Nightswimming
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Vermiglio ou la mariée des montagnes (Maura Delpero, 2024)
***Vermiglio est un village isolé des Alpes italiennes. Quand débute l'histoire, sa population attend la fin de cette seconde guerre mondiale qui s'éternise.Le sous-titre du film pourrait indiquer un conte, avec une héroïne. Mais c'est bien d'une chronique familiale qu'il s'agit, à laquelle chacun, chacune surtout, contribue. Le scénario tisse les relations d'une dizaine de personnages, relations étroites, presque magiques, avant de les éloigner mais tout en maintenant un lien invisible.Les séquences elles-mêmes sont à la fois autonomes, dans leur beauté plastique, et reliées par la musicalité de la mise en scène et par celle des voix. Ces voix singulières d'enfants, de femmes, d'hommes, traversent le film en débordant souvent d'un plan à l'autre. C'est dire l'importance de la parole (dite, donnée, écrite).Voix et images. La réalisatrice Maura Delpero signe une œuvre austère mais sensible, un mélodrame épuré, une succession de tableaux vivants à la photographie sublime. -
Mickey 17 (Bong Joon-ho, 2025)
***Passé un bon moment. Peut-être y a-t-il un petit ventre mou, après l'hyper-dynamisme de la première demi-heure, mais le dénouement miyazakien m'a plu. Bong Joon-ho retrouve sa veine science-fiction, ses projections vers un futur peu rassurant, ses créatures étranges, ses récits emberlificotés. De la Corée du Sud aux Etats-Unis, il n'a rien perdu de son brio ni de son imaginaire, n'a rien cédé non plus sur ses préoccupations. Au contraire, le message n'en est que plus clair lorsqu'il met en scène un politicien-industriel autoritaire et lorsqu'il alerte sur les désastres écologiques et les risques de guerre.Par ailleurs, sans en faire un film subversif, il me semble qu'il réussit suffisamment à grignoter les fils à l'intérieur de la machine pour tenter de réajuster le système. Et rire des multiples morts de Robert Pattinson, comme de son dédoublement, c'est aussi s'effarer de voir comment notre monde court à sa perte, à toute vitesse, tout en espérant qu'il se ressaisisse in extremis. -
Tardes de soledad (Albert Serra, 2024)
***Le film est un peu le "Zidane, un portrait du XXIe siècle" de la tauromachie, avec cette approche expérimentale à la fois fragmentaire (la caméra n'est concernée que par le torero et par le taureau, à la limite par les accompagnants mais à l'exclusion de tout le reste) et immersive (grâce au son d'ambiance et à la durée des plans). La supériorité sur le doc/essai consacré à Zizou vient de la variété (un peu) plus grande des lieux (deux de plus que l'arène : le van et la chambre d'hôtel), de la dramaturgie forcément plus poussée (un coup de corne n'est pas un tacle) et surtout des réactions et des questions que la corrida ne peut manquer de soulever. Certes, la démarche est non-interventionniste, et Serra dit que le reste n'est "pas son problème". Soit. L'insistance sur les agonies taurines, ainsi que, ce que l'on n'entend pas d'habitude, les insultes sans cesse balancées par les toreros aux animaux pendant le combat, me semblent pourtant assez claires. Normalement, cet "art" devrait être amené à disparaître. Normalement. Mais va savoir ce que nous réservent tous les "couillus", les "guerriers", les obsédés de la "vérité" et des "sommets". -
Christine (John Carpenter, 1983)
***Je ne l'avais jamais vu et c'est super. Comme avec "Halloween", il y a cette sensation d'être vraiment au cœur de l'Amérique, de ses obsessions, par les lieux filmés et par les thèmes entrecroisés, dont le principal, la virilité derrière le volant, est particulièrement bien modulé (d'ailleurs, Christine tue toute seule). La richesse thématique, la pertinence du regard parfois critique, l'énigme absolue de l'inanimé diabolique, tout cela est sans doute déjà chez King. Carpenter y ajoute sa précision dans la caractérisation (notamment à travers une non-héroïsation des corps, qui ne font que chuter, se blesser), son efficacité narrative (qui ne passe pas forcément par le spectaculaire, voir toute la première partie) et surtout la superbe horizontalité de sa mise en scène (les premiers plans, dévolus à la chaîne de montage, disent tout ce que sera le film). Le maintien du mystère fait que les séquences de reconstruction ne prêtent jamais à sourire, tandis que celles de destruction laissent affleurer juste ce qu'il faut les notions "humaines" de viol ou de meurtre. Cerise sur le gâteau, on peut qualifier le film de pré-lynchien (puisque, à ce moment-là, Lynch n'était pas encore arrivé dans la "petite ville ouvrant sur un gouffre"), cela avant même l'apparition, décisive pour ce rapprochement, d'Harry Dean Stanton. Certes, le travelling avant final sur le bloc automobile compressé fait avant tout figure de coda sur la persistance du Mal, mais je le relie aisément au phénomène d'aspiration vers l'oreille coupée de "Blue Velvet" ou vers la boîte bleue de "Mulholland Drive". -
La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (Luis Buñuel, 1955)
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L'esprit d'Archibaldo est sacrément tordu et le film l'est tout autant, bien qu'il le soit assez gaiement pour une histoire laissant derrière elle autant de mortes. Si les enchaînements à l'écran sont limpides, le temps est géré étrangement (un court flashback, un drame, un long flashback, un épilogue). Quand aux raisonnements et aux plans échafaudés par tous les personnages, ils sont particulièrement tarabiscotés, ne vont jamais simplement d'un point A à un point B. Tout n'est que substituts (travestissement, boîte à musique, mannequin), chemins détournés, jeux de comédie sociale, vies secrètes, faces cachées, désirs comblés mais autrement que ce qui est attendu (ce qui en gâche la satisfaction finale) : la mise en scène détaille les préparatifs d'Archibaldo ou illustre ce qu'il projette dans sa tête (dans ses films, Buñuel se satisfait rarement de deux niveaux narratifs, type présent/flashback, et ajoute souvent une couche, comme ici, la rêverie à l'intérieur du flashback) ; Patricia et son mari créent des situations de crise pour mieux solidifier leur couple ; Carlota a pour amant secret un homme marié ; à ses différents interlocuteurs, Lavinia désigne l'homme qui l'accompagne comme son mari, son père ou son oncle et le mannequin comme sa sœur...
Mais où Buñuel a-t-il été chercher ces beautés si singulières, pour qu'elles papillonnent autour d'Ernesto Alonso, en mâle mexicain impuissant, et qu'elles produisent autant d'étincelles érotiques ? Miroslava Stern (Lavinia, suicidée quelques semaines après le tournage), Ariadne Welter (Carlota), Rita Macedo (Patricia), Chabela Duran (la bonne sœur), Leonor Llausas (la gouvernante).
Un détail parmi d'autres prouvant le génie de Buñuel, et qui concerne le son. Archibaldo se rend chez Carlota et, juste avant de pénétrer dans la résidence, croise Patricia, qui lui fait du charme de manière très offensive. Troublé, il reprend son chemin, tandis que monte un thème musical (angoissant, indéfinissable, peut-être à l'orgue électrique ?). Deux contrechamps nous montrent alors la mère de Carlota, à la fenêtre, en train de l'observer. Au moment exact de la coupe, la musique s'arrête, pour revenir tout aussi brutalement au retour d'Archibaldo à l'image. Si la musique venait de la rue, cela se comprendrait. Mais sur de la "musique de film", "extradiégétique", de tels arrêts, cela ne se fait pas. Suprême audace, donc. Quoique... On se rend compte au final que ce thème musical, il ne vient que lorsque Archibaldo est en crise, dans un état second. Par conséquent, ce thème musical, il ne peut pas être "partagé". La coupe sonore est donc justifiée. Ce que l'on prend d'abord pour un agréable effet de distanciation n'a en fait rien de gratuit. -
Vices privés, vertus publiques (Miklos Jancso, 1976)
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En coproduction italo-yougoslave, Jancso brode autour du drame de Mayerling. L'héritier du trône austro-hongrois mène une vie dissolue, s'épanouit en ménage à trois avec sa demi-sœur et son demi-frère, y inclut les servantes (et la gouvernante Laura Betti), lance une invitation à la jeune noblesse de la région pour une orgie destinée à créer un scandale et à fragiliser son tyran de père. Il finit assassiné pour cela, contrairement à la version officielle. Souhaitant montrer un élan révolutionnaire à travers une soif de liberté sexuelle absolue, le cinéaste prend plaisir à filmer des jeunes gens nus quasiment du début à la fin, et ne faisant pas, cette fois-ci, que danser. On n'est pas en 1976 pour rien et l'érotisme joue franchement avec les limites. Mais bien qu'il en atténue la radicalité, le style de Jancso lui joue des tours. Dans la partie centrale, les plans sont trop longs, la bande son trop chargée (quand les fanfares s'arrêtent enfin, les rires prennent le relai), le scénario trop limité, et surtout le déchaînement subversif concerne un groupe entier, donc des corps nombreux et indifférenciés, ce qui entrave le partage d'un trouble érotique. Il n'est sensible que dans la dernière partie, de loin la meilleure, la plus concentrée, avec d'une part l'implication dans l'équation amoureuse et sexuelle d'une maîtresse hermaphrodite, et d'autre part la tension de la répression politique, l'ensemble étant dès lors présenté, plutôt que dans les rondes habituelles, en quelques tableaux cruels annonçant le cinéma de Greenaway.
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El (Luis Buñuel, 1953)
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L'amour fou devient l'amour malade. Pourquoi les ciné-débats avec les associations d'aide aux victimes s'organisent-ils à partir d'horreurs comme "Jusqu'à la garde" plutôt que "El" ? Le cycle de la violence conjugale y est remarquablement exposé, montrant les différentes phases et les brusques sauts d'un état à l'autre (injustement accusateur/piteusement repentant etc). En plus de l'ironie constante envers le mélodrame et la figure du séducteur mexicain, la critique de la domination passe par des détails pertinents comme les deux plans de prises de photos-souvenirs par Gloria de Francisco qui refuse de lui laisser prendre la pose à son tour : pour lui, une inversion des positions est inconcevable, il doit rester au centre de l'attention et en surplomb, tout en faisant croire que cette petite humiliation est anodine.
La violence physique reste hors-champ, ce qui ouvre à l'imagination du spectateur les pires possibilités, ou bien déplacée par la mise en scène, par exemple, lors de la très forte séquence de l'escalier et de la barre cognée frénétiquement contre les montants de la rampe.
Le fou, c'est l'homme puissant, le notable installé, le chrétien insoupçonnable. La mère de Gloria se range aisément aux arguments de celui qui a tout pour lui et ne parle que de possession (la séduction du gendre a opéré dès avant le mariage, lors de l'invitation prétexte où Francisco avait trompé son ami en lui assurant qu'il "ferait la cour" à la mère pour que les tourtereaux profitent de la soirée). Il ne faut pas compter non plus sur l'écoute du prêtre, qui reste solidaire de la "bonne âme" Francisco, de sa classe surtout.
Tout ça est d'ailleurs en grande partie la faute de l'Église : dans le lieu saint s'ouvre et se ferme la boucle du récit obsessionnel, de la rencontre au pic de la crise hallucinatoire (avant, évidemment, l'épilogue au monastère).
La faute du père de Francisco aussi, peut-être. La marche en zigzag, à deux reprises, signale la folie mais la figure est inscrite avant : dans cette maison art déco imaginée par le paternel, avec ces motifs ajoutant aux piliers, murs et autres encadrements bien droits des courbes peintes en zigzag.
Le film est étonnamment hitchcockien par la mise en scène virtuose de la montée en tension et "anticipe" d'ailleurs "Vertigo" avec la terrible visite du clocher. Mais comme souvent chez Buñuel, c'est l'audace narrative qui étonne. Sans prévenir, le récit est soudain pris en charge par Gloria, alors que le regard était initialement celui de Francisco, que l'on épousera à nouveau dans la dernière partie. Le long flashback central nous fait entrer dans la tête de Gloria mais comme en un système d'enchâssements, sous l'emprise permanente de Francisco. -
L'Amour d'une femme (Jean Grémillon, 1953)
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Le dernier film de Grémillon est drôlement bancal, entre réalisme documentaire insulaire et mélodrame à thèse, parsemé de beaux moments de mise en scène et de quelques audaces (dont une certaine froideur dans la représentation) mais aussi de scories (le doublage de Massimo Girotti, les transparences en jeep) et de l'exposition d'un "problème" (la difficulté pour une femme médecin à concilier indépendance professionnelle et vie amoureuse) qui non seulement apparaît complètement dépassé mais qui est surtout traité de façon laborieuse à travers les tensions répétitives d'un couple d'amants finalement assez peu aimable.
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Pour Électre (Miklos Jancso, 1974)
**Électre s'oppose au roi Égisthe et attend le retour de son frère Oreste pour venger leur père Agamemnon et libérer le peuple de l'emprise du tyran. Un décor ouvert mais unique est parcouru en une dizaine de plans séquences (la plupart atteignant les dix minutes). Partout des cavaliers, des danseurs de ballets, des musiciens, des animaux, des enfants, des femmes nues, dont les mouvements et les actions doivent signifier ou évoquer. Ils sont cent, peut-être deux cents. Devant eux, ou au milieu de leurs rondes, évoluent les personnages principaux. Inhabituellement chez Jancso, une séparation narrative s'impose entre ces derniers et le chœur figurant, ce qui est dû au respect de l'origine du scénario : une pièce de théâtre hongroise. A un moment, Oreste dit : "Ce n'est pas de ce cirque dont le peuple a besoin." Pendant quarante minutes, le film est en sur-régime, épuisant, monotone. Puis Électre récupère le pouvoir et c'est comme si, avec ce renversement, l'équilibre était trouvé d'un seul coup, à l'image d'une scène dansée où la nudité masculine rejoint enfin la nudité féminine. Les derniers longs plans sortent du programme établi et surprennent : le tyran se réfugie sur une énorme boule, Électre et Oreste s'éloignent en un sublime pas de deux, une musique extradiégétique monte pour la première fois, le glissement s'opère vers le contemporain (un vol en hélicoptère) dans l'espoir d'une Révolution constamment recommencée. Alors il faudrait presque reprendre le film au début. -
Prima la vita (Francesca Comencini, 2024)
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Récit d'une relation père-fille intense et complexe en forme d'auto-biographie élevée en fiction par le brouillage des souvenirs, qui embellissent ou qui retranchent (parti-pris fort du film : toutes les autres figures familiales disparaissent du cadre pour se concentrer exclusivement sur les deux personnages). Ces deux personnes ne sont pas n'importe qui. Le père, c'est Luigi Comencini, l'un des maîtres de la comédie italienne et génial observateur de l'enfance ("L'Incompris", "Un enfant de Calabre" et la meilleure adaptation jamais réalisée de "Pinocchio" dont le tournage est fabuleusement reconstitué ici). Il a les beaux traits de Fabrizio Gifuni, qui fut Aldo Moro pour Marco Bellocchio. La fille, c'est Francesca Comencini, réalisatrice depuis les années 80, époque bien plus difficiles que les précédentes pour le cinéma italien. La petite Anna Mangiocavallo puis Romana Maggiora Vergano l'incarnent successivement avec la même étincelle dans le regard. Le film est un vibrant hommage au pouvoir du cinéma mais dans un second temps. Il ne s'agit pas d'un discours convenu sur la magie du 7ème art. La profession du père n'est d'ailleurs pas donnée tout de suite. Avant toute chose, c'est l'émouvante histoire d'un amour filial qui est présentée, avec quelques percées oniriques, dans une approche toujours sensible et dans une mise en scène parfois austère mais palpitante. Comme le dit le cinéaste sur son plateau : "Prima la vita, poi il cinema", "d'abord la vie, après le cinéma".