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2000s - Page 21

  • Soyez sympas, rembobinez

    (Michel Gondry / Etats-Unis / 2008)

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    782670792.jpgSympathique et bricolo. Le sentiment que procure Soyez sympas, rembobinez (Be kind rewind) est le même que celui éprouvé face à La science des rêves, précédent film de fiction de Gondry. En 2004, Eternal sunshine of the spotless mind, l'un des meilleurs films américains de ces dix dernières années, était lui, bien au-delà du bricolage. C'est pourquoi se pose pour moi la question du verre à moitié plein ou à moitié vide devant les deux derniers, même si plusieurs choses font pencher la balance du bon côté.

    Gondry est en effet un cinéaste précieux. Le terrain sur lequel il joue (l'innocence, la fantaisie...) est bien peu fréquenté. Prolongeant au cinéma ses ébouriffants travaux dans le clip, il parvient à imposer son univers et peut apparemment faire aboutir ses projets les plus farfelus en sautant d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique. Avec Soyez sympas... et son histoire de deux amis qui ont l'idée de réaliser eux-mêmes, en quelques heures, leurs versions de SOS Fantômes ou de Rush Hour 2pour palier à l'effacement soudain des originaux VHS de leur vidéo-club, Michel Gondry peut laisser libre court à son imagination, toujours imprégnée d'une certaine nostalgie de l'enfance. L'absence de cynisme, l'innocence du regard et une sorte de décalage temporel insensible font passer l'unanimisme du message. Mais innocence n'est pas naïveté. Gondry place habilement quelques réflexions personnelles sur le droit (ou pas) au détournement ou sur le plaisir tout simple de la fabrication collective. Trente secondes, aussi hilarantes que justes, avec Danny Glover notant sur un calepin, sous le nez d'un employé-vigile tout ce que doit être un vidéo-club moderne, dénoncent de belle manière la consommation de masse des produits culturels.

    Le rythme du film est plutôt chaotique. Souvent drôles, les remakes concoctés par l'équipe de bras cassés se regardent exactement comme on tue le temps sur You Tube, l'intérêt variant selon le degré de connaissance des originaux. Pour ce qui est des interprètes principaux, Jack Black et Mos Def, entre la fraîcheur et la fausseté du jeu, la limite est parfois fluctuante. Les apparitions de guest-stars sont, elles, particulièrement savoureuses, Gondry ayant le bon goût  de ne pas forcer la dose par rapport à l'imagerie que véhiculent Danny Glover et Sigourney Weaver (pas de remake d'Alien, ni de L'arme fatale). Surtout, Mia Farrow, en quelques scènes, vole la vedette à tout le monde, à la fois présente et complètement ailleurs.

  • Just a kiss

    (Ken Loach / Grande-Bretagne / 2004)

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    224707508.jpgKen Loach au pays de la comédie romantique ? A première vue, c'est un peu comme si Angelopoulos tournait un western-spaghetti ou Haneke une comédie musicale. De fait, si le britannique nous propose bien avec Just a kiss (Ae fond kiss...) un "boy meets girl", il ne peut s'empêcher de prendre comme protagonistes un DJ pakistanais musulman brun et une enseignante irlando-écossaise catholique blonde. Avec un tel point de départ, il semblerait bien que tous les obstacles religieux et communautaires imaginables ne vont pas tarder à encombrer le chemin de la passion amoureuse.

    Comédie est d'ailleurs un bien grand mot. Si Loach avait jadis parsemé ses Riff-raff et autres Raining stones de savoureuses situations humoristiques, les quelques saynètes censées faire sourire au début de Just a kiss ne font pas spécialement regretter que le cinéaste reprenne vite son sérieux. En revanche, pour ce qui est de la romance, on est plus confiant, Loach ayant déjà parsemé quelques uns de ses films d'histoires de couples attachantes. Toujours aussi inspiré dans ses casting et sa direction d'acteurs, jusque dans les plus petits rôles, il nous fait découvrir cette fois-ci Atta Yaqub (Casim) et Eva Birthistle (Roisin), dont le visage rosit merveilleusement dans la séquence la plus torride que le Monsieur ait filmé à ce jour.

    Le couple formé est crédible. Mais comme d'habitude, Loach a un message à faire passer. Et quand il traite d'un sujet, il se veut exhaustif : on pose le problème et on en développe tous les prolongements. Cela à parfois ses avantages, mais dans Just a kiss, la problématique du racisme et du choc des traditions étouffe sérieusement la trame sentimentale. On se demande par exemple quelle utilité, autre qu'un énième cours d'histoire sous prétexte de la mise à jour d'un secret de famille, peut bien avoir l'évocation soudaine, en plein milieu d'une discussion du couple, de la dramatique partition de l'Inde en 47.

    Déchirements familiaux, tensions entre les deux amants, problèmes professionnels, les ennuis sont souvent lourdement annoncés par avance (il est étrange que Roisin, en tant qu'enseignante dans un lycée catholique, ne soit pas mieux informée de la nécessité à fournir des preuves à sa hiérarchie, certificat à l'appui, de sa bonne conduite). Heureusement, mise à part la mascarade organisée par la famille de Casim, mise en scène de façon plutôt grossière, Loach arrive toujours à tirer le meilleur parti de ces séquences trop lisiblement amenées, par sa captation faussement documentaire des échanges, la confiance qu'il met en ses comédiens ou sa façon de désamorcer certaines situations (le directeur de l'école qui débloque temporairement la situation de Roisin par rapport à sa hiérarchie catholique). C'est donc quand Casim semble soudain se mettre en retrait face au discours amoureux entier et exclusif de Roisin (alors que l'on s'attendait à ce que ce soit plutôt leur discussion précédente autour de leurs religions respectives qui soulève des réticences), c'est quand Roisin reste inflexible devant le chantage au respect des traditions et à l'équilibre d'une famille que lui fait la soeur de Casim, bref, c'est dans ses instantanés, plus que dans son discours laïc, juste mais insistant, que Just a kiss m'a intéressé.

  • Rivers and tides

    (Thomas Riedelsheimer / Allemagne / 2001)

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    599900814.jpgRivers and tides est sous-titré : Andy Goldsworthy, l'oeuvre du temps. Goldsworthy est un artiste britannique du land art, réalisant ses travaux en pleine nature et uniquement à l'aide d'éléments trouvés sur place (bois, pierres, morceaux de glace, végétaux...). Ce documentaire suit patiemment ce sculpteur et constructeur de l'éphémère pendant quelques mois, faisant découvrir son travail et sa pensée. Très demandé par les musées et fondations du monde entier, il ne reste jamais trop longtemps loin de son village écossais et de sa campagne environnante où il ne cesse d'expérimenter. Sa démarche, telle qu'elle est décrite dans le film, se rapproche des jeux de construction de l'enfance où le temps passé à la recherche et à la préparation des composants importe autant que le résultat obtenu. Le documentaire rend compte parfaitement du travail quotidien de Goldsworthy, intercalant aussi une séquence de vie de famille qui semble détonner tout d'abord mais s'intègre finalement bien au tableau. Les réflexions dont nous fait part l'artiste sur sa pratique et ses buts sont du coup parfois superflues et ses propos sur le rapport physique avec la nature finissent par être excessivement théoriques. Intéressante est toutefois son obsession pour le flux des rivières ou l'alternance des saisons. La mise en scène de Thomas Riedelsheimer magnifie les oeuvres, de manière toujours approriée (survol en avion d'un long mur zigzagant en forêt, mouvements fluides au-dessus de cours d'eau ou, dans la plus belle séquence, plans fixes sur un assemblage de pierres que la marée recouvre puis rend intact le lendemain). L'art de Goldsworthy est étonnant, sa compagnie est agréable, ses confidences se font à voix basse, les images qui l'accompagnent sont enveloppantes et à l'écoute des frémissements de la nature : tant de douceur pendant 90 minutes provoquent cependant un petit engourdissement.

  • La Zona

    (Rodrigo Pla / Mexique / 2007)

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    1252279580.jpg"La Zona" est un quartier résidentiel pour riches, protégé des bidonvilles environnants par des murs infranchissables, une vidéo surveillance constante et un service de sécurité autonome. Un soir d'orage, une brèche est ouverte et les coupures d'électricité se succèdent. Trois adolescents en profitent pour s'y introduire dans le but de cambrioler quelques maisons. Tout tourne tout de suite très mal : une vieille dame tuée, un garde abattu par erreur par un résident et deux des trois intrus tirés comme des lapins. Il en reste un, caché quelque part. La mort de l'agent de sécurité et l'attachement à la maxime "oeil pour oeil, dent pour dent" rend l'appel à la police indésirable. La chasse à l'homme (au gamin) peut donc commencer.

    La Zona, premier long-métrage de Rodrigo Pla, dégage une réelle efficacité dramatique et une belle maîtrise de ses effets (à quelques détails près, comme ce papillon qui dans l'introduction guide la caméra dans les rues du quartier avant de se griller au fil électrique du mur d'enceinte). Le film a d'abord le mérite de commencer par le carnage avant d'en dérouler ensuite les conséquences. Autant que la recherche frénétique du petit voleur, Miguel, ce sont les réactions de chaque habitant qui intéresse l'auteur. Les caractères sont clairement dessinés. Cela fait craindre la leçon de morale, mais Rodrigo Pla ne sauve au final personne sinon Alejandro, le seul à agir concrètement pour la défense de Miguel, adolescent de son âge. Le scénario tente de ne pas enjoliver ce personnage de gamin entraîné vers le vol et la violence, mais le fait d'atténuer sa responsabilité dans le meurtre marque un fléchissement et une petite facilité destinée à l'identification du spectateur. Plus intéressant est le portrait d'Alejandro, qui est le fils de l'un des meneurs de la chasse, auquel il s'opposera bien sûr après l'avoir imité. La manière dont il vient en aide à Miguel en le cachant dans sa cave et en le nourrissant, tout en lui parlant vivement, parfois en l'insultant, traduit subtilement le choc psychologique qu'il vit. Quant aux responsabilités des adultes, l'espoir d'une autre voie que le lynchage pour résoudre le conflit s'efface petit à petit. Chacun a finalement toujours une bonne raison de se coucher devant la violence ou la corruption.

    La mise en scène est simple mais vigoureuse, excellant à rendre la réalité de la vie dans le quartier, dont on sort très rarement, et utilisant avec habileté les systèmes de surveillance (et les multiples coupures de courant). La tension est maintenue, grâce notamment à une interprétation sans faille de l'ensemble, mené par le solide Daniel Gimenez Cacho (l'indigne Père Manolo de La mauvaise éducation d'Almodovar). Cette enclave sur-protégée de "La Zona" en évoque d'autres contemporaines, qu'elles soient locales ou régionales, et l'appel incessant de ses habitants à la notion magique de "sécurité" sonne bien comme un aveuglement tout à fait actuel. Pour ces raisons, parler de science-fiction est inutile.

  • A tout de suite

    (Benoit Jacquot / France / 2004)

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    1899645199.jpgLe sentiment que procure le film de Benoit Jacquot est assez opposé à l'urgence et la tension que prédisent son titre qui claque, son esthétique en noir et blanc et son économie. Relatant la cavale de quatre jeunes gens de Paris à Athènes, via l'Espagne et le Maroc, A tout de suite est moins chargé de la tension du film de genre que du sentiment cotonneux de la chronique.

    Il faut un certain temps pour que le film capte l'attention. La partie parisienne pose la situation (une fille bourgeoise se lie avec un jeune homme qui bientôt braque une banque), mais usant de l'ellipse et refusant toute concession au genre, elle a du mal à nous passionner. C'est bien lorsque la fuite se fait indispensable pour les personnages que le film peut offrir de beaux moments, par la liberté que leur laisse alors le cinéaste. Certes, les multiples détours que prend l'intrigue dans la foulée des égarements de son héroïne, dont on épouse le point de vue tout du long, sont d'un intérêt très variable, mais le voyage a du charme. Les seuls moments de tension, rendue de façon assez originale, sont liés aux passages des différentes douanes. Entre ceux-ci, comme il est dit en voix-off, c'est un peu les vacances, le temps de poser un regard sur une ville, un paysage. Traitant d'une histoire vraie se déroulant dans les années 70, Benoit Jacquot fait l'étrange choix de montrer les villes traversées par des images d'archives d'époque, qui raccordent assez mal avec le reste. On en vient à préférer les vues documentaires sur les pas d'Isild Le Besco, même si elles se soucient peu, pour ce qui est des pays du Sud, de masquer les traits de modernité.

    Lunatique : l'actrice principale, quasiment présente à chaque plan, nous paraît tantôt attachante, tantôt énervante (étonnemment amorphe lorsqu'elle se retrouve seule à Athènes), parfaitement à l'image du film. La chose la plus étrange est sans doute qu'alors que nous assistons aux conséquences d'un coup de foudre et à la cavale de deux couples, ce qui nous touche ce sont les rapports entre les femmes. Tout d'abord ceux qui se tissent entre les deux filles (ces deux "bourges" s'encanaillant avec leurs voyous respectifs). Une fois arrivés en Grèce, l'amoureux est évacué et aucun homme ne parvient à tenir sa place. Tous se font éjecter du cadre plus ou moins rapidement. La seule personne de qui l'héroïne accepte durablement la tendresse est sa collègue de travail. De retour au point de départ, elle se liera fortement à la femme qui les aida dans leur fuite, retrouvera sa famille mais choisira de vivre du côté maternel, et, rencontrant les parents de son amant, n'arrivera ici aussi à ne communiquer qu'avec la mère. Benoit Jacquot a ainsi poussé jusqu'au bout son désir de ne filmer, sous le prétexte du fait divers, que son actrice fétiche et quelques femmes.

  • Les fils de l'homme

    (Alfonso Cuaron / Etats-Unis - Grande-Bretagne / 2006)

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    1271163965.jpgLes fils de l'homme (Children of men) nous transporte dans le Londres de 2027. La planète entière est livrée au chaos et la Grande-Bretagne se referme sur elle-même, menant une lutte sans merci contre tous les réfugiés. Le tableau est terrifiant entre surveillance permanente des citoyens, appels incessants à la délation et mise en cages puis en camps des immigrés. Le récit démarre avec la mort de celui qui était alors le plus jeune être humain sur terre, âgé de 18 ans. En effet, un fléau d'origine inconnue frappe depuis des années l'humanité entière : la stérilité. La surprise sera donc de taille pour Theo, quand il sera tiré de sa triste vie de bureau par son ex-femme, leader d'un groupe d'activistes, qui le charge d'escorter à travers le pays une réfugiée enceinte.

    2027 n'est pas si loin. Alfonso Cuaron crée donc un futur proche qui améliore les technologies que l'on connaît plutôt qu'il n'invente des machines extraordinaires. La science-fiction alarmiste donne souvent de saisissantes visions de métropoles grises évoquant les univers concentrationnaires. C'est le cas ici aussi, lors d'une première partie citadine particulièrement réussie, qui donne avec vigueur l'impression d'un pays sous tension, sur la défensive, prêt à exploser. Par contre, lorsqu'il s'agit d'imaginer un autre style de vie en opposition et de sortir de la ville, la difficulté est plus grande. Le refuge hippie moderne que trouve Theo chez son vieil ami Jasper (Michael Caine en roue libre) n'est pas ce qu'il y a de meilleur dans le film. Dans cette bulle, associés à quelques nouveautés technologiques, les signes nostalgiques (musique des Beatles, plaisir de la fumette, panoramique sur des vieilles photos) tombent un peu à plat. Autre alternative, l'activisme se trouve vite mis en cause par une suite de revirements aux motivations plutôt floues. Le groupe révolutionnaire finit par constituer l'autre côté de l'étau qui menace la vie de Theo et de sa protégée. Le discours élaboré est ambitieux, parfois trop. On se passerait bien de cette parabole biblique qui alourdit la dernière partie.

    Stylistiquement, Cuaron a apparemment une figure de prédilection : le plan-séquence, qui intègre dans sa durée un maximum d'événement inattendus. On est assez impressionné de voir ainsi un attentat dans un café et surtout un soudain guet-apens sur une route forestière des plus calmes. Le procédé est répété ensuite plusieurs fois, aboutissant à une succession de morceaux de bravoure : un accouchement en temps réel et une haletante course poursuite dans un contexte de guérilla. On reste bouche bée devant le travail millimétré du cinéaste et de son équipe, mais la virtuosité ostentatoire nous fait un peu trop sortir du récit.

    Je m'en voudrais cependant de paraître trop négatif avec ce film qui ne cache pas son ambition. Clive Owen est parfait en héros à la ramasse. L'esthétique se distingue agréablement du tout venant speedé et numérisé hollywoodien. Le message politique est clair et appréciable dans le contexte actuel : c'est parmi ces moins que rien que sont les réfugiés que se trouve le salut de l'humanité. De toute manière, un film où l'on côtoie Julianne Moore, ne serait-ce que pendant quelques minutes, ne saurait être mauvais.

  • The war

    (Ken Burns et Lynn Novick / Etats-Unis / 2007)

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    207004940.jpgArte vient de terminer la diffusion de la série documentaire The war. Quatorze épisodes, soit près de quatorze heures au total, pour raconter la seconde guerre mondiale vue du côté américain. En se lançant dans cette saga, le documentariste Ken Burns (et son associée Lynn Novick) avait un double but : retracer l'historique des batailles menées sur les fronts de l'Afrique du Nord, de l'Europe de l'Ouest et du Pacifique, mais aussi et surtout donner à voir la guerre à hauteur d'homme en partant d'expériences personnelles.

    La mise en scène se construit donc d'une part sur les archives d'époque (reportages filmés ou photographiques, articles de presse, enregistrements radios, lettres...) et d'autre part sur les témoignages de vétérans interviewés à cette occasion. Il n'y a aucune reconstitution (plaie actuelle des documentaires historiques destinés à des diffusions télé) et les images d'archives sont respectées. Elles sont ré-assemblées par un montage vif et sonorisées. Mais ce sont les seules manipulations que s'autorisent les auteurs : il n'y a donc pas non plus de colorisation (les images en couleurs le sont réellement à l'origine, essentiellement tournées sur le front Pacifique). La masse de documents montrés est impressionnante, au point que chaque plan nous semble vu pour la première fois, y compris en ce qui concerne les événements les plus connus, comme le débarquement.

    Au fur et à mesure du voyage, remontent les souvenirs de cinéma de chacun et se pose la question du rapport entre la fiction et ces images brutes. La question est certes moins brûlante que lorsque l'on aborde la représentation de la Shoah (je renvoie à ma note récente sur Être sans destinet à l'échange qui a suivi dans les commentaires), mais elle taraude tout de même, tant l'effet d'une vue documentaire sur un blessé ou sur un corps qui s'affaisse diffère d'un plan similaire intégré à une fiction (oui, c'est vrai, au moins une chose ne peut être re-créée, le passage du film de Burns consacré à la libération des camps nous le rappelle : le regard insondable que lance un déporté à la caméra des libérateurs). Du point de vue de l'imaginaire cinéphile, un exemple parmi d'autres : Eastwood n'a en rien exagéré, avec ses effets numériques, l'enfer vécu par les combattants sur Iwo Jima, les images montées par Ken Burns sont exactement les mêmes.

    Tout au long de la série, avec cette durée inhabituelle, ce que l'on voit à l'écran semble de plus en plus violent, les corps de plus en plus sanglants ou mutilés (nous sommes loin des croisades modernes où la mort des soldats US reste invisible). Chaque bataille se termine avec le compte rendu chiffré des victimes de part et d'autre. L'un des intérêts du documentaire est déjà de remettre clairement en tête le déroulement des opérations, la lente évolution des différents fronts, notamment pour ceux qui comme moi connaissaient mal la chronologie des affrontements côté Pacifique. Le film rappelle une chose mieux connue ici mais que l'on oublie régulièrement : le débarquement de juin 44 ne coïncide pas avec la victoire. Les combats durent un an de plus et nombre de batailles provoque des pertes encore plus élevées que celles des plages de Normandie.

    Pour mieux faire le lien entre le particulier et le général, Burns s'est restreint à suivre les parcours singuliers de soldats originaires de quatre villes moyennes américaines. Cela lui permet entre autres de brosser un tableau très précis de l'arrière, habituellement occulté dans les documentaires sur la guerre, au travers des témoignages des femmes ou des ouvriers. On voit ainsi ces villes et leurs populations passer de l'insouciance à l'effort de guerre enthousiaste puis à la crainte et à la lassitude. Dans chaque épisode, nous faisons l'aller et retour entre les champs de batailles et l'Amérique, constatant l'écart parfois énorme existant entre la réalité du terrain et le ressenti des civils. Et comme il avait commencé en posant longuement la situation sociale, culturelle et économique de ces quatre villes avant Pearl Harbor et l'entrée en guerre, Burns s'attarde aussi en bout de course sur le retour des soldats et leur vie d'après. C'est sur ces témoignages poignants et précis d'hommes expliquant la cassure psychologique irréparable qu'a causé chez eux l'expérience de la guerre que Ken Burns termine son film.

    Il n'aura pas occulté non plus toutes les zones d'ombres liées au conflit : le thème de la ségrégation des Noirs qui parcourt toute la série, l'internement en camps des Américains d'origine asiatique vivant aux Etats-Unis, les multiples erreurs des généraux, les exactions commises envers les soldats ennemis, les terribles bombardements des villes allemandes et bien sûr, les deux bombes atomiques. L'ampleur de l'oeuvre tempère ainsi le patriotisme. Il faut rappeler surtout son utilité première, pour les Américains, ces amnésiques, dont une partie non négligeable de jeunes pensent aujourd'hui que leurs soldats se sont battus pendant la guerre aux côtés des Allemands, contre les Soviétiques. De notre côté, Ken Burns, en articulant parfaitement des archives étonnantes et des propos de vétérans à qui il laisse le temps de parler longuement, permet à chacun de s'interroger sur ses convictions et sur la notion de guerre juste.

  • Innocents

    (Bernardo Bertolucci / France, Grande-Bretagne, Italie / 2003)

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    1797905959.jpg"La rue est entrée dans la chambre". Vers la fin d'Innocents (The dreamers), Isabelle explique ainsi le bris de glace, provoqué par un pavé, à Matthew et Theo, réveillés en sursaut. L'incident semble n'exister que comme tour scénaristique un peu forcé. Mais il y a le rythme que Bertolucci donne à sa scène, l'affairement d'Isabelle occupée à cacher quelque chose aux deux autres et surtout cette phrase, qui sonne comme une belle trouvaille, appropriée à la fois à l'instant et à l'heure et demie que nous venons de passer avec ces trois personnes. Tout le charme fragile du film est résumé dans cette scène.

    Bertolucci replonge dans 68. Il démarre son récit (après un superbe générique) par une évocation de l'affaire Langlois. Matthew, le jeune étudiant américain, fait la connaissance d'Isabelle et Theo, soeur et frère, lors d'une manifestation organisée à la Cinémathèque et visant à soutenir son directeur, menacé par le Ministère. La reconstitution est appliquée, mais déjà, Bertolucci tente un coup audacieux : mêler des plans actuels de Jean-Pierre Léaud (et de Jean-Pierre Kalfon) en train de rejouer ce qu'il faisait à l'époque (harangue au mégaphone, lancer de tracts...) aux images d'archives réelles, allant jusqu'à raccorder les unes aux autres dans le mouvement et créant ainsi une émotion inédite. Plus que sur la politique, c'est sur la cinéphilie que se forme le trio. Matthew a tôt fait d'emménager chez ses deux nouveaux amis, d'autant plus facilement que les parents de ceux-ci doivent quitter l'appartement pour plusieurs jours. S'ensuivent des discussions tournant autour du cinéma, des devinettes, des mimes entretenant la mémoire et les connaissances de chacun. Parfois, comme pour situer les événements de mai, la patte de Bertolucci se fait un peu trop pédagogique (la comparaison entre Chaplin et Keaton ou l'inévitable blague à propos de Jerry Lewis, génie vu de France et pitre sans intérêt vu des Etats-Unis). La plupart du temps, c'est le plaisir de la citation qui l'emporte, essentiellement grâce au choix du cinéaste d'insérer dans son film des extraits des titres évoqués. Une simple énumération verbale serait vite lassante. Montés avec bonheur, ces flashs de classiques en noir et blanc donnent une autre dimension émotionnelle à la chose (mais le même principe appliqué à la musique, avec l'utilisation parsemée dans tout le récit de célèbres partitions, passe moins bien).

    Puis, la politique et la cinéphilie disparaissent. L'enfermement des trois se fait total dans ce luxueux appartement et les jeux se font sur le terrain de la séduction et du sexe. Il n'y aura plus d'extraits (sauf un, de Mouchette, pour le coup pas indispensable). La caméra joue merveilleusement de ce décor aux larges pièces et aux couloirs étroits. L'appartement est un lieu à la fois vaste (on y joue à cache-cache) et exigu (on est toujours collé l'un contre l'autre). Une belle scène montre cela clairement : trois corps sont recroquevillés dans une petite baignoire, au milieu d'une grande salle de bain. L'inceste, l'autodesctruction, les rapports de force (qui s'inversent joliment par rapport à la donnée de départ : le couple cool qui déniaise le troisième), le repli : tout cela sonne fort. Pourtant, jamais le film ne tend vers la noirceur du Dernier tango à Paris. Extrêmement vivant, Innocentsest surtout un film diablement sexy. Des trois jeunes comédiens, Michael Pitt, tout à fait crédible, qui était là entre Bully et Last days, est le plus étonnant. Louis Garrel, que je découvre sur un écran à cette occasion, est très bien (même si il m'a semblé l'avoir vu faire son Léaud dans deux ou trois scènes, mais c'est pas très gênant). Quant à Eva Green, elle est... hum... comment dire ça... affriolante est un peu faible... enfin vous comprenez.

    N'ayant plus rien vu de Bertolucci depuis la sortie d'Un thé au Sahara en 90, je n'attendais pas grand chose d'Innocents. En passant sur quelques scories (le retour des parents, des scènes de rue moyennes...), la surprise en est donc d'autant plus agréable.

  • Los muertos

    (Lisandro Alonso / Argentine / 2004)

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    364006607.jpgOn entre dans Los muertospar un beau plan sinueux qui, dans l'épaisseur d'une forêt tropicale, nous laisse entrevoir deux corps ensanglantés puis une silhouette d'homme tenant une machette à la main. Promesse d'une tragédie fiévreuse ? Que nenni. De toute évidence, nous sommes bel et bien en présence de l'un des champions de l'Internationale Auteuriste, mouvance proposant des oeuvres radicales à la narration dégraissée jusqu'au néant et ayant pour chefs de file le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, le portugais Pedro Costa ou le mexicain Carlos Reygadas (n'écoutant que mon courage, je découvrirai bientôt, de ce dernier, Japon). Toujours fort de qualités plastiques indéniables, ce cinéma-là commence à devenir tout aussi prévisible que le versant classique auquel il est censé s'opposer. Dans Los muertos, au bout de vingt minutes, nous avons ainsi droit à l'inévitable séquence sexuelle filmée dans toute sa crudité, s'arrêtant comme elle a déboulé, de manière abrupte entre deux plans contemplatifs. Autre geste de cinéaste censé authentifier la radicalité de l'ensemble : filmer un rituel in extenso. Ici, on voit longuement le héros attraper, tuer et vider une chèvre. Bon manque de bol pour moi, j'ai déjà vu faire ça dans la famille, à la campagne. C'était sur des moutons, mais les gestes sont les mêmes. L'intérêt documentaire se révèle donc nul.

    Avec ce choix de ne filmer que des temps morts, le semblant d'intrigue de Los muertosa finalement peu d'importance. Vargas, le personnage principal, sort de prison et désire retrouvé sa fille, vivant dans un coin difficile d'accès. Il voyage principalement en remontant en barque une rivière calme. Le film a pour lui une courte durée (80 minutes), un acteur à la présence intrigante, jusque dans ses tics gestuels, un cadre de verdure somptueux, une simplicité et une chaleur appréciable dans les rares rencontres que le récit réserve à Vargas. La fin de ce film sans musique est forcément ouverte et est accolée à un générique sur fond de rock bruitiste industriel. Les bras nous en tombent, pris entre la stupéfaction devant un procédé aussi incongru et le sentiment du foutage de gueule.

    Sinon, pour découvrir vraiment le nouveau cinéma argentin, mieux vaut passer par Pablo Trapero ou Martin Reijtman.

  • Blood and bones

    (Yoichi Sai / Japon / 2004)

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    696297498.jpgThere will be blood and bones. Oui oui, je n'ai vu ces deux films l'un à la suite de l'autre que pour pouvoir écrire ce jeu de mot.

    Blood and bones (Chi to hone) est une fresque qui, en 2h20, retrace 60 ans de la vie d'une famille coréenne émigrée au Japon. Le père en est la figure centrale. C'est un homme violent, obsédé par l'argent, qui tyrannise autant les membres de sa famille que ses maîtresses, ses employés et ses créanciers. Le personnage est interprété par Takeshi Kitano.

    La voix-off est là pour nous le rappeler, le portrait de cette brute est peint avec les yeux de l'un de ses fils. Premier problème : jamais la mise en scène n'épousera clairement ce point de vue, usant d'une narration classiquement objective et montrant à l'écran des événements auxquels n'a pas pu assister l'enfant. Du début à la fin, le caractère du paternel ne changera pas. La répétition de la violence libérée régulièrement par cet homme lasse vite. Un mot de trop, une raclée. Un geste déplacé, une humiliation sexuelle. Il n'y a cependant rien de bien dérangeant dans tout cela. Les choses sont claires : nous détestons ce salaud, nous nous apitoyons sur le sort de ses victimes. La violence de chaque débordement est de toute façon à chaque fois adoucie, soit par l'emploi du thème musical du film (une partition "pleine d'émotion contenue" parfaitement insupportable), soit par le filmage des bagarres en plans larges, soit par le montage qui escamote tout sentiment naissant de malaise. La mise en scène fige d'ailleurs tout le film dans un académisme bon teint. La reconstitution historique est des plus scolaires (apparition d'une télé dans la pièce : tiens, on doit être passé dans les années cinquante...). L'intérêt historico-politique de la toile de fond s'évapore très vite à cause des brèves scènes très démonstratives qui éclairent sur le contexte de chaque période.

    Blood and bones, vendu comme un film choc, s'avère parfaitement confortable et totalement ennuyeux, et n'est même pas sauvé par la présence d'un acteur-réalisateur ailleurs génial.