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  • Le questionnaire de la mort

    Un an après avoir lancé une invitation à répondre à un brillant questionnaire portant sur l'érotisme au cinéma, Ludovic, du toujours recommandable blog Cinématique, a décidé d'arpenter le versant opposé et nous demande de plancher cette fois-ci sur la mort à l'écran. Je publie donc ci-dessous ma contribution à cette enquête macabre mais stimulante et je vous souhaite, par la même occasion, à tous et à toutes, une bonne Toussaint, Fête des défunts, Halloween etc...

    *****

    1 - Quel est le plus beau meurtre cinématographique ?

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    Abe Sada étrangle Ishida Kichizo (L'empire des sens, Nagisa Oshima, 1976)

     

    2 - Quel est à vos yeux le cinéaste le plus morbide ?

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    Tim Burton

    (photographie de Nicolas Guérin)

     

    3 - Et le film le plus macabre ?

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    Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974)

     

    4 - Quel est le personnage dont la mort à l'écran vous a le plus ému ?

    Dominic qui tombe sous les balles de Bugsy (Il était une fois en Amérique, Sergio Leone, 1983)

     

    5 - Celle qui vous a le plus soulagé ?

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    Celle de Peter, abattu par Anna... jusqu'à ce que Paul prenne la télécommande et rembobine les images (Funny games, Michael Haneke, 1997)

     

    6 - Quel est votre zombi favori ?

    Le zombie domestiqué du Jour des morts-vivants ou le grand Noir de Vaudou ? Plus honnêtement, et même si cela nous fait sortir du cadre cinématographique, ceux que l'on trouve sur la pochette de ce classique absolu :

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    The Gun Club, Fire of love, 1981

     

    7 - Pour quelle arme du crime, gardez-vous un faible ?

    Les couteaux de cuisine m'ont toujours à la fois fasciné et effrayé.

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    Psychose (Alfred Hitchcock, 1960)

     

    8 - Quelle personnification de la mort vous a le plus marqué ?

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    Carole Bouquet dans Buffet froid (Bertrand Blier, 1979)

     

    9 - Quelle séquence d'enterrement vous a semblé la moins convenue ?

    Celle de Man on the moon (Milos Forman, 1999)

     

    10 - Quel est votre fantôme fétiche ?

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    Fantômas (Louis Feuillade, 1914)

     

    11 - Avez-vous déjà souhaité la mort d'un personnage ?

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    Trés récemment, celle de Mark Zuckerberg dans The social network (David Fincher, 2010), mais la réalisation de ce souhait était, pour bien des raisons, difficilement concevable... 

     

    12 - A l'approche de votre mort, si vous aviez le temps de mettre en ordre vos affaires, quel film souhaiteriez-vous avoir la possibilité de regarder une toute dernière fois ?

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    Mauvais sang et ses derniers instants (Leos Carax, 1986)

     

    13 - Pour quel tueur en séries avez-vous de la fascination ou à défaut de l'indulgence ?

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    Monsieur Verdoux, parce que c'est Chaplin (1947)

     

    14 - Quel est votre vampire de chevet ?

    Dès 1922, tout est fixé :

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    Nosferatu (F.W. Murnau)

     

    15 - Quel film retenez-vous parmi tous ceux dont le titre (original ou traduit) évoque la  mort ?

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    La mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959)

     

    16 - Rédigez en quelques lignes la future notice nécrologique d'une personnalité du cinéma

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    L'acteur-humoriste-vrp Michaël Youn est décédé hier matin, victime d'une mauvaise chute alors qu'il pratiquait le ski hors-piste. Brillant diplomé de l'école de commerce de Nice, il avait courageusement renoncé à suivre cette voie pour devenir saltimbanque. Au début des années 2000, les auditeurs de Skyrock et les spectateurs de M6 découvrirent ses sketchs provocateurs et hilarants. Ces parodies si percutantes trouvèrent ensuite leur prolongement logique dans les domaines de la chanson et du cinéma. C'est ainsi que l'humour décalé et jouissivement régressif de Youn fit mouche dans des films comme La Beuze, Les 11 commandements, Iznogoud, Incontrôlable ou Fatal. Récemment, sa carrière prit un tournant radical lorsque Claude Miller l'engagea comme acteur principal de sa tragi-comédie L'homme dans ta lune. Malgré un procès pour plagiat intenté par Milos Forman et Jim Carrey, le film connut cet été un grand succès populaire en France. Ce nouveau départ était riche de promesses. Un vulgaire sapin alpestre nous a malheureusement privé trop tôt de l'une des plus grandes natures comiques de notre temps. Lors de la prochaine cérémonie des Césars, un hommage lui sera rendu par Gérard Depardieu. La triste ironie du sort veut d'ailleurs que Michaël Youn soit nominé cette année dans la catégorie Meilleur acteur.

     

    17 - Quelle représentation d'exécution capitale vous a semblé la plus marquante ?

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    De sang froid (Richard Brooks, 1967) 

     

    18 - Quel est votre cimetière préféré ?

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    Celui de L'enterré vivant (Roger Corman, 1962)

     

    19 - Possédez-vous un bien en rapport avec le cinéma que vous pourriez coucher sur votre testament ?

    Ce numéro :

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  • Vénus noire

    (Abdellatif Kechiche / France - Belgique - Italie / 2010)

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    venusnoire.jpgNé d'une grande ambition, doté d'une force indéniable et se prolongeant au-delà de son terme par de vastes questionnements dans la tête du spectateur, Vénus noire n'est pas un film franchement réussi. Tout d'abord, Kechiche a, me semble-t-il, été quelque peu piégé par la portée de son sujet, l'exploitation spectaculaire, au début du XIXe siècle, à Londres puis à Paris, d'une femme africaine non pas victime de l'esclavage mais d'une contrainte morale. Le style du cinéaste, qui vise à laisser advenir les choses dans la durée, l'ampleur du spectre social balayé et, surtout, le recul historique pris par le récit, devraient empêcher l'œuvre de passer pour le "grand film à message actuel sur le racisme" (Vénus noire peut, plutôt, à la rigueur, se targuer d'en étudier les fondements). Or, à entendre les soupirs offusqués poussés dans la salle après chaque dialogue comportant les mots "négresse" ou "sauvage" (mots qui sont pourtant, dans ce contexte historique précis, parfaitement justifiés et "compréhensibles"), on se dit que le thème est plus fort que le film, qu'il le dépasse et qu'ainsi il ne lui rend pas forcément service.

    Saartjie, est une héroïne constamment dirigée, que ce soit lors des spectacles dont elle est la vedette de moins en moins consentante, ou en dehors, chaque déplacement paraissant lui être imposé sans prendre son avis (lorsque Caezar, son patron-associé-protecteur, lui donne l'occasion de sortir en ville à sa guise, il lui colle deux serviteurs dans les jambes : entre aide et surveillance, l'ambiguïté de leur rapport se prolonge). Cette Vénus est une masse noire qui traverse le film abrutie par l'alcool et dont le caractère ne semble pas évoluer de sa présentation à sa disparition car Kechiche nous la montre sous (presque) toutes les coutures sans nous offrir pour autant de "prises" sur son personnage.

    Plus globalement, le dispositif gouvernant le récit a tendance à s'imposer au détriment de l'humain. Pendant 2h40, nous pénétrons successivement au cœur de plusieurs cercles enserrant Saartjie, cercles de natures différentes mais réalisant sur elle la même oppression humiliante. Ainsi la voici jetée en pâture dans une baraque foraine, une salle d'audience, un grand salon parisien, un institut scientifique, une soirée libertine, un bordel, et enfin dans la rue puis à la morgue. Le public et ses desseins changent mais l'avilissement est le même d'un cercle à l'autre. Fidèle à ses principes, le cinéaste avance par très larges blocs, reliés très succinctement et donnant chacun l'illusion d'une durée réelle. Chaque mise en place saisit et intrigue mais l'intérêt s'épuise souvent à force de répétitions et de littéralité dans le rendu des spectacles et le caractère systématique de la méthode entrave quelque peu l'élan. Le segment fondamental est le premier, celui qui interroge explicitement l'idée de représentation et qui, par là même, sous-tend le reste. Le regard que nous portons sur toutes les exhibitions qui suivent en est ainsi "filtré", et, de façon plus modeste et peut-être plus subtile, cette question de la représentation trouve des échos dans certains détails, de la production de dessins à celle de statuettes ou de moulages. Elle aboutit aussi à une étonnante impasse lorsqu'il s'agit de se frotter au tabou de la vision du sexe féminin. Kechiche, sur ce plan, tergiverse, et se contente finalement des images de planches anatomiques incluses dans son prologue, se retrouvant en contradiction avec son dispositif aussi bien qu'avec les enjeux portés par sa mise en scène. Cette pusillanimité particulière au sein d'un ensemble où la prise de risque est quasiment la règle explique aussi, sans doute, que la partie consacrée à la maison de passe soit la plus faible.

    Malgré ces défauts, malgré ces moments parfois confus (la tension de la mise en scène, le cadre tremblé et les coupes n'aident pas à s'y retrouver dans le réseau des regards échangés dans les séquences de taverne par exemple), malgré ces longueurs, des choses passent tout de même, dans des confrontations, dans des gestes, parfois le temps d'un plan, le temps de placer un visage face à un autre et dans un dernier quart d'heure aussi glaçant que logique. Si la déception domine, elle est atténuée par le fait de constater que Kechiche, après les succès de L'esquive et de La graine et le mulet, n'a pas choisi la facilité.

  • Morse

    (Tomas Alfredson / Suède / 2008)

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    morse.jpgLe renouvellement qu'apporte Morse (Lat den rätte komma in) à un genre déjà régénéré à de nombreuses reprises est dû, plus qu'à une esthétique ou des thématiques nouvelles, à un changement de point de vue : voici un film de vampires à hauteur d'enfants (mais pas un film de vampires "pour" enfants).

    Ce n'est pas évident tout de suite. Le cadre, celui d'une banlieue du Nord de l'Europe, est réaliste bien que tirant parfois vers l'abstraction (une mise en scène "ligne claire" ou "ligne froide"), ou du moins laissant percevoir un décalage qui, s'il s'amplifiait, pourrait nous mener jusque chez Roy Andersson. Nous déroute le fait qu'une saignée supposée se faire à l'abri des regards soit réalisée en forêt et de nuit, mais dans une trouée immaculée de blanc et de lumière. La justification, purement plastique, n'apparaît que progressivement, au fur et à mesure que l'on découvre quel regard épouse celui du cinéaste. Dans une utilisation judicieuse du format Scope, Alfredson enneige ses paysages, dépeuple ses décors urbains et vide l'espace autour de ses personnages. Il se rapproche d'eux aussi, souvent, jusqu'aux gros plans qui laissent les contours et l'arrière-plan flous. Comme il évide l'espace, il morcelle les corps par le cadrage et bien évidemment, ces choix de mise en scène nous préparent aux images sanglantes et tranchantes qui vont parsemer ce récit. Ainsi, c'est un univers singulier que nous pénétrons (le léger recul temporel qui situe l'histoire au début des années 80 contribue également à cette singularité), l'univers de Oskar et Eli, 12 ans tous les deux.

    Dans Morse, nous voyons les adultes comme eux peuvent les voir : larves portées sur la bouteille, policiers se croyant plus malins que des élèves de collège, mère maniérée et colérique... Seul le père apporte un peu de réconfort, mais il vit loin, à l'écart de cette société, et des zones d'ombre ont tôt fait de recouvrir sa saine existence. Sous la surface du conte, la vision politique est acerbe. Si un adulte se trouve contaminé, il se ridiculise (la femme agressée par les chats de son voisin) et se révèle incapable de supporter sa nouvelle condition. Seuls les enfants sont sérieux et lucides. On ne s'émeut pas de la mort de ces adultes médiocres mais on craint la violence des règlements de compte entre les plus jeunes et les séquences où Oskar joue avec son couteau sont autrement plus troublantes que les attaques du vampire.

    L'une des qualités du film d'Alfredson est, partant de son point vue, de ne pas tricher en édulcorant son propos ou ses images. Des tabous entravant habituellement la représentation de l'enfance prête à basculer dans l'adolescence, il ne se détourne pas, abordant sans complaisance mais sans fausse pudeur la violence, elliptique mais réelle, et les troubles de l'identité sexuelle (le plan très bref sur le sexe de "la" vampire). Autre décision, dont nous sommes reconnaissant au cinéaste : celle de ne pas se laisser aller à balancer un twist final qu'il aurait été relativement aisé de placer tant le point de vue de Oskar est fidèlement épousé. Il est plus agréable d'être mis en face d'une telle indécision que de voir avancer la preuve que le metteur en scène est un petit malin capable de mener en bateau son public.

    Si tout n'est pas parfait ni stupéfiant dans Morse (quelques défaillances d'acteurs, deux ou trois dialogues poétiques maladroits, des notes de musiques superflues), il est difficile de ne pas admirer la cohérence de l'objet. N'hésitez pas à plonger dans ce conte horrifique (*) s'ouvrant et se refermant sur quelques flocons de neige tombant d'un ciel noir.

     

    (*) : plutôt que dans son remake américain, Laisse-moi entrer, actuellement au cinéma, que l'on me dit (inévitablement ?) très inférieur.

  • Zodiac & The social network

    (David Fincher / Etats-Unis / 2007 & 2010)

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    Tout à ma joie d'avoir pu récemment vérifier, par une deuxième vision, que Zodiac était bel et bien l'un des films américains les plus passionnants de ces dernières années, et malgré le contretemps provoqué par l'impossibilité momentanée d'emprunter à ma plus proche médiathèque le dvd de L'étrange histoire de Benjamin Button, je me dirigeais vers la salle projetant The social network rempli d'une confiance consolidée par l'excellente réception critique du film. Je me voyais déjà titrer ma note, immanquablement élogieuse, tel un véritable pro : "Situation de Fincher" ou "Fincher aujourd'hui". J'avais simplement omis de me poser la question : "Et si le film n'était pas bon ?".

    zodiac.jpgMais commençons par l'agréable. A qui découvre Zodiac sans connaître David Fincher, il ne viendrait pas à l'esprit de qualifier ce cinéma-là de tape-à-l'œil. En effet, pour une fois, la mise en scène du réalisateur de Fight Club n'excède jamais son sujet. Elle se déploie majestueusement dans la durée, afin d'embrasser les nombreuses années que recouvrent le récit mais également afin de plonger le spectateur dans un temps et un espace de plus en plus flottant, cela malgré la précision, jamais prise en défaut, de la datation et de la géographie. Zodiac a bien un personnage principal, le dessinateur Robert Graysmith, mais celui-ci peut être congédié temporairement de l'écran (comme il lui est demandé plusieurs fois par ses supérieurs hiérarchiques de quitter la salle de rédaction dans laquelle ils doivent avoir une discussion importante), l'assemblage des différents blocs structurant le récit en devenant totalement imprévisible.

    Si la virtuosité de Fincher est à saluer ici, au-delà d'une absence judicieuse de second degré plombant dans la reconstitution ou dans les références, c'est notamment parce qu'elle libère une sorte de frénésie ralentie des informations et des rebondissements, rendant ainsi parfaitement le sentiment d'une quête située dans une époque à la fois proche (une trentaine d'années avant la nôtre) et lointaine (le défaut technologique). Ni trop rapide, ni trop lent, le rythme est idéal.

    Cette histoire d'une obsession partagée plus ou moins longuement par les divers enquêteurs, officiels ou pas, celle de mettre un nom sur un être insaisissable, méne en toute logique aux confins de la folie (plus subtilement cependant que mon souvenir ne me le laissait penser : Paul Avery, par exemple, ne devient pas tout à fait une loque et reste parfaitement capable au cours d'une conversation de renvoyer Graysmith dans les cordes). Rares sont les films, dans ce genre cinématographique, qui affirment avec un telle conviction qu'une présomption n'est pas une preuve, qui laissent tant de place au doute, qui éclairent aussi intensément ces replis nichés dans des consciences ne sachant plus à quoi s'accrocher et d'où sont extirpés ces aveux d'impuissance : "Le coupable, je voulais tellement que ce soit lui." Zodiac nous soumet à une force contraire à celle gouvernant habituellement le déroulement de l'enquête policière à l'écran. Alors que tout devrait converger au fur et à mesure, les pistes ouvertes ne semblent déboucher que sur de nouveaux abîmes et nous voilà pris dans une spirale centrifuge qui n'est pas faite pour nous rassurer. Cette histoire d'un échec impressionne par son refus obstiné et si peu fréquent de personnifier le Mal.

    socialnetwork.jpgDes abîmes, The social network, film lisse et impénétrable, ne s'en approche pas. Contrairement à ce que semble penser l'écrasante majorité des spectateurs, je trouve personnellement que David Fincher ne parvient pas à dépasser la banalité et l'absence de cinégénie de son sujet, pas plus qu'il ne réussit à racheter la médiocrité morale de ses personnages. Le monde décrit ici (le monde réel et non virtuel) m'apparaît détestable en tous points. Mark Zuckerberg et ses congénères de Harvard s'ébattent dans un univers régi par les lois de l'argent, de la compétition, de la sélection. Même la démarche rebelle s'y dissout, le créateur de Facebook, présenté comme un caractère si atypique, en acceptant secrètement toutes les règles, poursuivant le long d'un chemin à peine détourné les mêmes rêves que les autres : intégrer un Club privé et devenir milliardaire grâce à une simple idée. Jamais Fincher ne critique cette idéologie de l'ascension sociale jalonnée de petits bizutages et de grandes trahisons, le regard moqueur qu'il lance sur les jumeaux Winklevoss n'existant que pour faire oublier la complaisance de celui portant sur les véritables héros de l'histoire, Zuckerberg et ses partenaires Saverin et Parker.

    Personnages antipathiques ou anodins, sujet à l'intérêt très relatif... Il fallait une mise en scène sacrément inspirée pour arracher l'œuvre à l'insignifiance. Et si le travail du cinéaste n'est pas indigne, il se révèle très insuffisant. Ainsi, le choix effectué dans le but de dynamiser le récit est particulièrement conventionnel : tout ce qui nous est raconté de cette histoire l'est dans le cadre d'un procès (ou de sa préparation). Cela nous vaut l'habituel enchevêtrement des temporalités et l'évolution dramatique attendue aboutissant dans le dernier quart d'heure à la révélation de la trahison et dans la dernière séquence au sauvetage moral in extremis de Zuckerberg (à l'aide du cliché grossier de l'adjointe de l'avocat qui perçoit forcément la véritable personnalité de l'accusé).

    A l'image de ces chiffres qui, sortant de la bouche de ces gens, semblent perdre toute signification, The social network a glissé sur moi sans jamais m'accrocher. Parmi ses laudateurs (*), on en trouve beaucoup qui cherchent à le vendre comme un grand film "générationnel" enregistrant une véritable révolution sociologique. C'est oublier un peu vite que Fincher étudie un cas, Mark Zuckerberg, et non l'invention dont celui-ci est à l'origine (contestée), la plate-forme Facebook. Mais après tout, ce n'est pas totalement faux, si l'on s'en tient à ses termes : cette révolution, il l'enregistre, il l'accompagne, il en prend acte, mais en aucun cas il n'y prend part activement, il ne l'interroge, il ne la creuse, il ne la met en perspective, il ne la met en scène.

     

    (*) : Le débat autour de The social network entendu au dernier Masque et la Plume fut d'un niveau remarquablement bas, avec notamment le comique troupier Eric Neuhoff ne trouvant là que des "scènes géniales" comme celle où Parker propose à Zuckerberg de changer le nom de The Facebook en Facebook tout court, et un Michel Ciment s'enthousiasmant devant un grand film de "science-fiction" (sic) - Ciment, qui va ainsi encore donner du grain à moudre à ses détracteurs, étant, il est vrai, un grand connaisseur et un grand amateur des nouveaux vecteurs de cinéphilie comme internet...

  • Panoptique, deuxième session

    Oncle Boonmee rêve d'amours imaginaires et croise des hommes et des dieux...

    Le panoptique du mois est à visiter en cliquant sur le logo :

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    Note : Pour des raisons de lisibilité et, surtout, de "logistique", je pense me limiter, au moins pour quelques temps, au petit groupe de vingt blogueuses et blogueurs ainsi constitué.

  • Les amours imaginaires

    (Xavier Dolan / Canada / 2010)

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    lesamoursimaginaires.jpgLa caméra gigote ou se colle, les intermèdes ont l'allure de la confession télévisée mal assurée, les scènes de lit sont maniéristes et monochromes, rouges, puis vertes, puis bleues. Les réminiscences cinématographiques se succédent toutes les cinq minutes et chacun peut en faire une moisson, suivant ses goûts et ses connaissances : Godard, Wong Kar-wai, Eustache, Arcand, Edwards, Demy, Truffaut... Les musiques sont mises bout à bout : sur une corde à linge sont accrochés Bach et Dalida, Indochine et House of Pain, Police et France Gall. Et Xavier Dolan veut tout faire : metteur en scène, acteur, dialoguiste, scénariste, monteur, costumier, décorateur...

    On en vient à se demander s'il ne devrait pas se tenir à un seul poste, utiliser une seule ambiance sonore, poursuivre un seul modèle et travailler une seule esthétique. Car de l'accumulation ayant cours dans ces Amours imaginaires ne naît ni vertige, ni débordement, mais plutôt un sur-place désespérant. Les trucs de mise en scène s'annulent lorsque les interminables ralentis et les tranchantes ellipses finissent par procurer la même apathie. Les références sont lassantes, cela d'autant plus que certaines affleuraient déjà dans le film précédent. La diversité musicale peut véhiculer l'idée sympathique d'une émotion réelle qui n'a que faire de la "noblesse" des sources entendues mais ces morceaux sont tous utilisés de la même façon et tendent étrangement vers le même but, niant ainsi leurs qualités propres.

    Par rapport à son rafraîchissant premier effort, J'ai tué ma mère, Dolan a commis, à nos yeux, au moins deux erreurs. Le jeune cinéaste n'a pas inventé le narcissisme cinématographique. Se regarder tourner, se regarder en train d'être filmé, d'autres l'ont fait avant lui, et parfois avec bonheur, cette posture pouvant être aussi agaçante que fascinante. La prétention mal placée n'est pas nichée ici mais dans la volonté de tirer d'un sujet rabattu quelque chose de neuf (on pourrait dire : de l'habiller à la mode). Les amours imaginaires reposent sur trois fois rien. Il est assez stupéfiant de voir à quel point le triangle amoureux dessiné dès les premières minutes reste figé. Si le propos émis par Dolan agace, c'est qu'il ne subit aucune évolution. Son film paraît tourner en rond, prisonnier des limites posées par les personnages : Nicolas reste opaque, Francis et Marie font la gueule et minaudent à longueur de journée. Personne n'agit, rien ne bouge. L'immobilisme contraint dans J'ai tué ma mère se trouvait justifié par son sujet : l'oppression exercée par le foyer maternel sur un jeune homme en mal d'indépendance. De plus, s'en dégageaient une vitalité, un sentiment d'urgence, une envie d'en découdre (avec son âge, avec son image, avec le monde, avec le sujet) qui ont déserté la chronique suivante.

    Le ton a également changé et nous abordons là le deuxième écueil. Sous le fétichisme des atours colorés, nous sommes supposés trouver gravité et profondeur mais la démarche est trop évidente et univoque pour nous toucher. Une fois encore, J'ai tué ma mère proposait un cheminement bien plus intéressant, avec son mal-être moins poseur et son rire plus franc et plus cassant. C'est d'ailleurs bien là que Xavier Dolan est le meilleur, les quelques scènes réussies des Amours imaginaires nous le confirment, celles dans lesquelles éclatent rage, méchanceté et vacheries. De rares aspérités dans un film trop étroit, trop refermé et trop lisse.

  • C'était mieux avant... (Octobre 1985)

    Septembre est loin derrière nous. Replongeons-nous donc dans les archives et voyons ce qui se trouvait projeté dans les salles de cinéma françaises au mois d'Octobre 1985 :

    retourverslefutur.jpgConcernant la majeure partie des films que j'ai pu effectivement voir en ce temps là, ma mémoire me trahit. Mais autant vous dire que cela m'arrange bien... Ainsi, de Hold-up, la comédie policière d'Alexandre Arcady supposée relancer de plus belle la carrière de Jean-Paul Belmondo, il ne me reste que les images de journal télévisé montrant l'accident de dépanneuse de Bébel sur le tournage. Le mariage du siècle, de Philippe Galland, satire des moeurs princières avec Anémone et Lhermitte, ne m'est pas mieux resté en tête. Je peux toutefois avancer, sans prendre de risque, que, aussi faible qu'elle soit, cette comédie reste moins affligeante que le Palais Royal ! de Valérie Lemercier. On ne meurt que deux fois est un ténébreux film-enquête signé Jacques Deray, avec Michel Serrault et Charlotte Rampling. A l'adolescence, il n'est pas spécialement enthousiasmant à découvrir. Et aujourd'hui ? Solide mais manquant quelque peu de personnalité, comme la plupart des Deray ?

    La grosse affaire commerciale du mois était le renvoi de notre brave John au Vietnam. Dans ce Rambo II : la mission, au titre bientôt soumis à toutes sortes de parodies, Sylvester Stallone allait casser des Jaunes et des Rouges à tour de bras, préférant oublier les quelques zones d'ombre et ambiguïtés de son premier volet pour mieux aligner les morceaux de bravoures guerriers. Au culte bardé de second degré entourant depuis sa sortie cette expédition punitive, nous préférons celui, plus aimable, attaché à l'aventure spatio-temporelle de Robert Zemeckis, Retour vers le futur. En 85, le plaisir de la découverte fut intense et les visionnages se multiplièrent pendant un certain temps. Cependant, au tournant des années 90, je répondis à l'appel d'un cinéma plus (et parfois trop ?) "sérieux", ce qui ne me poussa ni à profiter des deux suites proposées alors, ni à revoir cet épisode originel.

    papaestenvoyage.jpgDernier titre connu de mes services dans le listing du mois : Papa est en voyage d'affaires, le deuxième long-métrage et la première Palme d'or d'Emir Kusturica. La récompense, attribuée par Milos Forman et son jury, était inattendue mais s'avéra méritée, le film, quoique moins irrésistiblement débridé que les suivants, constituant la première œuvre majeure du cinéaste. Notre souvenir n'en est pas très précis mais chaleureux.

    Passons aux supputations (sans nous arrêter cette fois-ci au rayon porno, dont les titres recensés tombent définitivement dans le racolage le plus crasse). Nous peinons à croire qu'il y ait quelque chose à sauver de Musclor et She-Ra, le secret de l'épée (dessin animé signé Friedman, Kachivas, Lamore, Reed et Wetzler), des Bêtes féroces attaquent (horreur italienne de Franco E. Prosperi), de Fureur sauvage (documentaire choc d'Arthur Davis) ou de Ne prends pas les poulets pour des pigeons (navet à la Française cuisiné par Michel Gentil), voire même de L'appel de la forêt (de Koozo Morishita, dessin animé d'après Jack London), de Oz, un monde extraordinaire (une production Disney mise en scène par Walter Murch) ou de Space riders (film britannique de Joe Massot sur les courses de motos). Dans la livraison de films de kung fu, il faudrait séparer le bon grain de riz de l'ivraie, ce que je suis personnellement incapable de faire. Je vous laisse donc vous débrouiller seuls avec Masque Infernal contre Panthères du kung fu (Chen Chun Liang), Ninja et les disciples du temple (Robert Tai), La rage mortelle de Shaolin (Ou Yang Chin), Shaolin contre Mantis (Au Yeung Chun) et Shaolin contre Wu Tong (Gordon Liu et Liu Chia Liang).

    En montant d'une marche, nous nous retrouvons nez à nez avec Les bourlingueurs (de David Hemmings, aventures en Nouvelle-Zélande avec Lesley Ann Warren, George Peppard et Donald Pleasance), Les envahisseurs sont parmi nous (une série B tendance science-fiction de Michael Laughlin avec Nancy Allen), Porc royal (farce britannique de Malcolm Mowbray avec Michael Palin et Maggie Smith), Elsa, Elsa (de Didier Haudepin) et Le quatrième pouvoir (dénonciation politico-médiatique menée par Serge Leroy).

    hurlevent.jpgOn sent que l'on commence peut-être à basculer du bon côté avec Le Roi David (péplum de Bruce Beresford avec Richard Gere), Le dernier jour d'un condamné (de Jean-Michel Mongrédien d'après Victor Hugo) et Que la vérité est amère (documentaire sur l'arrestation de Jean Moulin, réalisé par Alain Brunet et Claude Bal). Puis viennent à nous trois propositions singulières d'auteurs confidentiels mais reconnus. Elle a passé tant d'heures sous les sunlights est un austère essai d'auto-analyse effectué par Philippe Garrel (j'avoue avoir toujours trouvé nul ce titre de film, qui aurait tendance à susciter finalement autant de ricanements que le Rambo II précité...). Hurlevent n'est pas le Rivette le plus aguichant ni le plus convoqué par les admirateurs du cinéaste, mais son sujet (d'après Emily Brontë, bien sûr) et son casting (Fabienne Babe, Lucas Belvaux...) intriguent. De ce petit groupe, peut-être faut-il en fait détacher Trous de mémoire, de et avec Paul Vecchiali, expérience minimaliste à base d'improvisations développées avec Françoise Lebrun.

    Toutefois, notre intuition nous pousserait plutôt à découvrir quatre autres films de cette salve d'octobre : La tentation d'Isabelle, l'un des (nombreux) psychodrames intimistes imaginés par Jacques Doillon, La chair et le sang, la fresque moyenâgeuse de Paul Verhoeven, que l'on suppose faite d'éclats et de réalisme, de bruit et de fureur (les noms se retrouvant en haut de l'affiche étant de surcroît fort attirants : Rutger Hauer et Jennifer Jason Leigh), Raspoutine, l'agonie du bouillant soviétique Elem Klimov, qui se penchait là sur la fin du tsarisme (sorti tardivement, le film date de 1975) et enfin L'éveillé du Pont de l'Alma, rêverie de Raoul Ruiz en compagnie du grand Michael Lonsdale.

    starfix29.jpgEn octobre 85, dans la Maison de la presse à côté de chez vous, vous avez alors pu voir avec dépit que Sylvester Stallone s'affichait un peu partout, notamment en une de Starfix (29) et de L'Ecran Fantastique (61). La Revue du Cinéma (409) vous proposait, elle, mais un peu trop tard, de revenir sur le troisième épisode de Mad Max et Positif (296) sur le Ran de Kurosawa (deux films sortis en septembre). Vous avez croisé le regard de Jean-Paul Belmondo en couverture de Premiere (103) et vous avez hésité à acheter les Cahiers du Cinéma (376) qui parlaient de Rivette et de son Hurlevent. Comme vous sortiez d'une séance de Retour vers le futur, vous avez cherché en vain Studio-CinéLive, oubliant que ni l'un ni l'autre n'existaient encore. Et puis finalement, vous avez pris L'Equipe, un paquet de Lucky et une grille de loto...

    Voilà pour octobre 1985. La suite le mois prochain...

  • Le soleil dans le filet

    (Stefan Uher / Tchécoslovaquie / 1962)

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    soleil02.jpgComme la plupart des titres composant le catalogue de Malavida, éditeur s'étant donné pour noble tâche de sortir les films des nouveaux cinémas nord et est-européens des années 60 de l'ombre dans laquelle ils se sont progressivement vus rejetés, Le soleil dans le filet (Slnko v sieti) est alléchant. A l'origine de la seconde naissance d'un cinéma slovaque quasi-inexistant jusque-là, le film de Stefan Uher est également auréolé d'une réputation de précurseur de la nouvelle vague ayant porté ses voisins de la région tchèque, Milos Forman en tête.

    Aujourd'hui, la découverte laisse pourtant perplexe et il nous semble, comme il arrive parfois, que le film se retrouve à marcher à rebours du mouvement dans lequel il est supposé s'inscrire. Ce hiatus ne tient pas à la forme mais au fond. Le soleil dans le filet organise un conflit de générations qui tourne à l'avantage des anciennes, fortes de la sagesse que confère un âge avancé, et crée une opposition entre la campagne et la ville qui laisse peu de doute sur le jugement que l'on doit porter sur chacune, à voir la façon dont est filmée la dernière. Que les câbles électriques et les antennes de télévision soient entassés dans le cadre et que les transistors et les hauts-parleurs crachent agressivement et de manière continue des tubes rock'n'roll peut passer pour une inquiétude compréhensible face au présent. La diffusion de plus en plus évidente d'effluves nostalgiques et l'inclination pour la ressoudure des liens familiaux sont plus gênants pour une œuvre se voulant libre et "nouvelle". L'histoire qui nous est contée est celle de deux jeunes gens ayant un mal fou à s'aimer correctement, se séparant le temps d'un été et fricotant chacun de leur côté. Or, il est assez édifiant d'observer que seule la fille verra sa petite trahison mise à jour, la désignant finalement seule fautive. Contrairement aux meilleurs films contemporains de celui-ci, le charme de la jeunesse n'agit pas.

    La modernité de la forme, elle, n'est pas contestable. Lumière et cadrages sont soignés (la belle copie proposée permet de profiter du très beau noir et blanc), souvent inventifs. Le montage détache les plans les uns des autres plutôt qu'il ne les lie (surlignant alors les sentences cyniques du héros désenchanté). La progression se fait autant plastique que narrative. Fort moderne également est la présence accentuée des objets, certains détournés, d'autres à l'omniprésence forcée. Ces efforts formels pourraient porter leurs fruits si la teneur du propos ne les contredisait pas autant. En l'état, ils n'ont que la valeur d'un exercice de style, exercice certainement profitable pour d'autres qui viendront plus tard.

     

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  • Ice & Milestones

    (Robert Kramer / Etats-Unis / 1969 & Robert Kramer et John Douglas / Etats-Unis / 1975)

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    Ice et Milestones : ces titres étaient connus mais les films si peu vus. Les éditions Capricci les regroupent dans un coffret et redonnent ainsi vie à deux œuvres mythiques du cinéma indépendant et de la contestation américaine des années 70. Cette livraison DVD ne s'accompagne d'aucun bonus, ce qui peut paraître surprenant eu égard à la richesse sociale et politique du propos, à la complexité du fond et de la forme, à la multiplicité des pistes explorées. Pour mieux accepter cette absence, nous pouvons toutefois avancer que Robert Kramer a réalisé là, de son propre aveu, des films "ouverts", auxquels le spectateur doit se confronter "seul". Et, en un certain sens, ceux-ci n'ont guère besoin d'étude complémentaire puisqu'ils partagent cette étonnante caractéristique de proposer leur propre analyse au fur et à mesure de leur déroulement - argument qui, je l'espère, ne vous empêchera pas de poursuivre la lecture de la présente critique.

    Ice01.jpgEn 1969, le fer est encore chaud et les mouvements révolutionnaires et contestataires ne sont pas encore plongés dans leur crise du début des années 70 (aux origines diverses : fin de la guerre du Vietnam, radicalisation terroriste, repli communautaire...), crise dont Milestones tentera de tirer les leçons le moment venu. Le double mouvement qui propulse Ice, activisme et auto-critique, en est d'autant plus remarquable. Le statut des images qui le compose est ambigu : la fiction est évidente, ne serait-ce que par le point de départ du récit - la guerre déclarée par les Etats-Unis au Mexique -, mais l'esthétique s'apparente le plus souvent à celle du reportage (un reportage qui serait toutefois redevable à Cassavetes et au Godard d'Alphaville). De plus, le nombre de protagonistes est élevé, autorisant ainsi une multiplicité des points de vue, et de nombreux cartons de propagande révolutionnaire sont insérés, sans que nous soyons sûr de devoir les prendre au premier degré, leur présence pouvant véhiculer, plutôt que ceux des auteurs, les messages du "comité central révolutionnaire" censé dirigé les actions décrites.

    Ces actions menées, au cours d'une seule nuit, contre un état oppresseur, apparaissent nécessaires mais sont constamment interrogées. Elles se préparent au cours de longues discussions de groupe, desquelles émergent, autant que la ferveur, les doutes et les peurs. Toute la première partie du film est consacré à ces échanges. La parole est laissée à tous, y compris à ceux les plus en marge des groupes clandestins et à ceux qui restent intégrés à la société. Cette parole supporte donc la contradiction. De façon assez surprenante, Ice, tout porté vers l'action qu'il soit, décrit ainsi une révolution qui serait la somme de parties imprégnées de doute.

    Par conséquent, il apparaît logique que l'idée de cette révolution se structure à partir de l'intime. Nous assistons, entre les réunions et les rendez-vous clandestins, à plusieurs scènes de couple, scènes de drague ou scènes d'amour, et c'est bien à ce niveau-là que commencent à se déceler les possibles trahisons et compromissions. L'oppresseur lui-même en est conscient et sait où frapper : les tortures infligées aux activistes arrêtés sont d'ordre sexuel. Il s'agit apparemment de s'en prendre à la virilité des rebelles, ce que montre une séquence violente au début du film.

    Celle-ci nous saisit d'autant plus que l'explication n'en est pas donnée sur l'instant. Par ailleurs, nous notons que la victime est interprétée par Robert Kramer lui-même. Plus tard, avant qu'il ne soit tué, nous le verrons, bien que plus au calme, dans une position peu agréable, obligé de partager un appartement avec un couple d'amis peu enclin à lui faciliter son travail de traducteur pour le compte de son organisation. Ice multiplie ainsi les outils de distanciation, s'appuyant sur les slogans, le théâtre, le cinéma, l'improvisation. Il se termine sur une satire de la politique impérialiste, réalisée à l'aide de jouets d'enfants mais son véritable final a lieu dans une cabine téléphonique, autour de laquelle tourne la caméra, entre ténèbres et espoir. Tout du long, cette politique-fiction de Kramer bénéficie de l'adéquation évidente entre le propos, les moyens et l'esthétique.

    Milestones01.jpgTout prospectif qu'il soit, Ice renvoie constamment à son époque. Milestones, que Kramer coréalisa avec John Douglas, a tissé lui aussi un lien si fort avec la réalité de son temps qu'il est aussitôt devenu un film-phare de la décennie 70. A le découvrir aujourd'hui, avant ce qu'il montre, c'est la façon de le faire qui interpelle en premier lieu. Le film démarre comme un documentaire relativement traditionnel, construit à partir d'images prises dans la rue, au domicile ou au travail et de discussions longues et naturelles. Le montage plutôt serré, les champs-contrechamps, le déroulement même des échanges commencent cependant à donner l'impression de dialogues répondant à une incitation sur un thème donné. Puis surviennent la visualisation de rêves, une scène d'agression réaliste mais évidemment fictive, une scène de ménage, un cambriolage raté... La fiction est démasquée, envahit le film, bouscule nos repères. Un accouchement ne peut certes pas être "joué" mais la quasi-totalité de ce que l'on voit et entend dans Milestones a été écrit à l'avance.

    Il ne faut pas voir dans cette construction une manipulation déplaisante du spectateur. Tout d'abord, le fait de croire autant et si longtemps à une vérité documentaire absolue prouve la qualité du travail. Surtout, ce glissement et cette révélation ajoutent encore à la complexité et à la richesse d'une œuvre déjà "objectivement" monstrueuse. Sa durée de trois heures et vingt minutes confine au vertige. Elle permet de laisser une large place aux discussions et aux débats qui libèrent à nouveau une masse de contradictions, les personnes/personnages que filment Kramer et Douglas essayant de se repositionner après les désenchantements de la période post-68. Dilemmes et décalages ne cessent donc d'affleurer chez ces gens ayant cherché, à un moment ou un autre, à vivre leur vie autrement : les tiraillements se font entre désir de solitude et vie en communauté, nomadisme et sédentarisation, affranchissement familial et besoin de lien filial. Le tableau est riche et si les cinéastes ont suivi essentiellement des individus appartenant, au sens large, à un groupe dont ils faisaient partie, Milestones ne se réduit nullement à la description de la vie quotidienne "hippie".

    En effet, c'est bien l'histoire des Etats-Unis, pas moins, que convoque le film, puisque le récit est entrecoupé de souvenirs et de références photographiques ou cinématographiques renvoyant à l'esclavage, au génocide indien, à l'entre-deux guerres ou, bien sûr, au Vietnam. Ce récit, dont on pense qu'il va aboutir, à force de croisements entre les divers personnages, à la (re)constitution d'une communauté, éclate au contraire en mille morceaux, dans le temps, dans le paysage américain (le nombre de lieux arpentés est impressionnant) et dans l'espace mental des protagonistes (et donc des auteurs). Si le film paraît tout de même, en bout de course, se "boucler", il reste particulièrement ouvert (et ouvert aux quatre vents, ce qui provoque d'inévitables courants d'air : certains passages, certaines expériences humaines ne sont pas, prises séparément, d'un immense intérêt). L'accouchement final auquel nous assistons peut être pris pour une métaphore du film entier. De la façon directe, impudique et tenace dont il est présenté au spectateur, il paraît long et difficile mais au bout du compte honnête et libérateur. Là aussi, donc, l'espoir subsiste. Que Milestones intègre aussi intelligemment sa propre dimension réflexive et que les doutes qui s'y expriment permettent d'avancer, cela démontre que la grande œuvre polyphonique de Kramer et Douglas n'est pas une chronique du fourvoiement post-soixante-huitard mais bien un essai cinématographique chaotique et passionnant sur un moment-clé de l'histoire de la gauche américaine.

     

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