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Nightswimming - Page 5

  • Divers, mars 2023

    Des trois films actuellement en salles vus cette semaine, celui que j'ai le plus apprécié était évidemment celui non prévu au programme. "En plein feu" (Quentin Reynaud, 2023) ** est en effet plutôt bon, dans le genre film-catastrophe de chambre, ou d'habitacle, et même lorsqu'il s'agit d'en sortir. En équilibre entre cadre étroit et extérieur vaste, entre réalisme et fantastique, il n'est pas totalement abouti mais en tout cas étonnamment prémonitoire. Dussolier et Lutz, ça fonctionne (si bien que ça me donne envie d'aller voir en amont de la carrière de Lutz).
    A part ça, trouvé "Goutte d'Or" (Clément Cogitore, 2023) ** intéressant mais très inégal, exactement à l'image de la performance de Karim Leklou, assez convaincant dans le désarroi mais insuffisant pour faire croire à une réelle emprise de son personnage de charlatan sur les gens qu'il arnaque (les séances de voyance sont du coup trop longues et redondantes).
    Quant à "Empire of Light" (Sam Mendes, 2022) *, c'est très beau pendant dix minutes, puis ça croule de plus en plus sous les clichés du mélo inter-racial dans lequel aucun personnage secondaire ni aucun lieu ne vivent en dehors du couple chargé de délivrer le discours plombant du réalisateur, celui-ci ne manquant pas, cerise sur le gâteau, de nous bassiner avec la sempiternelle magie-du-cinéma. Aussi léché que pénible.

  • Les Fiancées de Rome (Luciano Emmer, 1952)

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    "Les Fiancées de Rome" est un joli film choral de Luciano Emmer, qui, faisant les portraits de trois jeunes femmes collègues et amies (Lucia Bosè, Cosetta Greco et Liliana Bonfatti), s'étend géographiquement et socialement avec une belle souplesse narrative (ce qui rend l'usage de la voix off d'un "observateur" de leur vie quelque peu superflu). Liant pertinemment l'horizon commun du mariage au problème du logement, c'est aussi un film féministe, l'attachement se faisant sans souci à ces trois filles sensibles, fortes et intelligentes, alors que les hommes papillonnant autour se révèlent calculateurs, machistes ou transparents... jusqu'à l'arrivée dans le dernier quart d'heure du chauffeur de taxi sympathique et désintéressé Marcello Mastroianni, dont la présence semble soudain, presque magiquement puisque sans intervention directe, provoquer chez ses congénères masculins des comportements enfin acceptables.

  • Tar (Todd Field, 2022)

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    Lignes de portée et lignes architecturales de "Tar" qui aident à mieux écouter et à mieux regarder... Et une fois installée cette mise en scène des sons et de l'espace, les pincées de fantastique peuvent produire leurs effets sans perdre en cohérence. Cate Blanchett saisissante.

  • La Sorcellerie à travers les âges (Benjamin Christensen, 1922) & Les Sorcières d'Akelarre (Pablo Aguero, 2020)

    ****/*

    Après avoir regardé "Les Sorcières d’Akelarre" dans l’optique de quelques présentations aux lycéens, j’ai eu la furieuse envie de revoir "La Sorcellerie à travers les âges". Évidemment, tout est déjà dans ce film "total" sinon définitif, entre documentaire et fiction. Plutôt que des images scandaleuses, on perçoit aujourd’hui des visions surréalistes et des réminiscences des diableries de Méliès, alors que la démarche est vraiment historique. Aussi étonnants : la construction, l’emploi du"je" et l’idée de représentation qui tient tout le film. Représentations picturales à travers l’histoire, représentation cinématographique et mise en abyme, avec d’une part, la vieille femme qui raconte le sabbat à l’inquisiteur tel qu’il veut l’entendre et nous le voir (pour stopper la torture et non, comme chez Aguero, pour gagner du temps et séduire le tortionnaire, comportement si peu crédible) et d’autre part, l’une des actrices du film, désignée ainsi, qui "teste" devant la caméra l’un des instruments de torture. Christensen modernise le sujet et se place tout aussi clairement du côté des femmes victimes de l’oppression insensée. On est loin de l'histoire de sororité facile, esthétisante, artificielle et sans doute anachronique du film de 2020.

  • Paris est toujours Paris (Luciano Emmer, 1951)

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    Treize ans avant "Bande à part" et sa course dans le musée : sans doute la visite le plus rapide du Louvre dans "Paris est toujours Paris" de Luciano Emmer. Le groupe d'Italiens est déposé à l'entrée par leur bus et récupéré à la sortie. Nous, on reste à l'extérieur pour suivre en un seul plan le trajet du bus d'un point à l'autre, avec uniquement la voix off du guide qui fait visiter au pas de charge à l'intérieur. La séquence dure moins d'une minute. Godard a sûrement dû voir ça à l'époque.
    Par ailleurs, le film est sympathique mais un peu trop touristique (même s'il se focalise sur le côté Paris by night, entre cabarets et troquets louches, avec deux chouettes séquences de tour de chant d'Yves Montand), choral mais plutôt soumis au régime des sketches, réaliste mais handicapé par le fait que presque tous les personnages parisiens parlent soit français avec un accent italien prononcé, soit carrément italien, même entre eux.
  • L'Ange ivre (Akira Kurosawa, 1948)

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    Dans "L'Ange ivre", les contre-plongées en extérieur, c'est le point de vue du cloaque, ce qui permet quand même, de temps en temps, de voir un coin de ciel. En intérieur, les angles choisis, jamais neutres, donnent à sentir le poids des décors et des objets. La mise en scène hyper-expressive de Kurosawa étonne toujours parce que son dynamisme ne vient pas seulement de ces choix visuels forts mais aussi de la vérité des gestes et des humeurs, de leur imprévisibilité, ainsi que des mouvements continus entre des pôles opposés (entre les personnages, entre les genres), le tout déroulé avec fluidité, notamment grâce à l'usage très moderne de la musique, le plus souvent diégétique.

  • Babylon (Damien Chazelle, 2022) & Othon (Jean-Marie Straub & Danièle Huillet, 1970)

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    Hier, j'ai fait un babylonothon. C'est très particulier : il s'agit de voir le même jour "Babylon" de Damien Chazelle et "Othon" de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. C'est usant mais ça fait du bien au corps et à l'esprit. Le but, c'était de tenir le plus grand écart possible, entre le trop-plein et le trop-vide, avec deux films qui plongent dans le passé mais en insistant sur leur réalisation au présent et en affrontant bravement l'anachronisme (les thèmes, le style, la caractérisation des personnages de "Babylon", l'environnement et les accents d'"Othon"), deux films qui posent le problème du décor autour des personnages, à admirer ou dont il faut faire parfois abstraction (les figurants dénudés qui gesticulent dans les fêtes ou la circulation automobile dans Rome). L'un veut tout dire, au risque de frustrer sur certains points aussitôt abandonnés, l'autre ne veut donner que le texte de Corneille mais en laissant penser que beaucoup plus de choses se jouent là, dans son déplacement en 1969. L'un est strié de "fuck", "dick", "pussy" significatifs, l'autre perd régulièrement son intelligibilité à cause de l'environnement, la monotonie, le débit, les accents. J'ai vraiment bien aimé le premier, qui cueille d'entrée et qui tente d'agripper jusqu'au bout son spectateur par un régime de courtes pauses et de longues accélérations (parfois avec des coups en-dessous de la ceinture mais, parmi de nombreux moments excessifs, difficile par exemple de ne pas être ému par les dix dernières minutes), et je n'ai pas du tout détesté le second, qui demande beaucoup de temps d'adaptation pour y trouver sa place. Ce qui me fait rire, en revanche, c'est le récent "Conseil des Dix" des Cahiers avec la farandole d'étoiles offertes à "Othon" (comme le diadème de l'Empereur, sans doute) et la pluie de points noirs jetés sur "Babylon" (comme le caca de l'éléphant, probablement).

  • Shohei Imamura

    Le Japon sous la loupe-caméra de Maître Imamura

    (Texte publié dans Les Fiches du Cinéma le 20 novembre 2015)

    Réalisés entre 1961 et 1966, les trois films de Shohei Imamura édités par Elephant Films viennent nous rappeler que le réalisateur de L’Anguille, resté si vigoureux artistiquement à la fin de sa carrière, était bien, dans ses jeunes années, l’un des enfants les plus terribles du cinéma japonais. C’était aussi l’un de ceux qui eurent le regard le plus perçant sur la société nippone de l’après-guerre.
    Cochons et cuirassés nous propulse dans la ville de Yokusuka, près de Tokyo, là où se trouve en ce début des années 1960 une base de l’armée américaine. Dans les rues du centre, la prostitution bat son plein, l’espoir pour les filles locales résidant dans le mariage avec un G.I. qui apporterait le confort financier manquant cruellement aux familles. Mais c’est finalement tout le petit peuple japonais qui vend ses services à l’occupant puisque la vie économique et, plus encore, la survie des habitants sont liées de près ou de loin à la présence des Américains. Imamura adresse un message clair : le Japon moderne s’est construit par la prostitution à l’Oncle Sam et par l’imitation des modes de vie, jusque dans les manières adoptées par les yakuzas.
    Les trafics en tous genres sont décrits à travers les activités de nombreux personnages. La trame en est parfois obscure mais l’essentiel est bien que soit donné à comprendre un système pyramidal mafieux avec, à son sommet, un chef lié aux autorités militaires américaines. S’il est parfois difficile de s’y retrouver totalement, c’est que la vie éclate partout. Imamura essaie dans chaque scène de sa chronique sombre et tonique, même la plus intimiste, d’organiser une perspective, de laisser une ouverture vers l’extérieur, de ne pas faire oublier la rue. Régulièrement, il y a donc à voir à l’arrière-plan.
    La vie se manifeste aussi par le mélange de tons. Cochons et cuirassés passe du film noir au documentaire, de la farce au néoréalisme, des gesticulations à l’arrêt, des grimaces à l’impassibilité, des rires aux larmes. Mais, aussi bordélique et vivant soit-il, le tableau est souvent d’une noirceur absolue. Rapidement distribué chez nous à l’époque sous le titre Filles et gangsters, le film n’a pas grand chose en commun avec la gentillesse des séries B françaises d’alors (ni même avec notre Nouvelle Vague). Les comportements ont beaux être comiques, ils révèlent toujours une part triste, voire terrifiante. Les morts sont récalcitrants comme dans un vieux burlesque mais ils puent, le cochon que l’on mange avait auparavant bouffé la tête du gêneur et les hordes de porcs déferlent de manière aussi absurde que mortelle. Il semblerait bien que pour ces gens, il faille rire pour ne pas pleurer, car le choix n’existe qu’entre l’illégalité et le travail à l’usine mal rémunéré. Apprécier ce spectacle nécessite d’être sensible au mélange des genres jusqu’au grotesque. Néanmoins, l’agitation reste très encadrée par la mise en scène. Imamura n’a pas été l’assistant d’Ozu pour rien, même si les styles sont très peu comparables.
    Dès ce cinquième film, trois ans seulement après ses débuts dans le long métrage, il pousse loin le bouchon : dans ce monde où la violence jaillit sans gants, ses concitoyens sont finalement vus comme des porcs et le héros finit la tête dans les chiottes. Il faut remarquer cependant que cette noirceur d’ensemble fait que les personnages n’apparaissent pas seulement comme des espèces de clowns, notamment la jeune femme à qui s’attache le plus souvent le récit, qui s’extraie du marasme. Elle peut agir parfois comme une idiote, mais est beaucoup plus sensée que son compagnon, plus lucide et plus droite. Ce personnage féminin qui se détache d’un groupe large est fort et dans l’œuvre d’Imamura, ce ne sera pas le dernier.
    Le film qui suit immédiatement Cochons et cuirassés est La Femme insecte, alors sous-titré Chroniques entomologiques du Japon. On voit effectivement dans les premières images un insecte se mouvoir sur un tas de terre filmé en coupe. C’est entendu : Imamura enfile un habit de scientifique. Il place ici sous sa loupe-caméra une femme qu’il va suivre de sa naissance en 1918 à l’époque contemporaine. En s’attachant à ce personnage particulier, il jette la lumière sur sa famille, ses ascendants et descendants, et sur plusieurs temps nationaux puisque chaque étape est datée, située dans l’histoire du japon.
    Le style est moins accidenté que dans Cochons et cuirassés, les émotions moins soumises aux montagnes russes et le cinéma d’Imamura monte d’un cran. S’il y a observation scrupuleuse, le regard n’en est pas neutre pour autant. Le scientifique n’est pas détaché de son objet. Imamura montre la réalité sans fard, il la dévoile, en extirpe ce qui est habituellement caché bien que naturel (le sexe) et très partagé (le désir), avec une part non négligeable sans doute de provocation mais aussi d’honnêteté pour ainsi dire politique.
    L’histoire contée est celle de Tome, qui a grandi à la campagne dans un climat d’inceste sans tabou et qui arrive à la ville pour entrer en religion dans une secte en même temps qu’au bordel. Sa progression sociale la transformera en mère maquerelle jouant de ses relations et trahissant pour ses propres intérêts. Fille bâtarde, elle verra sa gamine reproduire les mêmes schémas jusqu’au partage d’un amant commun. L’histoire se répète. Les pulsions et les désirs entraînent vers les mêmes sommets et les mêmes précipices, de génération en génération, bien qu’il se fasse jour, peut-être avec le temps, une petite latitude supplémentaire, un espoir plus sérieux.
    Les personnages de La Femme insecte n’ont guère de morale, ou alors celle-ci est fort singulière. Pour autant, prisonniers de leurs pulsions et traversés par l’instinct de survie dans un monde ne tournant que par le sexe et l’argent, ils ne sont pas à condamner. Car en tout bon scientifique, Imamura connaît l’importance de l’environnement. Ses œuvres sont précieuses par la façon dont elles montrent le fonctionnement d’une société et leur force vient bien sûr du fait qu’elles sont au service des oubliés, des misérables et des exclus de la grande marche de l’histoire, ceux qui préfèrent baiser pendant que les autres écoutent le discours de l’Empereur.
    Avançant par blocs cernés par des ellipses (le plus souvent remarquablement effacées plus loin par une image ou un dialogue), présenté de manière à faire sentir dans le cadre l’enfermement, le récit laisse se glisser quelques images documentaires destinées à se situer dans le temps. Celles-ci concernent en général des drames et des contestations populaires. Elles nous sont parfois inconnues mais ne semblent jamais anodines. L’entomologiste n’amène pas que sa loupe. D’une part, il s’engage politiquement. D’autre part, il capte les débordements du désir et donne à voir de fulgurantes images érotiques. Son regard n’est ni neutre ni froid.Quatre ans plus tard, Imamura se lance dans une nouvelle étude de cas en choisissant cette fois un sujet masculin, tout en se libérant un peu plus de la Nikkatsu, compagnie devenant seulement coproductrice de ce projet monté en indépendant. Le film en question, Le Pornographe, a encore une fois un sous-titre : Introduction à l’anthropologie. Monsieur Ogata, personnage principal, est donc présenté dans son activité professionnelle et dans sa situation familiale, avec moult précisions sur son arbre généalogique, ses relations de travail, sa position financière… Bref, il est replacé dans la société. A nouveau, l’allusion à l’anthropologie pourrait faire redouter une œuvre cinématographique froide, un récit déroulé à distance devant une caméra imperturbable, mais elle tient aussi du clin d’œil et nous sommes bien au-delà.
    Monsieur Ogata est un pornographe, un réalisateur de films clandestins, un trafiquant d’images interdites, un pourvoyeur de jeunes femmes pour clients fortunés. C’est un homme déjà un peu âgé qui se débat avec ses désirs pour sa femme et sa belle-fille et qui s’est fixé un but dans la vie : aider les hommes à accéder facilement aux leurs. Les images du Pornographe ont d’abord la saveur du documentaire, captant avec sérénité la vie grouillante en décors réels. Toutefois, nous sentons rapidement que cette observation va pousser Imamura à aller très loin. Certes, il ne verse à aucun moment dans la pornographie, laissant celle-ci dans le hors-champ et ne montrant aucun corps véritablement nu, mais il ne manque pas de nous bousculer ! L’étude se soumet à une subversion morale, les situations dérangeantes se multipliant par la libération des désirs humains. Cadrant la majorité des plans derrière des espaces vitrés, utilisant les fenêtres et les portes entrebâillées, Imamura déploie une mise en scène de voyeur, époustouflante par sa capacité à maintenir l’élan vital dans le dispositif. Le tour de force ne contraint pas mais participe à l’état troublant, en adéquation parfaite avec le sujet.
    Éclairs fantastiques et gestes incestueux, jeux pervers et calculs glaçants deviennent vertigineux. Sans abandon de rigueur formelle malgré l’insertion de flashbacks et de fantasmes, le film se resserre et devient de plus en plus fou. Les amarres de la raison sont larguées peu à peu, comme se défait progressivement le nœud retenant la barque. Dans toute la dernière partie du Pornographe, chaque scène semble échapper à l’entendement moral, même si elle ne désigne a priori aucun événement terrible, même si elle n’est pas soutenue par un effet surréaliste. Il s’opère juste un glissement par une indécision de nature (fantasme ou réalité ?) et par une dérive de l’esprit du personnage principal, bien accompagnée par un mouvement plus général vers une sorte de folie collective. La société est vue en coupe et à partir de là, Imamura plonge au plus profond de la nature humaine, vers les pulsions et les désirs inavouables. Cette part cachée est éclairée avec les outils de l’anthropologue et c’est très impressionnant.
    Ces trois films, édités ici en très belles copies, posent les remarquables fondations de l’œuvre de Shohei Imamura (avec Désir meurtrier, de 1964, tout aussi recommandable). Au détriment de titres plus connus comme Pluie noire ou La Ballade de Narayama, ils sont d’ailleurs largement commentés dans le documentaire de Paulo Rocha présent en bonus de ces Blu-rays, Shohei Imamura, le libre penseur, tiré de l’inestimable collection “Cinéma de notre temps”. Leur découverte, ou leur redécouverte, permet de replacer le cinéaste au cœur de la “nouvelle vague” japonaise des années 1960. Ce cinéaste qui regardait cette société et ces individus pour en faire des films avec son cerveau, ses tripes et son sexe.

     

    La belle santé de Shohei

    (Texte publié dans Les Fiches du Cinéma le 9 décembre 2016)

    Un an après avoir distribué une première série de trois DVD (Cochons et cuirassés, La Femme insecte et Le Pornographe), Elephant Films récidive et poursuit son inestimable effort en l’honneur de Shohei Imamura en proposant quatre nouvelles galettes. S’intéressant toujours au dix premières années d’activité du cinéaste dans le domaine du long métrage de fiction, l’éditeur donne cette fois-ci l’occasion de redécouvrir l’un des classiques du maître japonais, Désir meurtrier, et surtout de connaître trois films plus rares, Désirs volés, sa première réalisation, Mon deuxième frère, quatrième « travail de jeunesse » pour la Nikkatsu, et Le Profond Désir des Dieux, œuvre majeure mais peu accessible jusque là.

    Shohei Imamura signe donc son passage à la réalisation en 1958 avec Désirs volés, dans lequel il décrit dans un style réaliste en « Nikkatsu Scope » les aventures et mésaventures d’une troupe de théâtre vivotant entre villes et campagne. Si la forme manque encore de singularité, les préoccupations qui feront l’originalité de l’œuvre future sautent déjà aux yeux. En premier lieu, la crédibilité de ce qui est montré. Si tôt, en cette fin d’années cinquante, domine l’inscription des personnages dans des décors naturels et l’introduction elle-même prend carrément l’allure d’un documentaire sur la ville d’Osaka.

    Ensuite, le sujet central, très imamuresque, est le peuple. Notre homme Shohei s’intéresse tout de suite au Japon des classes les plus basses. Il suit ici des artistes qui se débattent avec leurs faibles moyens et qui reconnaissent eux-mêmes s’activer dans un « théâtre de mendiants ». C’est une vision sociale de la débrouille qui est offerte, une description de petits larcins et de moqueries envers les dominants. Le peuple est vu comme une entité, même si ses composants sont très caractérisés et très divers, ce qui est flagrant dans toutes ces scènes où il semble faire corps dans le cadre. Aimant filmer les attroupements de rue ou l’agitation du public au spectacle, Imamura réussit déjà parfaitement à transmettre la sensation du mouvement de la foule, de manière humoristique souvent, comme lorsqu’il montre ces rangées bien séparées d’hommes et de femmes manifestant bruyamment et en alternance leur plaisir à voir des danseuses dénudées pour les uns et un bel acteur pour les autres.

    Le monde du spectacle est idéal pour aborder avec vigueur ces thématiques. Par l’intermédiaire d’une mise en scène classiquement chorale, nous passons d’un serviteur de l’art populaire à un autre, au sein d’une troupe quittant Osaka pour s’installer dans un village où la confrontation entre comédiens et locaux, pour la plupart fortes têtes ou puceaux excités, fera des étincelles. Les saynètes pittoresques ne manquent pas, en effet, et d’autant moins que les artistes de kabuki ont, sous ce chapiteau, pris l’habitude de faire précéder leur spectacle par des séances de strip-teases féminins. D’emblée, la circulation du désir s’effectue donc en tous sens. L’ambiance est le plus souvent à la grivoiserie et les personnages ne reculent pas devant quelques vulgarités. Vitalité et désir sont bien les maîtres-mots.

    Ce mélange entre masses ouvrières ou paysannes et artisans de la culture populaire est parfois explosif mais reste coloré de douce utopie. Le regard est effectivement bienveillant tout du long et l’ensemble bon enfant, sans véritable drame. Il manque à cet agréable Désirs volés une certaine tension et une certaine folie, notamment dans la mise en scène, pourtant compétente dans la gestion des foules mais aussi dans le soulignement de telle posture ou geste insolite.
    Ce coup d’essai est cependant déjà frondeur, mal élevé, lorgnant souvent en-dessous de la ceinture. En cette année 1958, les patrons de la Nikkatsu demandèrent donc à son réalisateur de mettre la pédale douce pour la suite. Imamura obtempéra le temps de trois films, dont un est proposé ici : Mon deuxième frère. Le terreau social sur lequel se développe celui-ci est propice à tous les débordements attendus puisqu’il s’agit d’un village de mineurs en pleine crise économique et se vidant peu à peu de ses habitants. Mais les arêtes sont limées, ce qui fait dire qu’une découverte « à l’aveugle », sans connaissance de signature, ne ferait sans doute pas germer l’idée première d’une attribution à son auteur véritable.

    Tiré d’un livre japonais à succès, ce mélodrame social raconte la survie et l’éclatement subi par une famille rapidement réduite à deux frères et deux sœurs après la mort du père travaillant à la mine. Il s’inscrit dans un courant large et très caractéristique des années cinquante, celui du réalisme allant de Vittorio de Sica à Satyajit Ray en passant par le René Clément de Jeux interdits et de Gervaise. La mission d’information sur une situation désespérante est remplie : en s’attachant comme toujours à décrire le petit peuple, ses défauts et sa vitalité inépuisable, Imamura dresse son dur constat. Il le fait encore en montrant le collectif, de manière quelque peu éparpillée, et en se méfiant cette fois de la vulgarité trop étalée et de la trop grande saleté, en repoussant de surcroît la question du désir et du sexe, dans une approche plus consensuelle de la vie familiale.

    Toutefois, sous une apparence plus conventionnelle, la mise en scène sait se faire expressive et dynamique (les éclats de colère et les bagarres, notamment, ont l’explosivité nécessaire, surprenante parfois). Perdant en insolite et en originalité, elle gagne en émotion. Derrière l’accompagnement musical là aussi conventionnel, et même si l’optimisme l’emporte malgré les embûches, une noirceur régulière perce au fil d’une seconde partie centrée sur deux des jeunes enfants. Leur parcours compliqué émeut parfois intensément, en particulier grâce au naturel et à l’excellence des deux petits interprètes. Il est dès lors difficile de résister aux sirènes du mélo. Mais la docilité ne dure qu’un temps et Imamura décide d’arrêter de se freiner dès son film suivant, Cochons et cuirassés, en 1961. Suit La Femme insecte puis Désir meurtrier, en 1964, qui tient la place centrale de ce qui ressemble à une stupéfiante trilogie si l’on ajoute Le Pornographe de 1966, une série qui transforme le réalisateur en grand « cinéaste-entomologiste ».

    Dans Désir meurtrier, il conserve son art de la mise en situation, démarrant son récit dans une gare, captant les conversations à distance, partant ensuite dans les rues, dans la ville, dans la banlieue. Mais la démarche est différente de celle qui guidait les premiers essais à la fin de la décennie précédente. La description sociale a changé d’échelle. Nous nous sommes rapprochés et nous pénétrons maintenant au plus profond. L’histoire est celle de Sadako, femme mariée et effacée, agressée sexuellement chez elle, un soir que son mari est absent. Humiliée, elle voit ses repères s’effondrer mais aussi un trouble immense l’envahir. Lorsque son violeur réapparaît, elle en fait son amant et bascule dans une liaison fiévreuse. Pour raconter ce singulier drame de la passion, le cinéaste n’abandonne pas ses préoccupations mais livre cette fois un véritable film mental, au sens où il nous fait entrer dans la tête de son héroïne. S’enclenche alors un mouvement centripète vertigineux, d’autant plus enivrant qu’il aborde sans précautions, mais pas sans expérimentations, les rivages du plaisir sexuel.

    Il nous faut quelques minutes pour le comprendre : quand passé et présent s’emmêlent, c’est que le récit obéit aux divagations de Sadako. Le découpage passe d’un temps à un autre sans prévenir et des arrêts sur image entravent la fluidité narrative. La voix off de la jeune femme prend le pouvoir et ne le lâche plus. Personnage initialement en retrait, Sadako décide d’obéir à ses pulsions, bien qu’elle soit la proie de grands tourments. L’agression dont elle est victime semble la terrasser, au point de lui faire dire plusieurs fois qu’elle veut mourir. Mais à chaque fois que la pensée l’effleure, quelque chose l’en détourne : l’amour d’un petit garçon et surtout la nourriture et la chair. Pleine d’appétit alors que tout, autour d’elle, semble là pour la restreindre, elle puise dans sa force vitale et finit par retourner à son avantage les conséquences de son viol.

    Imamura, qui semble montrer la destruction du foyer japonais traditionnel à la suite de l’intrusion violente du peuple souffrant et le retournement total des valeurs qui en découle, navigue là dans des zones grises. Sadako nous dit-elle la vérité, se souvient-elle vraiment ou est-elle en train de fantasmer ? Est-elle dégoutée ou excitée ? Et dans ces zones, une extraordinaire tension est créée puis libérée en de sidérantes séquences sexuelles fragmentant la vision des corps tordus et transpirants. Les coups font mal et laissent des marques mais les femmes et les hommes jouissent aussi vraiment. Le froid glacial fige les extérieurs mais dans les chambres, sous les couettes, est préservée une chaleur étourdissante. La mise en scène ne cherche pas à faire du beau mais la force des plans est décuplée. Désir meurtrier est avant tout un film de « moments », un film avançant à un rythme étrange et ponctué de trouvailles marquantes, comme ce plan-séquence central, devenu fameux, en aller-retour le long d’un train, signe d’un tournant dans le récit.

    Quatre ans plus tard, avec Le Profond Désir des Dieux, Shohei Imamura élève son point de vue, après cette suite de films recentrés et atteignant par paliers une intensité folle. Il passe à la couleur et élargit son champ d’observation à l’échelle d’une île entière, retrouvant à l’occasion une conduite chorale du récit. Dans le format très rectangulaire du Scope, il utilise toutefois une structure de cercles concentriques. L’île choisie est non seulement, par définition, entourée d’eau mais elle apparaît, vue du ciel, parfaitement ronde. Sur celle-ci, tout tourne autour d’un puits et d’une fosse creusée inlassablement par l’un des habitants. Des danseurs avinés tournoient, des plongées significatives se remarquent et surtout, circulent les désirs. Ici, manifestement, tout le monde peut coucher avec tout le monde, même à l’intérieur du groupe familial. L’une de ces familles, la plus vieille de l’île, fait d’ailleurs figure de deuxième cercle dans ce système, entité maudite suite aux agissements contre nature de ses membres.

    Un ingénieur fraîchement débarqué de la capitale sert de relais. Il est l’observateur des mœurs locales mais pas pour autant l’alter ego du cinéaste ni celui auquel le spectateur doit s’identifier. Il est un guide très imparfait, pas toujours au centre du récit, pas assez privilégié par la mise en scène, pas même spécialement attachant. Il aide bien, cependant, à pénétrer les différents cercles, manquant, au final, de s’installer pour de bon dans le dernier. Le Profond Désir des Dieux a pour sujet principal l’amour sans tabou ni frontière autre que géographique, même si l’inceste, quasiment une règle dans cette microsociété, voit ses effets choc atténués par la bouffonnerie de l’ensemble. Sujet principal mais non unique. Imamura nous parle de l’opposition entre Japon ancestral et Japon de la modernité (qui transforme les mythes fondateurs en attractions pour touristes), du combat entre rationalité et forces de l’esprit, ainsi que de la coexistence entres hommes et animaux, omniprésents et indifférents. Son film est ambitieux, touffu, troublant, tenu mais imprévisible tout le long de ses trois heures. Il foisonne et déborde de sa base réaliste pour déboucher sur l’irrationnel, l’artifice (par des jeux de lumière et de couleurs) et la distanciation (notamment par le son, la « séparation » parfois des dialogues et des images). Il est à la fois enquête et légende, travail de scientifique et œuvre de poète attiré par l’énergie féminine, la violence des pulsions et l’incandescence de l’amour. Quelle santé il avait ce Shohei !

  • L'île Epstein

    (Texte publié dans Les Fiches du Cinéma le 14 juillet 2014)

    Epstein : le nom claque comme la vague s’abattant contre le rocher. En 1928, il est synonyme de la meilleure avant-garde française, au même titre que celui de Gance. Notre homme Jean vient de réaliser La Glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher. Il a à peine trente ans mais il est fourbu par six années intenses passées dans l’industrie cinématographique. C’est un séjour en Bretagne qui va le revigorer, lui faire tourner le dos aux studios, le regard dirigé vers la mer, les îles et leurs habitants. Et Epstein d’opérer l’un de ces spectaculaires virages artistiques que l’histoire du cinéma peut offrir de temps à autre…

    Le premier coup de barre est donné avec Finis Terrae, une histoire de pêcheurs de goémon isolés sur une petite île. Le cinéaste expérimente à cette occasion une nouvelle façon de faire : tournage entièrement sur les lieux, appel aux locaux pour la logistique mais aussi pour l’interprétation, reposant exclusivement sur les épaules de non-professionnels. Son but est double : documenter sur une réalité mal connue et la mettre en récit cinématographique. Pour atteindre le premier, il compte sur la précision géographique de son film, sur quelques cartons explicatifs, sur l’enregistrement scrupuleux des gestes du travail. Et comme l’on observe une simple querelle de pêcheurs se terminer sur une blessure et provoquer finalement l’émoi et la mobilisation de la communauté d’Ouessant, on voit Epstein déployer du grand cinéma à partir du réel.

    Pour donner à voir plus que ce dernier sans le trahir, il joue d’oppositions fortes, pose des enjeux simples pour structurer sa narration : un conflit banal entraîne un problème qui devient vital. Mais le dépassement se fait surtout par l’esthétique, là où le film tire sa plus grande force. Epstein se sert des leçons de sa “première vie” de cinéaste d’avant-garde pour donner au quotidien une apparence grandiose, plaçant par exemple des figures humaines bien droites devant un ciel prenant les trois quarts de l’espace dans le cadre ou collant aux plans de visages en attente sur le rivage ceux d’une mer particulièrement agitée (filmée plus d’une fois au ralenti). Les raccords qui en découlent sont parfois brutaux mais ils ajoutent finalement à l’impression de rudesse de l’ensemble, malgré la grande beauté des images (la lumière naturelle est rendue de manière extraordinaire). Mêler ainsi le document ethnographique et la fiction forte ne va pas sans poser quelques problèmes de rythme difficiles à résoudre mais Epstein, en allant au bout de cette expérience, à la fois technique, artistique et humaine, est parvenu à doter son œuvre d’un souffle rare.

    Quelques mois après la sortie de Finis Terrae, Epstein poursuivait sur sa nouvelle voie avec Mor’Vran, démontrant qu’il se lançait bien dans un véritable “cycle maritime”. Ce court film de 1930 est d’abord un parcours allant d’une île bretonne à l’autre, à partir de celle d’Ouessant, et aboutissant à celle de Sein, la plus ingrate de toutes, pour que s’y développe une histoire. Certes le regard embrasse ici un espace plus vaste mais le récit est encore simplifié, le traitement plus concis, les plans plus courts, les silhouettes rarement caractérisées. Le travail de composition plastique est également moins évident. Si Finis Terrae proposait quantité d’images que l’on pourrait qualifier d’eisensteniennes, Mor’Vran, par sa simplicité apparente, se rapproche beaucoup plus du cinéma du contemporain Robert Flaherty et nous sommes bien, là aussi, aux sources du documentaire ethnographique. Si le film est moins émouvant que le précédent, qui se terminait sur des images d’hommes réunis dans l’épuisement, il montre que, toujours, la vie continue, malgré les épreuves et le combat perpétuel contre les éléments. Les plans de mer déchaînée et leurs contrechamps véhiculent l’ambivalence des sentiments du cinéaste face à elle, inquiétude et fascination mêlées.

    Avec L’Or des mers, Epstein choisit cette fois la fable morale. Le film nous présente l’histoire d’un homme pauvre découvrant un jour une boîte rejetée par la mer et suscitant dès lors toutes les convoitises, de façon directe ou par l’intermédiaire de sa fille. C’est donc la cupidité qui est pointée, cupidité rendue possible par les conditions de vie difficiles et l’isolement. Paysage hivernal, murets de pierres, intérieurs sombres et caractères revêches font que l’œuvre apparaît peu amène. Pour ce troisième effort breton, le style a gagné en fluidité mais une certaine contrainte se fait sentir dans des plans assez longs et plutôt rigides. Mais c’est autre chose qui handicape le film. En ce début d’années trente, la révolution sonore suit son inexorable cours. Tourné sans son, L’Or des mers est soumis au procédé “Synchro-Ciné” offrant par post-synchronisation la possibilité d’un calage très relatif des mots sur les lèvres des acteurs (et plus d’une fois ici, les voix entendues ne semblent manifestement pas leur appartenir réellement). A cela s’ajoute une partition tonitruante imposée par la production, musique omniprésente et inadéquate allant parfois jusqu’à contredire totalement les images sur lesquelles elle est étalée. Il faut admettre cependant qu’une certaine étrangeté se dégage d’un tel traitement, d’autant plus qu’affleure régulièrement le merveilleux, au bord de cette mer libérant des coffres à trésor.

    L’aspect social et le resserrement narratif sur une poignée de personnages se débattant à nouveau sur un fond tout à fait réaliste drainent leur lot de surprises et aident à maintenir l’intérêt. Cela jusqu’à faire prendre conscience que la lenteur de la plupart des plans était en fait inscrite dans le projet, de manière évidente dans un final tendant vers le tragique et dans lequel cette lenteur devient nécessaire aux corps luttant au milieu de sables mouvants. Les personnages doivent “se hâter lentement” et Epstein lui aussi possède toute la science de la conduite d’un récit. Il sait nous mener vers les sommets dramatiques sans oublier la réalité. Il sait user de plans de visages très rapprochés, proprement stupéfiants, sans effacer l’être ni le corps.

    Au milieu des années trente, l’attachement de Jean Epstein à la Bretagne ne fait donc plus aucun doute et une commande touristique lui est adressée en toute logique. L’errance d’un jeune barde renvoyé du collège, repoussé par son père et finissant par croiser la route de sa bien aimée promise à un autre : la trame de Chanson d’Ar-Mor permet l’arpentage de la géographie régionale, la visite de ses lieux les plus caractéristiques, la participation à ses cérémonies et ses fêtes. Le poids du contrat à respecter, imposant ce genre de vues documentaires à l’intérieur d’une fiction se déroulant sous le soleil d’été, se fait forcément sentir mais Epstein s’acquitte de sa tâche avec soin. Sa prédilection pour les plans longs et son respect pour les gens et l’environnement font que le trajet proposé est mieux qu’une simple visite guidée. Quant à la part la plus fictionnelle, il la développe intelligemment et délicatement. Le film a une première particularité importante puisqu’il est intégralement parlé en breton. Il en a une seconde : c’est un film chanté. Sur une large partie de la bande son courent les chansons annoncée par le titre, la plupart intégrées au récit, chantées par le héros sans rupture de la continuité dramatique. Si l’on considère de surcroît la manière dont se clôt l’aventure, Epstein libérant alors une grande force mélodramatique au milieu des embruns, on conviendra aisément que cette Chanson d’Ar-Mor ne relève pas seulement de la curiosité.

    Ce statut convient en revanche aux Feux de la mer, court métrage, œuvre ultime réalisée en 1948 et commande, elle aussi, passée cette fois-ci par un département de l’ONU. L’angle d’approche choisi vise plus clairement qu’ailleurs à informer, malgré le fait que le point de départ soit un ancien scénario du cinéaste. L’arrivée d’un jeune homme dans un phare d’Ouessant pour son premier poste est en effet prétexte à un assemblage de vues diverses sur le thème des veilleurs de la mer, à un exposé sur les bienfaits de l’entraide internationale, à un cours sur les progrès techniques, des lentilles au radar. Le didactisme ainsi appuyé fait régulièrement sourire et rend les séquences consacrées à la vie quotidienne dans le phare peu palpitantes.

    Le caractère plutôt anecdotique de cet exercice au regard des autres ne doit cependant pas laisser penser qu’Epstein avait, à la sortie de la guerre, perdu tous ses moyens. En effet, Le Tempestaire, réalisé à peine un an plus tôt, s’avère être, malgré sa brièveté (22 minutes au compteur), l’un des films français les plus surprenants de l’époque et sans doute le point culminant de la recherche de son auteur d’une jonction entre réalisme et formalisme. L’histoire en est à peine une : la fiancée d’un marin parti au large par gros temps s’inquiète. Cet argument croise une croyance locale, celle concernant les “tempestaires”, petits vieux souvent reclus et réputés capables de calmer les vents rendant la mer trop dangereuse.

    Aux intérieurs sombres et dépouillés, aux gestes et aux paroles calmes dites d’une voix blanche qui ne constitue pas le seul lien de parenté avec le cinéma de Robert Bresson, Epstein oppose ces plans de rivages sur lesquels les vagues viennent se briser avec une intensité grandissante. Par la grâce d’un montage parfaitement pensé, se déploie un poème visuel autant que sonore. Le défilement des images subit plusieurs variations, se trouvant ralenti voire inversé, tandis que le son est travaillé de manière étonnante. Ainsi, en une poignée de plans maritimes fixes, prend forme l’une des plus saisissantes tempêtes cinématographiques. Trois sources sonores sont à ce moment mobilisées : le bruit naturel de la mer, un chant de grand mère et un son indéfinissable, tenant presque de la sirène industrielle. Epstein parvient même, par un simple jeu de répétitions étouffées de phrases prononcées par les protagonistes, sur des images de paysage de bord de mer, à donner d’une façon inattendue la sensation du vent, du mouvement des choses et des pensées portées plus loin.

    L’œuvre d’Epstein, le vent l’a portée jusqu’à aujourd’hui, mais avec beaucoup d’intermittences. Elle a inspiré en 2011 à James June Schneider un essai documentaire titré Jean Epstein, Young Oceans of Cinema. Intégrant des bribes d’entretiens avec Marie Epstein ou Jean Rouch, des extraits de films et d’écrits de Jean Epstein, Schneider évoque la carrière du cinéaste et privilégie le cycle breton. Il réalise à partir de celui-ci une expérience en revisitant les lieux, en recueillant les témoignages et en superposant les images d’hier et celles d’aujourd’hui. Il effectue un relevé de traces et tente de retrouver par instants dans ses propres plans la puissance qui parcourait ceux de son modèle. Le pari n’était pas évident et le film passe par plusieurs moments de flottement, ne s’appuyant, au contraire d’Epstein, que sur le pur document, mais il est digne d’intérêt et sa présence dans ce coffret parfaitement justifiée.

    Parmi les suppléments proposés par Potemkine, utiles présentations et entretiens, la rencontre avec Bruno Dumont fait figure de morceau de choix. L’auteur de La Vie de Jésus explique le choc reçu à la découverte de ce cinéma-là, véritable révélation à lui-même et à son propre travail, éclaire les dimensions métaphysiques et mystiques de l’œuvre d’Epstein, son caractère surnaturel au sens d’un “au-delà de la nature” (filmer un paysage pour capter autre chose derrière). Il remet par ce biais le nom d’Epstein à sa véritable place dans l’histoire du cinéma français, l’une des plus importantes, aux côtés notamment de Bresson. Cette place est retrouvée de fait grâce à la belle actualité éditoriale du moment, après des années de méconnaissance voire d’oubli. Jusqu’à sa mort en avril 1953, les années d’après-guerre furent difficiles pour Jean Epstein, le public ayant eu du mal à le suivre entre ses expériences bretonnes et les travaux alimentaires qu’il devait continuer à réaliser en parallèle. Dans son fameux texte paru dans les Cahiers du Cinéma deux mois après la disparition du cinéaste, Henri Langlois reprochait vertement à la critique et aux producteurs de ne pas avoir suffisamment soutenu celui-ci lors de ses vingt dernières années d’activité. Quelques semaines auparavant, Positif publiait un hommage rédigé par Charles Ford et usant du même ton désabusé. En découvrant aujourd’hui les films bretons de Jean Epstein, dont même les plus inégaux sont traversés par endroits de réelles beautés, on ne peut effectivement qu’être frappé par leur singularité et, souvent, leur modernité, et s’étonner de la relative indifférence qu’ils provoquaient jusque là, à quelques exceptions près.

    Coffret DVD Jean Epstein, poèmes bretons

    7 films :
    Finis Terrae, 1928, 82 min
    Chanson d’Ar-Mor, 1935, 43 min
    Les Berceaux, 1931, 6 min
    L’Or des mers, 1933, 69 min
    Mor’Vran, 1930, 25 min
    Le Tempestaire, 1947, 22 min
    Les Feux de la mer, 1948, 21 min

  • Pacifiction (Albert Serra, 2022)

    ***

    Fiction en train de se faire, puis de se défaire (jusqu'à s'arrêter longtemps avant la fin), et acteur en train de chercher son personnage. J'ai vu dans "Pacifiction" forme et fond (indices, mystère, paranoïa) s'accompagner de façon suffisamment cohérente pour susciter, sinon une fascination totale, du moins un vif intérêt, notamment quant à l'idée de création à partir du presque rien, de signes infimes, de temps qui s'écoule.