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2000s - Page 20

  • Romanzo criminale

    (Michele Placido / Italie / 2005)

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    RomanzoCriminale.jpgRécit d'une odyssée criminelle couvrant la période la plus agitée que connût l'Italie après la guerre, soit les années terroristes 70 et 80, Romanzo criminalese place au coeur d'un genre bien établi dans la cinématographie transalpine, tout en s'appuyant sur une esthétique toute américaine. La première partie de cette fresque accumule ainsi les figures scorsesiennes dans sa description de l'ascension irrésistible d'une bande de malfrats dans le monde de la criminalité mafieuse. La pathologie de certains membres du gang, les éclats de violence et tous les signes constitutifs de la grande délinquance (armes à feu, liasses de billets, drogue) sont traités selon le rythme fiévreux et musical de l'auteur des Affranchis (la bande-son est également saturée de vieux tubes rock'n'roll). Et à l'image de son modèle, Michele Placido, nous plonge dès le générique dans la spirale, les présentations des principaux personnages se faisant dans la fébrilité d'un événement dramatique et violent. Ce début, qui voit les protagonistes à l'âge de l'adolescence se faire arrêter par la police au terme d'une folle virée nocturne, a valeur de moment traumatique fondateur pour les membres du groupe. A plusieurs reprises dans le récit, nous reviendrons (c'est l'un des choix de mise en scène discutables du film), par flash-back ou retour réel d'un personnage, sur cette plage où eu lieu l'arrestation.

    Si la première heure suit les activités multiples de la bande, elle met en avant deux de ses principaux membres, Il Freddo et Libano, qu'elle oppose systématiquement en partant de leur lien indéfectible. Le premier est plus réfléchi, le second est plus impulsif, avide de pouvoir. Leur trajectoire semble tout tracée. Leur discussion au bord de la mer sur leur fascination (ou pas) envers les empereurs et les dictateurs enfonce un clou qui, plus tard, traversera carrément la planche lors de la mort violente de l'un d'eux (qui ne manquera pas de proclamer son appartenance au cercle des grands hommes avant de rendre son dernier souffle).

    Après la montée survient forcément la chute (et Coppola de prendre la place de Scorsese). Plusieurs éléments perturbateurs commencent à dérégler la machine et le volet le plus intéressant du scénario se déploie quand des instances politiques viennent à se servir des gangs mafieux pour répondre aux actions des Brigades Rouges. Les malfrats deviennent ainsi l'un des maillons du "terrorisme noir" (orchestré par les groupes les plus à droite du milieu politique et activiste italien), par opposition au "terrorisme rouge". Les épisodes relatés sont assez passionnants, même si la politique n'est finalement ici qu'à l'arrière plan, simplifiant beaucoup les choses (notamment en présentant comme homme de l'ombre quelqu'un qui semble connaître la marche de l'histoire avant tout le monde, prévoyant par exemple la chute du mur de Berlin, procédé toujours gênant).

    Si du côté du scénario trop de croisements sont forcés (le commissaire et l'un des truands sont amoureux de la même femme, le jeune frère d'Il Freddo se fournit en drogue chez l'un des associés du gang...), l'une des grandes forces du cinéma italien actuel se retrouve tout de même : la reconstitution parfaite des années 70. Cette réussite ne repose pas vraiment sur les quelques inserts de documents d'archives (dont le choix et l'intégration sont assez banals), mais plutôt dans cette façon de re-capter l'air du temps sans nous barber avec une avalanche de plans pittoresques sur tel ou tel élément de la vie de l'époque : vêtements, véhicules, design...

    Longue de 2h30, embrassant une bonne vingtaine d'années, la fresque manque de souffle mais l'indécision dans le suivi de tel ou tel protagoniste, les a-coups de la narration et le déséquilibre entre les différentes parties (annoncées par un carton portant le nom d'un des gangsters) rendent paradoxalement service au film. L'interprétation est de bonne facture (mention tout de même à Kim Rossi Stuart et Jasmine Trinca). Indiscutablement, Romanzo criminalesouffre de deux choses : une mise en scène peu subtile de Michele Placido et quelques dialogues relativement bateau. Il faut dire surtout qu'une ombre s'étend sur tout le film : celle de Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana, dont on retrouve les scénaristes Stefano Rulli et Sandro Petraglia. Cette oeuvre-fleuve, d'une importance capitale dans le cinéma italien actuel (et au-delà, si l'on pense à ce qu'on apparemment tentés récemment Ducastel et Martineau avec Nés en 68), réussissait miraculeusement sur tous les tableaux quand Romanzo criminalene tient la distance que sur quelques uns. Il y a même une légère ironie à constater que le mélodrame de Giordana est une oeuvre pensée pour la télévision qui accède par sa forme et son souffle au grand art et que le grand spectacle de Placido équivaut finalement à une bonne série policière.

  • Belfort

    (Gaëtan Chataigner / France / 2008)

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    belfort.jpgPour fêter les 20 ans des Eurockéennes de Belfort, commande a été passée à Gaëtan Chataigner pour qu'il réalise un documentaire-hommage au célèbre festival. Chataigner est le bassiste des Little Rabbits, meilleur groupe de rock français du monde au tournant des années 2000, splitté depuis, pour mieux renaître sous le nom de French Cowboy et, parallèlement, en orchestre de luxe pour les concerts de Philippe Katerine. Sachant que notre homme adore depuis toujours bidouiller des vidéos pour son groupe ou ses grands potes que sont Katerine et Dominique A., le projet promettait énormément sur le papier.

    Refusant de se contenter d'aligner des extraits des concerts ayant marqué deux décennies d'Eurockéennes, Chataigner a choisi de tourner une mini-fiction qui accueillerait sur la bande-son et en inserts ces grands moments musicaux. En partant de la Vendée, nous prenons donc la route aux côtés d'un couple de jeunes amoureux nantais, résolus à gagner Belfort en stop. Les kilomètres défilent ainsi dans la voiture d'un cadre trop bavard, dans le camion d'un fan de métal et enfin dans la Ford Mustang d'un doux allumé tout de cuir noir vêtu (Eric Pifeteau, que je préfère quand même sur scène, derrière sa batterie). Aucun dialogue ne s'entend. Seule une voix-off au ton détaché (celle de Federico Pellegrini, troisième Rabbits embarqué dans l'histoire) nous guide en jetant en arrière, vers ces années d'indépendance, un regard aussi tendre que désabusé.

    Gaëtan Chataigner a voulu faire tout autre chose qu'un catalogue commémoratif. Il y a cependant un peu trop de décalage dans son road movie. La fiction, si sympathique soit-elle, a du mal à s'incarner réellement dans ces personnages immatures et la série de saynètes qui en découle est très inégale. On a l'impression d'avoir une succession de scènes dont chacune doit proposer une idée visuelle originale et/ou décalée. L'intégration des musiques et des images live passe elle par des procédés très divers : illustration litérale des paroles (un homme inquiétant joue avec son fusil dans les bois sur le Stagger Leede Nick Cave; le jeune couple se déchaîne sur une piste de danse au son du I bet you look good on the dancefloordes Artic Monkeys), évocation d'une certaine ambiance (le son de Portishead sur des images, vues d'un train, de paysages défilant; tendresse et complicité amoureuse sur le Karma policede Radiohead), rimes visuelles (montage qui souligne la ressemblance entre l'héroïne de la fiction et Kim Gordon de Sonic Youth) et mise en parallèle d'univers proches (The Gossip sur des plans de quartiers chauds parisiens). Les nombreux mais trop brefs extraits sont constamment entrecoupés, le son est trituré en jouant sur les sources possibles (poste de radio, magnétophone, son direct du concert...) et tout cela se révèle assez frustrant. Difficile donc de dégager une performance ou un autre, tout au plus peut-on saisir des moments consacrés au gens qui nous touchent particulièrement, soit pour ma part Pixies, Sonic Youth, PJ Harvey ou LCD Soundsystem, parmi beaucoup d'autres. La petite déception ressentie devant Belfort tient surtout à ce constat : tous les artistes entr'aperçus sont si précieux et si rarement mis en avant ailleurs que les hommages les plus originaux et les plus déconstruits ne sont pas forcément les plus nourrissants.

    Le film, diffusé deux fois sur la TNT de façon indigne par Virgin 17 (dans la nuit et, la deuxième fois, avec 1 heure de retard sur l'horaire annoncé), est visible dans son intégralité sur Daily Motion, mis en ligne par les gens des Eurockéennes eux-mêmes.

  • L'orphelinat

    (Juan Antonio Bayona / Espagne / 2007)

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    orphelinat.jpgM'étant enfin décidé à aller voir L'orphelinat (El orfanato), repris à l'occasion de la Fête du Cinéma, je me disais que je pourrai débuter ma note sur ce film, qui ne pouvait manquer d'être intéressant, par un parallèle (drôle et pertinent, personne n'en doute je l'espère) entre l'actuelle bonne santé du cinéma espagnol et la victoire méritée de leur équipe nationale à l'Euro de foot. Mais voilà qu'une simple phrase fit voler en éclats ma résolution. Elle fut entendue lors de l'achat de ma place : "Je vous préviens, on vient de m'annoncer que le film est en VF et non en VO comme prévu". Grimace et demande d'un temps de réflexion. Trois possibilités. La première : tenter vaille que vaille de faire abstraction du doublage, en se disant qu'il ne doit rien y avoir de plus ressemblant à un cri de terreur en espagnol qu'un cri de terreur en français. La deuxième : choisir un autre film, sachant que le Desplechin est déjà vu et qu'il ne reste que Sagan et J'ai toujours rêvé d'être gangster(vraiment, mais alors vraiment pas envie du tout, ni de l'un ni de l'autre). La troisième : refaire dans l'autre sens 25 minutes de bagnole en râlant. Je choisis la réponse A. La soirée commençait donc mi-figue mi-raisin et ma réception du film doit se moduler du coefficient correcteur VF.

    L'orphelinat en question est celui dans lequel a grandi Laura qui, à 37 ans maintenant, décide de racheter cette grande bâtisse d'un autre âge pour y créer à son tour une institution d'accueil pour enfants. Elle emménage avec son mari et son fils Simon, adopté et de surcroît malade. A peine installé, ce dernier dit avoir fait connaissance et jouer régulièrement avec des enfants que personne d'autre ne voit. De plus en plus inquiet, le couple voit sa vie basculer lorsque Simon disparaît un jour. Des mois durant, sa mère continue à le rechercher, d'abord avec l'aide de la police puis usant de techniques paranormales afin d'affronter les esprits possédants la maison.

    Le film commence par agacer un poil. La faute à une mise en scène tendue uniquement vers la recherche de l'efficacité, quitte à verser parfois dans l'esbroufe. Bande-son surchargée, mouvements de caméra, le cinéaste n'y va pas avec le dos de la spatule pour créer l'angoisse. La désagréable impression que nous sommes menés en bateau de façon grossière affleure ça et là. Cette impression se révélera fausse sur la durée, le récit s'avérant plutôt habile, mais dans toute la première partie, J.A. Bayona paraît couper ses scènes quand ça l'arrange bien, de peur de trop en dire, ce qui provoque un certain arbitraire dans la construction (idem quand il place ses personnages en situation, seuls ou pas). Visant donc une efficacité maximale, il rate deux ou trois scènes (la course affolée sur la plage, l'accident de l'assistante sociale), mais les moments de tension sont particulièrement prenants et les sursauts ne sont pas rares (qui ne bondit pas lors de la scène dans la salle de bain est drogué, endormi ou en phase terminale).

    Souvent, Bayona veut jouer en même temps sur deux tableaux et paraît s'égarer avant d'emporter le morceau. Par conséquent, nous n'arrêtons pas de nous dire : "Mais bon, c'est vrai que....". Il en va ainsi devant l'intrusion du surnaturel. Le film se retient de s'y engouffrer totalement, s'appuyant de temps à autre sur le regard critique et rationnel du mari. Mais bon, c'est vrai quele dénouement justifiera ces allers-retours. L'arrivée de la médium avec son équipement ultra moderne (écrans multiples, capteurs) sent bon l'effet de mise en scène gratuit. Mais bon, c'est vrai que la séquence culmine dans une apothéose stressante encore une fois très efficace. Enfin, le point de rupture dans le couple est amené de manière abrupte alors qu'il aurait dû être tangible bien plus tôt. Mais bon, c'est vrai que cette scène se termine sur un échange sensible à propos de la perte d'un enfant.

    Comme je l'ai dit plus haut, le plaisir du genre est là. On en vient à sourire d'aise quand une énième porte s'ouvre sur un escalier sordide qu'il faut descendre. Comme prévu dans ce type de production, tout se termine sur un retournement de situation. Celui-ci se révèle totalement bluffant. Bayona fait (enfin) preuve d'audace en choisissant le pire, c'est-à-dire le plus absurde, et en filmant des gestes de tendresse terribles et effrayants mais particulièrement beaux. La clé de l'énigme non seulement éclaire le récit d'un autre jour (c'est bien le moins qu'elle puisse faire) mais apporte l'émotion et la profondeur qui a souvent manqué jusque là, le cinéaste ayant été un peu trop obnubilé par ses effets, au détriment du travail autour de quelques pistes intéressantes (la fusion mère / fils jusqu'au mimétisme, jusqu'à la répétition des drames etc...). Il est fort dommage que le film continue encore 5 minutes. On ne nous laisse pas au bord de l'abîme. On nous raccompagne jusqu'à la sortie, la main sur l'épaule pour ne pas trop nous traumatiser, avec une première coda souriante au milieu des enfants et une seconde, apaisante à peu de frais. Elles ne changent pas l'issue du drame, mais l'adoucissent. Jouer sur deux tableaux disais-je...

    Futur auteur brillant ou réalisateur routinier, bien malin qui peut présager de la suite en ce qui concerne Juan Antonio Bayona après ce premier film, produit par Guillermo del Toro (qui, de par ses productions et ses propres réalisations, entre autres celles-ci dont je vous avais entretenu, a prit une place primordiale ces dernières années au sein des cinémas mexicain et espagnol). Une remarque pour finir : que ce solide film de genre soit, comme le dit son affiche, "le plus gros succès espagnol de tous les temps" laisse rêveur dans notre doux pays des Bronzés et des Ch'tis.

  • Wonderful town

    (Aditya Assarat / Thaïlande / 2008)

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    WonderfulTown.jpgSouhaitons la bienvenue à Aditya Assarat, auteur, pour son premier long-métrage de fiction, de ce beau Wonderful town. A l'occasion de sa sortie en salles début mai, tous (non, je rectifie : les deux ou trois critiques concernés par un pauvre film thaïlandais) l'ont avant tout présenté comme la première oeuvre abordant le tsunami de 2004. Ses mérites ne se limitent pas fort heureusement à sa position de défricheur, le sujet n'étant d'ailleurs traité que de façon oblique.

    Un homme, prénommé Ton, s'installe dans un hôtel du sud de la Thaïlande, perdu entre les montagnes et le bord de mer, le temps de mener à bien sa mission d'architecte sur un grand chantier de la ville voisine. Il noue une relation amoureuse avec Na, la propriétaire, et semble décidé à s'installer auprès d'elle. L'environnement, comme les coeurs, sont travaillés en profondeur par la catastrophe passée, mais c'est un autre événement, tout aussi imprévisible, qui bouleversera cette histoire d'amour.

    Parallèlement à la persistance d'un traumatisme, Aditya Assarat nous montre donc la naissance d'un couple et son film provoque un étonnement sans cesse renouvelé devant une histoire de rencontre déjà mille fois contée. Le charme et la douceur des deux interprètes principaux, non-professionnels comme l'ensemble de la distribution, y est déjà pour quelque chose et ce n'est donc pas que pour le plaisir de la langue que je les nomme : Anchalee Saisoontorn et Ton Supphasit Kansen. Surtout, inspiration et sensibilité imprègnent constamment le travail du cinéaste (et de son équipe technique, dans sa majorité aussi peu aguerrie que lui). La mise en scène d'Assarat semble toujours la plus juste possible, à l'image de ce passage obligé qu'est le premier dialogue intime, ce moment où l'on voit si oui ou non quelque chose peut advenir avec l'autre. Na ramasse son linge sur la terrasse, Ton l'aborde gentiment, lui propose son aide. Leurs mouvements sont accompagnés lentement par la caméra. Après ce long plan, l'axe change brusquement quand Ton décide de faire la remarque qui engage, qui dévoile ses pensées. Et la réaction de Na semble s'accorder à son désir.

    Comme nombre de ses collègues asiatiques, Aditya Assarat excelle dans un mélange de réalisme et de mystère, au bord du fantastique. Le premier registre s'impose par petites touches, au fil de séquences très composées et non dramatisées, sans être pour autant abstraites. Détail parlant : contrairement à beaucoup d'oeuvres auteuristes, les gens se disent bonjour lorsqu'ils se voient. Wonderful town réussit ainsi l'exploit de ne jamais se laisser étouffer sous le formalisme. De très belles scènes montrent le manque physique que ressent Na, comme celle où elle écoute à la porte de la chambre le bruit de la douche, attirée qu'elle a été par celui d'une chasse d'eau (apport d'une note triviale dans un moment pourtant d'une grande douceur : le procédé se retrouve encore une fois chez beaucoup de cinéastes de cette région du monde).

    De la même façon qu'il réussit à rendre l'intimité qui lie deux personnes, le cinéaste a trouvé un beau moyen d'évoquer un sujet bien plus vaste. Cet état d'après-tsunami se traduit d'abord dans le paysage. Le nouveau complexe hôtelier qui sort de terre se dresse à côté d'une ruine (que l'on dit hantée). A l'image du continent entier, tout n'est que reconstruction. Comme le montre aussi en Chine Jia Zangke ou au Cambodge Rithy Panh, ces sociétés asiatiques progressent de catastrophes en bonds en avant. Les traces du tsunami ne sont dans le film pas toujours aussi visibles. Des plans très simples et a priori anodins de la mer prennent soudain une dimension inquiétante. C'est que tout au long du film semble se propager un bruit sourd : la musique procède par nappes, l'orage gronde parfois, la circulation se fait entendre jusque dans les chambres. Comme le mouvement des plaques océaniques entraîne le raz-de-marée, c'est sous la surface que se niche la menace. La violence couve. Un bref mais fort bruit métallique est placé sur la bande son juste avant que l'image du chantier elle même nous arrive et ne nous rassure qu'en partie. Après une belle étreinte en plans serrés, le champ s'élargit brusquement, révélant une nature luxuriante, mais ce n'est que la puissance du vent que l'on ressent soudain. Annoncé, le drame arrivera, pas sous la même forme que le premier, mais dans un enchaînement tout aussi arbitraire. Filmée sans que le cinéaste ne change rien à son rythme, la violence absurde laisse in finela place à un retour au calme très énigmatique. Si il n'était pas déjà attaché à un grand film japonais des années 50 (de Mikio Naruse), Le grondement dans la montagne aurait fait un beau titre pour ce premier long-métrage.

  • Le papier ne peut pas envelopper la braise

    (Rityh Panh / France - Cambodge / 2007)

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    papier.jpgAprès Les artistes du théâtre brûlé(voir ma précédente note), Rityh Panh met un peu de côté le travail de mémoire pour se coltiner à l'un des fléaux qui ravagent son pays, à savoir celui de la prostitution. Est-il vraiment utile de dire que malgré son sujet, Le papier ne peut pas envelopper la braise nous emmène loin d'un numéro du Droit de savoir sur TF1 ?

    Nul racolage évidemment dans le geste de Rityh Panh. Le groupe de prostituées, dont se détachera petit à petit une figure principale, est filmé uniquement pendant les moments de pause, la journée, avant de partir travailler le soir. Le cadre est celui du "Building" de Phnom Penh, bâtiment dans lequel vivent quelques 300 filles. Dès le début, sont lâchés des propos terribles sur les violences quotidiennes que ces dernières subissent, réduites qu'elles sont à l'état, au mieux, d'objet sexuel ou, au pire, de punching-ball. Sans pathos, sans effet choc ni voyeurisme, Rityh Panh nous donne à voir discrètement mais précisément la réalité des ravages du sida et de la drogue. En deux ou trois scènes de comptage de billets et de calculs sur un cahier, il montre le fonctionnement du micro-système infernal, basé sur une hiérarchie inébranlable (de bas en haut : la prostituée, le rabatteur, la patronne). Les quelques gestes de tendresse entre filles ne trompent jamais : il n'y a pas de romantisation de l'image de la putain. Quelques unes peuvent éventuellement parler, sans y croire vraiment, d'arrêter, de partir ou de devenir riche, mais toutes, à un moment ou un autre, parlent de mourir.

    Les différentes expériences ne sont pas énoncées de la manière classique, au cours d'entretiens avec l'auteur du documentaire. Les témoignages sont mis en forme, certainement orientés, plus ou moins dirigés par Rityh Panh, qui a préféré passer par des dialogues et des questionnements entre les filles elles-mêmes. Le procédé pouvait s'avérer difficile à manier et faire naître une sensation de manipulation. Fort heureusement, il n'en est rien. L'espace de liberté laissé est assez large et le film y gagne aussi en homogénéité. Le choix du réalisateur est donc de demeurer à distance. Jamais on ne le voit, ni l'entend. Aucun commentaire, autre que musical, ne vient se poser sur les images. Entre les conversations, le film ménage des pauses, suspend le temps, embrassant l'horizon de Phnom Penh depuis le toit du Building ou scrutant les visages tournés vers l'extérieur depuis les fenêtres de l'étage.

    L'ombre du génocide ne vient cette fois-ci que par la bouche de la mère de l'une des prostituées et la dureté de ses propos en disent long sur les souffrances passées, sur l'immensité du fossé séparant deux générations (ceux qui ont connu le pire et ceux qui viennent après) et sur le désespoir infini étreignant toute une part de la société cambodgienne : "Tu te plains de ta vie, mais ce n'est rien à côté de ce que nous avons vécu". Ce récit de l'exploitation féminine n'a pas de fin. Au terme de notre parcours, les anciennes ont disparu mais les nouvelles sont arrivées. Pendant 90 minutes, leurs douleurs se sont déployées dans la douceur d'une mise en scène minutieuse et attentive. Vision optimiste : ce recueil de témoignage est un salutaire signal d'alarme. Vision pessimiste : ce beau documentaire est un cautère sur une jambe de bois. Souvent nous revenons dans l'un des couloirs du Building : une femme ou un enfant au premier plan est baigné par la lumière chaude du jour. Mais tout le fond reste dans le noir. Pas d'issue. Sauf la fenêtre ?

  • Les artistes du théâtre brûlé

    (Rityh Panh / France - Cambodge / 2005)

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    artistetheatre.jpgPrésenté un peu partout sous l'étiquette documentaire, Les artistes du théâtre brûléest pourtant loin de coller parfaitement à l'acception du terme. Les premières images nous montrent la reconstitution théâtrale d'un drame de la guerre, dans un décor en ruines. La représentation s'interrompt soudain sous les invectives d'un homme que l'on imagine metteur en scène. S'ensuit alors une altercation verbale entre ceux qui se révèlent bel et bien des acteurs (dans de beaux va-et-vients d'une extrémité à l'autre du "plateau", la caméra accompagne en plan d'ensemble les mouvements des personnes). La deuxième séquence fait office de présentation de deux des principaux protagonistes : Doeun fait part à son ami Hoeun de sa découverte d'une malle renfermant les accessoires nécessaires à l'endossement du rôle de Cyrano de Bergerac (chapeau, faux nez, épée). Le phrasé, les champs-contrechamps et les variations d'échelles de plans à l'intérieur du dialogue nous le font ressentir : si ce n'est de la fiction, c'est en tout cas de la re-création.

    Nous sommes au coeur de Phnom Penh, dans un théâtre dévasté par un incendie dix ans auparavant. L'esthétique et l'économie du film sont clairement celles du documentaire. L'image est numérique, les lumières naturelles, la longueur des plans et les cadrages attentifs au frémissement de la vie. Mais au sein de ce dispositif, Rityh Panh filme des individus jouant leur propre rôle et multiplie les niveaux de réalité : représentations (sans public) de pièces ou citations d'extraits célèbres, interprétations de situations déjà vécues, témoignages recueillis par une journaliste et captation de la vie dans les rues alentour. Le statut de chaque scène est rarement discernable au premier regard. Ainsi, il n'est pas rare de voir intervenir tout à coup une tierce personne qui révèle alors le caractère joué de ce que nous venons de voir à l'instant.

    Le générique avance bien : "Scénario de Rityh Panh". Cet écheveau, traduit dans l'esthétique particulière du cinéaste (elliptique, contemplative, assez proche de celle de Jia Zangke), donne vie à un récit flottant, sans véritable noeud dramatique. Nous suivons quelques uns des comédiens de ce théâtre fantôme (dans lequel ils ont élu domicile), une dame malade et une jeune journaliste calepin à la main. Ce film de Rityh Panh est, comme ses précédents, hanté par le génocide cambodgien perpétré par les khmers rouges. Quelques récits édifiants nous sont contés et l'auteur continue à s'interroger sur la façon de les transmettre. Ici, ils démarrent sous forme de conversation normale pour se poursuivre en off sur des images où leurs locuteurs sont muets et leur évocation peut se faire par la maquette d'un camp de travail. Mais Les artistes du théâtre brûléaborde bien d'autres soucis cambodgiens : difficile transmission de la culture, atomisation des structures familiales, désenchantement politique, déscolarisation et misère. On oscille entre la noirceur du constat et d'infimes lueurs d'espoir, entre de toujours marquantes images d'enfants fouillant une décharge et des balades en scooter (depuis quelques années, de Moretti à Hou Hsiao-hsien, quoi de plus cinématographique que de précéder longuement une moto ?).

    Entre ces séquences, les plus belles, celles où le récit s'évapore, et celles basées sur des dialogues, naît un certain déséquilibre. Le fait, dans ces dernières, de mettre ainsi à nu la fiction, dans la transparence de l'esthétique documentaire, accuse parfois l'artifice et l'inégalité du jeu d'acteurs. Rarement la frontière entre documentaire et fiction aura été aussi travaillée, et si tout n'est donc pas convaincant, cela ne m'empêche pas de souligner l'exigence de l'auteur de S-21, la machine de mort khmère rouge, qui, bien que creusant toujours le même sillon (les traces du génocide), utilise à chaque fois des outils différents. Ma prochaine note devrait vous entretenir du film suivant de Rityh Panh : Le papier ne peut pas envelopper la braise.

  • Un conte de Noël

    (Arnaud Desplechin / France / 2008)

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    contenoel.jpgPas facile de parler d'Un conte de Noël. Avec les cinq premiers films d'Arnaud Desplechin, de La vie des morts à Léo en jouant "Dans la compagnie des hommes", les choses étaient claires : je savais exactement ce que j'admirais dans chaque opus. Mais avec Rois et reine et aujourd'hui ce Conte de Noël, tout se complique. Comme si, en devenant a priori plus accessible, son cinéma devenait encore plus insaisissable.

    Une fête de famille et des retrouvailles plus ou moins souhaitées après un traumatisme : tous les ingrédients du film choral basique sont réunis. Rassurons-nous, nous ne sommes pas dans Ceux qui m'aiment prendront le train. La première partie déroute, comme souvent dans ce genre de récit où l'on nous présente en parallèle une multitude de personnages. Mais cette narration est si étrange... Nous sommes dans un flux; les scènes semblent déborder les unes sur les autres (surtout grâce à la musique). Pourtant les ruptures de tons abondent : des débordements comiques aux larmes. Une courte séquence nous montre l'un des fils, Ivan, passer derrière les platines lors d'une fête. Ses dons de DJ lui font destructurer les morceaux pour mieux les ré-inventer. Scratches, superpositions de couches sonores, indécision du rythme : éléments caractéristiques de ce passage électro, éléments caractéristiques de tout le film. Des événements, chargés dramatiquement, prennent forme mais rien ne semble se résoudre réellement. Jamais de façon classique en tout cas. Je défie quiconque de deviner au début de n'importe quelle séquence du film où celle-ci va mener. Peu de cinéastes en France réussissent ainsi à faire naître le mystère à partir de données aussi prosaïques.

    Une fois encore, on dira de Desplechin qu'il ne filme que des bourgeois et des gens très cultivés. Et le regard n'est pas critique. Ce n'est pas du social, ce n'est pas du politiquement correct-engagé. On sent très bien qu'il joue avec ça. Et lui au moins ne se pose pas la question de savoir si c'est pas un peu trop de filmer ces gens en train de fumer et picoler continuellement, de blaguer avec le judaïsme ou de faire dire des grossièretés aux enfants. Quand à cette histoire de culture, peut-être encombre-t-elle parfois, mais remarquons seulement qu'elle permet de faire passer de façon très fluide toutes les références mythologiques ou littéraires qui paraîtraient ailleurs pédantes ou plaquées. Et ce travail donne des dialogues ciselés, toujours étonnants même dans les situations les plus convenues sur le papier, tel l'échange bouleversant entre Simon, amoureux sacrifié, et Sylvia, dans la cuisine. La troupe de comédiens habituelle s'en délecte (il est inconvenant de ne détacher qu'une personne, mais Chiara Mastroianni est bien la fille de ses parents).

    Comme dans Rois et Reine, le personnage de Mathieu Amalric s'oppose totalement à celui d'une femme (ici celui d'Anne Consigny) et on sent, dans les deux films, un déséquilibre. Le burlesque, la folie dynamique de l'homme tranche avec la névrose et le repli sur soi de la femme. La surprise et la satisfaction du spectateur provient du premier plus que de la seconde.

    Je conclue cette note besogneuse en disant que si Un conte de Noëlm'a moins impressionné que les travaux précédents de son auteur (peut-être parce qu'il me fait cette fois-ci plus penser à Truffaut qu'à Resnais), Desplechin reste, au sein d'une génération de cinéastes qui donna tant de premiers films prometteurs au début des années 90 (Ferran, Kahn, Beauvois, Ferreira-Barbosa, Lvovsky, Masson...), de loin le plus important et le plus régulier.

  • Le petit lieutenant

    (Xavier Beauvois / France / 2005)

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    142940381.jpgAvec Le petit lieutenant, Xavier Beauvois tente de faire une photographie de la police au travail, comme Tavernier le fit en 1992 avec L.627. En suivant un jeune diplômé qui débarque dans une brigade criminelle à Paris et en filmant son quotidien, le cinéaste s'est voulu au plus près de la réalité. Or, première incongruité dans cette optique, il ne distribue dans les rôles de policiers que des visages connus. Cette équipe est donc composée de Nathalie Baye, Jalil Lespert, Roschdy Zem, Antoine Chapey et Beauvois lui-même. On peut ajouter Jaques Perrin en juge. Inutile de dire que, malgré le savoir-faire de chacun, l'effet de réel recherché en prend déjà un coup.

    Pour mieux faire passer la pilule du didactisme, le cinéaste nous fait partager le regard du nouvel arrivant sur ce petit monde. Le problème, c'est qu'il veut absolument tout traiter, tout dire. Nous avons donc un catalogue de personnages (Beauvois, fidèle à son image de rebelle du cinéma français s'est réservé le rôle le plus réac et le plus violent) et de situations reflétant toutes les contradictions qui tiraillent la profession. Donc : Les flics boivent, mais pas toujours; il y a des cons, mais d'autres respectent les lois de la République; c'est pas facile d'entrer dans la police quand on est d'origine maghrébine, quoique ça dépend dans quelle brigade tu te retrouves. Bref, comme le dit l'autre dans sa chanson : "Y'en a des bien". C'est sans doute cette volonté d'exhaustivité qui fit écrire à certains que Beauvois avait réalisé là un grand film humaniste.

    L'autre terme retrouvé dans bien des critiques était "regard documentaire". Il est vrai que l'accent est mis sur la routine et que le fil conducteur est une enquète plutôt banale (le point de départ en est le meurtre d'un SDF). L'intention est louable mais la mise en scène a vraiment du mal à suivre. Neutralité de l'image, cadrages passe-partout, dialogues parsemés de répliques qui font mouche ("On nous a filé le fils de Colombo !") bien surlignées par le découpage hyper-classique : la différence avec un téléfilm ne saute pas vraiment aux yeux. On est loin d'une interrogation du réel. Autre aspect désagréable : les blagues de bureau. Chacun, quelque soit son activité, doit connaître ça, pas toujours fier de ses rires. Alors les voir sur un écran... La scène du pétard fumé dans la rue par Baye et Lespert, qui se termine de façon très prévisible par la sympathique mise en garde du jeune homme ayant tiré une taffe avec eux, m'évoque exactement ça : ces moments professionnels et comiques que l'on se remémore entre collègues jusqu'à l'overdose. De plus, quand Beauvois sort du documentaire, c'est pour faire de la bonne vieille psychologie. Car la patronne, alcoolique repentie, retrouve dans le petit lieutenant son fils disparu très tôt.

    La barque est donc sacrément chargée. Qu'est-ce qui l'empêche, selon moi, de couler complètement ? Tout d'abord mon attachement à Jalil Lespert, acteur que j'ai toujours trouvé très intéressant, arrivant dans chacun de ses rôles (chez Cantet, Guédiguian, Resnais) à dépasser son apparente lourdeur. Ensuite, ce changement de point de vue inattendu, au milieu du récit. Procédé toujours intriguant, même si il n'est pas ici totalement assumé. Et enfin trois instants de violence éclatants sans prévenir : deux actes sanglants brutaux et anti-spectaculaires, à l'arme blanche, puis par balles, et un coup de fil annonciateur du pire (un plan qui dure un peu plus que les autres, le temps de nous laisser nous demander pourquoi, avant de laisser tomber le couperet).

    PS : Le Dr Orlof a été plus rapide que moi à dégainer. Allez donc lire son avis (pas plus enthousiaste).

  • Don't come knocking

    (Wim Wenders / Etats-Unis / 2005)

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    827706905.jpgLa semaine dernière, je posais la question "Êtes-vous Wendersien ?". Or il se trouve que Arte a diffusé ce jeudi soir Don't come knockingqui, présenté à Cannes en 2005 était passé chez pas mal de gens pour le film du grand retour du cinéaste. Cependant, j'ai du mal à écrire que le hasard fait bien les choses tant ces deux heures de chromos furent pénibles pour moi. Je n'en appellerai pas cruellement au passé de Wenders. Je n'utiliserai pas non plus l'ironie pour le démonter (bien que ce Ne viens pas faire toc-toc le mériterait). Je me bornerai à dire calmement quel mauvais film nous avons là.

    Dès le départ, avec ce cow-boy qui s'échappe à cheval d'un tournage en plein désert, on sent que ça ne va pas aller : ces images léchées, ce portait rabattu d'une équipe de cinéma au travail, ces silhouettes stéréotypées, cet humour qui se force à paraître incongru... Le premier quart d'heure est une catastrophe et les choses ne s'arrangent guère par la suite. La faute en incombe autant à Wenders qu'à Sam Shepard qui signe un scénario sans intérêt particulier et qui joue sur une seule note son rôle d'acteur vieillissant. Ce Howard Spence, ancienne gloire revenue de tous les excès, décide de tout plaquer, de se délester de son attirail de cow boy de pacotille et de ses cartes de crédit. Et tout ça pour quoi ? Pour aller voir sa mère, laquelle était restée sans nouvelle de lui depuis trente ans. Celle-ci en profite pour lui annoncer qu'il est père depuis longtemps. Il se dirige donc vers le Montana à la rencontre de son fils et de la femme qu'il a aimé brièvement, des années auparavant.

    Si cette quête relance un tantinet la machine, l'émotion qu'elle est censée provoquer, grâce aux retrouvailles à l'écran de Sam Shepard et Jessica Lange, n'advient jamais. Certaines scènes sont d'ailleurs assez pathétiques puisque Wenders cherche à jouer sur plusieurs tableaux (voir la crise que pique Jessica Lange dans la rue, en disant à Shepard ses quatre vérités... le tout sous les yeux de deux culturistes en train de faire leur gym). C'est que le cinéaste veut faire un film décalé. Mais si Wenders était le roi de la rigolade, ça se saurait. Toutes ses tentatives tombent à plat et les seules qui marchent un petit peu (comme le personnage mono-maniaque de détective pour assurances, joué par Tim Roth) semblent copiées sur l'absurde de Lynch ou des frères Coen.

    Tout est enrobé de nostalgie, rien n'a de prise sur une quelconque réalité. Nous n'avons qu'une série de vignettes décalées, où la mise en scène se réduit à des touches bariolées, humoristico-poético-gnan-gnan, dénuées de toute rigueur dans la narration ou les dialogues, du niveau disons d'un Klapisch ou d'un Besson période Subway. Le regard porté sur les plus jeunes a la couleur de la guimauve (passant par exemple totalement à côté du potentiel émotionnel et énigmatique que portait le personnage angélique interprété par Sarah Polley).

    D'accord, Wim Wenders sait encore comment bien placer deux ou trois accords de guitare pour amorcer une séquence, filmer un batiment dans un cadrage-hommage à Hopper ou faire ressentir l'agressivité lumineuse d'un casino, mais cela s'arrête là. Ah si, Don't come knocking a pour moi un avantage : me rappeler combien était agréable la balade sur le même thème paternel du Broken flowersde Jarmusch (héritier officiel de Wenders) et me faire dire que finalement le récent voyage au pays des néons proposé par Wong Kar-wai (héritier officieux) dans My blueberry nights n'était pas si mal.

  • Shine a light

    (Martin Scorsese / Etats-Unis / 2008)

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    42365756.jpg"C'est un cliché, mais les sixties n'ont vraiment pris fin qu'au début des seventies. Je me rappelle avoir faitExile on main street en France et aux Etats-Unis, puis être parti en tournée, très content de moi, en me disant : "On est en 1972. Merde. On a tout fait." Après ça, on a quand même continué, mais je ne pense pas que les résultats aient été aussi géniaux." (Propos de Mick Jagger à Nick Kent, repris dans le livre de ce dernier : L'envers du rock)

    Pourquoi filmer les Rolling Stones en concert aujourd'hui ?, se demande-t-on avant, pendant et après la projection de Shine a light. Sûr que Martin Scorsese, n'a pas dû trop vouloir se poser la question, tout heureux qu'il fut sans doute de pouvoir enfin capter le groupe dont les morceaux déboulent inlassablement dans chacune de ses chroniques de la vie urbaine, et ce depuis Mean streets. Il a eu la bonne idée de démarrer son documentaire sur l'accumulation comique des contretemps stressants provoqués par les caprices de la diva Mick Jagger (qui renâcle à l'idée d'avoir autant de caméras braquées sur son groupe, qui retarde au maximum la révélation de la set list etc...). Le montage tire le tout vers l'absurde et rend cette mise en bouche très agréable (Scorsese surjoue un peu la panique tout de même). On pourrait ainsi rêver à un Lost in La Manchaconsacré à un spectacle des Stones qui partirai en vrille. Mais le jeu s'arrête avec le début du show.

    Au cours de celui-ci s'intègrent, entre les morceaux, quelques images d'archives souvent fascinantes, mais qui, au fur et à mesure, ne semblent être là que pour interroger inlassablement le mystère de la longévité et de la vigueur éternelle du groupe. Pour ce qui est de la captation de la soirée proprement dite, Scorsese veut, comme les Stones, en mettre plein la vue, au risque de brasser de l'air pour rien : une grue, une bonne quinzaine de caméras (et la désagréable impression qu'elles ne sont braquées que sur Jagger). Le réalisateur n'est pas le dernier des manchots, mais on aimerait un découpage moins épileptique, histoire de poser un peu notre regard sur un musicien plus de quatre secondes. Autre bizarrerie, au niveau sonore, le mixage use d'un effet particulier : placer soudain très haut le son de l'instrument qui est à l'image. Cela met parfois à mal la fluidité musicale et provoque une sensation étrange, très éloignée de la réception que l'on a de la musique en assistant à un concert. Bref, malgré le stress initial, Scorsese a pu déployer sa technique, bien servi par le cadre restreint de cette petite salle new-yorkaise.

    C'est ici qu'il faut dire un mot du contexte. Apparemment, le concert se fait ce soir-là au profit d'une fondation gérée par les Clinton. Bill et Hillary sont donc présents, avec tous leurs invités, râââvis de serrer la main de chacun des vieux rockers et de se faire prendre en photo à leurs côtés. On retarde même un peu l'ouverture des hostilités parce que la maman d'Hillary n'est pas encore arrivée. Bien sûr, on sent la joie ironique de Scorsese à nous montrer toutes ces saynètes. En tout cas, inutile de dire que dans ces conditions, Jagger a dû être le seul à pouvoir rentrer avec des baskets aux pieds. Comme dans les années 60, les femmes sont au premier rang, mais le gling-glingdes bracelets et des Rollex couvre maintenant les cris aigus. Avec un tel public ("You are fantastic !", "I love you" leur lance souvent Jagger, trop cool), qui scande parfaitement les "Hou-Hou... Hou-Hou..." de Sympathy for the Devilet met la même application à fêter l'événement que l'assistance chaude-bouillante-téléguidée des émissions télé d'Arthur, les Rolling Stones ne risquent certes pas se laisser dépasser par les événements comme à Altamont en 69 (voir le bon documentaire des frères Maysles, Gimme shelter, qui revient sur ce fameux concert où, dans un climat de grande violence, un membre du service d'ordre Hell's Angels poignarda à mort un spectateur sous le nez de Jagger et sous l'oeil des caméras).

    Malgré tout cela, on doit aller dénicher la petite étincelle, le petite flamme qui brûle encore au fond des yeux (au fond du portefeuille aussi). Elle subsiste plus facilement dans le détachement de Charlie Watts, Ron Wood ou Keith Richards, magnifique Pirate des Caraïbes plein d'auto-dérision, que dans le cirque de Mick Jagger. Il faut qu'une guitare l'oblige à rester derrière son pied de micro pour qu'il oublie son cours d'aerobic et qu'il nous livre un peu d'essence pure de rock.

    Si l'on se penche sur la musique elle-même, on va du très bon au très mauvais, en passant par le banal. Le délicat As tears go by se transforme en slow à gros sabots. La montée vers la transe de Sympathy for the Devil devient un morceau sans forme qui s'abîme dans les gesticulations et les petits cris du chanteur. Live with meest massacrée en duo par Jagger et Christina Aguilera (- Christina qui ? - Christina Aguilera, une sorte de Céline Dion rock'n'roll FM). En rappel, la routine, trop bien huilée : Brown sugar ("Yeah! Yeah! Hou!" reprennent en coeur les rebelles du premier rang) et pour finir, allez, devinez... cherchez bien... encore quelques secondes... Oui, gagné ! C'est bien (I can't get no) Satisfaction. Quelle surprise ! Du coup, les bons moments, car il y en a quelques uns, il faut les chercher là où on ne les attend pas forcément. Deux invités supplémentaires, d'un autre calibre que la donzelle pré-citée, poussent Jagger à se concentrer enfin sur autre chose que ses sauts de cabri et ses déhanchements : le génial Jack White (des White Stripes et, occasionnellement, des Raconteurs) sur un très beau Loving cupet l'impressionnant Buddy Guy (72 ans) sur Champagne and reefer, blues chargé d'électricité. Keith Richards a, comme d'habitude, le droit au micro pour une poignée de morceaux. Moins bon chanteur que son acolyte, il n'en dégage que plus d'émotion sur Connection et surtout You got the silver. Pour ne pas finir trop injustement avec Jagger, signalons la merveilleuse country de Faraway eyes et un Some girls nerveux, soutenu par trois guitares tendues comme un string.

    Quand je suis sorti de la salle de cinéma, personne n'avait cassé de fauteuil.