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  • Miss Bala

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    Laura Guerrero vit à Tijuana avec son père et son frère en revendant des vêtements. Avec une amie, elle veut tenter de se présenter à un concours de beauté. Au-delà de ses espérances, elle deviendra Miss Basse Californie. Mais, propulsée dans un univers violent dont tous les codes lui échappent, elle doit cette victoire au chef du gang de narcotrafiquants entre les griffes duquel elle est tombée.

    Avec Miss Bala, Gerardo Naranjo donne un beau coup de fouet au genre, essentiellement grâce à deux partis pris intimement liés, l'un touchant au point de vue, l'autre à l'espace.

    Le point de vue adopté est celui de l'héroïne, que l'on ne lâche pas d'une semelle pendant tout le film. A tout moment, on voit ce qu'elle voit et on ignore ce qu'elle n'est pas en mesure de percevoir elle-même. Découlent de ce principe une vision parcellaire des actions et l'impression d'une grande inventivité dans le traitement de celles-ci. L'attachement au personnage est également facilité par cette proximité et par la convergence des regards. Certes, Laura ne cesse de subir, mais persiste tout de même chez elle une résistance, un désir de fuite, une faculté de faire des choix. Malgré les violences auxquelles elle assiste et celles qui lui sont faites, on décèle un noyau inaltérable, une pulsion de vie (celle qui lui fait se jeter à terre lorsque les balles fusent). L'épreuve traumatisante lui dessille les paupières : devant la violence partagée des gangs et des forces de l'ordre, groupes difficiles à différencier, ou devant l'inanité des concours de beauté. L'énergie vitale (et solaire) qui parcoure le film l'empêche de tomber dans les ténèbres, mais le constat est effrayant.

    En resserrant ainsi sur son personnage principal, Naranjo se permet un intéressant jeu sur le flou et le net, sur la perception des choses. Quand Laura se réfugie dans la voiture d'un flic, le point est fait sur elle tandis que l'homme n'est pas net. Et pour cause... Mais ailleurs, cela peut être Lino, le chef de bande, qui, installé au premier plan, apparaît avec précision quand Laura se déshabille plus loin, dans le vague. Le corps de la femme forcé ou exposé, dont on se sert pour le plaisir ou l'utilité criminelle (superbe séquence de la pose, autour de la taille, des liasses de billets, qui répond à celle de la présentation au concours) : c'est l'un des thèmes forts du film. Or cette idée d'exposition ne sert jamais au cinéaste à nous entraîner sur le terrain du voyeurisme, sa mise en scène étant à la fois directe et respectueuse, brutale sans rabaisser.

    Elle est aussi précise sans être rigide, nette sans être contraignante. Dans Miss Bala, l'espace est balayé par de longs et fluides travellings. Pour autant, cette forme particulière ne verse pas dans le tape-à-l'œil. La caractérisent plutôt la souplesse, la présence de la vie sur chaque bords (les scènes de rue sont nombreuses) et la durée de certains plans allant un petit peu au-delà de ce qui serait attendu afin de donner l'impression d'un temps "vrai", de ponctuer par un détail ou un regard qui échappe. Le film apparaît dès lors comme un continuum, espace et temps idéalement mêlés. Trois ou quatre jours seulement se passent mais beaucoup d'événements surviennent, la vraisemblance n'étant rendue possible que par la remarquable manière dont ces longs plans sont reliés.

    Et après tout, elle importe peu, puisque l'univers décrit est terriblement, violemment, absurde. Flics et voyous, on l'a dit, vont jusqu'à se confondre. Quant à Laura, ses échappées la font régulièrement revenir au même point. Cependant, les plans larges sur lesquels s'appuie la mise en scène montrent bien la possibilité d'une ligne de fuite, la nécessité d'une tentative, l'existence d'un espace autre. Il faut toujours en profiter, quitte à répéter l'effort encore et encore.

     

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    missbala00.jpgMISS BALA

    de Gerardo Naranjo

    (Mexique / 115 min / 2011)

  • Biutiful

    (Alejandro Gonzalez Iñarritu / Espagne - Mexique / 2010)

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    biutiful.jpegPuissant. Sans doute trop. Et aussi trop chargé, trop long, trop large serait-on tenté d'ajouter à la suite. Je me demande toutefois s'il n'est pas un peu vain de se plaindre ainsi car cela revient en fait à regretter qu'Iñarritu n'aille pas assez contre sa nature. Or, il faut bien reconnaître que, sur bien des points, il a mis la pédale douce par rapport à son précédent film, Babel, et que sa décision de se passer dorénavant de son encombrant scénariste Guillermo Arriaga lui a été bénéfique et lui ouvre de nouveaux horizons, cette collaboration, après deux réussites spectaculaires, ayant montré crûment ses limites au troisième essai.

    Les premières minutes de Biutiful sont assez impressionnantes. L'inscription du récit dans la ville (une Barcelone, tout le monde le sait maintenant, loin de celle de Vicky Cristina Barcelona) est absolument saisissante, notamment grâce à d'incroyables plans nocturnes de Javier Bardem déambulant dans les rues. Avec ce travail sur la lumière, comme rarement, nous avons l'exacte sensation de la nuit citadine, succession désordonnée de noirs profonds et d'éclats lumineux. Ce début fait espérer un grand film qui collerait d'un bout à l'autre à son personnage et serait à l'image de son interprète : ténébreux et massif. Mais la promesse n'est pas vraiment tenue.

    Certes Bardem tient tout sur ses épaules, mais quelques scènes se passent de la présence de son Uxbal et, si liées qu'elles soient à son parcours, elles se révèlent moins intéressantes que les autres. Il en va ainsi de l'histoire parallèle des deux Chinois. Celle-ci éclaire une donnée sociale, précise la description du système d'exploitation des immigrés auquel prend part le personnage principal, mais nous détourne de la ligne de force centrale. S'en tenir beaucoup plus strictement au point de vue d'Uxbal aurait, à mon sens, été plus satisfaisant et cela n'aurait pas nécessairement nui au message concernant les exploités, qui apparaît ici, à quelques endroits, un peu trop conventionnellement asséné.

    Parmi les reproches que certains commentateurs ont pu formuler à l'encontre de Biutiful, le plus fréquent est celui de l'accumulation de malheurs. Il me semble pour ma part que le problème n'est pas quantitatif et que le parcours christique d'Uxbal en vaut bien d'autres. Si l'on peut émettre des réserves sur la manière, ce n'est pas le choix du mélo qu'il faut chercher à contester. Des réserves stylistiques, j'en ai moi-même quelques unes. Elles concernent le traitement des "moments forts" du film, en particulier l'altération ou l'amplification excessive des éléments de la bande-son. Par exemple, lorsque Uxbal fait un terrible aveu à sa fille et qu'il la serre dans ses bras, nous n'entendons que le battement de son cœur. Dans ces moments-là, Iñarritu en rajoute toujours un peu trop alors que "l'épaisseur" qu'il sait conférer à ce type de séquence se suffit à elle-même. C'est cette tendance qui gâche aussi légèrement les intrusions du fantastique dans le récit et le constat est d'autant plus regrettable que cette dimension s'avère stimulante (le rapport d'Uxbal aux morts est passionnant et mène à cette stupéfiante rencontre à la morgue, entre un fils de quarante ans et un père décédé mais ayant conservé son apparence juvénile).

    Je ne voudrais pas finir sur l'un de ces bémols mais avouer plutôt que dans la plupart des scènes, quelque chose parvient à "s'arracher", et signaler, pour terminer, l'approche assez intelligente, dès le début, qu'a Iñarritu du personnage de la femme d'Uxbal, qu'il était si facile de nous faire rejeter, ainsi que la grande force, parfois bouleversante, qui émane de tout ce qui a trait à la famille, cette famille dont les contours, au-delà d'un noyau dur constitué par le père et ses deux enfants, fluctuent sans cesse, qui se voit successivement défaite et reconstruite, qui peut être de substitution et qui peut devenir le lieu d'un retournement émouvant du rapport à l'étranger.

  • Simon du désert

    (Luis Bunuel / Mexique / 1965)

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    simon.jpgSimon du désert (Simon del desierto) dure moins de 45 minutes et Bunuel n'y va pas par quatre chemins.

    Simon est un stylite, soit l'un de ces chrétiens des premiers siècles ayant choisi de faire pénitence au sommet d'une colonne pendant des jours, des mois, des années... Nous faisons sa connaissance alors que dans la foule des pèlerins, un riche notable lui propose un nouvel édifice, plus haut, plus beau, plus sûr. Simon est un jusqu'au-boutiste de la foi, un super-champion de l'ascèse. Seulement, plus il s'approche du ciel et plus il s'éloigne de l'homme. Le Saint devient méprisant et insensible.

    Les dévots qui l'entourent ne sont pas décrits de façon plus tendre. Les armées de prêtres sont en effet vues par Bunuel avec la même ironie dévastatrice que celle, plus tardive, des Monty Python. On pense en effet plusieurs fois au final de La vie de Brian, où les imbéciles se succédaient aux pieds des crucifiés et, de manière très précise, on découvre même un gag bunuélien dont on retrouvera l'idée dans le film anglais de 78 : la querelle entre différentes factions de chrétiens ("- A bas le Christ ! - Vive le Christ ! - A bas la Sainte Trinité ! - A bas... euh... Vive la Sainte-Trinité !").

    Aux côtés des officiels, le petit peuple est à peine mieux représenté : une mère qui ne comprend pas son fils, un nain zoophile, un paysan qui, une fois ses mains miraculeusement retrouvées, s'empresse de repartir travailler, giflant son gosse au passage... Autour de la colonne de Simon, on vient voir les miracles comme on va au marché. Et comme celui-ci le dit lui-même, "bénir fait passer le temps et cela ne fait de mal à personne".

    Simon a tout de même un problème : le Diable ne cesse de le tenter. Et comment pourrait-il résister alors que Satan a choisi le corps de Silvia Pinal pour s'exprimer ? L'érotisme est ici aussi direct que le message anticlérical.

    Pourtant, si Bunuel a fait grincer bien des dents, si certains de ses films, comme celui-ci, ont poussé très loin le bouchon, il s'est toujours trouvé des défenseurs des deux côtés, par exemple chez les bouffeurs de curés de Positif autant que chez les cathos des Cahiers du Cinéma. Chez les premiers, l'énervement était grand de voir leur auteur favori récupéré, après, certes, de nombreuses contorsions, par ceux qu'il aurait dû a priori choquer. C'est que si l'on peut voir dans Simon du désert (et les autres) l'expression d'un athéisme absolu et surréaliste (comme le voyait par exemple le flamboyant Ado Kyrou), on peut aussi y déceler une critique de l'intérieur et une critique, non du christianisme, mais de ses déviances. Devant l'insistance de Bunuel sur le sujet (quasiment du début à la fin de sa carrière), il faut bien se rendre à l'évidence que tout cela a pour origine autre chose qu'un simple rejet de principe. Cette petite ambiguïté toujours présente, malgré la vigueur de certaines flèches, rend finalement l'ensemble de l'oeuvre du maître d'autant plus passionnante.

    Deux remarques pour finir. D'une part, Simon du désert, si clair pendant quarante minutes offre au spectateur un dénouement sous forme de pirouette totalement inattendue et désarmante. Dans la folie d'une boîte de nuit new-yorkaise, Bunuel nous laisse pantois, au son d'un ultime cri diabolique de la Pinal. D'autre part, le cinéaste se plaignait parfois, semble-t-il, à propos de ce film-là, du manque de moyens et de temps. C'est pourtant l'une de ses plus belles réussites plastiques. Un Bunuel aux allures de pochade, même de trois quarts d'heure, même de transition, ne saurait que nous combler.

  • L'ange exterminateur

    (Luis Bunuel / Mexique / 1962)

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    Après l'opéra, les Nobile reçoivent chez eux vingt personnes du beau monde. Etrangement, tous leurs domestiques s'empressent dans le même temps de quitter la maison. A l'issue du dîner, les invités, pourtant fatigués, trouvent des excuses pour ne pas partir et se voient finalement dans l'impossibilité de sortir du salon. Ils restent ainsi cloîtrés plusieurs jours, les gens de l'extérieur ne passant pas, quant à eux, le portail de la demeure. Tel un petit groupe de rescapés livrés à eux-mêmes, ils doivent s'organiser malgré les tensions qui ne manquent pas d'éclater. Ils trouveront tardivement un moyen de sortir de cette situation absurde, mais la délivrance ne sera qu'illusoire.

    L'ange exterminateur (El angel exterminador) peut se laisser voir trois fois, quatre fois, indéfiniment, son mystère n'est jamais totalement percé. Luis Bunuel l'a voulu ainsi : insaisissable, irréductible à toute interprétation univoque, irrécupérable. Contrairement à L'âge d'or ou au Charme discret de la bourgeoisie, dont la force subversive découle en grande partie de constructions narratives déconcertantes, L'ange exterminateur apparaît paradoxalement comme l'un des films les plus réalistes de Bunuel. Le récit est ici linéaire. Les quelques rêves et hallucinations sont clairement circonscrits (et marquants : le très étrange songe collectif ou le cauchemar de la main coupée). La description des lieux et des personnages est des plus rigoureuse.

     

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    A chaque nouvelle vision, on reste stupéfait par la maîtrise du cinéaste dans le glissement vers l'irrationnel, tout en petites touches. Dès le début, au milieu d'amabilités convenues, des paroles semblent à double sens (souvent sexuel) quand d'autres ne semblent pas en avoir du tout. Mais avant même d'entendre ces conversations, et déjà étonnés du comportement des domestiques, nous  avons été troublés par un drôle de manège : nous avons vu les invités entrer deux fois dans le hall et leur hôte s'inquiéter de la même façon, doublement, de l'absence de son serviteur Lucas. Ceci n'est en fait que la première manifestation de la figure la plus notable du film : la répétition. Ainsi Nobile portera deux fois le même toast, deux invités se présenteront l'un à l'autre à plusieurs reprises dans la soirée, deux mains surgiront de l'armoire, le troupeau d'agneaux reviendra dans l'épilogue etc...

    angeb.jpgangea.jpgMais toutes ces répétitions, et c'est là tout le génie de Bunuel, ne se font pas de manière mécanique ni identique. Ainsi, l'arrivée des convives est filmée la seconde fois dans un rythme imperceptiblement différent et dans un cadrage légèrement rehaussé. Ce très léger décalage provoque un sentiment étrange, le spectateur percevant une image à la fois identique et à la fois différente. Bunuel joue en virtuose autour de cet entre-deux, faisant preuve d'une subtilité et d'une élégance confondante dans la description d'une situation si anormale. Une nouvelle preuve parmi d'autres : au début du repas, la chute du domestique avec son plateau est-elle vraiment un gag inventé par la maîtresse de maison, comme semblent le croire les invités ? Rien, bien évidemment ne nous en assure.

    On pourrait craindre que cette insolite claustration soit alimentée, à force, par des procédés d'écriture arbitraires. Il n'en est rien car là aussi, Bunuel fait preuve d'une intelligence incroyable. Chaque tentative de départ avortée d'un invité prend une forme différente. Le renoncement soudain sur le seuil peut être provoqué par un élément réaliste et crédible (l'arrivée du petit déjeuner qui redonnera des forces avant de partir), par un effondrement nerveux qui rameutera les autres convives, relancera le récit et recentrera l'action au milieu de la pièce, ou par une hésitation plus elliptique mais commentée en retrait par un petit groupe inquiet ("Regardez, ils vont s'arrêter... N'est-ce pas étrange ?"). Cette situation ne peut donc qu'être acceptée et alors, tout peut se détraquer petit à petit, le premier repère à se brouiller étant la notion du temps (personne ne réussissant précisément à savoir depuis combien de jours dure cette comédie).

     

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    Pendant 1h15, vingt protagonistes se croisent dans un décor unique (seules quelques échappées vers la rue sont accordées au spectateur). Par de délicats mouvements de caméra, on passe d'un petit groupe à un autre, au gré des conversations et des mouvements. Dans ce salon, Bunuel ne semble jamais choisir un cadrage ou un angle de prise de vue déjà utilisé auparavant. Comme s'il s'agissait d'épuiser toutes les possibilités avant de retomber au point de départ. C'est une fois que tous les recoins ont été scrutés, toutes les combinaisons ont été essayées, que le film peut s'arrêter, et par conséquent, le sortilège peut être levé. Les invités prennent conscience qu'après tant de jours passés dans cet enfer, ils ont retrouvé la place exacte qui était la leur au premier soir. Il leur suffit donc de rejouer le moment du départ pour, cette fois-ci, passer enfin le seuil. Dans le récit de L'ange exterminateur, il n'y a pas d'autre logique qu'une logique esthétique.

    Bunuel s'est toujours refusé à donner la moindre clé concernant son oeuvre, se bornant à répéter son avertissement initial : "La meilleure explication c'est que, raisonnablement, il n'y en a aucune." Inutile de convoquer le surnaturel. D'ailleurs, l'inefficacité des rituels superstitieux ou maçonniques est raillée, abaissant ceux-ci au même niveau que les ridicules croyances de la religion officielle. L'un des murs du salon se présente sous la forme de trois grands placards ornés d'images pieuses. Sous la protection des grands saints et à l'abri des regards, dans le premier, on se soulage dans des vases antiques, dans le deuxième, on cache les morts et dans le troisième, on consomme avant le mariage. La belle Silvia Pinal, après Viridiana, joue Leticia, qui sacrifiera sa virginité, se donnant derrière un rideau à Nobile dans un abandon qui déclenchera la sortie de la crise. L'athéisme (parfois ambigu) de Bunuel a toujours été réjouissant.

     

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    Parmi toutes les pistes broussailleuses qu'emprunte le film, il en est une qui paraît tout de même plus dégagée que les autres, celle d'une certaine vision politique et sociale. Tout d'abord, ce sont les domestiques qui sentent mieux que les autres que quelque chose va advenir. Seul le maître d'hôtel reste au service de ses patrons. Restant la première nuit dans la pièce adjacente au salon maudit, il finit par rejoindre les prisonniers. L'absence totale d'explication rationnelle à cette claustration laisse penser que celle-ci est finalement inconsciemment volontaire. Les us et les coutumes de la haute bourgeoisie ainsi poussés à l'extrême provoqueraient cet enfermement. La politesse empêche de partir. La volonté d'éviter à ses condisciples la honte pousse chacun à adopter les mêmes comportements, y compris les plus inconvenants. Le respect de l'étiquette ne peut mener qu'au conformisme et à la mort. Car la situation devient vite intenable. Tout ce que ces gens repoussent habituellement (vulgarité, crasse, laisser-aller...) s'infiltre irrémédiablement dans leur petit cercle. Mais c'est bien de l'intérieur que cette classe pourrit, contrairement à ce qu'elle croit (quand Leticia lance un cendrier à travers la vitre de la salle à manger, un convive, en pleine discussion dans la pièce d'à côté, pense que ce fracas est dû à "un juif qui passait").

    L'avertissement que constitue une telle mésaventure ne suffira pourtant pas. L'épilogue en donnera la preuve et cette fois la rue grondera de mouvements révolutionnaires. Cependant, Bunuel est bien trop malin pour brandir aussi simplement un drapeau. Il ne montre, brièvement, que des prémisses, une agitation, une répression militaire et termine sur un fameux plan de moutons s'engouffrant dans l'église où se rejoue le drame. Même la clé politique n'est donc pas dépourvue d'ambiguïtés et c'est bien cette position de méfiance devant toutes les idées reçues, doublée d'un rire salvateur, qui garantit la permanence de la place du cinéaste parmi les plus grands. Quand à cet Ange, précisément, on peut lui accoler facilement une bonne demie-douzaine de chefs-d'oeuvres bunueliens, s'étalant sur plus de quarante ans, mais il reste, je crois, le plus cher à mon coeur.

    Photos : dvd Calysta

  • La montagne sacrée

    (Alexandro Jodorowsky / Mexique – Etats-Unis / 1973)

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    montagne sacre.jpgPar rapport à El Topo, La montagne sacrée (La montana sagrada) bénéficie d'une mise en scène fondée sur des compositions plastiques encore plus soignées et l'oeuvre n'est reliée à aucun genre cinématographique précis, ce qui a l'avantage de la délester de tout aspect parodique. Malheureusement, ce deuxième trip en compagnie d'Alexandro Jodorowsky m'a totalement découragé.

    Notre homme structure à nouveau son film en de larges panneaux découpant des parties très distinctes les unes des autres et use d'un mode de narration répétitif à l'intérieur de chacune. La première décrit l'arrivée dans une ville latino-américaine sous contrôle militaire d'un nouveau Christ. Celui-ci, toujours en tenue officielle (celle qu'il a sur la croix, à moitié nu donc), rencontre après quelques vicissitudes, un grand maître alchimiste qui le prend sous son aile et le présente à huit autres personnalités importantes (toutes sont les figures d'un certain pouvoir : entrepreneur, chef de la police, marchand d'armes...). Ce groupe ainsi formé, après avoir atteint un niveau spirituel précis, doit gagner le sommet de la Montagne sacrée pour étendre son influence sur le monde entier.

    Entrer plus précisément dans les détails pourrait être drôle, mais le coeur n'y est plus... Les déboires du Christ au milieu d'un peuple asservi sont rendus avec la frénésie surréaliste habituelle de Jodorowsky et ils s'inscrivent dans le registre de la farce (pas de dialogues véritables dans ces premières minutes, juste des grognements, des cris...). La plupart de ces séquences sont déjà gavées d'un symbolisme qui les rendent proprement incompréhensibles et du coup, à mes yeux, totalement arbitraires (la plus symptomatique étant celle où des individus habillés en soldats romains entraînent le Christ dans un entrepôt et en font des "copies"). La rencontre avec l'alchimiste, au sommet d'une tour, univers parallèle où s'effritent tous les repères spatiaux et temporels, laisse espérer une entrée dans le fantastique. Cet espoir d'une nouvelle approche, qui permettrait enfin de nous faire accepter toutes les aberrations, est vite réduit à néant. Le Maître (Jodorowsky lui-même) assène à son visiteur, pendant vingt minutes, des sentences ésotériques et l'accompagne dans une série de rituels improbables. Survient alors un nouveau changement de direction avec une succession de sketchs satiriques prenant pour guides chacun des nouveaux compagnons du Christ et pour cibles les principaux travers de la société (militarisme, course au progrès, absurdités technologiques, déshumanisation...). Dans leur majorité, ces huit sketchs sont assez mauvais (celui qui se termine dans un musée d'art contemporain sexuel, devant une machine à orgasme, est d'une bêtise sans nom), à l'exception de celui centré sur la femme dirigeant une usine d'armement et présentant sa gamme de fusils pour les jeunes hippies (fusils décorés donc aux couleurs du flower power) et surtout celui qui montre une étrange fabrique de jouets dont tous les ouvriers sont des vieillards et dans laquelle une patronne belle et hautaine se déplace sur fond de musique classique. Ce sera le seul moment où le cinéaste arrêtera la déconne et le mysticisme pour donner un peu de beauté triste à son film. Enfin, la dernière partie, très longue, nous achève en donnant au spectateur l'impression de partager le quotidien d'une communauté de hippies abrutis par toutes les substances possibles. Tout cela est vraiment très intéressant... Il y a bien, au cours du long chemin parcouru par cette secte, pendant cinq minutes, quatre ou cinq flashs saisissants qui renouent avec la cruauté du surréalisme mais le tout se termine par une pirouette de Jodorowsky qui dévoile l'envers du décor de la fiction et qui ne nous fait ni chaud ni froid.

    Il y aura donc eu de nombreux beaux corps dénudés, des visions extrêmes à base d'obscénités sexuelles ou de corps difformes nous sortant par instants de l'hébétude, des séquences très gonflées (un vieillard offre son oeil de verre à une fillette). Il y aura eu surtout un ennui insondable. Tiens, notons que La montagne sacrée se frotte un instant au tabou de la défécation, qui n'a vraiment été affronté, à ma connaissance, que dans ces années 70, dans des oeuvres aussi différentes que le Sweet moviede Dusan Makavejev ou Au fil du tempsde Wim Wenders. Je vous vois sourire (ou frémir) en attendant une chute scatologique pour terminer cette note, mais non, ne contez pas sur moi pour écrire des choses pareilles...

  • El Topo

    (Alexandro Jodorowsky / Mexique / 1971)

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    eltopo.jpgAh ouais, quand même… J’ai déjà vu quelques films de tarés mais dans le genre "on fait n’importe quoi" El Topose pose là. Si la vision du délire culte de Jodorowsky me fût plutôt pénible, en résumer l’argument est cependant un plaisir. Un étrange cavalier, tout de noir vêtu et que l’on nommera au choix El Topo (la Taupe) ou Dieu, sillonne le désert accompagné d’un enfant de sept ans seulement habillé d’un chapeau. En chemin, ils tombent sur un terrible charnier, puis retrouvent les coupables dans un monastère avant de les occire. Au moment de repartir, El Topo abandonne le gamin et emporte sur son cheval une femme qu’il vient de sauver et qui maintenant n’a d’yeux que pour lui. Il la prend violemment dans les dunes. Elle lui répond qu’elle l’aimera plus encore lorsqu’il aura affronté les quatre meilleurs tireurs du désert. Ce qu’il ne tarde pas à faire : trépassent donc l’aveugle rapide, le Russe vivant avec sa mère et son lion, le musicien entouré de centaines de lapins et le vieil ermite dont le filet à papillons détourne les balles de revolver. Malgré tout, la femme le quitte pour une autre beauté rencontrée entre temps et qui porte admirablement la veste de cowboy en laissant entrevoir sa poitrine. Laissé à moitié mort, El Topo reprend ses esprits quelques années plus tard dans une grotte entouré de miséreux le vénérant tel un saint. Il décide d’aider cette communauté de pestiférés en creusant un tunnel qui leur permettrait d’aller vivre dans la ville voisine, tenue toutefois par une horde de vieilles femmes très dignes mais libidineuses et esclavagistes. Notre homme ne pourra éviter un nouveau massacre d’innocents et même si l’enfant qu’il a jadis abandonné ré-apparaît et si sa nouvelle femme naine vient d’accoucher, il s’immole.

    De par sa succession de duels, ses scènes de pillage et de violence physique, ses coulées de litres de sang, ses femmes malmenées, El Topoprend la forme d’une parodie de western italien. Leone est directement cité (moqué ?) à l’occasion d’un face à face où l’un des bandits place entre lui et son adversaire un ballon gonflable qui se vide alors de son air dans une longue stridence, clin d’oeil sonore aux expériences musicales de Morricone. La violence, présente du début à la fin, tient du grand guignol et elle se trouve totalement détournée, détachée de toute nécessité, par la volonté graphique et les effets d’un montage à la hache. Comme beaucoup de freaks rencontrés dans le film, les bras nous en tombent, au point de se croire parfois chez les Monty Python. Les lapins sont sans doute les mêmes que ceux de Sacré Graal ! et l’ermite revient dans La vie de Brian (et Alexandro Jodorowsky, qui joue le rôle-titre de son film, a parfois de faux airs de Graham Chapman). Cela ne serait nullement gênant si le comique était toujours volontaire, mais ailleurs, le cinéaste est tellement pompeux avec ses références mystiques, tellement sûr de faire oeuvre poétique et politique (des vieilles bourgeoises ridées et grasses abattent des Noirs comme on tire au pigeon : Attention message !). Tout l’attirail du surréalisme est convoqué : bestiaire étonnant, blasphèmes, corps difformes (sans doute ce qu’il y a de meilleur dans le film), pulsions sexuelles, cruauté… Seulement, une pantalonnade, même surréaliste, reste une pantalonnade.

    La dernière partie, qui se déroule entre la grotte et la ville, tire vers une religiosité qui se voudrait forcément ambiguë et qui n’est qu’ennuyeuse. De ces moments interminables ne se détachent que cinq minutes dans l’église quand le prêtre pousse ses fidèles à mettre leur foi à l’épreuve dans un jeu de roulette russe (séquence amorcée par le seul gag véritablement drôle du film : la révélation que le curé, vu de dos en plein recueillement sur son prie-dieu, est en fait en train de picoler). Partant dans tous les sens, mal joué, construit à la va-comme-j’te-pousse et tombant sans arrêt dans le ridicule, El Topo a pour unique qualité une assez belle photographie.

    Saurai-je trouver en moi les forces nécessaires à la vision de La montagne sacrée, l'oeuvre suivante de Jodorowsky ? Vous le saurez dans les jours prochains...

  • Bataille dans le ciel

    (Carlos Reygadas / Mexique / 2005)

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    114721137.jpgMarcos, agent de sécurité, a deux types de travail quotidien : assister au lever et à la descente du drapeau mexicain par une garnison et servir de chauffeur et d'homme à tout faire à la fille d'un général. Cette dernière, Ana, s'offre régulièrement aux hommes, pour le plaisir, chose dont seul Marcos est au courant dans son entourage. Un jour, il lui raconte qu'il a kidnappé un enfant, avec la complicité de sa femme, mais que celui-ci vient de mourir. Rongé par l'envie de se rendre à la police et déboussolé par sa relation physique avec Ana, il finira par faire un autre geste irréparable avant de s'infliger un chemin de croix douloureux, au milieu de pèlerins repentants et convergeants vers la basilique.

    Bataille dans le ciel(Batalla en el cielo) démarre par une fellation. Énorme provocation. Quoique... Cette scène sexuelle explicite, comme les deux autres plus tardives, touche vraiment au sublime. Le ralenti de l'image, le choix musical, la lumière mettant en valeur les chairs sur le fond uniforme d'un mur nu, la douceur de l'ensemble donnent le sentiment flottant d'un fantasme, d'un rêve ou d'un souvenir, impression décuplée par le brusque raccord sur une parade militaire, filmée de façon documentaire. "C'est irréel. C'est irréel." se répète Marcos devant un reportage télé consacré au club vainqueur du championnat de foot mexicain (tout en se masturbant, sans doute). La phrase vaut pour toute la mise en scène de Carlos Reygadas. Bien que proposant un récit parfaitement linéaire et lisible, le montage assemble les scènes sans transitions. Chaque moment semble autonome, détaché. Partant de personnages souvent immobiles, cadrages et changements d'axes participent à l'étrangeté de l'ambiance : on passe, dans un même plan, du subjectif à l'objectif, du statut de regardant à celui de regardé. Des panoramiques urbains scandent le récit. Cet aspect fantastique fait que l'on accepte toutes les incongruités, toutes ces énormités dans les comportements, aussi bien que la dernière partie, cette étonnante procession religieuse. L'approche de Reygadas est alors bien plus ambivalente ici que dans la quête mystique qui alourdissait sérieusement Japon, son premier effort.

    Récoltant ce qu'il a semé, Bataille dans le ciela provoqué quantité de réactions épidermiques ("voyeurisme", "goût prononcé pour le laid", "branlette auteuriste" et j'en passe...). Il me semble qu'on se trompe si l'on prend trop au sérieux certains éléments de ce film, qui propose quelques dialogues et situations ouvertement ironiques. De plus, rarement aura-t-on eu ainsi l'impression d'être dans la tête d'un personnage, celle de ce Marcos qui se fait son film. C'est pour cela que j'ai pensé à d'autres oeuvres atypiques, pourtant radicalement différentes et beaucoup plus agressives : L'incinérateur de cadavresde Juraj Herz et Seul contre tousde Gaspar Noé. Reygadas lui aussi, en suivant son anti-héros jusqu'au bout, nous dit (et nous montre, mais très peu) de terribles choses avec une grande douceur.

    Bataille dans le cielest un film déroutant, excessif, impressionnant et assez fascinant. Carlos Reygadas y fait preuve d'une maîtrise de l'image plus affirmée que dans Japonet surtout travaille le son d'une manière extraordinaire (cette fois-ci, la musique classique, militaire ou religieuse est utilisée parfaitement, avec des variations d'intensité en fonction de la place de la caméra ou de la pensée du personnage). Je ne suis, pour ma part, pas prêt d'oublier les destins croisés d'Ana et de Marcos, ni le visage superbe ou ingrat de leur interprète respectif (Anapola Mushkadiz et Marcos Hernandez).

  • Japon

    (Carlos Reygadas / Mexique / 2002)

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    108461873.jpgJapon est un film cousin de Los muertosde Lisandro Alonso, dont je n'avais pas dit que du bien, ici même. On y retrouve le désir d'inscrire un récit elliptique et mystérieux dans une nature imposante, la volonté de saisir le trivial et le prosaïque des comportements pour en dégager une vérité humaine qui, par le travail du temps, élèverait le tout au niveau du sublime, la description sociologique mettant en avant divers rituels, la direction d'acteurs privilégiant la neutralité du jeu et l'emploi de non-professionnels, et bien sûr, la scène de sexe explicite que le montage nous lance à la figure sans préavis. Sans être entièrement convaincant, le film de Carlos Reygadas est tout de même supérieur à celui de son compère argentin. Le mérite de sa mise en scène tient d'abord à son double caractère contemplatif et fiévreux, d'une fièvre qui fait vaciller et trembloter. Reygadas aime embrasser l'espace en le balayant de façon circulaire, abandonnant un instant son protagoniste pour le récupérer en bout de plan, souvent de façon inattendue (il semble avoir changé de place, ou est-ce notre perception qui est altérée par ce tournis ?). Ces mouvements d'appareil ne sont pas parfaitement fluides, changeant parfois de vitesse pendant la prise de vue, comme pour rattraper quelque chose dans les temps. Cela a pour effet de ne guère faire oublier la caméra.

    Japon (titre qui ne se rapporte à absolument aucun élément du film, mais, comme le dit savoureusement Reygadas, pas plus incongru que le Brazil de Gilliam) raconte l'histoire d'un homme qui quitte la ville pour un petit village perdu au fond d'un canyon. Il veut mettre fin à ses jours. Une femme encore plus âgée que lui, lui propose de l'héberger. L'homme renonce à son geste suicidaire et se lie de plus en plus fortement à elle. Aussi radical soit-il, le film tisse une intrigue. La narration pleine de trous, s'étalant dans une temporalité insaisissable, nous laisse tout de même des repères, annonce assez clairement certaines choses. Par son étonnant travail sur la lumière, qui change parfois au cours d'un même plan, par les simples postures des personnages, le film baigne dans une inquiétude diffuse, une violence sous-jacente, qui n'explosera jamais vraiment (on sent dès le départ, lors de la rencontre avec les chasseurs, qu'il ne faudrait pas grand-chose pour que le film dérape vers le survival campagnard, du genre Délivrance). Déstabilisant est également le rapport aux corps et la relation qui se tisse entre l'homme et la vieille femme. Et plus que la scène d'amour, ce sont ses prémisses qui troublent énormément et qui nous questionnent sur la vieillesse, la normalité, le désir...

    La vision de Reygadas ne se limite toutefois pas à ce naturalisme provocateur et pessimiste. Il fait appel à un tas de symboles, parfois religieux, en essayant d'atteindre une grandeur tarkovskienne. Si de beaux moments en découlent, cela ne se fait pas son excès. La scène de la tentative de suicide auprès du cheval mort, filmée d'hélicoptère, ne fait pas dans la dentelle, comme le dernier (très) long plan du film. Dans ce même but de dépassement, le recours à la musique classique n'est pas toujours très heureux (celle de Arvo Pärt, certes magnifique, est beaucoup utilisé par le cinéma d'auteur actuel).

    Une note sur le deuxième long-métrage de Reygadas arrivera prochainement sur cet écran.

  • La Zona

    (Rodrigo Pla / Mexique / 2007)

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    1252279580.jpg"La Zona" est un quartier résidentiel pour riches, protégé des bidonvilles environnants par des murs infranchissables, une vidéo surveillance constante et un service de sécurité autonome. Un soir d'orage, une brèche est ouverte et les coupures d'électricité se succèdent. Trois adolescents en profitent pour s'y introduire dans le but de cambrioler quelques maisons. Tout tourne tout de suite très mal : une vieille dame tuée, un garde abattu par erreur par un résident et deux des trois intrus tirés comme des lapins. Il en reste un, caché quelque part. La mort de l'agent de sécurité et l'attachement à la maxime "oeil pour oeil, dent pour dent" rend l'appel à la police indésirable. La chasse à l'homme (au gamin) peut donc commencer.

    La Zona, premier long-métrage de Rodrigo Pla, dégage une réelle efficacité dramatique et une belle maîtrise de ses effets (à quelques détails près, comme ce papillon qui dans l'introduction guide la caméra dans les rues du quartier avant de se griller au fil électrique du mur d'enceinte). Le film a d'abord le mérite de commencer par le carnage avant d'en dérouler ensuite les conséquences. Autant que la recherche frénétique du petit voleur, Miguel, ce sont les réactions de chaque habitant qui intéresse l'auteur. Les caractères sont clairement dessinés. Cela fait craindre la leçon de morale, mais Rodrigo Pla ne sauve au final personne sinon Alejandro, le seul à agir concrètement pour la défense de Miguel, adolescent de son âge. Le scénario tente de ne pas enjoliver ce personnage de gamin entraîné vers le vol et la violence, mais le fait d'atténuer sa responsabilité dans le meurtre marque un fléchissement et une petite facilité destinée à l'identification du spectateur. Plus intéressant est le portrait d'Alejandro, qui est le fils de l'un des meneurs de la chasse, auquel il s'opposera bien sûr après l'avoir imité. La manière dont il vient en aide à Miguel en le cachant dans sa cave et en le nourrissant, tout en lui parlant vivement, parfois en l'insultant, traduit subtilement le choc psychologique qu'il vit. Quant aux responsabilités des adultes, l'espoir d'une autre voie que le lynchage pour résoudre le conflit s'efface petit à petit. Chacun a finalement toujours une bonne raison de se coucher devant la violence ou la corruption.

    La mise en scène est simple mais vigoureuse, excellant à rendre la réalité de la vie dans le quartier, dont on sort très rarement, et utilisant avec habileté les systèmes de surveillance (et les multiples coupures de courant). La tension est maintenue, grâce notamment à une interprétation sans faille de l'ensemble, mené par le solide Daniel Gimenez Cacho (l'indigne Père Manolo de La mauvaise éducation d'Almodovar). Cette enclave sur-protégée de "La Zona" en évoque d'autres contemporaines, qu'elles soient locales ou régionales, et l'appel incessant de ses habitants à la notion magique de "sécurité" sonne bien comme un aveuglement tout à fait actuel. Pour ces raisons, parler de science-fiction est inutile.

  • Hellboy & Le labyrinthe de Pan

    (Guillermo del Toro / Etats-Unis & Espagne-Mexique / 2004 & 2006)

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    57f9022173a9164c2fc69174e98db318.jpgHellboy donc. Oui, oui, le monstre tout rouge qui bataillait sur M6 lundi dernier. Non je ne me suis pas mis au comics. Mes connaissances dans ce domaine se limitent toujours aux deux Batman burtoniens et au premier X-Men, attiré que j'étais par le nom de Bryan Singer (ça j'aurais pas dû...). De la même façon, la réussite du Labyrinthe de Pan, sorti l'an dernier, m'a poussé à aller vers un autre film de ce singulier réalisateur mexicain qu'est Guillermo del Toro.

    Ultra classiquement, Hellboy démarre par un prologue explicatif, situé en 44 et mélangeant domination nazie sur l'Europe et appel aux forces du mal. De même, un long affrontement final sera noyé sous les effets pyrotechniques et les allusions ésotériques barbantes (faire appel à des créatures aux noms imprononçables, ouvrir une porte vers un autre monde, des choses comme ça...). Entre les deux, reste un film plutôt intéressant. La chasse aux montres dans une métropole américaine est rondement menée par le cinéaste. Les lois du blockbuster imposent les traits humoristiques dont on se passerait bien ici. Del Toro tente de s'en acquitter avec l'auto-ironie du personnage principal. Ce Hellboy est d'ailleurs doté d'une vraie personnalité, excellement rendue par le regard de Ron Perlman sous le maquillage. Deux autres qualités caractérisent la mise en scène, qui haussent le film juste au dessus de la grosse machine de série et qui seront encore plus prégnantes dans le film suivant : le sens du décor, de l'atmosphère et de la photo et la représentation d'un bestiaire fantastique très original et cohérent.

    697ed5a6568c371100aef82ff46289f2.jpgPlus que vers le monde des super-héros, mon goût me porte vers le fantastique lié à l'imaginaire et au rêve. Et de ce point de vue, Le labyrinthe de Pan (El laberinto del fauno) est, parmi les films récents, celui qui confronte le plus fortement la réalité et le merveilleux. Del Toro place une fois encore ses personnages dans un monde en guerre. Une grande bâtisse perdue dans la fôret est réquisitionnée par un bataillon franquiste. L'inquiétant capitaine Vidal y mène la chasse aux républicains avec un plaisir sadique de tortionnaire (Sergi Lopez, cabotin, très bon). La petite Ofelia (Ivana Baquero, remarquable) débarque dans cet endroit sur les pas de sa mère, veuve qui a choisi de vivre désormais avec Vidal. Passionnée de contes de fées, l'adolescente a tôt fait de rencontrer plusieurs créatures dans les bois environnants et de se laisser convaincre qu'elle retrouvera son père disparu après une série d'épreuves magiques.

    Del Toro a le don d'inventer et d'animer subtilement (en mêlant constamment effets numériques et animatronic) les monstres les plus originaux vus depuis des lustres. On n'oubliera pas de sitôt cet "homme blanc" à la fois ridicule et terrifiant. L'ensemble de l'oeuvre s'unifie dans une lumière bleutée, sans couleur vive. Le basculement dans l'imaginaire se fait dans ce film-là à chaque fois en douceur. Le scénario fait alterner séquences réelles et séquences fantasmées. Chacune de ces dernières est déclenchée par un événement important : ainsi, les deux mondes se répondent l'un à l'autre par un agencement très intelligent, sans pour autant que les rêves ne deviennent de simples illustrations des horreurs du réel. Bien sûr, la peur n'est pas ressentie très intensément. Nous sommes dans un conte, avec toutes ses étapes initiatiques. Ofelia triomphe forcément au cours des épreuves imposées. Le dénouement, assez gonflé, en est d'autant plus fort.

    En espérant qu'il ne se fasse pas broyer par la machine hollywoodienne, suivons ce réalisateur, le plus qualifié semble-t-il pour prendre la relève d'un Terry Gilliam qui apparaît aujourd'hui bien fatigué.