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2000s - Page 22

  • Le roi et le clown

    (Lee Jun-ik / Corée du Sud / 2005)

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    824798337.jpgEn 1504, deux artistes de rue particulièrement doués, Jang-sang et Gong-gil, décident d'aller gagner leur pain à Séoul, ville alors sous la coupe du Roi Yeonsan. En se moquant de celui-ci dans leurs spectacles, ils y font fureur mais sont arrêtés et battus. Pour avoir la vie sauve, ils proposent de faire une représentation au palais royal. Le coup de poker réussit : le Roi rit et accepte de les garder auprès de lui. La suite nous éclaire sur les motivations du souverain. Autant que l'envie d'être diverti, ce sont l'attirance pour l'androgyne Gong-gil et l'utilisation des saltimbanques dans sa lutte contre ses ministres qui provoquent sa bienveillance.

    Sorti en France en début d'année, Le roi et le clown est un mélodrame historique ayant connu un succès énorme en Corée du Sud. Allergiques aux excès dramatiques et aux jeux d'acteur très expressifs s'abstenir. Les autres passeront un excellent moment. L'une des qualités du film tient à la variété des registres et des thèmes. Les caractères des trois personnages principaux s'opposent et se complètent. Jeong Jin-yeong (le Roi) cabotine avec délice pour rendre la folie contagieuse du monarque, Lee Jun-gi (Gong-gil, l'homme-femme) joue avec retenue, économe en mots et en expressions et Karm Woo-seong (Janf-sang), celui qui entraîne les autres par son énergie, allie l'intelligence, la lucidité et la fougue en tentant de masquer ses fêlures.

    Le film développe trois enjeux et se nourrit de leurs interpénétrations : théâtre, pouvoir et passion. Le premier est présent sous tous ses aspects de la farce à la tragédie, en passant par le cirque. Lee Jun-ik a la bonne idée de faire durer suffisamment chaque représentation et de différencier chaque cadre et chaque public dans sa mise en scène (les bruits et les mouvements de la foule dans la rue opposés au silence et à l'immobilisme des ministres et de l'entourage du Roi). Comme dans tout bon drame d'inspiration shakespearienne, les jeux théâtraux se font le miroir des luttes intestines au sommet de la société. La volonté de pouvoir du Roi s'étend à bien des niveaux : sur son peuple (bien qu'il disparaisse quasiment du film à partir du moment où l'on entre dans le palais, puisqu'on ne ressort plus de ce piège), sur ses ministres, sur sa famille, mais également sur les artistes qu'il manipule. La passion amoureuse, quant à elle, bien que moins affirmée, prend une place aussi importante. Elle est hétéro ou homosexuelle, indifféremment ("normalisation" bienvenue mais peut-être aussi, tout simplement, vérité historique des moeurs).

    Lee Jun-ik harmonise habilement tout cela par sa mise en scène, dynamique sans trop faire des pieds et des mains. Les séquences d'acrobaties sont basées sur des trucages simples à base de doublures, de cadrage et de montage. Sur ce point et sur celui plus général de la tragédie shakespearienne, ces 2 heures nous font oublier la grosse pâtisserie numérisée et assourdissante de l'an dernier qu'était La cité interdite de Zhang Yimou. Y compris grâce à ce happy end triste, déclaration mélodramatique filmée avec aplomb et désenchantement à la fois.

  • Shotgun stories

    (Jeff Nichols / Etats-Unis / 2007)

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    1848688301.jpgShotgun stories est un film qui fait la gueule, Shotgun stories n'est pas un film aimable. Ce n'est pas forcément un défaut, comme le montre parfois le cinéma de Breillat, de Dumont ou de Haneke. Ici pourtant, quelque chose me gêne.

    Dès les premiers plans, une chape de plomb pèse sur chaque personnage. Le poids de la tragédie ne semble jamais devoir s'alléger. La ligne, le ton, ne dévient pas. Les dialogues sont rares mais chargés eux aussi (amour, haine, vengeance, famille). Un engrenage répétitif, opposant deux fratries, se met en marche à partir d'un éclat lors d'un enterrement, celui d'un père ayant eu deux vies de famille successives. Le conflit est montré du point de vue des trois frères abandonnés au terme du premier mariage. Leurs prénoms résonnent lourdement du manque d'amour parental : Son, Boy et Kid. L'interprétation, par des visages peu ou pas connus, est intéressante sans être transcendante (Michael Shannon était plus à l'aise l'an dernier dans le Bug de Friedkin).

    L'histoire n'est pas située clairement dans le temps. Elle pourrait dater des années 70. De fait, c'est tout un pan du cinéma américian de cette periode qui est convoqué : Malick et Badlands pour la violence dans le cadre d'une petite ville de campagne filmée en scope et pour le montage "musical", Monte Hellman pour ces moments du quotidien où rien ne se dit de spécial, rien ne se passe d'important, et enfin tous ces films d'horreurs du genre Massacre à la tronçonneuse, faisant naître le pire du calme paysage champêtre. L'ambiance est à la menace sourde. Chaque nouveau plan nous voit guetter avec inquiétude telle voiture entrant dans le champ. Régulièrement annoncée, la violence est, passés les prémisses, maintenue hors-champ ou désamorcée.

    Pas de doute, Jeff Nichols sait y faire et sait ce qu'il veut. Seulement, si maîtrisé que soit son film, les intentions sont toujours évidentes (un seul exemple : le thème musical passe insensiblement du folk au lamento, suivant en cela la montée dramatique, pour repasser sur la fin des violons à la guitare quand une lueur d'espoir se fait enfin sentir). Il y a peu de latitude laissée aux sentiments du spectateur. Une légère impression de manipulation flotte. Il serait idiot de nier que Shotgun stories soit un bon film et un début de carrière plus qu'honorable, mais le volontarisme de l'ensemble génère comme un picotement désagréable.

  • Juno

    (Jason Reitman / Etats-Unis / 2007)

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    1249970646.jpgCela faisait quelque temps que je n'étais pas tombé sur un petit film indépendant américain (j'entends ici le qualificatif au sens musical et culturel du terme, plutôt qu'économique). Le dernier se trouvait être Ghost world de Terry Zwigoff, datant de 2001 mais vu seulement quatre ans plus tard. Sous forme de vignettes ironiques, on y parlait de la culture indé, du refus du conformisme, de l'amour de la musique et de l'importance des pratiques artistiques de chacun, pour aboutir à une réflexion touchante sur ce qui nous paraît cool ou ringard. Steve Buscemi et l'ado Thora Birch formaient un savoureux duo dépareillé, sous les yeux d'une jeune fille qui gagnait déjà à être connue, Scarlett Johansson.

    Chronique de l'adolescence, Juno aborde les mêmes rivages que Ghost world, avec un peu moins de réussite toutefois. L'héroïne a 16 ans, est lycéenne et enceinte, résolue à accoucher mais aussi à faire don de son bébé à une famille en mal d'enfant. Un prologue décalé suivi d'un beau générique animé, sorti tout droit d'une pochette d'album, nous embarque dans l'histoire. Les quatre saisons rythment la grossesse de Juno, ses rapports avec le père involontaire, avec sa famille recomposée et avec le couple adoptant qu'elle a choisi elle-même. Aussi agréable que soit le récit, le film peine parfois à rendre naturel un désir farouche d'originalité. Le personnage de Juno est très attachant mais les dialogues à l'humour décalé lui donnent trop souvent réponse à tout, abusant des réparties malines, apparaissant parfois comme une version ado de Woody Allen, d'ailleurs cité dans le film. Le rythme faiblit par moments, surtout dans les scènes très dialoguées où la mise en scène est bien sage. On entend avec plaisir des discussions sur les mérites comparés de Dario Argento et Herschell Gordon Lewis ou sur Sonic Youth, mais ces passages font un peu trop explication de texte (le jeu autour des références était mieux intégré dans Ghost world). Mark, le passionné de culture rock s'illustrant maintenant dans les rengaines publicitaires, est peut-être le double du cinéaste, coincé entre expression personnelle et désir de plaire.

    Bon, arrêtons avec les petites réserves. Finalement, le film réussit plutôt là où l'on craint qu'il ne se casse la figure : dans le noeud dramatique, dans ce passage obligé sur la route de la perte de l'innocence. Juno, l'excellente Ellen Page, n'est jamais aussi touchante que quand les événements lui échappent. En allant au bout d'un choix qui étonne (et avec lequel chacun dans l'histoire, semble s'accommoder), Reitman parvient à faire passer une sorte de "consensus dans la marge", sans doute un poil trop rose mais plaisant. En levant le pied sur les répliques, le dernier quart d'heure offre de jolis moments suspendus : une séquence d'accouchement très bien filmée, des scènes où Michael Cera enlace la petite Ellen Page comme Martin Donovan enlaçait la petite Adrienne Shelly dans Trust me, et ce dernier plan qui, en reprenant une nouvelle fois la belle ballade des Moldy Peaches, nous signifie que nous ne sommes pas dans un film français mais bien là où il est possible de faire converger pendant quelques instants la trajectoire de figures attachantes, l'amour de la musique indépendante et le cinéma.

  • Viva Laldjérie

    (Nadir Moknèche / France - Algérie / 2004)

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    1856051809.jpgEst-ce que l'éloignement (pour ne pas dire l'exotisme) rend plus indulgent ? Sûrement qu'une scène de rue tournée à Alger se charge pour nous d'une autre dimension par rapport à la même qui nous montrerait n'importe quelle ville française. Je précise tout de suite : Viva Laldjérie est bien plus qu'un film informant sur une société. C'est une oeuvre ambitieuse et maîtrisée, un petit bijou.

    Bien sûr, Nadir Moknèche, à travers ce double portrait (mère et fille), propose une vision de l'Alger d'aujourd'hui. Toutes les premières séquences sont là pour présenter les personnages et surtout pour rendre compte d'entrée des contradictions et des tensions secouant les hommes et les femmes algériennes. Les sorties en boîte de nuit, le sexe dans les toilettes, les amours adultères, les aventures homosexuelles, les problèmes financiers, sont autant d'éléments que l'on ne se s'attend pas forcément à rencontrer, surtout de façon aussi ouverte. Le cadre ainsi posé, le cinéaste peut ensuite approfondir les caractères, tracer des trajectoires, nous toucher réellement après nous avoir surpris. L'une des grandes qualités de Viva Laldjérie est son scénario. Admirablement écrit (par Moknèche lui-même), il ne cède pas à la mode du film choral qui entremêle souvent artificiellement les destinées de chacun. Si de très nombreux personnages secondaires ont leur importance, le récit garde comme point d'appui Papicha, l'ancienne danseuse terrorisée par les islamistes, et sa fille Goucem, qui, à 27 ans, perd ses illusions de mariage bourgeois et multiplie les aventures. Entre les deux femmes (l'interprétation, tant de la star Biyouna que de la jeune Lubna Azabal, est remarquable), les scènes d'incompréhension ou de colère existent, mais les rapports conflictuels attendus sont écartés. Cela fait que chacune suit son chemin (toute la dernière partie semble les séparer) même si les liens qui les relient sont toujours solides. Cette évolution n'est pas la seule preuve de l'excellence scénaristique du film. La plupart des séquences ne se termine pas comme on pouvait le soupçonner et régulièrement, Moknèche attend quelques instants pour délivrer toutes les informations sur l'identité ou l'intention réelle de ceux qui apparaissent devant nous. Il faut voir aussi la façon dont le cinéaste intègre parfaitement au récit des éléments à première vue pittoresques, comme le mariage qui bloque la circulation ou la visite à la voyante (cette scène étonnante qui permet de plus cet échange merveilleux : "- Avec cet homme, depuis trois ans, vous avez dû faire autre chose que vous regarder. - Évidemment. On est en 2003... - Si on est en 2003, pourquoi vous venez me voir ?").

    La retenue dont il est fait preuve ici en ce qui concerne la politique n'est pas synonyme de manque de lucidité ou de courage. Les membres de la Sûreté Nationale n'ont rien de rassurant et les attentats islamistes sont craints (mais peuvent aussi servir de faux prétexte à un retard au travail). Dans ce monde écartelé entre fondamentalisme et liberté, presque tous rêvent d'ailleurs. Si la plupart sont tentés par l'Europe, d'autres, comme Papicha souhaitent retrouver un passé idéalisé. Cette mélancolie est rendue par une belle mise en scène. Si quelques instants du début laissent craindre une esthétique de sitcom, par les éclairages ou par un ou deux seconds rôles mal assurés, l'inquiétude est vite dissipée. Nadir Moknèche donne à chacun de ses plans la durée qu'il faut. Parfois, il laisse couler après la sortie de champ du personnage, laissant se développer un beau leitmotiv au piano sur des magnifiques panoramiques ou captant la vie qui continue, comme pour le très beau dernier plan du film. Réussissant à unifier bien des registres, de la chronique au drame, de la comédie au polar, Viva Laldjérie est une vraie découverte.

  • La Môme

    (Olivier Dahan / France / 2007)

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    1229403370.jpgMis de bonne humeur par le Kusturica, je me suis laissé tenter par la ressortie post-César de La Môme. Je vous jure que je voulais bien l'aimer ce film, que j'étais prêt à passer par dessus bien des contraintes imposées par le genre. Mais pour ce faire, il aurait fallu que le cinéaste me fasse un peu plus confiance en temps que spectateur et qu'il ne se base pas uniquement sur son cahier des charges pour conduire son récit. Je ne connais pas les précédents travaux d'Olivier Dahan mais il m'a l'air d'être un jeune cinéaste (40 ans) "moderne et ambitieux". Alors pourquoi diable nous fait-il un biopic aussi conventionnel ? C'est sûr, tout était calibré dès le départ pour que ça marche, ici et de l'autre côté de l'Atlantique. Tous les rôles principaux sont tenus par des vedettes, au point qu'on s'étonne de ne pas voir débarquer Clovis Cornillac en Marcel Cerdan. A ce jeu de reconstitution historique avec l'accent, ce sont les plus aguerris (Depardieu et Greggory) qui sont le moins insupportables. On a droit en passant à l'incarnation de Marlene Dietrich par Caroline Sihol, et ça, ça fait très mal. Quant à Marion Cotillard, c'est vrai que ça a dû être dur pour elle toutes ces heures passées au maquillage (mais elle est en fait meilleure en vieille dame qu'en femme de son âge).

    Si Polanski a fait Oliver Twistpour son fils, Dahan a dû faire La Mômepour sa grand-mère. Bien sûr l'académisme dont le film fait preuve est un académisme au goût du jour. Les scènes de rue ou d'affrontements sont tournées avec une caméra nerveuse quand les moments plus lyriques ou émouvants sont traités à coups de fondus enchaînés et de fluides mouvements de caméra. Tout ça est très au point et parfaitement ennuyeux. La belle séquence du premier dîner entre Edith et Marcel est gâchée par l'insertion parallèle du compte rendu qu'en fait la chanteuse à sa confidente, procédé gratuit qui rompt le charme initial. La seule petite audace tient donc dans le faux retour de Cerdan à Paris. A ce moment, Dahan parvient à faire pressentir que quelque chose cloche, rien qu'en faisant durer pour la première fois un plan. Ah si, une autre jolie idée : la redressement de Piaf quand on lui joue pour la première fois Je ne regrette rien, lui faisant s'écrier "C'est ce que j'attendais depuis des années". A part ça, de l'aspect musical, rien ne ressort. Les concerts sont filmés banalement, la leçon de chant draîne tous les clichés possibles pour montrer la progression technique de la chanteuse. Aucune tentative n'est faîte pour prendre du recul, pour tenter d'expliquer pourquoi les chansons de Piaf cheminent dans l'esprit de chacun. Il n'y a que de l'unanimisme.

    Comme dans tous les biopics modernes, la narration est forcément éclatée, partant en même temps du début et de la fin de la vie pour faire converger les lignes vers une apothéose du milieu. La vie de la Môme étant chargée d'événements dramatiques, il paraissait difficile de finir avec la tarte à la crème habituelle de la révélation finale d'un traumatisme fondateur. Et bien Dahan a quand même réussit à en placer un, il est vrai souvent ignoré (par moi en tout cas). Le film peut donc se terminer (longuement) sur cette vague émotionnelle qui nous emporte tous Tous ensemble ! Tous ensemble ! Eh ! Eh !, au son de la chanson la plus connue de Piaf (j'aurais dû parier avant la projection sur l'ordre dans lequel seraient proposés les morceaux, j'étais sûr de gagner). Pourvu que personne ne nous prépare un Jacques Brel...

  • Promets-moi

    (Emir Kusturica / Serbie / 2007)

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    436109579.jpgLes quelques extraits entr'aperçus au moment de Cannes n'étaient pas très engageants, la rumeur s'est faîte très négative et la sortie du film fin janvier a été accompagnée par un déluge de mauvaises critiques. Ainsi redoutée, la catastrophe n'a finalement... pas lieu. Kusturica avec Promets-moi, livre une farce, réalisée dans son coin. A la suite de Underground, il est évident que le cinéaste n'a plus souhaité se frotter aux grands sujets. Il a ainsi signé des oeuvres de plus en plus simples et lumineuses. On peut regretter qu'au cours des dix dernières années, chaque rendez-vous soit un peu moins marquant que le précédent, mais pour l'instant, l'énergie suffit encore à emporter le morceau. Kusturica semble finalement vouloir faire du cinéma comme il fait de la musique, sans se prendre la tête. Et effectivement, ses films ressemblent de plus en plus aux concerts du No Smoking Orchestra (voir le formidable documentaire tourné par Kusturica lui-même sur son groupe : Super-8 stories), soit du rock balkanique qui ne se singularise pas par sa subtilité mais qui est tout simplement une belle machine à danser et transpirer.

    Avec son histoire de grand-père qui envoie son petit-fils vers la ville afin que celui-ci s'y trouve une femme, le Serbe n'innove guère en termes de thématique : opposition entre campagnards et citadins, initiation amoureuse, liens de fraternité inattendus, goût de la fête... Kusturica mélange sa sauce et fait brillamment n'importe quoi, osant les pires gags zoophiles, les chutes cartoonesques, les péripéties sans queue ni tête. Qu'importe le scénario après tout (et franchement, se souvient-on de celui de Chat noir chat blanc?), ici ne compte que la rigolade et le plaisir de filmer. Tous les acteurs en font des tonnes, ce qui n'est pas toujours désagréable. Avec ses grimaces et ses gesticulations, ce burlesque énorme, qui ignore avec aplomb la frontière qui le sépare du comique troupier, vaut avant tout par sa franchise. Absence de second degré et refus du ricanement : c'est un hommage enfantin, une volonté de retrouver l'innocence et l'émerveillement face aux images cinématographiques. Il faut prendre comme cela ces corps qui tombent dans des chausses-trappes, ces machines bricolées et improbables. L'humour déployé ici n'est pas bien fin mais atteint souvent son but. De toute manière, le temps que l'on se dise que là c'est vraiment limite, Kusturica invente déjà autre chose derrière. Peut-être qu'un gag sur deux seulement marche, mais dans le tourbillon, on ne s'en rend pas bien compte, ne retenant que les meilleurs (le punching ball humain, l'homme-canon...).

    Dans la grosse rigolade ou la paillardise, le metteur en scène inspiré est quand même toujours là, assemblant ses plans par un montage rapide mais toujours lisible dans le chaos. Si la musique, signée par le fiston, n'a toujours pas retrouvé la qualité des partitions que proposait Goran Bregovic il y a dix ou quinze ans, elle entraîne encore facilement. Quant à la politique, Kusturica ne garde que quelques vacheries bien senties lancées vers les Américains ou l'Europe. Tout cela suffit pour passer un très agréable moment devant ce film, qui serait même une belle réussite sans la dernière demie-heure, trop répétitive et moins étonnante. Je m'en voudrai de terminer sans parler du couple de jeunes tourtereaux, Jasna et Tsane. Kusturica leur réserve les scènes les plus touchantes, sans jamais verser dans la mièvrerie, et réussit à surprendre en partant d'idées rabattues de séduction maladroite. Mes deux moments préférés du film les concernent. D'abord lorsqu'ils se retrouvent à se parler devant la télévision diffusant la fin de Taxi driver de Scorsese. Hommage sympa mais inutile se dit-on, avant que Kusturica ne montre leurs regards se porter discrètement de temps en temps vers la télé et que finalement un sursaut terrible les secouent devant l'image violente de De Niro tirant sur sa victime. L'autre moment est aussi bref. Vers la fin, surchargée de musique, un plan d'une quinzaine de secondes cadre Jasna essayant son voile de mariée. Tsane s'affaire derrière elle, tout en dansant. Elle dodeline en rythme, souriante. Le beau visage de Marija Petronijevic transmet à cet instant toute la magie dont le cinéma de Kusturica est parfois capable.

  • Pusher III

    (Nicolas Winding Refn / Danemark / 2005)

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    ee28d006c6d1460d890d8c6cdd1f20a9.jpgDans Pusher III vient le tour de Milo, le serbe, qui tente de décrocher de l'usage de la drogue mais pas de son trafic. Aujourd'hui, il doit assurer le repas d'anniversaire de sa fille Milena tout en démêlant une sale histoire de cachets d'ecstasy envolés dans la nature et réclamés par ses associés albanais.

    Après l'enquête sur le monde des dealers et la tragédie familiale, on passe à l'auscultation d'un esprit qui vacille. Milo (Zlatko Buric impeccable) accapare l'image. Se faisant vieux, bousculé par la montée des nouvelles générations, au sein desquelles sa fille et son gendre prennent parfaitement leur place, il semble perdre pied au fur et à mesure qu'avance cette journée étourdissante. Car Nicolas Winding Refn resserre l'action sur quelques heures. Mais plutôt que de reservir une course pour la survie chronométrée, il brouille les repères temporels, multiplie les moments de flottement, entraîne jusqu'au vertige. L'énergie qui s'accumulait dans les deux premiers volets se décharge au final. Milo s'épuise et se vide. Sa dérive le mène vers un trou noir, là où l'on perd le sens commun, où l'on en arrive à nier le corps humain, réduit méticuleusement et mécaniquement à rien. Cette béance, c'est une longue séquence de boucherie, clinique et inéluctable, qui mettrait à mal l'estomac si il n'était pas préparé petit à petit, comme contaminé et pétrifié lui aussi dans ce néant.

    Dans ce troisième et dernier épisode, la caméra de Winding Refn est encore moins agitée. La musique se fait lancinante. Nulle trace de hard rock cette fois-ci, mais un fond, un bruit qui obsède, à la manière parfois des trouvailles de Badalamenti chez Lynch. Enfin, de ses trois héros aux destins suspendus, c'est Milo que le cinéaste quitte de la façon la plus aérée, la piscine vide en dessous de lui, le ciel bleu au-dessus. C'est pourtant celui auquel on donne le moins de chance de survie, celui qui paraît déjà mort.

    Ainsi se clôt la fameuse trilogie, description édifiante de quelques rouages d'un empire criminel tentaculaire et internationalisé. Nicolas Winding Refn n'a pas choisi de faire une saga à la Coppola, mais de développer trois branches distinctes d'un même arbre, en travaillant à chaque fois sur des problématiques et des rythmes différents. En ce sens, son oeuvre est assez proche de la trilogie de Lucas Belvaux, Un couple épatant / Cavale / Après la vie, et donne le même sentiment d'un résultat final encore supérieur à la somme des parties séparées, déjà remarquables en elles-mêmes. Ennemi du politiquement correct, maître de ses effets, grand libérateur d'énergie et sacré directeur d'acteur, forcément, ce jeune cinéaste a réalisé ou réalisera d'autres travaux dignes d'intérêt.

  • Pusher II

    (Nicolas Winding Refn / Danemark / 2004)

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    ef143317b3d05ad08d93a5eaaae8e682.jpgHuit ans après, Pusher II n'embraye pas directement sur la fin du premier volet. On ne repart pas avec Frank, qu'apparemment personne n'a revu, si l'on en croit une brève allusion dans une discussion, mais avec Tonny, son ancien partenaire qui sort tout juste de prison. Première surprise donc : Nicolas Winding Refn change de personnage principal. Mieux encore, il creuse un peu plus les psychologies, change de rythme et affine son style. Tonny refait donc surface et réintègre le garage de son père. Le fait d'être désintoxiqué ne l'empêche pas de sniffer à l'occasion et sa liberté surveillée ne le freine pas trop au moment de voler des voitures. Il est vrai que derrière la facade de respectabilité et la méfiance envers ce fils allumé, le père s'avère être un puissant mafieux, aux activités et réactions bien plus ignobles que celles de Tonny. Autre choc sur la route du retour à la vie "normale" : la découverte d'un fils, âgé de quelques mois à peine.

    Famille et filiation sont les thèmes principaux de Pusher II. Famille bien particulière où les mères sont plus ou moins prostituées et où les pères sont des trafiquants. Partant de ce contexte, il n'y a plus qu'à tirer les fils d'un beau scénario pour virer vers la tragédie. Ce changement de registre par rapport à la linéarité behavioriste de Pusher fait tout le prix du film. Plus imprévisible que ne l'était Frank, Tonny est aussi plus touchant, le plus souvent observateur des événements (le point de vue du film qui se confond avec celui du personnage semble plus rigoureusement tenu, témoin l'extraordinaire bréve scène de l'accident pendant le braquage chez BMW vue depuis l'autre côté de la rue). Mads Mikkelsen incarne remarquablement ce personnage, rendant parfaitement ses réactions craintives lors du deal qui commence à mal tourner et parvenant à rendre à la fois émouvantes et stressantes toutes ces scènes où on le voit s'approcher de son bébé. La fêlure est bien là, qui laisse passer peut-être une lueur d'espoir dans cet univers si sombre. Et plus que les gestes de violence qui éclatent sur la fin, dans le crescendo des dernières minutes, c'est un flottement ultime dans les intentions et finalement une fuite insensée qui laissent pantois.

    D'un volet à l'autre, Nicolas Winding Refn a gagné en force et en fluidité, dans une mise en scène toujours très mobile. Le travail sur la lumière et la plus grande maîtrise de la musique (surtout lors de la longue et incroyable séquence du mariage) achèvent de faire de Pusher II une belle réussite du genre.

  • La visite de la fanfare

    (Eran Kolirin / Israël / 2007)

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    380f54e5b72e2f9e4f9c36cfbf983e53.jpgSéance de rattrapage du film-surprise de la fin de l'année dernière. Un peu partout ont été salués, à juste titre, la finesse du traitement, la qualité de l'interprétation, l'humour pointilliste et la belle manière de dire beaucoup à partir de trois fois rien. L'éclatante réussite du premier film d'Eran Kolirin tient d'abord à la volonté de confronter non pas deux cultures, mais des solitudes. Aucune allusion politique directe n'est faîte. Ce ne sont que des histoires personnelles qui s'échangent.

    La fanfare de la police du Caire débarque par erreur dans un bled paumé d'Israël. Partant d'un tel postulat, évacuer tout discours sur le conflit israëlo-arabe est un exploit. Kolirin dit ne pas avoir voulu faire un film sur la paix car plus on en parle, plus il y a la guerre. Il faut donc repartir d'en bas : travailler l'humain, gagner une conscience après l'autre. On s'autorise donc la nostalgie d'une culture partagée des grands mélos du cinéma arabe, on façonne des personnages au gré de séquences savoureuses dont l'assemblage distille petit à petit une belle émotion. Exemplaire, la scène dans le parc entre Dina et le chef de la fanfare passe de l'impossibilité d'expliquer ce que l'on ressent à conduire l'orchestre à un flot descriptif sur le plaisir de la pêche puis à une confession émouvante, lâchée comme par mégarde. Séquence d'un charme fou, parmi d'autres, à l'image d'un film qui diffuse ainsi, à force de petites touches, sa belle musique jusqu'à un concert final qui n'a pas besoin de signer une apothéose émotionnelle mais qui se pose plutôt là comme une jolie virgule.

  • La saveur de la pastèque

    (Tsai Ming-liang / Taiwan / 2005)

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    Diffusion sur Arte, demain soir (Mercredi) à 22h55.

    6614dad9b0283309fbe3e85810dac3d9.jpgLégèrement en retrait avec ses précédents longs-métrages (Et la-bas quelle heure est-il ?, 2001 et Goodbye Dragon Inn, 2003), Tsai Ming-liang revenait au top avec cette Saveur de la pastèque, quasiment du calibre de ses grandes réussites des années 90. Comme dans The hole (1998), le réel y est troué par des séquences de comédie musicale, dans un rapport moins évident mais avec un art des transitions intact (la plus belle voit ainsi la chanson de la femme-araignée raccorder sur Lee Kang-sheng allongé sur la "toile" du filet de protection de l'escalier). Et à nouveau, une histoire d'amour y est rendue bouleversante par son impossible épanouissement physique.

    Cette fois-ci, Tsai fait de son personnage principal un acteur porno (Lee Kang-sheng, donc, acteur de tous les films du réalisateur depuis leurs débuts communs en 92 : encore plus fort que Truffaut/Léaud). La saveur de la pastèque permet donc au cinéaste d'aborder à son tour frontalement le problème de la représentation du sexe, sujet autour duquel il tournait souvent auparavant. De ce point de vue, cela commence d'ailleurs très fort. Après le plan-séquence initial, une scène de cunnilingus par pastèque interposée provoque un trouble certain par le mélange de crudité et de distance qui se dégage des images. L'entre-jambes de l'actrice cachée et le report des gestes obscènes sur le fruit, nous donnent l'illusion de finalement ne voir que ça : le sexe féminin. Ainsi se déroulera le film jusqu'à une fameuse séquence finale, dérangeante et ouverte à bien des interprétations. Rudesse, tristesse, malaise, mais beauté aussi (voire une lueur d'espoir) accompagnent ces derniers plans sur les visages en plein orgasme ou sidérés.

    Gardant l'esthétique radicale des longs plans muets et très composés, le film s'éloigne de l'allégorisme trop rigide à l'oeuvre dans Goodbye Dragon Inn. Ici, les pistes de réflexions se font plus complexes, la trame narrative plus solide. L'incroyable ton burlesque de Tsai Ming-liang est aussi de retour, par exemple lorsque des crabes se débattent dans la cuisine. Les acteurs-têtes brûlées se jettent à corps perdus dans cette histoire (Lee Kang-sheng en tête, qui vieillit, ce qui veut dire que nous aussi...). Une scène magnifique sur un portique laisse entendre la seule phrase que l'héroïne dira à son "amoureux" : cette question ("Tu vends toujours des montres ?") qui fait alors remonter en nous tout le cinéma passé du grand Tsai.