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Film - Page 90

  • Georgia

    (Arthur Penn / Etats-Unis / 1981)

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    georgia.jpgÉtrange film que ce Georgia (Four friends), agaçant, complexe et finalement assez émouvant. Un sobre prologue nous entraîne dans les pas du petit Danilo, débarquant dans les années 50 de sa Yougoslavie natale en Amérique, puis, après un bond d'une dizaine d'années, nous voici au coeur d'un groupe de trois jeunes hommes (dont Danilo) et d'une fille, Georgia, dont chacun est amoureux. Le récit enchaîne les scènes de jeunesse insouciante, distillant une poésie nostalgique un peu facile. Les interprètes sont plus âgés que leur rôle et forcent légèrement leur jeu. La route semble bien connue : celle du film de groupe jouant sur la corde sensible des destins croisés et parfois brisés.

    Mais très tôt, les chemins se séparent, d'autres personnages entrent en jeu et éclipsent les premiers (les deux autres membres du trio de garçons de départ, qui sont très inégalement traités), d'autres voix-off que celle de Danilo semblent vouloir prendre en charge le récit mais s'éteignent aussitôt pour ne jamais revenir. Ainsi, le film n'est jamais vraiment choral : il n'y a qu'un seul personnage principal. Ce Danilo, cet émigrant européen pour qui l'Amérique n'est pas seulement un pays mais une grande idée, si sympathique qu'il soit, n'a finalement pas grand chose pour lui. Régulièrement décontenancé, laissant passer sa chance, souvent en retard dans ses réactions, indécis, il n'agit en accord avec ses pensées généreuses que lorsqu'il se sent placé sous un autre regard (souvent celui de Georgia). Il faut donc du temps pour l'accepter, lui et son interprète Craig Wasson, et réaliser qu'il est notre substitut, que tout le film passe par lui pour aller vers nous. Danilo encaisse, absorbe, observe son entourage et le monde tourbillonnant des années 60.

    Les personnages, dans leur adolescence, se laissaient aller à des caprices, s'accrochaient à des chimères mais en vieillissant, ils restent aussi insaisissables et baignent dans une folie ambiante impressionnante. Pour brosser le tableau de ces années-là, Arthur Penn se contente judicieusement de lâcher quelques balises (un mot sur Kennedy, un militaire qui part au front et revient avec une femme vietnamienne, le premier pas sur la lune...), s'en servant uniquement de toile de fond pour développer ses caractères et balayer l'époque d'un regard libre et désabusé. Si Georgia vire plus ou moins hippie, ce n'est pas pour faire couleur locale mais bien parce que l'évolution du personnage est logique. Danilo, lui, se sentira toujours déchiré : vivre son rêve d'Amérique aveuglément ou ouvrir les yeux sur les contradictions de ce pays, vivre avec ou sans Georgia. Deux belles séquences traduisent cette instabilité : celle où il voit passer devant son pare-brise un drapeau américain en flammes (suite à une manifestation anti-guerre du Vietnam) et celle où il hésite, à son volant, entre suivre son ami noir en route pour une manifestation dans le Sud et continuer son voyage vers New York, vers sa riche fiancée.

    Cette dernière scène se termine par un brusque coup de volant à l'approche d'un échangeur d'autoroute. Déroutant : voilà le mot qui vient constamment à l'esprit face au travail d'Arthur Penn pour Georgia. Les ellipses sont immenses, provoquant par exemple l'une des plus belles doubles-gaffes de l'histoire du cinéma (aux noces de Georgia, le marié n'est pas l'homme que l'on félicite et celui qui a réellement la bague au doigt n'est pas non plus le père de l'enfant porté). D'une séquence à l'autre et souvent même à l'intérieur de chacune, le ton ne cesse de changer. Comme une magnifique fête de mariage peut finir dans le sang, tout peut arriver, le registre étant résolument picaresque. Cette couleur-là va bien avec le style de Penn, inégal par nature car préférant à une progression narrative classique une série d'éclats que rien ne semble jamais annoncer. Il est cependant nécessaire, pour mener à bien ce type d'entreprise, de disposer d'un scénario sans faille. Celui de Steve Tesich est formidable, dosant différemment chaque événement et chaque personnage sans qu'un déséquilibre ne se fasse sentir, sans qu'un manque ne soit évident.

    Il faut du temps pour saisir ce qu'est Georgia : c'est un conte philosophique sur une génération ayant traversée les années 60 comme une fusée, un film vivant.

  • The wrestler

    (Darren Aronofsky / Etats-Unis / 2008)

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    thewrestler.jpgPour raconter la fin de carrière d'une ancienne gloire du catch Randy "The Ram", Darren Aronofsky choisit de filmer l'icône Mickey Rourke à l'européenne (ou, plus précisément, à la belge ?) : plans-séquences en caméra portée, cadrages à hauteur de nuque, photographie granuleuse et environnement sans attrait (salles des fêtes, vestiaires, supermarchés...). Ce qui pourrait apparaître comme une coquetterie auteuriste est vite justifié par l'immersion dans ce monde si particulier du catch et par l'ébahissement devant un corps d'acteur incroyable.

    L'approche documentaire à l'oeuvre dans The wrestlerpermet de faire passer de multiples détails informatifs sans faire dans le didactisme. Le regard d'Aronofsky sur ces catcheurs est empathique, fraternel, à l'opposé d'une démarche qui traquerait la supercherie du spectacle. Si la "mise en scène" des shows est démontée, elle ne l'est jamais au détriment des protagonistes. Rendre ces derniers attachants, même lorsqu'ils écoutent du hard rock, était pour le cinéaste un sacré pari, finalement remporté haut la main.

    Etre allé chercher Mickey Rourke en était un autre, tout aussi payant. L'imposante présence de l'ex-boxeur est ici un formidable gage d'authenticité. Cette vérité corporelle qu'il dégage empêche que le parallèle pouvant être fait entre l'acteur et son personnage viennent parasiter le plaisir éprouvé à ce récit (mais pour qui a revu récemment Rusty James, le choc est tout de même rude lors de la découverte du Mickey Rourke d'aujourd'hui). Développer cette double dimension à partir d'un autre sujet, non sportif, n'aurait certainement pas eu cet impact. Ici, le physique bouscule tout.

    La première moitié du film tient du petit chef d'oeuvre. La seconde, une fois tombé le couperet de la crise cardiaque, passionne moins. La tentative de reconversion et le rachat auprès de la fille dirigent la fiction vers un terrain plus convenu, sur-dramatisant, malgré les précautions prises par le cinéaste, jouant en sobriété sur un fond de mélo. Quelques séquences traînent en longueur (celles au supermarché) et le redoublement du parcours de Randy par celui de son amie strip-teaseuse alourdit sensiblement le scénario. Le monde du catch s'éloignant, les surprises diminuent. Les corps s'effacent derrière les mots (Randy doit renouer le dialogue, intime et social) et c'est un peu moins fascinant. Mais le film reste émouvant jusqu'à la fin, proposant de beaux portraits de marginaux magnifiques.

    PS : Vous avez sans doute remarqué que je n'ai pas écrit la phrase que l'on peut lire partout : "Le nouveau Darren Aronofsky est pour moi une agréable surprise". C'est que je n'avais encore rien vu du bonhomme. Cependant, comme j'entends de plus en plus de gens dire "Je suis sans doute la seule personne au monde à ne pas avoir aiméRequiem for a dream", j'ai comme une envie soudaine de découvrir au moins celui-là.

  • Ponyo sur la falaise

    (Hayao Miyazaki / Japon / 2008)

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    ponyo.jpgPonyo sur la falaise (Gake no ue no Ponyo) est l'occasion pour moi de renouer avec plaisir avec l'oeuvre de Miyazaki, délaissé (involontairement) depuis l'extraordinaire Princesse Mononoke. Le miracle de ce cinéma-là est décidemment sa capacité à toucher avec la même intensité et dans le même mouvement les spectateurs de tous âges. Si les meilleures productions animées américaines peuvent y parvenir également, elles usent de moyens différenciés à l'intérieur même de leurs récits, en contentant le plus souvent le public adulte par la perfection technique ou l'emploi du second degré et des clins d'oeil cinématographiques. Les films du maître japonais sont en ce sens beaucoup plus homogènes, l'émotion et le rire des "petits et grands" éclatant en même temps.

    Vu de notre hauteur à nous, si Ponyo est aussi plaisant, il l'est d'abord par son apparente simplicité et le calme de son tempo. Certes, quelques temps forts se détachent mais ils ne sont pas placés stratégiquement dans le récit afin d'organiser un crescendo émotionnel efficace. A l'image de la longue discussion entre la déesse de la mer et le sorcier Fujimoto, chaque séquence prend le temps qu'il faut. La simplicité de l'argument et l'approche réaliste de la société japonaise contemporaine permet à Miyazaki un traitement tout en délicatesse des thèmes qui lui tiennent toujours à coeur. Le message écologique passe sans ostentation, par deux ou trois répliques non généralisantes. De même, la façon dont le cinéaste aborde le tsunami est éblouissante et particulièrement émouvante, nous renvoyant vers les forces de la nature et nous maintenant en équilibre sur une corde tendue entre l'angoisse et le jeu.

    Le dessin de Miyazaki mêle archaïsme et modernité, fonds crayonnés et aplats denses. Le merveilleux et le quotidien peuvent s'y cotoyer dans le plus grand naturel (formidables séquences de "traque" de Ponyo et Sosuke par Fujimoto). L'apparente acceptation de l'improbable par les adultes, leur refus de questionner plus avant les enfants aident également à entretenir ce climat. C'est que tout, dans Ponyo, tend à unifier idéalement deux mondes distincts. Dans les dernières scènes, nous ne savons plus si l'on se trouve dans l'eau ou à l'air pur, qui est humain et qui ne l'est pas. Et le plus beau dans tout cela est que rien n'est expliqué, laissant ainsi à chaque spectateur (avec son âge, sa sensibilité et sa culture propres) toute latitude dans l'interprétation. Libre à nous d'emprunter ou pas les pistes ouvertes sous des prétextes magiques. Parle-t-on de la vie et de la mort ? Aucun dialogue n'y renvoie explicitement mais des signes sont posés : l'engloutissement, le passage du tunnel, le "rajeunissement" des pensionnaires de la maison de retraite...

    Ponyo chante la réunion possible de l'homme et de la nature, des enfants et des parents, des poissons préhistoriques et des bateaux à moteur, des vieillards et des gamins. L'harmonie est le but ultime, atteint ici par le recours au merveilleux plutôt qu'à la sentence et au sentimentalisme.

  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • A l'intérieur

    (Julien Maury et Alexandre Bustillo / France / 2007)

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    alinterieur.jpgUn ami bien intentionné (?), amateur d'horreur, m'a prêté cet A l'intérieur qui l'avait fortement marqué à sa sortie en salles. Grâce à lui, j'ai donc pu voir un prodigieux navet.

    Le film de Maury et Bustillo a beau s'intégrer à un corpus d'oeuvres récentes visant à imposer un vrai cinéma de genre à la française, reprendre de manière "décomplexée" tous les codes du slasher et affronter sans détour le gore, il lui manque, à tous les niveaux, ce sans quoi rien ne peut tenir lorsque l'on a la volonté d'éviter le second degré : la rigueur.

    La mise en scène repose uniquement sur une série d'idées visuelles, le problème étant qu'elles sont toutes mauvaises (une seule exception : la présence, à peine perceptible, de Béatrice Dalle dans la profondeur, lorsqu'Alysson Paradis téléphone sur son canapé). La plus débile est assurément l'insertion, lors des séquences de lutte ou de chocs, de plans intra-utérins du foetus porté par l'héroïne et subissant lui aussi les agressions. Pas plus heureux : les décrochages expérimentaux lynchiens consacrés à Béatrice Dalle en crise. Le décor a, lui, une caractéristique singulière : il est brumeux, ce qui est assez étrange pour l'intérieur d'un pavillon de banlieue.

    On me dira peut-être que la loi du genre est respectée mais pourquoi doit-on se taper des apparitions-disparitions de la tueuse aussi invraisemblables, des pièces aussi bien isolées mais aux portes aussi peu résistantes, des comparses victimes aussi dépassés et des policiers aussi incompétents ? Faire entrer dans la maison d'où éclatent des coups de feu un troisième flic inquiet du sort de ses deux collègues et entraînant de force un pauvre jeune de la cité d'à côté, arrêté juste avant pour des broutilles : ce choix a-t-il une autre logique que celle du chantage à l'originalité (lancer dans la mêlée sanglante deux hommes enchaînés l'un à l'autre) ? Le récit est situé en pleine crise des banlieues. Sous-texte politique ? Non, juste une manière de justifier que la police soit débordée. L'héroïne est photographe ? Il faut donc qu'elle découvre à la loupe la présence de la tueuse dans ses propres clichés et qu'elle utilise le flash de son appareil photo pour y voir quand le courant est coupé (brillante trouvaille partagée par à peine une centaine d'autres cinéastes).

    A coups de mouvements de caméra anxiogènes (et totalement gratuits), la première demi-heure met efficacement sous tension. La suite, l'entrée dans le vif du sujet, est paradoxalement plus reposante, si tant est que l'on ne soit pas allergique aux plans gores. En effet, nous sommes au cirque. Rien n'a vraiment d'importance. La moindre ébauche de situation un peu troublante ou dérangeante cède aussitôt la place à un effet violent. Aucune dimension nouvelle par rapport à la maternité ou la folie, la résolution de l'intrigue se révélant très basique et "l'épaisseur" du propos ne devant se lire que dans les deux derniers plans, compositions morbides à la Cronenberg.

    Si j'ai levé, en quelques occasions, les yeux au ciel, ce n'était pas pour détourner le regard, mais bien par dépit. Je ne suis en effet pas près d'oublier le piteux coup de la mère tuée par erreur, l'impayable plan sur le visage vengeur de l'héroïne se redressant dans sa cuisine, vraiment très remontée après trente minutes de tortures et de meurtres, et enfin la ridicule résurrection (très passagère) du flic joué par Duvauchelle. Chapeau les artistes !

  • 24 City

    (Jia Zhangke / Chine / 2008)

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    24city.jpgMoi qui, il y a peu, trouvais que l'année cinéma 2009 démarrait bien et promettait une belle moisson dès le printemps, je commence à déchanter sérieusement. Je prie pour que le prochain Barnum cannois change la donne, sans quoi je vais finir par limiter mon activité de cinéphile au cercle domestique et à la chronique de dvd (sur lesquelles j'ai d'ailleurs du retard). La déconvenue du jour vient de Jia Zhangke, duquel j'attendais pourtant beaucoup. Mais après avoir trouvé ses trois premiers longs-métrages admirables (Xiao Wu pickpocket, Platform, Unknown pleasures) puis émis quelques réserves sur les deux suivants (The World, Still life), il était sans doute fatal que le sixième m'ennuie pour de bon.

    24 City (Er shi si cheng ji) est un documentaire-joué ayant pour cadre la ville de Chengdu et plus précisemment son usine d'armement nationale, démantelée pièce par pièce pour laisser sortir de terre un gigantesque projet immobilier privé ultra-moderne (portant le nom donnant son titre au film). Il est entendu que le cinéaste continue là sa formidable entreprise d'enregistrement des soubresauts de la société chinoise contemporaine. Ce qui me gêne cependant de plus en plus dans son travail, c'est l'emprise du concept. Entre de magnifiques mais brèves prises de vues documentaires de l'usine agonisante, Jia Zhangke filme, dans d'interminables plans-séquences, les monologues récités par d'anciens ouvriers (ou des comédiens jouant les ouvriers) et abordant leur expérience professionnelle dans les ateliers et surtout des souvenirs personnels douloureux. Dès le premier vrai-faux entretien, j'avoue m'être peu intéressé à ces histoires et le mélange entre documentaire et fiction ne m'a pas paru concluant.

    Le projet, lié à la mémoire collective et individuelle, la fabrication et les intentions sont plus stimulants que le film lui-même, ce qui est relativement embêtant. Cela me ramène à cette idée de concept étouffant. Pour ses trois dernières réalisations en date (hors court-métrages), le cinéaste investit un lieu fort, singulier et propice au développement d'une métaphore politique et sociale (parc d'attractions dans The World, ville engloutie dans Still life, usine désafectée ici) et il y déroule des récits minimalistes, tout en espérant en dégager de profondes réflexions. A cette démarche de grand témoin-auteur de son temps, je préférais définitivement la tension parcourant Xiao Wu, le ballottement historique et le tissage scénaristique de Platform, le travail sur la durée et les surprises du quotidien d'Unknown pleasures.

  • Dans la brume électrique

    (Bertrand Tavernier / Etats-Unis / 2009)

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    danslabrume.jpgDans la brume électrique (In the electric mist), directed byBertrand Tavernier, est un polar d'ambiance, estimable et soigné, mais trop classique pour que l'on ne s'étonne pas d'un accueil critique aussi enthousiaste (jusque dans feu-Les Inrockuptibles et dans les Cahiers !, si j'en crois allociné).

    Le film s'ouvre sur une scène de crime, nous plongeant instantanément dans le vif du sujet. Le récit ne cessera pourtant d'emprunter par la suite des chemins de traverses, reléguant l'enquête menée par Tommy Lee Jones quasiment au second plan. Si cette construction en virages a son charme, on n'échappe pas toujours au "détour qui en dit long", chaque scène adjacente à l'intrigue principale étant chargée d'évoquer un thème profond (l'esclavage, les plaies laissées par l'ouragan Katrina, les problèmes de couple, le poids du passé...). Par conséquent, le scénario semble presque trop touffu, ménageant des pauses qui n'en sont finalement pas, lestées qu'elles sont de sous-entendus bien perceptibles.

    Tavernier a voulu donner à son film une teneur somnambulique. Le dosage entre le surnaturel et le policier demande une adresse de chaque instant, ce que le cinéaste n'a pas toujours. Les témoins et les sages parlent invariablement par énigmes et l'intrusion du fantastique se réalise de manière littérale (les dialogues avec les morts en toute simplicité, la voix-off d'outre-tombe).

    La caractérisation se fait à base d'archétypes (flic fatigué, homme d'affaires mafieux, bluesman philosophe, vedette de cinéma désinvolte...) et la mise en scène est pour le moins efficace, la contrepartie étant un manque de surprise évident : le cadrage et la place réservés à un certain personnage laissent deviner que celui-ci reviendra plus tard dans le jeu et, dès sa deuxième apparition, il n'y a plus guère de doute sur son rôle dans l'histoire. On apréciera en revanche la sobriété de la photographie, la sêcheresse de la violence, la maîtrise des moments de tension (la séquence du bâteau sous l'orage, l'approche du campement du tueur), un peu moins la façon de rendre compte, "pour la bonne cause", des petits arrangements avec la loi (l'une des traces du cinéma d'Eastwood sur le film).

    La ballade n'a rien de touristique, l'oeuvre est solide et Tavernier a réalisé son rêve de film américain, mais de là à placer Dans la brume électrique aux côtés de Zodiac et de No country for old men, voire même de Trois enterrements, il y a un pas que je ne franchirai pas.

  • Chéri

    (Stephen Frears / Grande-Bretagne / 2009)

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    cheri.jpgFred, surnommé Chéri, est un jeune homme nageant dans les eaux d'un demi-monde aisé, celui des courtisanes vieillissantes de la fin de la Belle Époque, dont fait partie sa mère et sa protectrice favorite, Léa. Cette dernière passe bientôt du statut de "marraine" de Chéri à celui de maîtresse. Malgré la différence d'âge, la liaison est passionnée et semble indestructible, jusqu'à l'annonce d'un mariage arrangé qui sépare les deux amants avant des retrouvailles douloureuses. Christopher Hampton adapte Colette pour Stephen Frears et Michelle Pfeiffer joue Léa. Le trio des Liaisons dangereuses est ainsi reformé. J'ai eu beau chercher, je n'ai trouvé à Chéri absolument aucune des qualités du beau film d'il y a vingt ans...

    Dès le début, Frears tâtonne pour trouver le ton qui convient. Un narrateur invisible (le cinéaste lui-même) pose une voix ironique sur une intrigue pourtant restituée dans toute son intensité. Pendant une bonne moitié du métrage, la mise en scène ne fait que se caler sur des dialogues si spirituels. Le découpage ne réserve pas la moindre surprise, soulignant chaque bon mot d'un gros plan carnassier. Tout cela n'est rien d'autre que du théâtre en boîte.

    Il faut un certain temps pour saisir le véritable sujet de Chéri : celui de la peur du vieillissement. De ce point de vue, une séquence comme celle de la réunion des vieilles courtisanes croulant sous les bijoux et les perruques devrait libérer une cruauté réelle ou une morbidité carnavalesque alors qu'elle ne prend finalement que la forme d'une saynète boulevardière. Le temps qui passe et l'angoisse qui l'accompagne sont supposés se refléter sur le corps et le visage de Léa. Trop respectueux de son actrice principale, Frears multiplie les caches et les cadrages étudiés afin de ne pas trop en montrer. En 90 minutes, je ne fus saisi d'aucun trouble devant Miss Pfeiffer, un comble... En contrepoint, Kathy Bates fait son numéro habituel, insupportable de cabotinage. Rupert Friend est le jeune premier, fadasse.

    Chéri n'est pas plus passionnant dans sa seconde partie, plus mélancolique et moins dialoguée. Incapable de faire passer la moindre émotion, Frears en est réduit à insérer des flash-backs subliminaux et nostalgiques entre deux gros plans sur des visages affligés et à bien nous faire entendre la Pfeiffer murmurer "Reviens" lorsque Chéri s'éloigne pour la dernière fois en contrebas de l'immeuble et hésite à se retourner.

    Entre deux réussites, les ouvrages mineurs du cinéaste étaient jusqu'ici au moins sauvés par leur charme et leur vitalité. Dépourvu de tout intérêt, Chéri est, assurément, le plus mauvais de tous.

  • Tulpan

    (Sergey Dvortsevoy / Kazakhstan / 2008)

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    tulpan.jpgLe rude quotidien d'une famille d'éleveurs kazakhs, en pleine steppe, et les espoirs d'Asa, le jeune frère de la mère. Le sujet du film appelle la captation de paysages grandioses et la méditation devant les grands espaces mais par sa mise en scène, Sergey Dvortsevoy refuse d'un bout à l'autre cette posture. Tulpan s'ouvre par un plan dont la surface est envahie, brutalisée, agressée. Ce qui s'avère être un troupeau de moutons met un certain temps à évacuer le cadre et à laisser enfin le lieu du récit être indentifié (la yourte plantée au milieu de nulle part). Poussière ou bruit, tout fait écran, du début à la fin (comme Tulpan, la fille que convoite Asa, restera cachée jusqu'au bout, derrière un rideau ou une porte). Ce ne sont pas seulement les objets qui font obstruction : les corps prennent toute la place, cadrés à la poitrine ou traversant incessamment le champ, à l'image du petit dernier de la famille, intenable.

    L'horizon s'offre donc rarement au regard. Quand il le pourrait, les tourbillons de sable sont là pour brouiller les repères, boucher les lignes de fuite et par conséquent, entraver toute échappée. Asa et son oncle s'échinent à contenir leur troupeau, mais à l'écran, nous avons bien l'impression que ce sont les deux hommes qui se trouvent régulièrement encerclés par les animaux. Chacun rêve d'un ailleurs, mais l'ailleurs est inaccessible. Toutes les forces ramènent au centre (au centre du plan, comme ces cadavres de moutons que l'on trouve ici et là, points noirs dessinés sur la terre sablonneuse). Dans cet espace, la yourte est un point de fixation. D'ordinaire, cela revêtirait un caractère rassurant et protecteur. Or ici, l'impression ressentie est plutôt celle d'une pression centripète indétournable, exercée par les mouvements des animaux ou la puissance du vent. Asa est coincé ; Tulpan n'est pas derrière la porte et le tracteur destiné à l'évasion finale ne l'emportera pas bien loin.

    Dvortsevoy, parfois à la frontière du documentaire, use de plans-séquences enregistrés par une caméra portée à l'épaule et travaille sa pâte sonore. Au tout début, le son était arrivé avant l'image. Par la suite, il nous parviendra souvent d'un hors-champ menaçant. Nul suspens ne découle cependant de ce procédé, plutôt le sentiment de l'inéluctable. Dans Tulpan, la vigueur, jusqu'à l'agressivité, caractérise aussi le comique (la séquence de la chamelle poursuivant le vétérinaire, le magnéto-cassette libérant de manière assourdissante un tube de Boney M). Tout au long de ce film extrèmement physique, on se retrouve bien loin d'un pittoresque exotique confortable.

  • Arsenal

    (Alexandre Dovjenko / URSS / 1928)

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    Arsenal07.jpgS'il est bien un segment de l'histoire du septième art qui n'est pas facile à aborder les mains dans les poches, c'est bien le cinéma révolutionnaire soviétique des années 20. Un certain Cuirassé a beau garder son aura mythique, décennie après décennie, se confronter à lui de nos jours demande un effort particulier devant la singularité narrative, esthétique et idéologique de l'objet. Autre pilier de l'édifice, Arsenal d'Alexandre Dovjenko (ou Dovzhenko) ne se laisse pas appréhender plus aisément.

    Le déroulement du film est relativement obscur et le spectateur est loin de saisir tous les tenants et aboutissants d'un récit économe en inter-titres, mêlant plusieurs niveaux d'expression (réaliste, pictural, symbolique) et caractérisant très succinctement les groupes de personnages s'y côtoyant. Sans doute un lieu, un nom, une image, liés à l'histoire ukrainienne suffisaient en 1928 à situer exactement l'action aux yeux des spectateurs d'alors, mais vu d'ici et aujourd'hui, l'affaire est loin d'être évidente. Dovjenko lui-même semblait le reconnaître, qui expliquait à la fin de sa carrière : "J'écrivis le scénario en quinze jours, fis la mise en scène et le montage en six mois. (...) Je travaillais comme le soldat qui combat l'ennemi, sans la moindre conscience de règlements ou de théorie à suivre." Toutefois, la complexité du récit est loin de ne découler que d'un soit-disant manque de métier.

    Arsenal nous plonge dans l'Ukraine déchirée des années 1917-1920, là où, après la rupture avec le régime tsariste et entre les alliances et les conflits avec l'Allemagne et la Pologne, s'exacerbent les tensions entre nationalistes et bolchéviques. Si, tournant dix ans après les faits, Dovjenko se place résolument du côté de ces derniers, le regard qu'il porte sur ce monde en guerre civile (à laquelle il prit part à l'époque, étant ukrainien lui-même) n'est pas manichéen. Dans ce noir récit, les images de cadavres de soldats abondent sans que les uniformes ne les renvoient dans un camp ou dans l'autre. De même, lorsque le cinéaste filme une cérémonie religieuse orthodoxe, il le fait avec la même attention et la même ferveur que lorsqu'il décrit la détresse du paysan ukrainien. Il faut alors attendre le contrechamp tardif sur le héros assistant à la scène et refusant l'accolade de son voisin pour cerner le point de vue de l'auteur sur la scène. C'est ainsi que Dovjenko évite de tomber dans la dénonciation sans mesure et rend la complexité de la situation.

    Du point de vue stylistique, si l'emballement des événements peut se traduire de façon attendue par celui du découpage, une différence se fait jour entre la mise en scène de Dovjenko et celle du maître-étalon Eisenstein. Au montage des attractions du réalisateur de Potemkine, on pourrait presque opposer ici un montage des répulsions. Dans Arsenal, les plans sont très composés (Dovjenko s'est formé à la peinture et au dessin) et semblent se heurter les uns aux autres, sans créer de continuité. Au sein de ceux-ci, notamment dans la magnifique première partie rendant compte des horreurs de la guerre sur le front et à l'arrière, la durée s'installe. Bâtis comme des tableaux doloristes, disposant d'un côté des paysans immobiles, plantés dans la terre ukrainienne, et d'un autre des soldats en mouvement, ces plans paraissent annoncer les recherches sur le temps et l'histoire menées un demi-siècle plus tard par Miklos Jancso ou Theo Angelopoulos. De cette esthétique, de ce choix de ne faire apparaître son héros, au visage fermé, que durant la moitié du métrage, de ce récit de la défaite d'un mouvement ouvrier, de ce lyrisme triste naît moins un élan qu'un plainte.

    Parfois difficile à suivre, Arsenal provoque moins d'enthousiasme que La terre (1930), probablement le chef d'oeuvre de Dovjenko, mais par ses intuitions plastiques et son intensité émotionnelle, il reste un film fort et assez passionnant dans ce qu'il dit de cette période-là du cinéma et de l'histoire.

    (Chronique DVD pour Kinok)