l'état de signe de reconnaissance ostentatoire, de vulgaire appât pour spectateur-cible. Rapado et Les gants magiques ne sont pas avares de marqueurs et accumulent cigarettes et street wear, cassettes audio et chaînes hi-fi, mobylettes et Renault 12, skate boards et appareils de muscu, jeux vidéos et vhs pornos, mais le talent de Rejtman est de ne pas trop les laisser saillir et de les intégrer parfaitement, jusqu'à en faire, pour certains, des éléments déterminants de sa narration.

    Celle-ci se fait discrètement cyclique, profitant ici (Rapado) d'une série de vols de motos qui provoquent autant de rencontres, pas toujours brutales, ou là (Les gants magiques) d'une succession de trajets en taxi, dans lequel l'identité et la place des passagers indiquent l'évolution des rapports sentimentaux. Ainsi, l'évidence d'un réseau apparaît, les liens se tissent, l'instantané générationnel se révèle.

    Si des éléments culturels se chargent d'une nécessité dramatique, ils peuvent aussi traduire un besoin vital pour les personnages eux-mêmes. Tel est le cas pour la musique et la danse. A intervalles réguliers, nous voyons Alejandro, principal protagoniste des Gants magiques, s'activer sur une piste en boîte de nuit, seul ou accompagné, à la fois ridicule et touchant, comme toute personne "banale" se laissant aller à danser.

    Rapado nous parle de la jeunesse, de son désœuvrement, de ses chimères, de ses lubies farfelues et indispensables. Les gants magiques observe le passage vers une prétendue maturité que l'on dit avoir retardé trop longtemps, sans vraiment y croire par ailleurs. A 35 ans, il faudrait abandonner la production de disques bruitistes invendables ou le tournage de films pornos et investir durablement la réalité économique (bousculée) de l'Argentine des années 2000. Passer des petits deals quotidiens au marché global. Evidemment, on en reviendra.

    gants01.jpgLes films de Martin Rejtman se tiennent en équilibre entre l'ironie et la tendresse, donnant l'étrange sentiment d'une sincérité et d'une vérité qui se verraient légèrement distanciées. L'humour y est permanent mais léger et empreint de mélancolie. Il nait surtout d'un brillant montage. Ce qui arrive aux personnages est loin d'être drôle, ce n'est que l'assemblage de leurs déboires qui l'est. L'art du cinéaste est un art de la rime visuelle délicate, du running gag offert comme en passant, de la subtile variation des motifs, de l'ellipse souriante et de la concision (1h10 pour l'un, 1h25 pour l'autre).

    Les dialogues sont rares et courts dans Rapado et si Les gants magiques paraît plus bavard, c'est que, parmi les sept personnages principaux, deux accaparent la parole. Le style visuel est aussi économe qu'efficace, le cadre est le plus souvent fixe, simple et rigoureux. Mais les films n'ont rien d'amorphe, notamment parce que les déplacements y sont constants, effectués à pied, en moto ou en Renault 12. Ces mouvements permettent aussi d'affirmer la présence d'un arrière-plan précis, celui de la ville, de la banlieue. Cette attention à la réalité apporte un nouveau liant à ce qui pourrait apparaître comme une suite de saynètes. L'égalité de ton entre les scènes peut aussi faire craindre l'ennui lors de l'observation de petits faits du quotidien, mais le spectre est repoussé et trame et caractères s'en trouvent enrichis.

    Jeunes cinémas, nouvelles vagues ou simple "renouveau" national, les œuvres à l'origine de ces soubresauts artistiques, pour la plupart d'entre elles, réalisent un double programme : se réapproprier un environnement - descendre dans la rue - et redéfinir l'intime - dans les appartements. Celles de Martin Rejtman s'y emploient également, avec un humour inestimable.

     

    Chronique dvd pour logokinok.jpg

  • Independencia

    (Raya Martin / Philippines - France - Allemagne - Pays-Bas / 2009)

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    independecia.jpgUn jeune homme et sa mère, craignant l'arrivée de soldats dans leur ville, se réfugient dans la jungle. Ils s'installent dans une cabane, élèvent des poules et font pousser des légumes. Le fils recueille un jour une femme laissée pour morte par des militaires dans la fôret. Les mois passent, la mère meurt, la femme accouche d'un garçon. Des années plus tard, nous retrouvons le couple et leur enfant, toujours installés dans leur refuge.

    Independencia se veut un jalon dans la représentation de l'histoire d'une nation malmenée par des puissances coloniales jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, les Philippines (et, très probablement, un jalon dans l'histoire du cinéma tout court). Sur l'écran, on voit une fête locale perturbée par des détonations lointaines, on entend une femme évoquer, en une seule phrase, la présence d'Espagnols, on entre-aperçoit deux ou trois soldats coloniaux patibulaires et à l'accent américain. Cela n'éclaire pas vraiment le spectateur qui serait venu chercher des informations sur la destinée de ce pays asiatique pendant la première moitié du XXe siècle et il vaut mieux passer par Wikipédia pour bien s'assurer que la résistance des Philippins s'organisa d'abord contre les Espagnols puis contre les Américains, jusqu'à une autre occupation, celle des Japonais.

    Si une lutte nous est contée dans ce film, ce n'est pas celle visant à repousser un occupant. Independencia ne paraît justifier son titre que dans les tout derniers plans et cela, de manière métaphorique, au point que l'indépendance glorifiée ici semble être avant tout celle du cinéaste lui-même. En effet, ne compte ici que la mise en scène, ses partis-pris et sa réflexivité. Objet esthétique totalement inhabituel, Independencia est conçu comme un film des années 20 ou 30. Le format est carré, les images sont en noir et blanc soumis à des variations lumineuses et leur défilement est plus lent que celui des films d'aujourd'hui, des incrustations au-dessus des têtes visualisent les rêves des personnages, un simple jeu d'éclairage concrétise un orage, la jungle est de studio, les premiers plans sont chargés de plantes mais les fonds sont des toiles peintes, les dialogues sont post-synchronisés, les acteurs très expressifs.

    Le but de Raya Martin est-il d'opérer un détournement de l'esthétique coloniale au profit de son peuple ou bien de combler un vide en offrant aux Philippins le film qui épouse leur point de vue et qui n'a pu être tourné à l'époque ? Le dessein est difficile à cerner, la narration est claire mais les prolongements sont obscurs. Le cinéaste met le spectateur dans une position qui devient inconfortable sur la durée puisqu'il lui demande à la fois de croire et de ne pas croire. A l'intensité de l'interprétation, à la force des éléments (vent, orage...), à l'évocation de contes populaires, aux manifestations surnaturelles ("âme" de la fôret, fantômes...) et aux articulations mélodramatiques s'opposent la stylisation forcenée du décor, la cassure du récit provoquée par l'insertion brutale d'un faux documentaire colonial, l'étirement des scènes dans la deuxième partie et cette volonté de nous laisser raccorder seuls les images et les sons produits à la vision historique qu'aurait l'auteur.

    Parfois, le découragement pointe. Mais si la reprise scrupuleuse d'une esthétique abandonnée depuis longtemps laisse finalement perplexe, la force et la beauté de certains passages sont indéniables. Bien que trop longue, la séquence de la tempête impressionne avec peu, celle de la mort de la mère est également très belle (un plan de celle-ci, allongée, et un respiration que l'on sent faiblir). L'expérience est faite et elle fut suivie avec un relatif intérêt mais faute de mieux connaître le cinéma de Raya Martin, nouvelle coqueluche philippine, après Brillante Mendoza, de la critique et des festivals internationaux (le défilé au générique d'Independencia des aides européennes à la production est interminable), entre applaudir l'audace du geste et nous affliger de son extrême prétention, nous ne savons trop quelle attitude adopter pour l'instant.

     

    FIFIH2010.jpgFilm présenté au

  • Breathless

    (Yang Ik-june / Corée du Sud / 2009)

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    breathless03.jpgYang Ik-june, jeune réalisateur-scénariste-producteur-acteur principal, n'est pas Jean-Luc Godard. Il ne s'en réclame d'ailleurs aucunement. Mais son Breathless affiche le même air frondeur qu'A bout de souffle et les points communs entre les deux films ne sont pas rares. Ces deux premiers longs métrages réalisés comme en contrebande et lancés sans ménagement à la figure des spectateurs partagent notamment, au-delà d'une entrée en matière fracassante, une envie d'en découdre avec le monde environnant, une figure centrale de petite frappe, une rencontre décisive avec une jeune femme, une vulgarité provocatrice dans les dialogues, une prédilection pour la cigarette et une fin tragique...

    Car fin tragique il y a. Rassurez-vous, cette révélation ne tient pas vraiment du spoiler (pour parler dans la langue universelle, à l'instar des distributeurs de films asiatiques, ceux du présent ouvrage ne faisant pas exception à la règle en rebaptisant, certes de manière habile comme nous venons de le remarquer, Ddongpari, soit "Mouche à merde", en Breathless, "A bout de souffle" donc), tant le dénouement semble écrit dès l'entame du récit. Il n'y a qu'à voir la teneur de ces moments arrachés  à la violence du quotidien, ceux où Sang-hoon, la racaille toujours prête à taper sur tout ce qui bouge un peu trop, et Yeon-hee, la lycéenne forte tête, se baladent ensemble en ville, débarrassés pour un temps de la pression qui pèse sur eux. Au sein d'un film où tout ne semble être qu'agressions, affrontements, rapports de force, rituels de domination, défis lancés aux autres, qu'il s'agit de tenir en respect à coups de baffes, ces îlots génèrent leur propre nostalgie. Captés de loin, au téléobjectif, sans paroles audibles et seulement accompagnés d'une musique atmosphérique, alors que le reste est saisi dans une proximité extrême et sans la moindre note, ils décrivent un présent déjà passé.

    Il est en effet trop tard. Un final contrasté signera le refus d'installer trop confortablement les idées d'apaisement, de réparation et de solidarité par le déplacement simple mais très efficace d'une séquence qui vient en cisailler une autre, tel un morceau de gène qui s'insèrerait dans un autre pour en modifier radicalement l'expression. Selon l'humeur, on détectera, dans le glissement presque mélodramatique qu'opère le récit, une lueur d'espoir ou bien un pessimisme radical.

    Tout au long de Breathless, Yang Ik-june nous aura malmené pour mieux pointer des faillites, toutes liées les unes aux autres. Celle du système éducatif (l'école est une perte de temps et les lycéens et lycéennes sont constamment moqués par les caïds) et surtout celle des pères qui, invariablement, frappent les mères et terrorisent les enfants, leur transmettant ainsi non pas des valeurs de droiture et de respect mais bien le virus de la violence. Ces hommes en mal d'autorité se conduisent comme des dictateurs familiaux, des petits Kim Il-sung. L'insulte est proférée par Sang-hoon au cours de l'un de ses tabassages et c'est donc bien Yang Ik-june qui parle alors et qui élargit cette vision désespérante à toute la société coréenne actuelle.

    Le message ainsi adressé, accentué sur la fin par l'arrivée des larmes de mélodrame peut faire craindre la leçon de morale. Mais le cheminement du film est tortueux. La progressive ouverture au monde du petit voyou à la mandale facile ne se fait pas sans détours. Les étapes les plus marquantes de cette accession à une plus grande humanité, liens renoués avec les uns, aide apportée aux autres, sont en effet suivies soit d'un déchaînement de violence plus imprévisible encore, soit d'un affaissement passager, soit de l'expression inattendue d'une douleur. Plus généralement, c'est la construction de Breathless dans son ensemble qui est paradoxale. L'espace géographique arpenté étant relativement limité (à un quartier de Séoul), les fils du scénario semblent tissés de manière évidente. Les personnages sont posés d'une telle façon que les croisements sont assez faciles à prévoir. De même, très vite, un parallèle s'établit entre l'histoire passée et présente de Sang-hoon et celle de Yeon-hee. Or, si déterminé que paraît être le récit, surprises et ruptures, contre-pieds et contretemps abondent.

    Cela confère au film son incroyable énergie et cela caractérise aussi la vision de la violence qu'a Yang Ik-june. Nous l'avons dit, celui-ci cadre serré. A deux ou trois reprises, il se sert de cette absence de recul pour décupler l'effet d'une soudaine intrusion dans le cadre. Ailleurs, il peut faire preuve d'un certain humour à froid, désamorçant la violence par des trouvailles de montage rappelant celles dont est friand Takeshi Kitano (d'un pugilat, nous pouvons passer en une coupe à un repas apaisé avec les mêmes protagonistes). Breathless, acte rageur et malpoli de cinéma, impressionne finalement par sa maîtrise sur ce plan-là, qui l'empêche constamment de tomber dans la complaisance. Ici, la violence n'a rien de sadique, elle ne procure pas de plaisir à celui qui en use (on note par ailleurs l'absence totale d'acte ou de désir sexuel), elle n'est qu'un moyen dans un univers déréglé. En la montrant de manière cyclique et irrépressible, Yang Ik-june, que l'on sent si proche de son sujet, pose la question de l'héritage (voire de l'hérédité) de cette violence et s'inquiète de trouver en si peu d'endroits l'espoir d'en stopper la contamination. Au moins, pour lui, au-delà de la catharsis, faire un film de cela, c'est déjà faire quelque chose et s'extirper du néant.

     

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  • Biutiful

    (Alejandro Gonzalez Iñarritu / Espagne - Mexique / 2010)

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    biutiful.jpegPuissant. Sans doute trop. Et aussi trop chargé, trop long, trop large serait-on tenté d'ajouter à la suite. Je me demande toutefois s'il n'est pas un peu vain de se plaindre ainsi car cela revient en fait à regretter qu'Iñarritu n'aille pas assez contre sa nature. Or, il faut bien reconnaître que, sur bien des points, il a mis la pédale douce par rapport à son précédent film, Babel, et que sa décision de se passer dorénavant de son encombrant scénariste Guillermo Arriaga lui a été bénéfique et lui ouvre de nouveaux horizons, cette collaboration, après deux réussites spectaculaires, ayant montré crûment ses limites au troisième essai.

    Les premières minutes de Biutiful sont assez impressionnantes. L'inscription du récit dans la ville (une Barcelone, tout le monde le sait maintenant, loin de celle de Vicky Cristina Barcelona) est absolument saisissante, notamment grâce à d'incroyables plans nocturnes de Javier Bardem déambulant dans les rues. Avec ce travail sur la lumière, comme rarement, nous avons l'exacte sensation de la nuit citadine, succession désordonnée de noirs profonds et d'éclats lumineux. Ce début fait espérer un grand film qui collerait d'un bout à l'autre à son personnage et serait à l'image de son interprète : ténébreux et massif. Mais la promesse n'est pas vraiment tenue.

    Certes Bardem tient tout sur ses épaules, mais quelques scènes se passent de la présence de son Uxbal et, si liées qu'elles soient à son parcours, elles se révèlent moins intéressantes que les autres. Il en va ainsi de l'histoire parallèle des deux Chinois. Celle-ci éclaire une donnée sociale, précise la description du système d'exploitation des immigrés auquel prend part le personnage principal, mais nous détourne de la ligne de force centrale. S'en tenir beaucoup plus strictement au point de vue d'Uxbal aurait, à mon sens, été plus satisfaisant et cela n'aurait pas nécessairement nui au message concernant les exploités, qui apparaît ici, à quelques endroits, un peu trop conventionnellement asséné.

    Parmi les reproches que certains commentateurs ont pu formuler à l'encontre de Biutiful, le plus fréquent est celui de l'accumulation de malheurs. Il me semble pour ma part que le problème n'est pas quantitatif et que le parcours christique d'Uxbal en vaut bien d'autres. Si l'on peut émettre des réserves sur la manière, ce n'est pas le choix du mélo qu'il faut chercher à contester. Des réserves stylistiques, j'en ai moi-même quelques unes. Elles concernent le traitement des "moments forts" du film, en particulier l'altération ou l'amplification excessive des éléments de la bande-son. Par exemple, lorsque Uxbal fait un terrible aveu à sa fille et qu'il la serre dans ses bras, nous n'entendons que le battement de son cœur. Dans ces moments-là, Iñarritu en rajoute toujours un peu trop alors que "l'épaisseur" qu'il sait conférer à ce type de séquence se suffit à elle-même. C'est cette tendance qui gâche aussi légèrement les intrusions du fantastique dans le récit et le constat est d'autant plus regrettable que cette dimension s'avère stimulante (le rapport d'Uxbal aux morts est passionnant et mène à cette stupéfiante rencontre à la morgue, entre un fils de quarante ans et un père décédé mais ayant conservé son apparence juvénile).

    Je ne voudrais pas finir sur l'un de ces bémols mais avouer plutôt que dans la plupart des scènes, quelque chose parvient à "s'arracher", et signaler, pour terminer, l'approche assez intelligente, dès le début, qu'a Iñarritu du personnage de la femme d'Uxbal, qu'il était si facile de nous faire rejeter, ainsi que la grande force, parfois bouleversante, qui émane de tout ce qui a trait à la famille, cette famille dont les contours, au-delà d'un noyau dur constitué par le père et ses deux enfants, fluctuent sans cesse, qui se voit successivement défaite et reconstruite, qui peut être de substitution et qui peut devenir le lieu d'un retournement émouvant du rapport à l'étranger.

  • La Princesse de Montpensier

    (Bertrand Tavernier / France / 2010)

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    princessemontpensier.jpgLe dernier Tavernier m'a ennuyé d'un bout à l'autre. Quand ce manque d'intérêt vous pèse dès le début de la projection et quand vous pressentez que cela ne va guère s'arranger sur la durée, vous commencez, en laissant votre regard vagabonder sans but sur la surface de l'écran, à ne voir que des défauts. Ainsi, indifférent à ce que le cinéaste tentait de me raconter, je me suis mis à regarder ces figurants bien placés au bord du cadre et qui s'activaient très consciencieusement en mimant les gestes des hommes et des femmes du XVIe siècle dans l'espoir de donner vie au tableau ; j'ai pu comprendre pourquoi les maîtres d'armes et les cascadeurs aimaient tant travailler avec Tavernier, lui qui orchestre toujours ses batailles à l'ancienne, filmant dans la longueur des corps-à-corps qui sentent l'entraînement intensif au gymnase du coin ; j'ai eu tout le loisir de suivre ces mouvements de caméra balayant des décors si authentiques mais me paraissant, à chaque occasion, s'étirer dans le mauvais tempo, à la mauvaise vitesse, à la mauvaise distance ; j'ai pu remarquer que cette lumière naturelle éclairait très mal les visages, parfois rejetés sans raison dans l'ombre ou le contre-jour ; j'ai pu oublier, aussitôt entendus, ces dialogues ronflants, arrivant d'on ne sait où lorsqu'ils  se veulent déterminants (quand Wilson dit "Je vous aime", rien dans ce qui précède ne nous fait sentir la naissance de cet amour) et tombant à plat lorsqu'ils souhaitent faire sourire ; j'ai pu avoir la confirmation que non, décidément, je n'étais pas du tout sensible au charme de Mélanie Thierry, en charge pourtant d'un personnage désiré par tous les autres ; j'ai eu le temps de déplorer une interprétation d'ensemble particulièrement médiocre, de Wilson à Vuillermoz, de Leprince-Ringuet à Ulliel, le moins connu de tous, Raphaël Personnaz, étant le seul à s'en sortir ; j'ai pensé avec nostalgie à Breillat, à Rivette mais aussi à Rappeneau et à d'autres Tavernier ; j'ai pu réfléchir tranquillement à ce que j'allais bien pouvoir écrire sur mon blog à propos de ce ratage.

    Oui, La Princesse de Montpensier, film dépourvu de vigueur et de ligne esthétique, est très ennuyeux. C'est ennuyeux pour moi aussi, étant plutôt Tavernophile habituellement, de devoir donner raison, pour une fois, aux détracteurs acharnés du cinéaste.

  • District 9

    (Neill Blomkamp / Afrique du sud - Etats-Unis - Canada - Nouvelle-Zélande / 2009)

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    district9.jpgDistrict 9 a, depuis un an, été encensé à un tel point, par à peu près tout le monde, qu'il peut très bien supporter que l'on en dise du mal. Cette œuvrette SF faussement novatrice n'échappe selon moi à la nullité que, d'une part, par l'évidence des compétences purement techniques mises à son service (ce qui est bien le minimum que l'on puisse attendre d'une production Peter Jackson, même d'ampleur "modeste") et, d'autre part, par le développement plutôt habile de l'un des thèmes abordés, celui, kafkaïen, de la métamorphose (même si les mutations et les altérations de la chair observées ici restent très en deçà des visions d'un Cronenberg), et il me semble que, comme il arrive parfois, l'originalité de l'idée de départ (montrer le traitement "inhumain" que réservent les autorités et la population de Johannesburg à des extra-terrestres exilés de leur planète) a trop vite été prise pour l'acte de naissance d'un style, celui de Neill Blomkamp qui signe là son premier long métrage.

    Pour nous plonger dans son monde, le jeune cinéaste sud-africain n'hésite pas à nous servir cette tarte à la crème du faux reportage, du déluge d'images "objectivées", sans point de vue à force de se multiplier. Se bousculent donc, soumises à un montage tonitruant, les sources documentaires, télévisées, privées, sécuritaires... Ainsi, le spectateur est accroché à peu de frais et l'auteur peut faire l'économie des efforts nécessaires à la construction d'un récit en tant que tel. Pourquoi s'épuiser à développer une narration classique pour décrire une situation alors que les voix off des présentateurs de télé peuvent planter le décor en quinze secondes ? De plus, la démarche a un autre avantage, inestimable : elle vous fait passer pour un cinéaste moderne. Et peu importe que la plus grande confusion règne en ce qui concerne la gestion de l'espace, les positions des caméras, la crédibilité quant aux origines des regards portés... (malgré la multiplicité de ceux-ci, jamais aucun caméraman n'apparaît dans le champ !)

    Mais voilà que notre Neill Blomkamp, sans craindre d’être pris pour un réalisateur désinvolte, commence, à peu près à mi-course, à intégrer des plans non-documentaires, des séquences qui ne jouent plus le jeu proposé jusque là. Cette soudaine subjectivité, obtenue de haute lutte, est peut-être supposée nous rapprocher des victimes : les aliens opprimés et le héros pourchassé. On s’en étonne pourtant, et cela d’autant plus que le recours aux autres images, de nature si différente, n’est pas abandonné (il faut dire qu’elles sont bien utiles pour nous expliquer à nous, crétins de spectateurs que nous sommes, ce qui est en train de se passer, comme lorsque le vaisseau se remet en mouvement, par exemple). L’agacement ne s’en trouve d’ailleurs guère atténué car cette échappée subjective nous donne le droit de recenser les plans-gadgets ridicules (la caméra fixée sur le fusil d’assaut : je ne connaissais pas et je ne suis pas déçu), de ployer sous le poids de quelques ralentis et de subir un terrible accompagnement musical à base de world music fervente. On remarquera en outre que la dernière partie de District 9 reprend tous les codes du film d’action bourrin-mais-cherchant-aussi-à-émouvoir.

    Les auteurs revendiquent pourtant une position anti-hollywoodienne (ils savent parfaitement bien que pour accéder au statut d’œuvre culte leur film doit être présenté comme le plus éloigné possible des normes en vigueur). Or, l’anticonformisme, par le renversement des figures et l’ironie dont elles sont chargées, ne permet pas forcément d’échapper aux clichés. La subversion de District 9 m’a paru bien superficielle, soutenue qu’elle est par des fondations scénaristiques conventionnelles : la rencontre avec le "bon" alien, la marché passé avec lui, l’amitié qui en découle, le duel avec le méchant militaire… La vision des extra-terrestres n’apporte, elle, pas grand-chose d’autre qu’une incongruité certaine (tiens, un alien en train de pisser…) et le décalage opéré n’empêche pas le message "humaniste" d’être lourdingue. Un problème se pose également avec le choix du personnage principal, que l’on dirait, au moins dans la première partie, échappé d’un sketch des Monty Pythons (si mon imagination ne me joue pas des tours, la référence est assumée avec ces cochons servant, le temps d’un ou deux plans, de projectiles et cette apostrophe au héros, prénommé Wikus, lancée par son adversaire : "Hey, Dickus !"). Partant de là, Blomkamp nous entraîne sur la fausse piste de la comédie trash, comme il feint un moment de bâtir son film sur des sources "documentaires". Une fois venu le moment de la prise de conscience, il est par conséquent impossible de prendre le personnage au sérieux  et de s’émouvoir de son sort.

    Chantage à la modernité par le biais d’une esthétique impure et désordonnée, déplacement d’un message appuyé sur le terrain du cinéma de genre dans l’espoir de l’alléger, parfum de nouveauté fabriqué à partir de formules éculées : District 9 est en quelque sorte, pour moi, à la science-fiction ce que Redacted est au film de guerre. Si un District 10 débarque un jour sur nos écrans, je vous préviens, l’accueil se fera sans moi…

  • Vénus noire

    (Abdellatif Kechiche / France - Belgique - Italie / 2010)

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    venusnoire.jpgNé d'une grande ambition, doté d'une force indéniable et se prolongeant au-delà de son terme par de vastes questionnements dans la tête du spectateur, Vénus noire n'est pas un film franchement réussi. Tout d'abord, Kechiche a, me semble-t-il, été quelque peu piégé par la portée de son sujet, l'exploitation spectaculaire, au début du XIXe siècle, à Londres puis à Paris, d'une femme africaine non pas victime de l'esclavage mais d'une contrainte morale. Le style du cinéaste, qui vise à laisser advenir les choses dans la durée, l'ampleur du spectre social balayé et, surtout, le recul historique pris par le récit, devraient empêcher l'œuvre de passer pour le "grand film à message actuel sur le racisme" (Vénus noire peut, plutôt, à la rigueur, se targuer d'en étudier les fondements). Or, à entendre les soupirs offusqués poussés dans la salle après chaque dialogue comportant les mots "négresse" ou "sauvage" (mots qui sont pourtant, dans ce contexte historique précis, parfaitement justifiés et "compréhensibles"), on se dit que le thème est plus fort que le film, qu'il le dépasse et qu'ainsi il ne lui rend pas forcément service.

    Saartjie, est une héroïne constamment dirigée, que ce soit lors des spectacles dont elle est la vedette de moins en moins consentante, ou en dehors, chaque déplacement paraissant lui être imposé sans prendre son avis (lorsque Caezar, son patron-associé-protecteur, lui donne l'occasion de sortir en ville à sa guise, il lui colle deux serviteurs dans les jambes : entre aide et surveillance, l'ambiguïté de leur rapport se prolonge). Cette Vénus est une masse noire qui traverse le film abrutie par l'alcool et dont le caractère ne semble pas évoluer de sa présentation à sa disparition car Kechiche nous la montre sous (presque) toutes les coutures sans nous offrir pour autant de "prises" sur son personnage.

    Plus globalement, le dispositif gouvernant le récit a tendance à s'imposer au détriment de l'humain. Pendant 2h40, nous pénétrons successivement au cœur de plusieurs cercles enserrant Saartjie, cercles de natures différentes mais réalisant sur elle la même oppression humiliante. Ainsi la voici jetée en pâture dans une baraque foraine, une salle d'audience, un grand salon parisien, un institut scientifique, une soirée libertine, un bordel, et enfin dans la rue puis à la morgue. Le public et ses desseins changent mais l'avilissement est le même d'un cercle à l'autre. Fidèle à ses principes, le cinéaste avance par très larges blocs, reliés très succinctement et donnant chacun l'illusion d'une durée réelle. Chaque mise en place saisit et intrigue mais l'intérêt s'épuise souvent à force de répétitions et de littéralité dans le rendu des spectacles et le caractère systématique de la méthode entrave quelque peu l'élan. Le segment fondamental est le premier, celui qui interroge explicitement l'idée de représentation et qui, par là même, sous-tend le reste. Le regard que nous portons sur toutes les exhibitions qui suivent en est ainsi "filtré", et, de façon plus modeste et peut-être plus subtile, cette question de la représentation trouve des échos dans certains détails, de la production de dessins à celle de statuettes ou de moulages. Elle aboutit aussi à une étonnante impasse lorsqu'il s'agit de se frotter au tabou de la vision du sexe féminin. Kechiche, sur ce plan, tergiverse, et se contente finalement des images de planches anatomiques incluses dans son prologue, se retrouvant en contradiction avec son dispositif aussi bien qu'avec les enjeux portés par sa mise en scène. Cette pusillanimité particulière au sein d'un ensemble où la prise de risque est quasiment la règle explique aussi, sans doute, que la partie consacrée à la maison de passe soit la plus faible.

    Malgré ces défauts, malgré ces moments parfois confus (la tension de la mise en scène, le cadre tremblé et les coupes n'aident pas à s'y retrouver dans le réseau des regards échangés dans les séquences de taverne par exemple), malgré ces longueurs, des choses passent tout de même, dans des confrontations, dans des gestes, parfois le temps d'un plan, le temps de placer un visage face à un autre et dans un dernier quart d'heure aussi glaçant que logique. Si la déception domine, elle est atténuée par le fait de constater que Kechiche, après les succès de L'esquive et de La graine et le mulet, n'a pas choisi la facilité.

  • Morse

    (Tomas Alfredson / Suède / 2008)

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    morse.jpgLe renouvellement qu'apporte Morse (Lat den rätte komma in) à un genre déjà régénéré à de nombreuses reprises est dû, plus qu'à une esthétique ou des thématiques nouvelles, à un changement de point de vue : voici un film de vampires à hauteur d'enfants (mais pas un film de vampires "pour" enfants).

    Ce n'est pas évident tout de suite. Le cadre, celui d'une banlieue du Nord de l'Europe, est réaliste bien que tirant parfois vers l'abstraction (une mise en scène "ligne claire" ou "ligne froide"), ou du moins laissant percevoir un décalage qui, s'il s'amplifiait, pourrait nous mener jusque chez Roy Andersson. Nous déroute le fait qu'une saignée supposée se faire à l'abri des regards soit réalisée en forêt et de nuit, mais dans une trouée immaculée de blanc et de lumière. La justification, purement plastique, n'apparaît que progressivement, au fur et à mesure que l'on découvre quel regard épouse celui du cinéaste. Dans une utilisation judicieuse du format Scope, Alfredson enneige ses paysages, dépeuple ses décors urbains et vide l'espace autour de ses personnages. Il se rapproche d'eux aussi, souvent, jusqu'aux gros plans qui laissent les contours et l'arrière-plan flous. Comme il évide l'espace, il morcelle les corps par le cadrage et bien évidemment, ces choix de mise en scène nous préparent aux images sanglantes et tranchantes qui vont parsemer ce récit. Ainsi, c'est un univers singulier que nous pénétrons (le léger recul temporel qui situe l'histoire au début des années 80 contribue également à cette singularité), l'univers de Oskar et Eli, 12 ans tous les deux.

    Dans Morse, nous voyons les adultes comme eux peuvent les voir : larves portées sur la bouteille, policiers se croyant plus malins que des élèves de collège, mère maniérée et colérique... Seul le père apporte un peu de réconfort, mais il vit loin, à l'écart de cette société, et des zones d'ombre ont tôt fait de recouvrir sa saine existence. Sous la surface du conte, la vision politique est acerbe. Si un adulte se trouve contaminé, il se ridiculise (la femme agressée par les chats de son voisin) et se révèle incapable de supporter sa nouvelle condition. Seuls les enfants sont sérieux et lucides. On ne s'émeut pas de la mort de ces adultes médiocres mais on craint la violence des règlements de compte entre les plus jeunes et les séquences où Oskar joue avec son couteau sont autrement plus troublantes que les attaques du vampire.

    L'une des qualités du film d'Alfredson est, partant de son point vue, de ne pas tricher en édulcorant son propos ou ses images. Des tabous entravant habituellement la représentation de l'enfance prête à basculer dans l'adolescence, il ne se détourne pas, abordant sans complaisance mais sans fausse pudeur la violence, elliptique mais réelle, et les troubles de l'identité sexuelle (le plan très bref sur le sexe de "la" vampire). Autre décision, dont nous sommes reconnaissant au cinéaste : celle de ne pas se laisser aller à balancer un twist final qu'il aurait été relativement aisé de placer tant le point de vue de Oskar est fidèlement épousé. Il est plus agréable d'être mis en face d'une telle indécision que de voir avancer la preuve que le metteur en scène est un petit malin capable de mener en bateau son public.

    Si tout n'est pas parfait ni stupéfiant dans Morse (quelques défaillances d'acteurs, deux ou trois dialogues poétiques maladroits, des notes de musiques superflues), il est difficile de ne pas admirer la cohérence de l'objet. N'hésitez pas à plonger dans ce conte horrifique (*) s'ouvrant et se refermant sur quelques flocons de neige tombant d'un ciel noir.

     

    (*) : plutôt que dans son remake américain, Laisse-moi entrer, actuellement au cinéma, que l'on me dit (inévitablement ?) très inférieur.