Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Film - Page 57

  • Zodiac & The social network

    (David Fincher / Etats-Unis / 2007 & 2010)

    ■■■□ /

    Tout à ma joie d'avoir pu récemment vérifier, par une deuxième vision, que Zodiac était bel et bien l'un des films américains les plus passionnants de ces dernières années, et malgré le contretemps provoqué par l'impossibilité momentanée d'emprunter à ma plus proche médiathèque le dvd de L'étrange histoire de Benjamin Button, je me dirigeais vers la salle projetant The social network rempli d'une confiance consolidée par l'excellente réception critique du film. Je me voyais déjà titrer ma note, immanquablement élogieuse, tel un véritable pro : "Situation de Fincher" ou "Fincher aujourd'hui". J'avais simplement omis de me poser la question : "Et si le film n'était pas bon ?".

    zodiac.jpgMais commençons par l'agréable. A qui découvre Zodiac sans connaître David Fincher, il ne viendrait pas à l'esprit de qualifier ce cinéma-là de tape-à-l'œil. En effet, pour une fois, la mise en scène du réalisateur de Fight Club n'excède jamais son sujet. Elle se déploie majestueusement dans la durée, afin d'embrasser les nombreuses années que recouvrent le récit mais également afin de plonger le spectateur dans un temps et un espace de plus en plus flottant, cela malgré la précision, jamais prise en défaut, de la datation et de la géographie. Zodiac a bien un personnage principal, le dessinateur Robert Graysmith, mais celui-ci peut être congédié temporairement de l'écran (comme il lui est demandé plusieurs fois par ses supérieurs hiérarchiques de quitter la salle de rédaction dans laquelle ils doivent avoir une discussion importante), l'assemblage des différents blocs structurant le récit en devenant totalement imprévisible.

    Si la virtuosité de Fincher est à saluer ici, au-delà d'une absence judicieuse de second degré plombant dans la reconstitution ou dans les références, c'est notamment parce qu'elle libère une sorte de frénésie ralentie des informations et des rebondissements, rendant ainsi parfaitement le sentiment d'une quête située dans une époque à la fois proche (une trentaine d'années avant la nôtre) et lointaine (le défaut technologique). Ni trop rapide, ni trop lent, le rythme est idéal.

    Cette histoire d'une obsession partagée plus ou moins longuement par les divers enquêteurs, officiels ou pas, celle de mettre un nom sur un être insaisissable, méne en toute logique aux confins de la folie (plus subtilement cependant que mon souvenir ne me le laissait penser : Paul Avery, par exemple, ne devient pas tout à fait une loque et reste parfaitement capable au cours d'une conversation de renvoyer Graysmith dans les cordes). Rares sont les films, dans ce genre cinématographique, qui affirment avec un telle conviction qu'une présomption n'est pas une preuve, qui laissent tant de place au doute, qui éclairent aussi intensément ces replis nichés dans des consciences ne sachant plus à quoi s'accrocher et d'où sont extirpés ces aveux d'impuissance : "Le coupable, je voulais tellement que ce soit lui." Zodiac nous soumet à une force contraire à celle gouvernant habituellement le déroulement de l'enquête policière à l'écran. Alors que tout devrait converger au fur et à mesure, les pistes ouvertes ne semblent déboucher que sur de nouveaux abîmes et nous voilà pris dans une spirale centrifuge qui n'est pas faite pour nous rassurer. Cette histoire d'un échec impressionne par son refus obstiné et si peu fréquent de personnifier le Mal.

    socialnetwork.jpgDes abîmes, The social network, film lisse et impénétrable, ne s'en approche pas. Contrairement à ce que semble penser l'écrasante majorité des spectateurs, je trouve personnellement que David Fincher ne parvient pas à dépasser la banalité et l'absence de cinégénie de son sujet, pas plus qu'il ne réussit à racheter la médiocrité morale de ses personnages. Le monde décrit ici (le monde réel et non virtuel) m'apparaît détestable en tous points. Mark Zuckerberg et ses congénères de Harvard s'ébattent dans un univers régi par les lois de l'argent, de la compétition, de la sélection. Même la démarche rebelle s'y dissout, le créateur de Facebook, présenté comme un caractère si atypique, en acceptant secrètement toutes les règles, poursuivant le long d'un chemin à peine détourné les mêmes rêves que les autres : intégrer un Club privé et devenir milliardaire grâce à une simple idée. Jamais Fincher ne critique cette idéologie de l'ascension sociale jalonnée de petits bizutages et de grandes trahisons, le regard moqueur qu'il lance sur les jumeaux Winklevoss n'existant que pour faire oublier la complaisance de celui portant sur les véritables héros de l'histoire, Zuckerberg et ses partenaires Saverin et Parker.

    Personnages antipathiques ou anodins, sujet à l'intérêt très relatif... Il fallait une mise en scène sacrément inspirée pour arracher l'œuvre à l'insignifiance. Et si le travail du cinéaste n'est pas indigne, il se révèle très insuffisant. Ainsi, le choix effectué dans le but de dynamiser le récit est particulièrement conventionnel : tout ce qui nous est raconté de cette histoire l'est dans le cadre d'un procès (ou de sa préparation). Cela nous vaut l'habituel enchevêtrement des temporalités et l'évolution dramatique attendue aboutissant dans le dernier quart d'heure à la révélation de la trahison et dans la dernière séquence au sauvetage moral in extremis de Zuckerberg (à l'aide du cliché grossier de l'adjointe de l'avocat qui perçoit forcément la véritable personnalité de l'accusé).

    A l'image de ces chiffres qui, sortant de la bouche de ces gens, semblent perdre toute signification, The social network a glissé sur moi sans jamais m'accrocher. Parmi ses laudateurs (*), on en trouve beaucoup qui cherchent à le vendre comme un grand film "générationnel" enregistrant une véritable révolution sociologique. C'est oublier un peu vite que Fincher étudie un cas, Mark Zuckerberg, et non l'invention dont celui-ci est à l'origine (contestée), la plate-forme Facebook. Mais après tout, ce n'est pas totalement faux, si l'on s'en tient à ses termes : cette révolution, il l'enregistre, il l'accompagne, il en prend acte, mais en aucun cas il n'y prend part activement, il ne l'interroge, il ne la creuse, il ne la met en perspective, il ne la met en scène.

     

    (*) : Le débat autour de The social network entendu au dernier Masque et la Plume fut d'un niveau remarquablement bas, avec notamment le comique troupier Eric Neuhoff ne trouvant là que des "scènes géniales" comme celle où Parker propose à Zuckerberg de changer le nom de The Facebook en Facebook tout court, et un Michel Ciment s'enthousiasmant devant un grand film de "science-fiction" (sic) - Ciment, qui va ainsi encore donner du grain à moudre à ses détracteurs, étant, il est vrai, un grand connaisseur et un grand amateur des nouveaux vecteurs de cinéphilie comme internet...

  • Les amours imaginaires

    (Xavier Dolan / Canada / 2010)

    ■□□□

    lesamoursimaginaires.jpgLa caméra gigote ou se colle, les intermèdes ont l'allure de la confession télévisée mal assurée, les scènes de lit sont maniéristes et monochromes, rouges, puis vertes, puis bleues. Les réminiscences cinématographiques se succédent toutes les cinq minutes et chacun peut en faire une moisson, suivant ses goûts et ses connaissances : Godard, Wong Kar-wai, Eustache, Arcand, Edwards, Demy, Truffaut... Les musiques sont mises bout à bout : sur une corde à linge sont accrochés Bach et Dalida, Indochine et House of Pain, Police et France Gall. Et Xavier Dolan veut tout faire : metteur en scène, acteur, dialoguiste, scénariste, monteur, costumier, décorateur...

    On en vient à se demander s'il ne devrait pas se tenir à un seul poste, utiliser une seule ambiance sonore, poursuivre un seul modèle et travailler une seule esthétique. Car de l'accumulation ayant cours dans ces Amours imaginaires ne naît ni vertige, ni débordement, mais plutôt un sur-place désespérant. Les trucs de mise en scène s'annulent lorsque les interminables ralentis et les tranchantes ellipses finissent par procurer la même apathie. Les références sont lassantes, cela d'autant plus que certaines affleuraient déjà dans le film précédent. La diversité musicale peut véhiculer l'idée sympathique d'une émotion réelle qui n'a que faire de la "noblesse" des sources entendues mais ces morceaux sont tous utilisés de la même façon et tendent étrangement vers le même but, niant ainsi leurs qualités propres.

    Par rapport à son rafraîchissant premier effort, J'ai tué ma mère, Dolan a commis, à nos yeux, au moins deux erreurs. Le jeune cinéaste n'a pas inventé le narcissisme cinématographique. Se regarder tourner, se regarder en train d'être filmé, d'autres l'ont fait avant lui, et parfois avec bonheur, cette posture pouvant être aussi agaçante que fascinante. La prétention mal placée n'est pas nichée ici mais dans la volonté de tirer d'un sujet rabattu quelque chose de neuf (on pourrait dire : de l'habiller à la mode). Les amours imaginaires reposent sur trois fois rien. Il est assez stupéfiant de voir à quel point le triangle amoureux dessiné dès les premières minutes reste figé. Si le propos émis par Dolan agace, c'est qu'il ne subit aucune évolution. Son film paraît tourner en rond, prisonnier des limites posées par les personnages : Nicolas reste opaque, Francis et Marie font la gueule et minaudent à longueur de journée. Personne n'agit, rien ne bouge. L'immobilisme contraint dans J'ai tué ma mère se trouvait justifié par son sujet : l'oppression exercée par le foyer maternel sur un jeune homme en mal d'indépendance. De plus, s'en dégageaient une vitalité, un sentiment d'urgence, une envie d'en découdre (avec son âge, avec son image, avec le monde, avec le sujet) qui ont déserté la chronique suivante.

    Le ton a également changé et nous abordons là le deuxième écueil. Sous le fétichisme des atours colorés, nous sommes supposés trouver gravité et profondeur mais la démarche est trop évidente et univoque pour nous toucher. Une fois encore, J'ai tué ma mère proposait un cheminement bien plus intéressant, avec son mal-être moins poseur et son rire plus franc et plus cassant. C'est d'ailleurs bien là que Xavier Dolan est le meilleur, les quelques scènes réussies des Amours imaginaires nous le confirment, celles dans lesquelles éclatent rage, méchanceté et vacheries. De rares aspérités dans un film trop étroit, trop refermé et trop lisse.

  • Le soleil dans le filet

    (Stefan Uher / Tchécoslovaquie / 1962)

    ■□□□

    soleil02.jpgComme la plupart des titres composant le catalogue de Malavida, éditeur s'étant donné pour noble tâche de sortir les films des nouveaux cinémas nord et est-européens des années 60 de l'ombre dans laquelle ils se sont progressivement vus rejetés, Le soleil dans le filet (Slnko v sieti) est alléchant. A l'origine de la seconde naissance d'un cinéma slovaque quasi-inexistant jusque-là, le film de Stefan Uher est également auréolé d'une réputation de précurseur de la nouvelle vague ayant porté ses voisins de la région tchèque, Milos Forman en tête.

    Aujourd'hui, la découverte laisse pourtant perplexe et il nous semble, comme il arrive parfois, que le film se retrouve à marcher à rebours du mouvement dans lequel il est supposé s'inscrire. Ce hiatus ne tient pas à la forme mais au fond. Le soleil dans le filet organise un conflit de générations qui tourne à l'avantage des anciennes, fortes de la sagesse que confère un âge avancé, et crée une opposition entre la campagne et la ville qui laisse peu de doute sur le jugement que l'on doit porter sur chacune, à voir la façon dont est filmée la dernière. Que les câbles électriques et les antennes de télévision soient entassés dans le cadre et que les transistors et les hauts-parleurs crachent agressivement et de manière continue des tubes rock'n'roll peut passer pour une inquiétude compréhensible face au présent. La diffusion de plus en plus évidente d'effluves nostalgiques et l'inclination pour la ressoudure des liens familiaux sont plus gênants pour une œuvre se voulant libre et "nouvelle". L'histoire qui nous est contée est celle de deux jeunes gens ayant un mal fou à s'aimer correctement, se séparant le temps d'un été et fricotant chacun de leur côté. Or, il est assez édifiant d'observer que seule la fille verra sa petite trahison mise à jour, la désignant finalement seule fautive. Contrairement aux meilleurs films contemporains de celui-ci, le charme de la jeunesse n'agit pas.

    La modernité de la forme, elle, n'est pas contestable. Lumière et cadrages sont soignés (la belle copie proposée permet de profiter du très beau noir et blanc), souvent inventifs. Le montage détache les plans les uns des autres plutôt qu'il ne les lie (surlignant alors les sentences cyniques du héros désenchanté). La progression se fait autant plastique que narrative. Fort moderne également est la présence accentuée des objets, certains détournés, d'autres à l'omniprésence forcée. Ces efforts formels pourraient porter leurs fruits si la teneur du propos ne les contredisait pas autant. En l'état, ils n'ont que la valeur d'un exercice de style, exercice certainement profitable pour d'autres qui viendront plus tard.

     

    Chronique dvd pour logokinok.jpg

  • Ice & Milestones

    (Robert Kramer / Etats-Unis / 1969 & Robert Kramer et John Douglas / Etats-Unis / 1975)

    ■■■□ / ■■■□

    Ice et Milestones : ces titres étaient connus mais les films si peu vus. Les éditions Capricci les regroupent dans un coffret et redonnent ainsi vie à deux œuvres mythiques du cinéma indépendant et de la contestation américaine des années 70. Cette livraison DVD ne s'accompagne d'aucun bonus, ce qui peut paraître surprenant eu égard à la richesse sociale et politique du propos, à la complexité du fond et de la forme, à la multiplicité des pistes explorées. Pour mieux accepter cette absence, nous pouvons toutefois avancer que Robert Kramer a réalisé là, de son propre aveu, des films "ouverts", auxquels le spectateur doit se confronter "seul". Et, en un certain sens, ceux-ci n'ont guère besoin d'étude complémentaire puisqu'ils partagent cette étonnante caractéristique de proposer leur propre analyse au fur et à mesure de leur déroulement - argument qui, je l'espère, ne vous empêchera pas de poursuivre la lecture de la présente critique.

    Ice01.jpgEn 1969, le fer est encore chaud et les mouvements révolutionnaires et contestataires ne sont pas encore plongés dans leur crise du début des années 70 (aux origines diverses : fin de la guerre du Vietnam, radicalisation terroriste, repli communautaire...), crise dont Milestones tentera de tirer les leçons le moment venu. Le double mouvement qui propulse Ice, activisme et auto-critique, en est d'autant plus remarquable. Le statut des images qui le compose est ambigu : la fiction est évidente, ne serait-ce que par le point de départ du récit - la guerre déclarée par les Etats-Unis au Mexique -, mais l'esthétique s'apparente le plus souvent à celle du reportage (un reportage qui serait toutefois redevable à Cassavetes et au Godard d'Alphaville). De plus, le nombre de protagonistes est élevé, autorisant ainsi une multiplicité des points de vue, et de nombreux cartons de propagande révolutionnaire sont insérés, sans que nous soyons sûr de devoir les prendre au premier degré, leur présence pouvant véhiculer, plutôt que ceux des auteurs, les messages du "comité central révolutionnaire" censé dirigé les actions décrites.

    Ces actions menées, au cours d'une seule nuit, contre un état oppresseur, apparaissent nécessaires mais sont constamment interrogées. Elles se préparent au cours de longues discussions de groupe, desquelles émergent, autant que la ferveur, les doutes et les peurs. Toute la première partie du film est consacré à ces échanges. La parole est laissée à tous, y compris à ceux les plus en marge des groupes clandestins et à ceux qui restent intégrés à la société. Cette parole supporte donc la contradiction. De façon assez surprenante, Ice, tout porté vers l'action qu'il soit, décrit ainsi une révolution qui serait la somme de parties imprégnées de doute.

    Par conséquent, il apparaît logique que l'idée de cette révolution se structure à partir de l'intime. Nous assistons, entre les réunions et les rendez-vous clandestins, à plusieurs scènes de couple, scènes de drague ou scènes d'amour, et c'est bien à ce niveau-là que commencent à se déceler les possibles trahisons et compromissions. L'oppresseur lui-même en est conscient et sait où frapper : les tortures infligées aux activistes arrêtés sont d'ordre sexuel. Il s'agit apparemment de s'en prendre à la virilité des rebelles, ce que montre une séquence violente au début du film.

    Celle-ci nous saisit d'autant plus que l'explication n'en est pas donnée sur l'instant. Par ailleurs, nous notons que la victime est interprétée par Robert Kramer lui-même. Plus tard, avant qu'il ne soit tué, nous le verrons, bien que plus au calme, dans une position peu agréable, obligé de partager un appartement avec un couple d'amis peu enclin à lui faciliter son travail de traducteur pour le compte de son organisation. Ice multiplie ainsi les outils de distanciation, s'appuyant sur les slogans, le théâtre, le cinéma, l'improvisation. Il se termine sur une satire de la politique impérialiste, réalisée à l'aide de jouets d'enfants mais son véritable final a lieu dans une cabine téléphonique, autour de laquelle tourne la caméra, entre ténèbres et espoir. Tout du long, cette politique-fiction de Kramer bénéficie de l'adéquation évidente entre le propos, les moyens et l'esthétique.

    Milestones01.jpgTout prospectif qu'il soit, Ice renvoie constamment à son époque. Milestones, que Kramer coréalisa avec John Douglas, a tissé lui aussi un lien si fort avec la réalité de son temps qu'il est aussitôt devenu un film-phare de la décennie 70. A le découvrir aujourd'hui, avant ce qu'il montre, c'est la façon de le faire qui interpelle en premier lieu. Le film démarre comme un documentaire relativement traditionnel, construit à partir d'images prises dans la rue, au domicile ou au travail et de discussions longues et naturelles. Le montage plutôt serré, les champs-contrechamps, le déroulement même des échanges commencent cependant à donner l'impression de dialogues répondant à une incitation sur un thème donné. Puis surviennent la visualisation de rêves, une scène d'agression réaliste mais évidemment fictive, une scène de ménage, un cambriolage raté... La fiction est démasquée, envahit le film, bouscule nos repères. Un accouchement ne peut certes pas être "joué" mais la quasi-totalité de ce que l'on voit et entend dans Milestones a été écrit à l'avance.

    Il ne faut pas voir dans cette construction une manipulation déplaisante du spectateur. Tout d'abord, le fait de croire autant et si longtemps à une vérité documentaire absolue prouve la qualité du travail. Surtout, ce glissement et cette révélation ajoutent encore à la complexité et à la richesse d'une œuvre déjà "objectivement" monstrueuse. Sa durée de trois heures et vingt minutes confine au vertige. Elle permet de laisser une large place aux discussions et aux débats qui libèrent à nouveau une masse de contradictions, les personnes/personnages que filment Kramer et Douglas essayant de se repositionner après les désenchantements de la période post-68. Dilemmes et décalages ne cessent donc d'affleurer chez ces gens ayant cherché, à un moment ou un autre, à vivre leur vie autrement : les tiraillements se font entre désir de solitude et vie en communauté, nomadisme et sédentarisation, affranchissement familial et besoin de lien filial. Le tableau est riche et si les cinéastes ont suivi essentiellement des individus appartenant, au sens large, à un groupe dont ils faisaient partie, Milestones ne se réduit nullement à la description de la vie quotidienne "hippie".

    En effet, c'est bien l'histoire des Etats-Unis, pas moins, que convoque le film, puisque le récit est entrecoupé de souvenirs et de références photographiques ou cinématographiques renvoyant à l'esclavage, au génocide indien, à l'entre-deux guerres ou, bien sûr, au Vietnam. Ce récit, dont on pense qu'il va aboutir, à force de croisements entre les divers personnages, à la (re)constitution d'une communauté, éclate au contraire en mille morceaux, dans le temps, dans le paysage américain (le nombre de lieux arpentés est impressionnant) et dans l'espace mental des protagonistes (et donc des auteurs). Si le film paraît tout de même, en bout de course, se "boucler", il reste particulièrement ouvert (et ouvert aux quatre vents, ce qui provoque d'inévitables courants d'air : certains passages, certaines expériences humaines ne sont pas, prises séparément, d'un immense intérêt). L'accouchement final auquel nous assistons peut être pris pour une métaphore du film entier. De la façon directe, impudique et tenace dont il est présenté au spectateur, il paraît long et difficile mais au bout du compte honnête et libérateur. Là aussi, donc, l'espoir subsiste. Que Milestones intègre aussi intelligemment sa propre dimension réflexive et que les doutes qui s'y expriment permettent d'avancer, cela démontre que la grande œuvre polyphonique de Kramer et Douglas n'est pas une chronique du fourvoiement post-soixante-huitard mais bien un essai cinématographique chaotique et passionnant sur un moment-clé de l'histoire de la gauche américaine.

     

    Chronique dvd pour logokinok.jpg

  • Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu

    (Woody Allen / Etats-Unis - Grande-Bretagne - Espagne / 2010)

    ■■■□

    vousallezrencontrer.jpgUne douceur après le désagréable Whatever works. Travaillant à nouveau une partition à plusieurs voix, les recouvrant de temps à autre par une autre, en off, indéfinie et plus détachée que d'ordinaire, Woody Allen dans Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (You will meet a tall dark stranger) abandonne son idée précédente de faire la leçon à son spectateur. Le nouvel opus n'adopte pas de ton sentencieux, évite les formules percutantes et baisse d'un cran le registre des dialogues, sans doute moins brillants mais servant remarquablement la circulation des émotions et facilitant notre attachement aux personnages. Tous ont ici leur chance, à un moment ou à un autre (y compris le plus chargé de stéréotypes, celui de Charmaine, l'ex-prostituée blonde peu futée et attirée par tout ce qui brille, qui sera "rattrapé" in-extremis dans une dernière scène désarmante). Et si le pessimisme foncier du cinéaste tend à imprégner de toutes parts un récit bâti sur des bases plutôt comiques, Allen a le bon goût de ne pas laisser tomber systématiquement les épées de Damoclès suspendues au-dessus de ces têtes tourmentées. Au moment de les quitter, les fortunes seront donc diverses et tout ne sera pas figé.

    S'il est possible, au sein de cette œuvre doucement chorale, de faire endosser à Anthony Hopkins le rôle d'alter ego de Woody Allen que l'on cherche dans tous les films où ce dernier n'apparaît pas, il faut avant tout saluer la performance de l'acteur britannique qui apporte quelque chose de neuf, une certaine opacité, là où trop de prédécesseurs ayant eu à supporter le même poids s'essoufflaient dans l'imitation du modèle (je pense surtout à Kenneth Branagh dans Celebrity et à Larry David dans le Whatever works déjà cité). L'alchimie se crée entre stars et visages inconnus, acteurs aux origines diverses se calant tous sur le bon tempo. Cette justesse de jeu accompagne la discrète élégance de la mise en scène d'un Woody Allen visant à l'essentiel. Les plans-séquences accentuent l'aspect "petit théâtre" des va-et-vient dans l'appartement de Naomi Watts mais une succession de champs-contrechamps butés peut soutenir le dernier échange de cette dernière avec sa mère, provoquant ce qui ressemble à une rupture. Plusieurs détails d'une grande délicatesse attestent ainsi de la sensibilité du cinéaste comme le silence soudain et les esquisses de mouvement de Watts et Antonio Banderas dans la voiture au retour de l'opéra, ou l'emménagement de Josh Brolin chez la voisine d'en face qui doit nous mener à un plan de fenêtre symétrique par rapport à un précédent, qui nous y mène effectivement mais qui nous fait partager une vision inattendue et pourtant logique, avant un baisser de rideau... Brolin (lui aussi remarquable), ombrageux et massif, détone physiquement dans l'univers allénien. Il semble occuper tout l'espace de son décor exigu, jusqu'à ce que, sur la fin, il s'abaisse à une escroquerie qui provoque son expulsion. Au pub, alors que l'on devrait guetter ses réactions, la caméra ne quitte pratiquement pas ses deux amis à ses côtés et ne va le rattraper que brièvement, à deux ou trois reprises, dans la conversation. Puis, à l'hôpital, il s'écarte du petit groupe pour sortir du cadre, sans espoir de retour.

    Ces petites touches passionnent et permettent d'admirer le mécanisme d'un film épuré. Ce ne sont pas de gros rouages que l'on voit activés, l'observation se fait à une autre échelle, à la loupe. Nous sommes dans l'horlogerie. Et ce travail d'entraînement opéré par des pièces reliées les unes aux autres convient pour décrire l'un des mérites principaux de l'ouvrage. Woody Allen n'est certes pas le cinéaste de l'amour physique, s'évertuant à ne jamais filmer vraiment de scène sexuelle, mais il est un grand cinéaste du désir. Ici, plus précisément, il excelle à éclairer son déclenchement, qui peut prendre la forme d'une phrase, d'une musique, d'un accent étranger, d'une vision érotique fortuite. Mais tout aussi subtilement représentées sont les conséquences, les bifurcations, les trahisons, les désillusions qu'entraînent ce désir, élément moteur de cette ronde angoissée mais vitale. Oui, décidément, Woody Allen - qui l'eût cru il y a seulement dix ans de cela - a bien fait de s'éloigner de New York...

  • Oncle Boonmee

    (Apichatpong Weerasethakul / Thaïlande - Grande-Bretagne - France - Allemagne - Espagne - Pays-Bas / 2010)

    ■■■■

    "Il faut que tes yeux s'habituent à l'obscurité."

    oncleboonmee1.jpg

    *****

    Certains, parmi ceux à qui déplait Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Loong Boonmee raleuk chat), ajoutent au reproche de l'ennui distillé, celui du propos incompréhensible. Si le film propose effectivement une série de visions chargées de mystère, son dessein, sa trame, son développement me paraissent assez clairs. Dans sa petite exploitation agricole entourée par la jungle, Oncle Boonmee se sent proche de la mort et voit venir à lui les fantômes qui vont l'accompagner dans son passage vers l'au-delà. La vie quotidienne, décrite à travers le travail, les soins médicaux et les discussions entre proches, est progressivement enrichie d'un apport surnaturel pour aboutir à la constitution d'un monde à multiples dimensions. Les détours fantastiques que prend le récit peuvent au premier abord paraître arbitraires et trop détachés. Mais à les observer attentivement, nous nous rendons compte qu'un fil ténu mais réel et suffisant assure le maintien de l'ensemble. Chacune des extraordinaires visions exposées est reliée à la trame principale. Elles peuvent l'être classiquement, comme l'est celle du fils-singe, clairement définie comme un récit conté par ce dernier, ou bien de manière plus sensorielle et intuitive, manière s'appuyant sur la simplicité du montage. Ce type de transition est dans tout le film d'une grande beauté. J'en retiens une, magnifique. Au cabanon, Boonmee s'endort. Jen le regarde, semblant esquisser un sourire puis tourne la tête dans la direction opposée. Son geste nous porte vers la maison. Nous y sommes avec un plan de fenêtre. Puis un plan de Tong sur la terrasse, dans un hamac, regardant la jungle. Nous enchaînons enfin avec l'image de la chaise à porteurs cheminant entre les arbres, pour le début de l'épisode de la princesse.

    *****

    Depuis longtemps (les derniers Lynch ?), nous n'avions pas vu de séquences aussi mystérieuses que celles qui parsèment Oncle Boonmee. Aussi envoûtantes. Dans le sens où elles vous happent. La nuit, la forêt, la cascade, la princesse, la bête, la caverne : tout l'univers des contes populaires est convoqué et réinventé. Au bruit naturellement assourdissant de la jungle, s'ajoute un bourdonnement musical hypnotique. Dans la grotte utérine, les temporalités se superposent. Depuis ces profondeurs, la lune se voit. Sur les parois humides, se forme une voie lactée. Ce passage en cet endroit magique, à la fois origine et terme, aura des répercussions, devine-t-on à la toute fin, jusque sur la vie des accompagnants de Boonmee.

    *****

    Après un magnifique prologue dégageant déjà l'onirique du réel, la première apparition surnaturelle a lieu progressivement, lentement, sous nos yeux. Au bout de la table sur laquelle mangent Boonmee, sa belle-sœur Jen et son neveu Tong, les contours de la femme défunte du premier commencent à se dessiner et son corps finit par s'extraire de la transparence pour affirmer sa stupéfiante présence aux convives, cela dans la continuité. Cet effet, aussi simple que beau, concrétise l'un des principes du cinéma de Weerasethakul : faire advenir les choses de l'intérieur du plan, de sa surface ou de sa durée. Dans le paysage, une forme finit par se distinguer et dicte alors le mouvement interne du plan. Ou bien un appel, un bruit, provenant du hors-champ et que l'on attend pas, met le plan en marche. L'évènement ne préexiste pas au plan, qui s'offre à nous toujours "ouvert". Oncle Boonmee demande donc une attention et une disponibilité certaines, nécessaires pour s'abandonner dans ce film-rêve, ce film-monde, dans lequel différents espaces et différents temps se fondent harmonieusement. Disons tout simplement que la récompense est celle-ci : au moins trente dernières minutes sublimes.

    oncleboonmee2.jpg

    *****

    Pourquoi Tim Burton a-t-il couronné Oncle Boonmee d'une Palme d'or ? Tout simplement parce que Weerasethakul a, lui, réussi sa Planète des singes.

    *****

    Nous étions cinq spectateurs dans la salle. Deux sont partis au bout d'une heure.

     

    Photos : Pyramide Distribution

  • Les Vikings

    (Richard Fleischer / Etats-Unis / 1958)

    ■■□□

    lesvikings.jpgRevoir sur grand écran Les Vikings (The Vikings) c'est apprécier le savoir-faire technique de Richard Fleischer et son emploi efficace du Scope (des panoramiques sur les fjords aux gros plans sur les visages), c'est baigner dans les belles images de Jack Cardiff (en particulier lors des remarquables scènes de navigation dans la brume), c'est relever par endroits un louable souci d'authenticité (et un tournage en décors réels), c'est être saisi par quelques fulgurances stylistiques (les vigoureuses entrées dans le champ, les contre-plongées du duel final) et plusieurs pointes de sauvagerie (l'attaque du faucon, le jeu de la hache, la fosse aux loups, la main tranchée), c'est profiter des bonnes interprétations de Tony Curtis, d'Ernest Borgnine, de Janet Leigh et de Kirk Douglas, star et producteur, dont le personnage d'Einar, nous dit-on, refuse de se laisser pousser la barbe, à l'inverse de tous ses camarades vikings, mais se voit dans la foulée à moitié défiguré...

    Mais le revoir, c'est aussi subir le jeu sans nuance de Frank Thring en tyran de service, c'est patienter le temps de batailles banales, d'interventions divines balourdes et de scènes d'amour improbables, c'est ne pas échapper au pittoresque braillard, c'est suivre un scénario aussi ambitieux que prévisible, c'est assister à l'ascension d'un faux esclave mais véritable élu, c'est supporter que les païens soient perçus uniquement par un regard façonné par l'ordre chrétien, c'est observer une nouvelle transposition des préoccupations américaines, politiques, religieuses et morales, sur un fond mythologique européen...

    Bref, le revoir, c'est ne le réévaluer ni dans un sens, ni dans l'autre et laisser Fleischer entre deux eaux, là où son cinéma semble se tenir depuis toujours.

  • City of life and death

    (Lu Chuan / Chine / 2009)

    ■■■□

    cityoflifeanddeath.jpgEn décembre 1937, dans la guerre qui l'oppose à la Chine, l'armée impériale japonaise remporte la bataille de Nankin. Après avoir massacré les soldats chinois fait prisonniers, elle commet pendant des semaines des atrocités sur les civils : viols collectifs, tortures, exécutions de masse... Le nombre de 300 000 morts est celui qui est le plus souvent avancé.

    City of life and death (Nanjing ! Nanjing !) est l'histoire de ce massacre, contée avec des moyens confortables et battant pavillon chinois. Une grande œuvre de propagande basse du front, donc ? Et bien pas du tout. Le résultat est bien plus stimulant que ce que l'on pouvait craindre en prenant connaissance de ces données de départ. En effet, si la force du récit est indéniable et si l'efficacité de la mise en scène n'est jamais prise en défaut, ce sont aussi les subtilités narratives, le soin apporté de manière égale à l'ensemble et aux détails, et enfin la volonté de ne pas recourir aux oppositions manichéennes (qui pourtant, sur cet épisode-là...) et revanchardes, qu'il convient de souligner.

    Nous présentant forcément un nombre considérable de visages et éclairant plus précisément, sur quelques jours, une poignée de destins tragiques, Lu Chuan laisse finalement son récit désigner comme personnage principal un soldat japonais qui n'aura pas eu grand chose du monstre grimaçant et sanguinaire attendu. Avec lui nous entrons dans le film et avec lui (ou presque), nous en sortons, ces extrémités constituant quasiment les deux seuls moments de calme et les deux seuls moments où l'on sente les rayons du soleil dans ce film baigné de gris (l'utilisation du noir et blanc est remarquable, la tentation de l'ésthétisme étant régulièrement désamorcée). Bien sûr, ce personnage japonais pourrait servir, grâce à son évidente intelligence, son relatif retrait face aux atrocités, et, sur la fin, ses gestes limités mais importants, de caution humaniste pour mieux charger le portrait de ses compatriotes. Or si rien ou presque ne nous est épargné des actes ignobles commis par les soldats impériaux sur les civils chinois ni de la duplicité effrayante de certains officiers, jamais la caméra de Lu Chuan ne va aller pointer une trogne, ériger une figure au rang de symbole de la barbarie nippone. La force de City of life and death réside d’abord dans sa capacité à se pencher aujourd'hui le plus sereinement et le plus frontalement possible sur cette histoire. Mais le film impressionne aussi et surtout par son refus de tendre une perche à la xénophobie anti-nippone car ce qui est recherché  ici, c'est avant tout la description d’un dérèglement dont on sent que peu de monde, quelque soit son camp, est capable d'inverser (notons également que le sacrifice le plus marquant est accepté par une victime chinoise ayant accumulé auparavant bien des erreurs et que ce sacrifice n’a pas une portée collective mais strictement familiale).

    Construit en quelques chapitres, très longs, le récit avance par blocs, de l’assaut japonais sur Nankin à la fête organisée par les officiers pour fêter la prise effective de la ville. La mise en scène de Lu Chuan organise une progression guerrière de cellules en cellules, tout d’abord en termes de terrain (les combats entre assaillants et défenseurs), puis en termes sociaux (des soldats aux prisonniers de guerre, des réfugiés aux prostituées…). Ruines et barbelés signalent les limites des cercles de l’enfer que l’on ne manquera pas de franchir plus de deux heures durant, sans que plane jamais l’ombre de la complaisance (les images de massacre des soldats faits prisonniers sidèrent d’abord parce qu’elles répondent clairement à cette question effarante : comment tuer en masse aussi efficacement ?).

    A partir d’un tel matériau, réussir un sans faute est quasiment impossible et on relèvera effectivement dans City of life and death  quelques notes de musique superflues, des regards trop appuyés et des jeux de mains fraternels en trop. Mais celui amorcé par le dénouement des liens du soldat chinois par son très jeune camarade juste avant l’exécution de masse se termine en fait sur un très beau geste, visant à protéger le garçon d’une vision atroce. Ailleurs, la maladresse du soldat visitant pour la première fois une belle et tendre prostituée, fraîchement débarquée du Japon, passe au prime abord pour un cliché avant que les retrouvailles, quelques jours plus tard, dévoilent une femme devenue l'ombre d'elle-même, au regard vide et aux gestes mécaniques. Ces deux séquences encadrent celle des premiers viols collectifs de Chinoises. Le montage prend ainsi en charge, seul, le discours sur la violence faite à toutes les femmes. Il est délivré avec force mais sans ostentation.

    Le cinéaste ménage donc surprises et subtilités plutôt étonnantes dans ce cadre-là, tout en faisant preuve d’une grande maîtrise dans la mise en scène "classique" de la guerre. Sans doute est-il redevable au Steven Spielberg du Soldat Ryan et au Clint Eastwood du diptyque Iwo Jima… mais j'ai tendance a penser que Lu Chuan, en retenant les leçons de ces modèles imparfaits, a mieux réussi son pari que les deux américains. Malheureusement pour lui, City of life and death n’est pas un film hollywoodien mais chinois et, bien qu’il ait de ce point de vue une réelle importance historique, sa sortie en salles pour le moins discrète, en plein mois de juillet, n’aura pas permis à beaucoup de spectateurs d’apprécier sa valeur (*).

     

    (*) : Raison de plus pour lier les notes consacrées au film sur Filmosphère et chez Rob Gordon.

  • Infernal affairs

    (Andrew Lau et Alan Mak / Hong-Kong / 2002)

    ■■□□

    infernalaffairs.jpgImpossible pour moi, à le découvrir aujourd'hui, de ne pas juger Infernal affairs (Mou gaan dou) à l'aune de son remake de 2006, Les infiltrés (à mon sens le meilleur Scorsese de la série Di Caprio en cours). Une simple donnée explique à elle seule la plupart des différences que l'on observe entre les deux œuvres : la durée des métrages. L'original, ramassé sur ses cent minutes, affiche à son compteur quasiment une heure de moins.

    Par conséquent, tout y paraît condensé, à l'image du prologue qui fait défiler à une vitesse folle dix années de l'existence des deux principaux protagonistes. Infernal affairs fonce jusqu'à provoquer à certains endroits une totale confusion et le spectateur connaissant l'intrigue lui-même peut très bien être décroché (mais il sait que tout s'éclaircira au bout de quelques secondes et que cette confusion est, dans un sens, une composante du style). Cette vitesse imposée au récit est à l'origine des deux défauts les plus criants du film. D'une part, si l'efficacité narrative est au rendez-vous, la tension est absente des séquences supposées les plus fortes. Des affrontements, des manigances, des têtes-à-têtes ne naît aucun suspense, sentiment réclamant une gestion toute autre du temps (d'ailleurs, même les moments "suspendus" se doivent apparemment d'être, eux aussi, hyper-découpés). D'autre part, symptôme concomitant, chaque personnage nous est présenté "comme tel". Les personnalités ne semble pas se construire sous nos yeux mais nous être données sans plus de précautions (voir les rôles inexistants que jouent les femmes). Sur ces deux points, le film de Scorsese se révèle très supérieur.

    Le résultat n'est donc pas aussi vertigineux qu'on le souhaiterait, le développement du thème du double cheminant par ailleurs assez pesamment à travers une alternance de scènes faisant se répondre sans cesse les activités, les actions, les émotions, les discours et les pensées des personnages de Tony Leung et Andy Lau. Cependant, d'un tel feu d'artifice, il est difficile de ne pas tirer quelques plaisirs. Une séquence comme celle du rendez-vous final sur le toit peut bien accumuler les figures de style inutiles si elle permet d'attraper un plan aussi saisissant que celui qui montre, dans un jeu de perspectives, Tony Leung comme sortant du corps de son adversaire.

    Finalement, Infernal affairs (et mettons que ce sera notre moyen de sortir de l'ombre scorsesienne) est avant tout une œuvre très caractéristique du polar made in HK, prenant en charge, en les compressant à l'extrême, les limites du genre comme ses qualités. Pour ma part, je regrette quelque peu que la mise en scène de Lau et Mak soit plus proche des trucs parfois grossiers de John Woo que des arabesques de Johnnie To, mais cela n'est pas si grave...