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2020s - Page 5
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May December (Todd Haynes, 2023)
On regarderait pendant des heures Julianne Moore être regardée par Nathalie Portman, tout cela devant un miroir invisible, c'est-à-dire face à la caméra et donc face à nous. Mais on a beau enquêter, pour s'imprégner d'un rôle ou percer un mystère, poser toutes les questions imaginables, fouiner partout, manipuler son monde, on n'arrive jamais à saisir toute la vérité. L'un des meilleurs films de Todd Haynes, qui s'y connaît pour filmer les actrices, et qui nous montre les attraits et les dangers du cinéma s'acharnant à imiter la vie. Derrière les sourires affichés même quand tout va mal, même quand la folie est contagieuse, l'Amérique reste insondable. -
La Zone d'intérêt (Jonathan Glazer, 2023)
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On croyait avoir tout vu, tout entendu, sur le sujet, et voilà que Glazer trouve un nouveau moyen de représentation sidérant. La vie paisible de la famille du commandant Höss se déroule en mur mitoyen avec le camp d'Auschwitz. Ce mur, on ne le passera jamais, mais le moindre signe nous maintiendra en alerte : un cri, un claquement, une cheminée, une fumée. Ici, ce sont les bourreaux qui sont placés sous surveillance par la mise en scène. Une mise en scène qui semble tout réinventer : le son, le cadrage, la perspective, le hors-champ, la netteté, la vision de l'histoire depuis aujourd'hui. L'Histoire nous regarde, à tous les sens du terme. Ça glace et ça stimule. C'est du jamais vu, jamais entendu. -
L'Innocence (Hirokazu Kore-eda, 2023)
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Quand on regarde quelqu'un, on n'en voit toujours que la moitié... Plus qu'un film choral sur les différences de points de vue, c'en est un sur la vision toujours partielle que l'on a de la réalité des choses et des gens, sur le danger des non-dits, sur les conséquences des malentendus et des préjugés. Prix du scénario mérité à Cannes et, derrière la caméra, un Hirokazu Kore-eda qui étale encore son savoir-faire entre le rendu des petits mystères de la vie quotidienne et la description plus ample et dramatisée des destinées individuelles. -
Perfect Days (Wim Wenders, 2023)
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Scènes de la vie quotidienne d'un agent d'entretien des toilettes publiques de Tokyo, grand-petit film. Petit au sens modeste, comme le cadre de vie du personnage et le cadre serré du film, comme les lieux qu'il habite et nettoie, comme les plaisirs qu'il s'autorise. Avec calme, simplicité et bienveillance, Wenders nous parle du lien social, du rapport avec les autres mais aussi de la nécessité à être en accord avec soi-même. Un beau film-hommage à un pays, une ville, un quartier, un acteur, le magnifique Koji Yakusho. -
The Survival Of Kindness (Rold de Heer, 2023)
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Bien aimé "The Survival of Kindness" de Rolf de Heer (dont je n'avais rien vu depuis 15 ans), traversée de l'espace et du temps australiens en très beaux plans, et surtout conte cruel post-apocalyptique, registre qui permet d'alléger le poids des messages, de garder originalité et mystère sans avoir à trop resserrer les boulons du récit. Grâce au respect d'un unique point de vue, la violence y est mise à distance sans paraître aseptisée et l'histoire bouclée logiquement et fatalement.
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X (Ti West, 2022)
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J'avais un peu perdu l'habitude de me faire bousculer avec de l'horreur mais c'est pas mal "X" de Ti West. Enfin surtout la première heure, avec des personnages bien campés, une ambiance 1979 recréée sans effort, plusieurs plans très larges en belles ponctuations, une petite astuce de montage efficace pour certaines transitions. Après, malheureusement, entre renouvellement et simple reconduction de tous les codes du slasher, je ne vois pas trop la différence. Il me semble qu'on retombe dans le cahier des charges des exécutions successives. Travail intéressant sur les différents corps et les différents âges, dans la perspective du désir sexuel, mais pourquoi ne pas avoir filmé de vraies personnes âgées plutôt que de grimer et truquer, et donner par conséquent un côté "créature fantastique" au vieux couple ?
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Killers of the Flower Moon (Martin Scorsese, 2023)
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Martin Scorsese remet à jour inlassablement les racines du mal en racontant une histoire singulière, un renversement apparent des positions habituelles (entre Indiens et "Blancs", entre femmes et hommes) inadmissible pour certains qui useront rapidement de la violence. Un passionnant détour par l'Histoire qui permet d'aborder habilement les problématiques actuelles.Le film est long (3h26) parce que Scorsese prend le temps d'aller au fond de chaque scène et de diriger au mieux ses interprètes, tous remarquables. -
Le Garçon et le Héron (Hayao Miyazaki, 2023)
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Dès les premières minutes, la beauté d'une animation sans égale par son inventivité et sa vibration interne, nous saisit à nouveau sur grand écran.
Miyazaki nous éblouit encore avec ce film-somme à la fois universel, intemporel et aux couches de plus en plus complexes et libres.
L’œuvre, réflexion sur le deuil, est hantée par la guerre, la guerre des hommes qui semble se reporter à l'intérieur de la nature elle-même et entre les créatures visibles ou invisibles qui la peuplent.
Avec son jeune héros au regard si sérieux et si intense, on traverse les espaces, on s'enfonce dans le temps, on va au plus profond... dans l'esprit lumineux du grand créateur Hayao. -
Divers
Films vus ces jours-ci, du décevant à l'inattendu :- "Le Règne animal" (*) m'a semblé bien en-dessous des "Combattants", qui se développait de manière beaucoup plus harmonieuse. Le nouveau Cailley est plus un film de "visions", parfois convaincantes, d'idées de plans, parfois réussis, mais son déroulement est trop heurté et trop troué pour pouvoir emporter.- "Les Feuilles mortes" et "L'Eté dernier" (***) sont tels que la plupart les décrivent et les analysent, deux beaux films.Kaurismäki parvient à nouveau à faire passer l'étincelle dans les regards malgré l'immobilisme, et à réactiver des figures de style cinématographiques oubliées. Dans cet univers décalé, on en vient à sursauter quand déboulent deux jeunes filles dans un supermarché ou des plans de "The Dead Don't Die" là où l'on attendait Bresson ou Chaplin. Et c'est toujours assez passionnant de voir comment le contemporain s'infiltre dans ce monde a priori si hermétique.Breillat ne déroule pas le tapis rouge à l'entrée de son film, qui demande du temps pour l'appréhender et l'apprécier. La bascule se fait peut-être au moment, magnifique, où "Dirty Boots" de Sonic Youth se fait entendre (mais c'est dommage qu'elle le reprenne en sourdine dans le bar quelques minutes plus tard). A partir de là, le film devient plus souple, jusque, bien sûr, aux tensions du dernier tiers. C'est très fort sur les cadrages (le premier baiser !), les positions des corps, les regards (l'insistance sur le regard par en-dessous du garçon, qui n'a plus la même signification dans la dernière partie).- Du "Consentement" (***), de Vanessa Filho, j'avais un peu peur et mes craintes se sont aussitôt envolées (pas lu le livre). JP Rouve m'a tout à fait étonné en Matzneff-Nosferatu. En partie grâce à lui, la réalisatrice a pu trouver la bonne distance pour filmer cette histoire d'emprise, pour styliser juste ce qu'il faut et empêcher que la contrainte soit aussi celle sordidement imposée au spectateur. La mise sous pression par la réputation, les mots, la voix, puis par le corps, la manipulation et le terrible renversement (l'abuseur se disant abusé), tout est très bien montré. Il y a même le recours très risqué à deux éléments (le fameux extrait d'"Apostrophes" et une chanson de Barbara) qui donne en fait deux scènes très réussies (avec Laetitia Casta, très bien dans le rôle de la mère). -
Le Gang des Bois du Temple (Rabah Ameur-Zaïmeche, 2023)
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Bien aimé "Le Gang des Bois du Temple" de Rabah Ameur-Zaïmeuche. N’ayant vu jusque là, sans grande passion, que deux de ses films précédents, j’ai apprécié ici le resserrage de boulons consécutif à l’inscription franche dans le genre criminel. L’équilibre est bien trouvé entre moments de stase, en dialogues (qui semblent) improvisés ou en observation calme, et emballements dramatiques qui, dans un engrenage attendu, restent surprenants quand ils adviennent. C’est dû aussi à l’intéressante "choralité", à la diversité des points de vue qui fait mine de provoquer des détours pour mieux se recentrer. Encadré par le genre (il l’est aussi par deux beaux moments musicaux), le récit tient bien et on peut profiter des singularités de la mise en scène de RAZ.