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2000s - Page 17

  • Burn after reading

    (Joel et Ethan Coen / Etats-Unis / 2008)

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    burnafterreading.jpgAprès le très noir No country for old men, les Coen retrouvent (a priori) le sourire avec ce Burn after reading qui reprend le thème connu de l'emballement absurde d'une situation à partir d'un infime raté (ici la perte d'un cd de données personnelles appartenant à un agent de la CIA démissionaire) pour mieux ausculter la bêtise humaine. A la linéarité du précédent, succède une narration trouée et dressant un écheveau relativement complexe qui retient l'attention. Sous nos yeux s'agite une belle confrérie d'abrutis, interprétés par un trio de stars (Pitt, Clooney, Malkovich) et deux actrices pétulantes (Tilda Swinton et l'inévitable Frances McDormand). Sans offrir un résultat à tomber par terre, cette belle brochette de cabotins assure le spectacle de façon très plaisante. Sur un rythme assez bizarre (un moteur qui tourne, mais déréglé ?) et, plus étonnant, sans véritable atout plastique, le film passe, agréable mais laissant jaillir une pointe de déception.

    A moins que... nous commencions par la fin.

    Avant-dernière séquence : Coxx (Malkovich) laisse éclater toute sa haine, éructant contre ce qu'il appelle "le complot des crétins" et ne pensant pas seulement, à ce moment-là, aux quelques imbéciles essayant de lui extorquer quelques milliers de dollars mais plus largement, à tous ceux qui lui ont pourri sa vie depuis le début. L'évidence nous frappe alors. Coxx, homme par ailleurs peu aimable, est le seul être lucide de ce monde déjanté. Les insultes qu'il finissait par balancer immanquablement à chacun de ses interlocuteurs n'étaient donc pas dénuées de sens. Et contrairement à tous les autres, affligés par une paranoïa ridicule, lui est bel et bien écrasé par la bêtise ambiante. Point d'orgue d'une exaspération fort bien dosée par les auteurs, son "discours" final, aussi monstrueux soit-il, nous le montre terriblement humain.

    Dernière séquence : Deux hauts responsables de la CIA tirent les conclusions de l'affaire au cours d'un dialogue d'anthologie. A la fois dépassés et satisfaits, ils en viennent à reconnaître qu'ils n'ont rien appris, sinon à ne pas renouveler leurs erreurs (et nous pouvons être sûr du contraire). L'absurdité de la situation est aussi drôle qu'inquiétante. Le monde est décidemment insaisissable (No country... faisait le même constat), d'ailleurs, il n'y a qu'à voir la brutalité avec laquelle peut disparaître un protagoniste, même le plus "cool".

    Peu de films donnent ainsi dans leurs derniers moments l'envie de les reprendre au début, non pour éclaircir leur déroulement mais pour les refaire défiler en étant dans un autre état d'esprit. Sous les airs de la comédie farfelue, il y aurait bien du désespoir. Certains reprochent aux Coen de se vautrer dans le cynisme. Je vois plutôt chez eux une évolution pessimiste, une volonté de dénonciation de plus en plus virulente qui les pousse à ne laisser quasiment plus aucune chance à leurs personnages. Joel et Ethan continuent d'alterner grands films et oeuvres mineures mais suffisamment étranges et/ou délectables. Continuons à croire en eux...

  • Les plages d'Agnès

    (Agnès Varda / France / 2008)

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    plagesdagnes.jpgCertainement dans un mauvais jour, je n'ai guère goûté ce voyage au pays des merveilles d'Agnès et me suis ainsi retrouvé à nager à contre-courant, croisant l'ensemble des critiques et blogueurs. Cette autobiographie en images de Varda démarre assez joliment : nous voyons le film en train de se faire, la cinéaste et ses techniciens mettant en place tout un dispositif scénographique à base de miroirs sur une plage. A partir de là, les souvenirs affleurent, qui iront de l'enfance en Belgique à la mort de Jacques Demy et aux récentes invitations à exposer dans de grands musées d'art contemporain. Mêlant photographies, extraits de films, reconstitutions et balades, le récit d'une vie se déroule, passant souvent du coq à l'âne, bien que la chronologie soit, dans l'ensemble, préservée.

    Mis à part son enfance, bien évidemment, et ses années de formation de photographe (la partie la plus intéressante), le parcours d'Agnès Varda est très bien connu et il n'y a malheureusement, de ce côté-là aucune surprise. Cela d'autant moins, que cette sacrée bonne femme a toujours lesté ses oeuvres d'une grande part autobiographique. Nous n'apprenons donc rien de bien nouveau (certaines séquences, comme celle avec Harrison Ford, sont mises en avant par beaucoup de commentateurs qui ne précisent pas qu'elles sont tirées de films précédents de la cinéaste) et Les plages d'Agnèsprennent parfois l'allure d'un best of dispensable. A chaque période, ses films ont parlé pour elle : Cléo de 5 à 7 est tellement dans la Nouvelle Vague, L'une chante l'autre pasest tellement dans le féminisme, qu'il est inutile de les survoler ainsi, aussi superficiellement, malgré le plaisir que l'on peut prendre à en grappiller quelques plans.

    Pour articuler dans le présent ces souvenirs, Varda, cherche des trucs improbables, bricole avec plus ou moins de bonheur, déploie une série de dispositifs tirant vers le surréalisme. J'avoue ne pas avoir saisi l'intérêt d'installer des trapézistes au bord de la mer, ne pas avoir souri à la vision de cette plage-bureau créée en pleine rue parisienne. Toutes ces installations ont fini par me lasser.

    Bien sûr, pour parler d'elle, Agnès Varda a voulu parler des autres. De Jacques Demy, en premier lieu. L'évocation des derniers jours, pendant le tournage de Jacquot de Nantes est émouvante, mais cette oeuvre de 1990 me semble justement plus forte et mieux équilibrée. Parmi les nombreux amis de passage, le génial et mystérieux Chris Marker a droit à un traitement bien pataud. D'autres ne sont que des silhouettes, dont on se demande un peu pourquoi elles apparaissent, sinon pour le plaisir que prend la réalisatrice à les nommer. La brièveté des séquences (mais le film est déjà de toute façon trop long) font que certains portraits tombent dans le pittoresque (l'amateur de trains) ou l'anecdotique (le couple marié depuis 45 ans). Agnès Varda sût pourtant si bien faire parler les anonymes ailleurs que dans ce film monotone (voir les merveilleux Daguerréotypes, Les glaneurs et la glaneuse et son bonus Deux ans après, Quelques veuves de Noirmoutier).

    Je termine là cette note qui peut paraître sévère. C'est que l'on m'avait promis monts et merveilles et je me suis ennuyé. Un mauvais jour, vous dis-je...

  • Two lovers

    (James Gray / Etats-Unis / 2008)

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    twolovers.jpgA propos de Two lovers, les admirateurs de James Gray n'ont pas manqué de relever la constance des thèmes (la famille, le choix qui engage toute une vie) et de l'ambiance (nocturne, épaisse). Je me suis réjouis pour ma part de voir le cinéaste cette fois-ci s'éloigner de son genre de prédilection, à savoir le film noir, qui, s'il lui avait permis d'effectuer de fracassants débuts (Little Odessa), l'avait ensuite vu quelque peu encombré (The yards, La nuit nous appartient).

    La trame de son nouveau film n'a rien de novateur, reprenant le dilemme, vieux comme le monde, de l'homme hésitant entre la blonde et la brune, l'aventure et la tranquilité. Mais la convention s'accepte mieux ici que dans les deux polars précédents, grâce à l'approche terre à terre et quotidienne, qui ne grandit pas éxagéremment les personnages par rapport au récit. Comme son héros Leonard, qui ne peut s'empêcher de faire sonner ses quelques mensonges comme autant d'aveux (voir, en réponse, les contrechamps silencieux sur la mère ou la fiancée), Gray est un artiste foncièrement honnête, ne cherchant jamais à jouer au plus malin, assumant son sujet et son traitement sans prendre tout cela de haut.

    Tout au long de cette série de scènes attendues, il se sort du piège d'abord par son sens du tempo qui lui permet de les laisser durer exactement le temps qu'il faut, celui nécessaire à une modulation des états d'âme de chacun. L'homme a également un don pour poser un décor, faire vivre un lieu, qu'il soit intime (la chambre) ou public (la discothèque). Il excelle enfin dans l'approche physique des personnages, sans esbroufe ni effet-choc de proximité sensorielle, mais en faisant ressentir la présence des corps avec une grande sensibilité (plans magnifiques de baisers et de mains caressant les visages).

    La grâce et la finesse des deux interprètes féminines, Gwyneth Paltrow et Vinessa Shaw, permettent de balayer tous les clichés que pourraient véhiculer leurs personnages antagonistes. Joaquin Phoenix est, lui, dans la peau d'un homme étrange. Insister sur ses troubles psychologiques n'est sans doute pas la meilleure idée, à moins que James Gray n'ait pas trouvé mieux pour faire accepter ses petites gamineries et le fait que son acteur paraisse parfois un peu trop âgé pour le rôle. Phoenix est toutefois assez passionnant à voir jouer : son "travail" peut se faire visible mais c'est probablement le prix à payer pour atteindre l'émotion des ultimes séquences.

    Dans Two lovers, tout est affaire d'équilibre. Lors d'une scène d'amour, on remarque tout juste que les stores de la chambre ne sont pas baissés, Gray ne nous imposant aucun plan insistant sur la fenêtre, alors que le détail est primordial (non pas dramatiquement, puisqu'il ne provoque rien, mais psychologiquement). De même, le film en appelle bien d'autres mais on parlera de réminiscences et non d'hommages. Bien que (ou en raison du fait que) l'action se déroule à New York, ces réminiscences sont d'ailleurs essentiellement européennes, et particulièrement italiennes.

    Pas aussi bouleversant que l'on pourrait le souhaiter, Two lovers est toutefois un beau film triste, qui semble de bon augure pour la suite du parcours de son auteur et qui vieillira, je pense, assez bien. C'est déjà pas mal en cette année cinéma 2008 qui n'aura pas été extraordinaire (à une exception près...).

  • Hunger

    (Steve McQueen / Irlande / 2008)

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    hunger.jpgDès le début de Hunger, quelque chose ne va pas. Cette façon de suivre ce gardien de prison, ces contre-plongées dans le couloir, ces gestes quotidiens qui en disent long...

    Dans Hunger, on m'a montré comme jamais la réalité de l'incarcération, les sévices, la survie, la démerde. Je le savais, maintenant j'ai l'illustration. Je le visualise mieux. Merci.

    Hunger est un film à sensations, dans tous les sens du terme. Les excréments des prisonniers de l'IRA recouvrent les murs. J'ai pensé au film, bancal mais intéressant, de Philip Kaufman sur Sade (Quills, la plume et le sang).

    Hunger accumule les scènes de bastonnades dans les couloirs de cette prison anglaise qui devient le symbole de tous les lieux où l'on bafoue les plus élémentaires des droits. Steve McQueen s'intéresse aux corps, déploie une mise en scène exclusivement physique et repousse les limites de la représentation en jouant sur la répétition et la durée.

    En plein milieu de ce film aux dialogues rares, un plan séquence fixe de vingt minutes enregistrant une conversation entre Bobby Sands et un prêtre nous signale qu'il est temps de réfléchir après avoir pris tant de coups. Plutôt : il est temps d'écouter l'exposé. La lutte doit-elle être poursuivie de façon radicale ou la négociation doit-elle prendre le pas ? Le rythme des réparties est rapide, les partitions antagonistes coulent parfaitement, sans une butée sur un mot, sans une hésitation. Je suis au théâtre.

    Séquence suivante : un employé nettoie le sol du couloir, inondé de pisse. Tout le couloir. McQueen laisse tourner la caméra indéfiniment (le temps de repenser aux discours précédents ?). Gage de radicalité. Bruno Dumont ne s'y est pas trompé, allez : Caméra d'or !

    Dernière partie de Hunger : le martyr de Bobby Sands, gréviste de la faim. Description clinique mais recherche esthétique. Vomi et caméra aérienne en même temps. Le corps de l'acteur Michael Fassbender se transforme sous nos yeux. Performance.

    Je peux voir toutes les horreurs possibles au cinéma. Je déteste en revanche voir la mort en direct, ou du moins enregistrée. Celle que l'on peut se repasser en boucle sur le net. Je regarde Hunger comme je regarde la vidéo d'un pauvre américain se faire sauter la cervelle devant une caméra de télé.

    J'aime, au cinéma, être libre de mes mouvements et de mes pensées. Je me suis vu, devant Hunger, dans la peau d'Alex :

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  • Les amants réguliers

    (Philippe Garrel / France / 2005)

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    amantsreguliers.jpgC'est certain, un Garrel, ça ne se donne pas comme ça. Tellement Auteur, tellement centré (sur une certaine ville, sur un certain milieu social). Le long des 175 minutes que dure Les amants réguliers, il faut passer par quelques moments de flottement pour récolter ici ou là de réelles beautés et pour profiter d'une dernière heure magique.

    Dans un noir et blanc épais comme une peinture ou un muet, est décrite la constitution, en mai 68, d'une petite communauté d'artistes-étudiants-révolutionnaires-petits-bourgeois, puis son délittement au fil des mois. Devant la caméra économe du cinéaste, le joli mai se fait nocturne et les échaufourées autour des barricades sont perçues, depuis la deuxième ligne, dans la longueur et l'attente, comme par l'oeil du cinéma direct. Garrel aime étirer ses plans plus que de raison. Il y manque alors parfois une tension, un but, un décalage ou une révélation, si infime soit-elle, qui justifierait en bout de course cet écoulement. Mais l'insatisfaction peut être retournée si l'on veut bien admettre que l'on partage ici comme rarement les états des personnages (au risque donc de se sentir nous aussi, de temps à autre, avachi, la pipe d'opium au bec).

    Contrairement à l'idée reçue, Garrel n'est-il pas à son meilleur dans la forme courte et vive ? Dans l'insert musical ou visuel (les numéros des maisons qui annoncent l'année en cours : 68, 69) ? Dans le court récit oral (untel racontant une anecdote, souvent liée à ses déboires avec les flics) ? Je tendrai à le penser, préférant ces flashes aux plans-séquences de groupes, où la caméra va d'un visage à l'autre, de manière plutôt répétitive. Mieux et plus passionnant encore : ce qui se passe entre les plans. Le montage est elliptique, la coupe abrupte et le raccord déstabilisant. Il en va ainsi du tournant émotionnel du film, à l'arrivée du dernier tiers : coupe pour un changement de lieu / dans l'atelier, plan très court sur le peintre (Marc Barbé) qui propose à Lilie de changer de vie / coupe / long gros plan sur Lilie qui pleure en silence.

    Philippe Garrel tarde à faire de son couple d'amants réguliers (Clotilde Hesme et Louis Garrel) le pivot du récit. Si l'on s'attache assez vite à eux, il faut laisser les autres personnages sortir de leurs poses, gagner en épaisseur et se consolider (au fur et à mesure qu'ils se fissurent). Si le sujet du film nous touche, c'est que cette désillusion post-68 passe par la désintégration d'un groupe en suivant un chemin moins politique ou sociétal (la drogue) que profondément intime.

    Dans l'une des dernières scènes, Lilie et François se retrouvent dans la rue. La lumière du jour éclate et pour la première fois, les bruits ambiants semblent envahir l'espace sonore de tout leur poids de réalité. Les deux amants sortent de leur rêve. Mais François, lui, y retournera in fine, se condamnant. Il est intéressant de voir que Garrel aborde la période 68 sous le même angle que son collègue Bernardo Bertolucci (cité dans le film à propos de son Prima della rivoluzione) dans Innocents : l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur, l'hésitation entre le repli et l'ouverture sur le monde.

  • L'échange

    (Clint Eastwood / Etats-Unis / 2008)

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    echange.jpgJ'ai trouvé la première partie de L'échange (Changeling) remarquable. J'ai cru à ce Los Angeles de la fin des années 20 recréé par Eastwood. Certains ont rechigné devant une "reconstitution trop soignée". Rappelons-leur qu'une reconstitution soignée hollywoodienne vaudra toujours cent fois mieux qu'une reconstitution soignée à la Française, sentant bon la brocante et les messages radiophoniques d'époque (voir l'effroyable Un secret de l'an dernier). Dans L'échange, les hommes et les femmes que l'on croise s'intègrent parfaitement à leur environnement et évoluent dans des décors photographiés magistralement par Tom Stern.

    Dans ce milieu ouaté et pourtant rongé par les ténèbres, Christine Collins est soudain confrontée au terrible drame de la disparition de son fils Walter et de la restitution par la police d'un enfant qui n'est pas le sien. Les scènes où l'incroyable se produit, celles où cette mère se retrouve avec un inconnu devant elle, ont laissé insatisfaits plusieurs critiques ("Dans ce cas-là, on ne réagit pas comme ça...", ce genre de réflexions très pertinentes). J'y ai pour ma part trouvé une véritable sensation de trouble, le vacillement d'un esprit déjà pour le moins déstabilisé. Seul petit bémol sur ce point : le caractère et la psychologie du garçon de substitution ne sont guère développés, alors qu'ils intriguent forcément. Adoptant une belle retenue sous ces chapeaux qui l'enserrent, portant joliment sa main gantée vers le bas de son visage lorsqu'elle défaille, l'interprète de Christine Collins est une agréable découverte (on me signale en régie qu'il s'agit en fait d'une certaine Angelina Jolie, star internationale, femme de star international et mère, probablement, de futures stars internationales).

    Pour obéir à la fois aux canons du mélodrame et à ceux de la fresque sociale dénonciatrice, le film va prendre successivement plusieurs chemins. Il va ainsi s'arrêter un moment à la case asile pour femmes et malheureusement tomber sur un faux-plat dont il aura du mal à se sortir. Le récit se fait en effet beucoup plus convenu et le discours très appuyé : des dialogues sur-signifiants et des situations extrèmes veulent servir la cause des femmes, le tout vu à travers les exactions policières et l'arbitraire de l'enfermement psychiatrique. C'est dans cet hopital où atterrit Miss Collins qu'a lieu une altercation au cours de laquelle une co-détenue et amie de celle-ci assène un fulgurant coup de poing au salaud de médecin en chef. "Bien fait pour sa gueule !" ne manque pas de crier le spectateur remonté. Ce n'est pas la première fois qu'Eastwood tombe dans ce travers désagréable, mais il le fait ici à deux ou trois reprises.

    Malgré cette traversée du ventre mou du film, je n'ai pas décroché totalement grâce au second récit qui s'ouvre parallèlement : une enquète anodine débouchant sur une affreuse découverte. Le cinéaste s'y connaît pour faire monter la tension en envoyant un agent inspecter une ferme désertée. Il faut dire aussi qu'Eastwood et le cinéma américain en général n'en finissent plus de nous terroriser avec les violences subies par les enfants.

    Les scènes de procès qui suivent restent des scènes de procès (donc pas forcément palpitantes et ici bizarrement redoublées d'une affaire à l'autre, dans les mêmes lieux et au même moment, au mépris de tout réalisme). Au terme de l'une d'elles, un rebondissement, le premier d'une longue série, nous fait replonger avec plaisir dans les eaux les plus troubles. Cependant, en collant si étroitement aux divagations d'un psychotique et en usant de manière si efficace de flash-backs traumatisants, Eastwood nous fait moins partager le vertige dont est prise l'héroïne, prête à se vouer à n'importe quel saint, voire au diable lui-même, qu'il ne nous manipule sans ménagement aucun. Plus loin, l'insistance que met Christine Collins à accompagner le coupable jusqu'à son dernier souffle, jusqu'au moment où il ne pourra plus rien dire, pendu à sa corde, se comprend aisément et peut expliquer la longueur de la séquence consacrée à l'exécution. Là aussi cependant, affleure un sentiment de gêne. Eastwood s'est-il dit que l'on ne pouvait plus filmer une mise à mort de façon désinvolte ? N'a-til pas fait mine de jouer sur deux tableaux : un châtiment atroce mais un châtiment juste ? A priori similaire à celle que l'on trouve dans le film magistral de Richard Brooks, De sang froid (1967), cette scène n'a, dans L'échange, ni la même clarté, ni la même portée, ni les mêmes prolongements dans l'esprit du spectateur.

    A la suite de Million dollar baby, qui restera probablement son plus beau film (ou disons, à égalité avec Impitoyable), les derniers opus de Clint Eastwood sont, je dirai, "à voir" mais avec plus (Mémoires de nos pèresL'échange) ou moins (Lettres d'Iwo Jima) de réserves.

     

    P.S. 1 : Vous aurez remarqué, je l'espère, l'absence totale, dans ce texte des mots classicisme, réactionnaire et crépusculaire.

    P.S. 2 : Arrivant alors que le débat (virulent) autour de L'échange est largement entamé, je vous invite à lire différents points de vue, dans un ordre qui irait peu ou prou des plus énervés aux mieux contentés : chez Dr OrlofCinématique, Dasola, Rob Gordon, ShangolsLa lanterne.

  • Un conte d'été polonais

    (Andrzej Jakimowski / Pologne / 2007)

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    sztuczki.jpgVivant avec sa grande soeur et sa mère dans une petite ville de Pologne, le jeune garçon Stefek traverse la pause estivale en observant son petit monde, en jouant avec le hasard et en se persuadant que son père absent depuis si longtemps est bien là, sur le quai de la gare, et pourrait lui revenir. Un conte d'été polonais (Sztuczki) est basé sur une suite de courtes scènes impressionnistes, souvent humoristiques et sensuelles. Andrzej Jakimowski (réalisateur, producteur et scénariste) place un enfant au centre de son récit, mais de Stefek à la moindre silhouette de clochard, chaque personnage du film, quelque soit son importance, trouve sa place dans un bel équilibre. Le cadre ouvert (pratiquement toutes les scènes se passent en extérieurs) est cependant restreint à la bourgade, ce qui nous épargne les arabesques parfois fatigantes du film d'auteur choral contemporain.

    L'enfance est le sujet premier d'Un conte d'été polonais: l'enfance et cette envie de grandir, l'enfance et ce besoin d'être au contact des jeunes adultes (s'enivrer de vitesse sur la moto du copain de la soeur ou enlacer la plantureuse voisine en maillot de bain). Il en est un deuxième : le hasard. Non pas abordé de façon théorique comme l'avait (si bien) fait le compatriote Kieslowski, ni surexploité dans un entremêlement narratif tendant vers le discours pseudo-philosophique, mais perçu comme un jeu d'enfant. Là réside la principale réussite du film, faire passer ce thème au travers du regard de Stefek. Je place mes soldats de plomb sur les rails et je vois si le train les renverse. Je jette un papier dans le parc et je vois qui le ramasse. De ces expériences et observations précises, naît aussi le plaisir de tester sa capacité à détourner le cours des événements. Stefek se construit un récit qui deviendrait la réalité, il tente tout simplement d'accorder le monde à ses désirs. Cette quête prend de plus en plus d'importance et devient d'autant plus nécessaire à ses yeux quand il s'agit de déplacer litéralement la trajectoire de son père vers le foyer délaissé. On s'aperçoit ainsi, peu à peu, que chaque scène du film est placée sous le signe du hasard ou du choix. L'intelligence de Jakimowski est d'assurer la variété des formes qu'ils prennent : iconographiques (les aiguillages), psychologiques (la mère qui ne sait jamais quoi se mettre), humoristiques (le petit ami et sa moto qui démarre mal ou ses rapports avec la bimbo d'à côté)... De même, séduit la diversité dans l'importance des effets produits et l'absence d'un deus ex machina déshumanisant le récit. Cela assure la subtilité et la crédibilité de l'ensemble.

    Le contentement narratif est assuré par le jeu du hasard. Sur le plan plastique, il vient du goût prononcé des personnages pour la déambulation et de la photogénie inépuisable des déplacements en trains, voiture, moto... La topographie de la ville nous devient très vite familière et l'arbitraire des rencontres s'en trouve fortement atténué. Tous ces mouvements, Jakimowski les fluidifie, notamment lors d'une très belle séquence musicale lors de laquelle le montage alterne trois vitesses différentes : la course de Stefek, la marche tranquille du père et l'attente immobile de Elka. On pense au cinéma de Jerzy Skolimowski, auquel la course train/moto rend peut-être hommage (si l'on se remémore cet extrait, apparu il y a peu chez l'ami Joachim).

    Un joli mouvement de balancier ferroviaire, nocturne et irréel nous mène jusqu'au dénouement de ce qui est bien un conte, avec tout ce que cela comporte de légèreté et de mélancolie (essentiellement portée par le beau personnage de Elka, la soeur). Jakimowski a réussi là un film doux-amer très attachant, doublé d'une ode ensoleillée aux mini-jupes des filles.

  • Katyn

    (Andrzej Wajda / Pologne / 2007)

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    katyn.jpgAndrzej Wajda souhaitait réaliser ce film sur les massacres de Katynde 1940 depuis des années, lui dont le père, officier polonais, compte parmi les victimes des Soviétiques. Présenté en Pologne dès la fin 2007, Katyn a été là-bas le plus gros succès de l'année.

    On suit une poignée de personnages de 1939, date du désarmement de l'armée polonaise par les soviétiques occupant "pacifiquement" l'est du pays quand les nazis sont dans l'ouest (les accords ont été passés entre Hitler et Staline et le pacte de non-agression est donc en vigueur) à 1945, moment où la Pologne doit se reconstruire, sous l'emprise de l'URSS. Si quelques militaires pris dans l'étau se détachent à l'intérieur du récit, le point de vue adopté est plutôt celui des femmes et des enfants, en retrait mais toujours menacés et en attente de nouvelles. Wajda se place donc du côté des vivants et fait le choix, dans un premier temps, de ne pas représenter le massacre, tout en déroulant les faits chronologiquement jusqu'à la sortie de la guerre, tels qu'ils sont (mal) connus à l'arrière.

    Nous laissant en suspend, dans l'attente éventuelle d'images de l'horreur, Wajda élabore une narration intéressante, assez adroite dans ses développements et ses culs-de-sacs brutaux, mettant bien en évidence l'importance du traumatisme et le déchirement qu'il induit au sein d'une population prise en otage. En pointant les choix impossibles que doivent faire à la fin de la guerre ces gens, le cinéaste insiste sur la position intenable d'un pays pris éternellement entre le marteau et l'enclume, ballotté par l'histoire et devenu le jouet des grandes nations.

    Les premières images liées aux massacres que l'on voit sont celles que l'on connaît du fameux reportage allemand sur la découverte des fosses. Les nazis les montrent à partir de 1941, une fois la guerre à l'URSS déclarée et les territoires polonais entièrement conquis, dénonçant sous la propagande ce qui s'avère être la réalité. En 44 les soviétiques ayant repoussé les allemands ré-ouvrent les fosses et tournent leurs propres images en accusant les nazis. Wajda montre successivement les deux films, dont la confrontation est assez sidérante, en intégrant parfaitement leurs projections à la fiction.

    Katyndonne une quantité d'informations qui poussent à explorer plus avant le sujet (le débat qui accompagnait la séance, auquel participait une historienne et un spécialiste de Wajda, fut de ce point de vue fort éclairant). La mise en scène est classique, sans doute trop fonctionnelle mais non dénuée de subtilité. Le dernier quart d'heure est finalement consacré à la représentation de l'un des massacres. Placé ici, il permet bien évidemment, en termes de dramaturgie, de terminer sur le moment le plus fort. Il faut cependant noter que le choix est également cohérent sur le plan narratif : l'arrivée de la séquence (de 1940) concorde avec la remontée à la surface de la vérité aux yeux de l'héroïne (en 1945). Répétition des gestes et efficacité des bourreaux, les scènes sont terribles.

    Sans être réellement bouleversant, le film de Wajda remplit sa mission première avec honnêteté et justesse, abordant au-delà du témoignage quelques problèmes passionnants tels que la fidélité envers les siens ou les capacités de résistance et de rébellion de chacun.

    Vu au 19e Festival International du Film d'Histoire de Pessac. Sortie française annoncée pour le 21 janvier.

  • Il Divo

    (Paolo Sorrentino / Italie / 2008)

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    ildivo.jpgIl Divo c'est Giulio Andreotti, 90 ans en janvier prochain, membre éminent de la Démocratie Chrétienne italienne, sénateur à vie, nommé ministre à une vingtaine de reprises entre 1954 et 1989 et sept fois président du Conseil. L'homme fut au centre de toute la vie politique de son pays après-guerre. Son nom revient dans d'innombrables scandales et deux affaires le conduisirent devant la justice : dans la première, il était accusé de collusion avec la mafia et dans la deuxième, d'avoir commandité le meurtre d'un journaliste. D'une cour à l'autre, d'appel en appel, entre annulation de jugements et prescriptions, Andreotti n'eut jamais à exécuter aucune peine.

    Paolo Sorrentino brosse le portrait de "l'inoxydable" en se concentrant sur les années 80, soit le début de la fin de sa vie politique "active". Le traitement est parfois féroce, toujours ironique et même, à la limite de la parodie quand il s'attaque au premier cercle : les hommes de pouvoir entourant Andreotti, souvent douteux et tombant les uns après les autres. Sorrentino se fait un malin plaisir de rapprocher insidieusement par le montage les dramatiques événements ayant secoué la péninsule (de l'assassinat d'Aldo Moro à l'attentat contre le juge Falcone) et les petites réunions entre amis dans l'intimité d'appartements luxueux.

    A l'image de la bande originale volontairement inattendue (brassant tous les styles de Gabriel Fauré à Cassius), la mise en scène fait feu de tout bois, laissant peu de répit visuel à partir d'un sujet pourtant peu spectaculaire. Maintes manies, postures ou propos sont tournées en ridicule, les gestes incongrus étant souvent amplifiés par des ralentis. On sature quelque peu sur la longueur devant cette débauche d'effets, en se demandant comment le cinéaste va bien pouvoir clore un film qui prend ainsi la forme d'une série de vignettes acerbes, sans réel enjeu narratif. Cela dure deux heures et pourrait aussi bien en durer quatre.

    L'acteur Toni Servillo donne à Andreotti une démarche de vampire recroquevillé sur lui-même. Le minimalisme de ses mouvements, l'étrangeté de ses trajectoires, l'imperturbable masque qu'il arbore s'accordent avec les décors rongés par l'obscurité pour faire planer une ambiance assez funèbre. Paolo Sorrentino a beau multiplier les face à face, les yeux dans les yeux, entre Andreotti et le spectateur, il nous laisse l'impression, par le ton ironique adopté, de glisser sur le personnage. Ainsi, le film (Prix du jury à Cannes) ne tient pas toutes ses promesses, mais il faut certainement se réjouir de son existence et saluer l'audace de la démarche, dont il est inutile d'espérer trouver un équivalent de ce côté-ci des Alpes.

    Vu au 19e Festival International du Film d'Histoire de Pessac. Sortie française annoncée pour le 31 décembre.

  • Teza

    (Haile Gerima / Ethiopie - Allemagne / 2008)

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    teza.jpgHaile Gerima traite dans Teza d'un vaste sujet dont on ressent à chaque instant la nécessité, l'auteur ayant porté à bout de bras son projet pendant une dizaine d'années. A travers le parcours sur vingt ans d'un intellectuel exilé, ce sont les soubresauts de toute l'histoire récente de l'Ethiopie que survole Gerima.

    Le film débute dans les années 90, alors qu'Anberber retrouve son village natal, sa mère et son frère aîné. Ce retour est placé sous le signe du traumatisme : le corps est meurtri et l'esprit tourmenté. Les cauchemars et la réalité se mélangent, les anciens accueillent avec circonspection l'enfant du pays devenu étranger, l'armée est partout multipliant les enrôlements forcés, les arrestations et les exécutions sommaires. Pour rendre le malaise du personnage, Gerima nous fait partager ses pensées et a recours à une voix off trop insistante avec ses incessants questionnements ("Qui suis-je ?", "Que vais-je apporter à ma famille ?") et ses vaines tentatives de se remémorer un événement dramatique refoulé. La narration est très embrouillée, intégrant de nombreux flashbacks de l'époque où Anberber était étudiant et militant gauchiste en Allemagne, privilégiant des plans très courts et menant quelques récits parallèles. La confusion est autant narrative qu'esthétique : les moments de tensions sont excessivement stylisés et les scènes de violence sont peu lisibles.

    Lorsqu'une nouvelle couche est ajoutée au mille feuilles avec l'évocation d'une autre période, celle des années 80 et du retour au pays des élites à la suite du renversement du dictateur Haile Selassié (destitué en 1974), on se voit très inquiet, sachant que nous ne nous trouvons qu'à la moitié des 137 minutes du métrage. Pourtant, sans que l'on sache trop pourquoi, Gerima décide à ce moment-là d'abandonner ses labyrinthes spatiaux et temporels pour mener son récit de manière linéaire. Quasiment plus de sauts dans le temps, ni de voix off. Dans cette Addis-Abeba où la junte militaire traque les traîtres à la Révolution socialiste (remarquable séquence de procès politique), il ne s'agit plus de théoriser mais de survivre. Dans l'Allemagne de 1970, l'engagement politique consistait à débattre et à manifester dans les rues de Bonn. Dans l'Ethiopie de 1980, il devient une question de vie ou de mort. Chacun doit choisir : avec ou contre le régime.

    A mi-film, Haile Gerima simplifie donc son propos, faisant entièrement confiance à son scénario. Il peut alors boucler la boucle sans esbrouffe en déroulant les événements chronologiquement. Et enfin l'émotion affleure. Les idées disséminées au début, de manière si arbitraire, trouvent leur place avec justesse et les clichés deviennent évidence : le retrait de la politique et de la guerre, le repli symbolique dans la grotte, la paternité, la reprise du flambeau de l'éducation des jeunes villageois...

    Teza, film aux deux visages, a reçu le Prix du jury à la dernière Mostra de Venise.

    Vu au 19e Festival International du Film d'Histoire de Pessac. Sortie française indéterminée.