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2000s - Page 13

  • Cloverfield

    (Matt Reeves / Etats-Unis / 2008)

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    cloverfield.jpgUne simple idée peut-elle suffire à faire tenir un film droit ? Parfois oui, comme c'est le cas avec Cloverfield. A Manhattan, Hud se retrouve avec une caméra numérique dans les mains, chargé de couvrir la fête donnée en l'honneur de son pote Rob. En pleine nuit, coupures de courant et explosions sément la pagaille aux alentours. Des monstres attaquent New York et Hud va filmer l'incroyable. Sur l'écran, nous ne verrons rien d'autre que le déroulement intégral de cet enregistrement.

    L'idée n'est pas totalement neuve. Le concept se rapproche de celui de la caméra subjective exclusive de La dame du lac, du Dossier 51, de La femme défendue et de bien d'autres. Plus évident encore est le parallèle avec le Projet Blair Witch, qui fit son petit effet il y a dix ans de cela. Cloverfield, à mon sens, dépasse toutefois aisément ce modèle (déjà assez intéressant) en de nombreux endroits.

    Les moyens dont a disposé Matt Reeves lui ont permis de faire entrer dans ce cadre restrictif toutes les richesses visuelles du film catastrophe. La tentation a dû pourtant être grande d'infléchir de temps à autre le parti-pris de départ en élargissant le champ afin de contenter le spectateur, plutôt que d'escamoter ainsi continuellement certaines visions et d'expulser sans ménagement certains protagonistes du récit. En collant à l'illusion du document amateur, Cloverfield propose un jeu assez réjouissant de cadrages-décadrages, titillant sans cesse la frustration du spectateur dans son désir de voir entièrement ce qu'un seul point de vue ne peut appréhender. Il en va de même du montage ou plutôt de son "absence" car en se limitant à un simple bout-à-bout d'images, le film, d'une part, laisse intacts des plans ou des séquences sans enjeu (nous ne parlons pas ici seulement de la longue introduction que constitue le début de la soirée, terriblement banale mais parfaitement indispensable à la cohérence du projet) et d'autre part, ne comble jamais les béances qui se créent ici ou là avec ces propos ou ces événements qui restent cachés dans les plis, la caméra étant sur "off". Ce qui n'est pas enregistré n'existe pas. Cadrages et montage nous stimulent ainsi constamment. Le travail sur la lumière est lui aussi tout à fait appréciable, alors que l'on pourrait s'attendre à une certaine uniformité. Chaque séquence semble baigner dans une ambiance différente. Pour aller du début de la nuit au petit jour, nous passons des lumières vives et festives de la fête à un aparté sous un ciel étoilé, d'un nuage de poussière destructeur au noir horrifique d'un tunnel de métro, des rayons irréels et aveuglants des torches militaires au jour retrouvé d'un coin de Central Park (pour la plus belle séquence du film où un espace de verdure et un coin de ciel bleu tisse un fil d'espoir ténu, ce paysage étant d'autant plus précieux et émouvant qu'il est tronqué par le cadre immuable de la petite caméra).

    Pour se laisser prendre au jeu de Cloverfield, il convient d'accepter deux conventions mettant a priori à mal la vraisemblance. La première est que le filmeur empoigne sa caméra aussi souvent et en toutes circonstances, y compris les plus dramatiques. La chose n'apparaît pas aberrante si longtemps que cela : que l'on songe à la frénésie avec laquelle le moindre événement dans le monde se trouve aujourd'hui aussitôt enregistré par ses témoins directs. La seconde est que les héros se trouvent toujours là où il se passera quelque chose. L'acceptation de cette règle équivaut à celle du genre tout entier. De plus, elle se réalise d'autant mieux que cette accumulation de péripéties est entrecoupée par les ellipses radicales signalées plus haut. Tout est donc affaire d'équilibre et Matt Reeves y parvient parfaitement par l'établissement d'un rythme impeccable ménageant habilement deux pauses bienvenues (l'une dans une station de métro, l'autre  dans une arrière-boutique) entre les différentes montées dramatiques.

    Certains ont pointé l'insuffisance psychologique des personnages. On peut à nouveau en appeler au respect du genre cinématographique (auquel on doit quelques figures imposées, bien intégrées toutefois, dans l'ensemble : la destruction sidérante d'un édifice symbolique ou la révélation de visions surréalistes en plein chaos), mais pas seulement. La neutralité, voire la banalité qui se dégage des caractères permet une projection plus rapide du spectateur, auquel on propose avant toute chose d'éprouver des sensations, et elle amène un certain réalisme, chacun d'entre nous sachant pertinemment qu'il n'est jamais vraiment lui-même et à son avantage lorsqu'il se retrouve avec une caméra collée sous son nez.

    Bien évidemment, Cloverfield s'inscrit fortement dans son époque non seulement par la technologie qui s'y déploie mais aussi et surtout en proposant une nouvelle chronique du temps des périls ravageant l'Amérique sur son propre sol. Vécus à travers une expérience singulière et limitée et surtout captés de manière "amateur", ce type de regard s'étant chargé, depuis le 11 septembre 2001, au moins, d'un caractère de vérité absolue, les premiers instants de l'attaque nous offrent sans doute l'évocation la plus satisfaisante à ce jour du traumatisme américain car débarassée du pathos et de la problématique de la reconstitution et renonçant ainsi à expliquer l'inexplicable.

    Que l'on ne se trompe pas cependant : la grande force de Cloverfield vient du fait qu'il s'agit avant tout d'un spectacle (vu, certes, sous un angle très particulier) et que ce spectacle n'ouvre que progressivement des pistes de réflexion très diverses. L'an dernier, le film a été régulièrement étudié en parallèle avec deux autres oeuvres au thème et à l'esthétique proches, REC de Jaume Balaguero et Paco Plaza et Diary of the dead de George A. Romero. Je ne connais pas encore le premier mais le second me semblait échouer gravement par son harassante volonté de bâtir son récit sur un message pré-mâché, celui de la prolifération étourdissante et dévitalisante des images. Sur un canevas comparable, Cloverfield ne cède jamais au dirigisme moral et tient remarquablement son pari, celui de faire partager, sans transiger, une expérience à la fois spectaculaire et parcellaire.

  • Whatever works

    (Woody Allen / Etats-Unis / 2009)

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    whateverworks.jpgWhatever works commence avec l'interpellation du spectateur par le personnage principal, Boris Yellnikoff. Cette apostrophe est déstabilisante tout d'abord par l'indécision du degré de distanciation qui la caractérise : débarquant au milieu d'une conversation entre amis, nous croyons bien déceler deux ou trois coups d'oeil de l'un des protagonistes vers la caméra avant que celui-ci s'adresse à nous directement, à la surprise de ses compagnons, qui continuent tout de même, tous comme les passants, à vivre leur vie de fiction.

    Sur un ton très acide, Boris Yellnikoff entame une longue plainte et nous exhorte à nous détourner de tous ceux qui nous empoisonnent la vie en nous dictant notre conduite, des nutritionnistes poussant à la consommation quotidienne de fruits et légumes aux producteurs de feelgood movies. Par la voix de son nouveau double, Larry David, Woody Allen condamne ce qu'il va pourtant nous imposer sans sourciller pendant 90 minutes : le prosélytisme en faveur d'un certain mode de vie, le sien.

    Sa leçon de morale se développe à partir de la mise en relation du vieil intellectuel acariâtre et d'une jeune idiote. Mise au premier plan, la philosophie de Woody Allen ne prend même pas ici la peine d'émerger d'un récit. Rien ne vient justifier la rencontre entre Boris et Melodie, plus qu'improbable, et les discussions qui s'en suivent dans l'appartement du premier (qui a décidé d'héberger la seconde) ne sont là que pour accumuler les bonnes formules sans jamais tracer de ligne narrative et émotionnelle cohérente. De même, la dernière partie sera l'occasion d'une série de retournements de situation purement mécaniques, des basculements sexuels et comportementaux qui auraient pu être imaginés il y a trente ans.

    Plus grave encore, la mise en scène n'enrobe l'exposé d'aucun éclat particulier, se contentant de quelques "trouvailles" humoristiques plus ou moins fines (Boris expliquant avoir trouvé son équilibre alors qu'il se trouve devant... la balance d'un marchand de légumes ; Melodie écoutant Beethoven et croyant que les coups frappés à sa porte font partie de la partition - gag piqué à Chaplin dans Mr Verdoux). Habituel point fort du cinéaste, la direction d'acteur encourage cette fois-ci un cabotinage assez épuisant.

    On aura beau deviner derrière la misanthropie de Boris un ironique autoportrait de Woody Allen (le mot "génie" est entendu tellement de fois...), on aura beau se dire que le cynisme cache forcément de grandes blessures, le personnage restera jusqu'à la fin détestable. Certes une petite inflexion est perceptible au contact de ces gens qui lui sont "inférieurs", mais la réconciliation finale se fête bien chez lui, dans son appartement d'un autre âge. Tous se retrouvent sur son terrain, tous ont été convertis.

    Dans la mise en miroir ironique de sa propre personnalité, je trouve la démarche de Clint Eastwood beaucoup plus honnête.

  • Home

    (Yann Arthus-Bertrand / France / 2009)

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    2009_06270020.JPG
    La déforestation en Amazonie par Notre Grand Photographe

     

    Le Bienvenue chez les Ch'tis du documentaire n'est qu'une longue (*) conférence culpabilisante donnée par un sage toisant l'humanité du haut de son hélicoptère, dénonçant vaguement tout et donc rien, sans trop s'approcher du réel ni de la misère. Son message passe par l'accumulation de chiffres et la redondance d'un discours scientifico-mystique de niveau CE1, sans jamais se changer en récit cinématographique. La propagande de Michael Moore ou d'Hubert Sauper, leurs détracteurs eux-mêmes en conviennent, passe au moins par une dynamique et un travail sur la narration qui les imposent pleinement comme cinéastes. De cinéma, il n'y en a point dans cette magnifique soirée diapo qu'est Home. Des images se succèdent, gonflées à l'esbroufe, s'enivrant de leur gigantisme et si lisses qu'elles en deviennent aussi numériques qu'un plan quelconque du Seigneur des anneaux. L'illustration sonore valse entre world music sacrée et orchestration de blockbuster.

    De plus, je ne supporte pas qu'un commentaire me tutoie.

    Mais je m'attaque bassement à un chef-d'oeuvre : Home atteint, à ce jour, la note moyenne de 8,5 sur l'IMDb, soit autant que M le Maudit, Vertigo ou Shining (49,8% des votants validant un 10 sur 10).

     

    (*) : Pas fou, je me suis contenté de regarder la version courte de 95 minutes diffusée à la télévision (et enregistrée sous la pression familiale).

  • Changement d'adresse

    (Emmanuel Mouret / France / 2006)

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    changementadresse.jpgC'est au dernier moment que je me suis aperçu que le film d'Emmanuel Mouret diffusé par Arte hier soir n'était pas celui que je connaissais déjà, contrairement à ce que me laissa croire l'autre jour le survol trop rapide de mon programme télévisé. Si ce n'est pas là une preuve que notre homme fait toujours le même film...

    Changement d'adresse est une comédie, plaisante plutôt qu'hilarante, auscultant les problèmes de coeur de deux co-locataires, Anne et David, qui tentent de se persuader mutuellement qu'une promiscuité amicale et sans arrière-pensée est possible entre deux jeunes personnes à la recherche de l'amour. Le scénario avance à coups de quiproquos et de malentendus sentimentaux, s'ingéniant à faire battre les coeurs sur des rythmes trop différents pour qu'ils s'accordent avant longtemps. Si quelques intermèdes burlesques trouvent leur place, l'humour passe essentiellement par la parole : opposition entre les registres (logorhée verbale, mutisme, assurance de tombeur, bafouillages), jeu autour du double sens de certains mots (un cor / un corps), propos extravagants tenus avec le plus grand naturel ou, au contraire, analyses interminables de choses pourtant très simples...

    Emmanuel Mouret filme avec une élégance et un calme "à l'ancienne" qui peuvent ressembler parfois à un refus d'être de son temps. Cette assurance séduit le plus souvent mais peut aussi laisser indifférent à l'occasion (les guillerettes transitions musicales par exemple).

    Du point de vue narratif, l'histoire se déroule de façon si mécanique qu'elle pourrait quasiment se réduire à une formule mathématique. Les efforts de Mouret portent alors sur l'injection de contretemps imprévisibles chargés de maintenir l'intérêt de cette série de combinaisons programmées. Il n'y parvient pas toujours. Ainsi, l'irruption du personnage de Julien semble d'abord provoquer un bouleversement bénéfique au récit, par son refus de suivre les règles tacites établies par les principaux protagonistes jusque là. Malheureusement, il finit par entrer lui aussi dans la ronde. La pièce rapportée s'emboîte trop facilement.

    Le registre comique et les ressorts dramatiques seront donc repris à l'identique dans le film suivant de Mouret, Un baiser s'il vous plaît. Même charme et mêmes limites : l'impression de ne pas avoir avancé d'un pouce est tenace. Le tout récent Fais-moi plaisir tiendra-t-il la promesse de son titre en ouvrant sur d'autres horizons ?

  • Etreintes brisées

    (Pedro Almodovar / Espagne / 2009)

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    etreintesbrisees.jpgEtreintes brisées (Los abrazos rotos) m'a laissé insatisfait. Je précise tout d'abord que l'une des raisons est indépendante du film lui-même : je ne l'ai pas "entendu" correctement. Problème de copie ou de salle, le son était faible et très mal équilibré. Difficile de se concentrer dans ces conditions. Malheureusement, ma déception n'est pas uniquement dûe aux mésaventures de la technique.

    Au début de la production de "Filles et valises", le film dans le film, Lena fait des essais de maquillages et de perruques devant une partie de l'équipe. Almodovar place logiquement son actrice, Penélope Cruz, devant un miroir mais il ajoute : un appareil photo autour du cou du réalisateur Mateo, un camescope tenu par Ernesto fils (qui porte des lunettes), des boucles en forme d'oeil accrochées aux oreilles de Lena et, pour faire bonne mesure, l'irruption dans la pièce de Judit, dont est souligné le regard porté sur l'homme qu'elle aime (homme qui lui-même regarde la femme qu'il... etc...). Etrangement, cette accumulation de signes ne produit ici aucun débordement, aucun effet baroque. Almodovar organise simplement et avec une grande maîtrise. Tout cela est extrèmement intelligent mais rien ne dépasse. Il manque une vibration, un ailleurs.

    Il est généralement assez touchant de voir un grand auteur rendre un hommage direct à son art. Etreintes brisées ne déroge pas à la règle : la passion du cinéma y est évidente, la sincérité dans le traitement du mélodrame et du thriller et l'admiration envers une actrice magnifique également. D'innombrables citations parsèment le film. On y trouve pêle-mêle Antonioni et DePalma, Stahl et Sirk, Bunuel et... Almodovar. Voyons toutefois comment est évoqué Michael Powell. Après de multiples plans montrant Ernesto fils l'oeil collé à son camescope, après une altercation avec Lena au cours de laquelle le trépied est clairement utilisé comme une arme, nous avons droit plus tard à une apostrophe de Mateo : "Tu me fais penser au Voyeur". Le procédé est tout de même insistant et assez scolaire. En sortant du jeu des citations, cette sensation refait surface ailleurs. Nous avons vu Ernesto fils conduire avec sa caméra sanglée sur le siège passager inoccupé. Lorsque Mateo demande à Diego "Comment pouvait-il conduire et filmer en même temps ?", pourquoi nous replacer le plan de coupe déjà vu sur Ernesto dans sa voiture ? Risquait-on l'oublier ?

    En voulant approfondir ses thèmes favoris tout en simplifiant sa mise en scène, Almodovar a pris le risque de corseter son film. L'indécision fantomatique de Volver et les rubans temporels de La mauvaise éducation nous emportaient. La construction d'Etreintes brisées n'est toujours pas linéaire, mais le récit se suit sans effort. L'armature est rigoureusement conçue mais il n'y a que la machinerie à contempler.

    Royale, Penélope Cruz a justement été louée un peu partout. Moins fêté, Lluis Homar est tout aussi remarquable en double émouvant d'Almodovar. Il compose un personnage d'aveugle parmi les plus forts (et les plus crédibles) du cinéma. Les seconds rôles sont bien moins intéressants, hormis le lynchien José Luis Gomez (Ernesto Martel).

    Lynchien car filmé comme les hommes de l'ombre hollywoodiens le sont par le collègue et ami américain d'Almodovar. Finalement, ce dernier n'a-t-il pas voulu réaliser là, en quelque sorte, son Inland Empire à lui ? Ayant offert à la même période leur chef d'oeuvre respectif (Mulholland drive et Parle avec elle, accomplissements formels et émotionnels), Lynch et Almodovar ont sans doute eu l'envie partagée d'ausculter plus avant le monde du cinéma et de creuser leur sillon dans un geste plus radical et plus personnel, une démarche qui les engagerait entièrement. D'un côté, nous avons donc un Almodovar au carré mais comme dévitalisé par trop de réflexion : quelques plans très beaux (Mateo arrivant à l'hôpital, Lena après l'amour, les deux regardant à la télévision le Voyage en Italie de Rossellini) mais pas de flux. De l'autre, nous avions eu un Lynch au carré mais fourmillant, incontrôlé, inégal, monstrueux, répétitif et traversé d'éclairs sublimes. Trop de concentration contre trop de liberté ? Peut-être, mais c'est bien chez le second que naissaient la plus grande beauté et la plus intense émotion...


    De nombreux autres points de vue : Fenêtres sur cour, Inisfree, Dasola, Dr Orlof, Rob Gordon, Une fameuse gorgée de poison.

  • Looking for Eric

    (Ken Loach / Grande-Bretagne / 2009)

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    lookingforeric.jpgInitié par Cantona (*), le projet Looking for Eric a permis à Ken Loach, non pas d'alléger son cinéma, comme l'ont assuré quelques journalistes incompétents se pressant à Cannes pour rencontrer la star du foot (**), mais de proposer une variation sur le thème de la passion et sur le rapport entre l'amateur et le modèle. De ce point de vue, le film est réussi. Loach est un passionné de football, de musique : cela se sait et cela se sent sur l'écran, au fil de séquences qui coulent de source. La passion qui anime Eric Bishop (formidable Steve Evets), le héros mal en point, n'est pas présentée comme dévorante mais vivifiante et aidant à supporter bien des aléas (Loach prend d'ailleurs soin de caractériser le personnage sans aborder ce sujet tout de suite, commençant par le situer socialement).

    Inutile de dire que, dès le début, l'on ne cesse de guetter l'articulation, le moment où va débouler le King dans le triste quotidien de banlieue mancunéenne qui nous est décrit. Or, ce bouleversement qui arrive, Loach ne l'explique tout simplement pas. L'amour du ballon rond, un poster dans une chambre, un prénom commun suffisent à faire accepter l'intrusion soudaine du "bon génie". Le dialogue entamé est filmé avec le plus grand naturel, en repoussant tout effet (les plans révélant in fine l'absence de Cantona, en raison notamment de l'arrivée d'une tierce personne, sont rares). Cette frontalité nous pousse à faire nôtre l'explication la plus banale : celle du soliloque intérieur.

    Drôles et émouvants, les échanges entre les deux Eric ouvrent les vannes de la confession et de l'introspection douloureuse. Une passion (celle du foot) se met au service d'une autre, la plus importante. Parfois, le deux se mêlent : un montage alterné fait de deux discussions distinctes d'Eric, l'une avec Cantona, l'autre avec son ex-femme à reconquérir, un seul et même moment d'apesanteur, une brèche dans le réel où tout deviendrait possible. Mais l'émotion la plus intense provient peut-être de ces quelques emballements des deux Eric se remémorant les grands moments de la carrière du joueur mythique de Manchester United : une joie partagée, dans un souffle commun, transmise à merveille par le rythme de séquences calées sur la vigueur des deux comédiens et s'ouvrant sur des extraits de matchs, fort bien intégrés et magnifiés, notamment par une remarquable bande son. Looking for Eric est clairement l'un des plus beaux film sur l'amour du foot jamais réalisé.

    A travers le "personnage" de Cantona passe bien plus qu'un jeu sur l'image publique (les réparties à base de proverbes cantoniens sont très réjouissantes), car c'est surtout l'appropriation d'une personnalité par un fan qui touche, une appropriation toute amicale, une recherche de complicité. Qui n'a jamais rêvé une fois dans sa vie de se lier secrètement et simplement avec une vedette admirée ?

    Il est fort dommage que Looking for Eric ne se limite pas à ce petit programme. Si j'ai parlé de "bon génie" plus haut, il ne faudrait pas trop me pousser pour me faire écrire que Paul Laverty est, lui, le "mauvais génie" de Loach. Pourquoi doit-il ponctuer ses scénarios, à un moment ou à un autre, d'un inévitable événement dramatique sur-signifiant, supposé rendre plus intense encore le récit ? Ici, la découverte d'un revolver nous embarque, pendant toute la deuxième partie, loin de ce qui nous intéressait alors et le morceau de bravoure final, malgré son incongruité, peine par conséquent à rattraper le retard pris sur ce chemin hyper-balisé. Loach serait bien plus inspiré en se cantonnant (ah ah ah) dans ses infra-intrigues du quotidien (ces vibrations qu'il capte de manière unique lors des scènes de groupe), en tenant sa ligne jusqu'au bout, comme au temps de Kes, sans sur-dramatiser des récits suffisamment parlants. A partir des huit scénarios que Laverty lui a écrit, le cinéaste n'a offert qu'un grand film (Le vent se lève, dans lequel le contexte justifiait tous les excès dramatiques), deux à la rigueur (It's a free world, qui contenait aussi, sur sa fin, quelques grosses ficelles). Tous les autres (Bread and roses, le seul que je ne connaisse pas, semble ne pas faire exception) souffrent de scories plus ou moins rédhibitoires (Carla's song, My name is Joe, Sweet sixteen, Just a kiss).

    Si emballant pendant une heure, Looking for Eric, dernier film en date de l'un des meilleurs portraitistes en activité, laisse au final pas mal de regrets.

     

    (*) Le générique annonce un film coproduit par Canto Bros Productions, ce qui fit dire à une gourde assise devant moi : "Il est malin, il veut du pognon..."

    (**) C'est Cantona lui-même, en admirateur sincère du cinéaste, qui était obligé d'expliquer à ses incultes interviewers que Loach n'avait pas attendu son arrivée pour réserver une bonne place à l'humour à l'intérieur de l'un ses films.

     

    D'autres avis sont à lire chez Vincent, Dasola et Rob Gordon.

  • Dernier maquis

    (Rabah Ameur-Zaïmeche / France / 2008)

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    Dernier maquis 07.jpgTroisième long-métrage de Rabah Ameur-Zaïmeche après les remarqués Wesh wesh, qu'est-ce qui se passe ? et Bled Number One, Dernier maquis est une drôle de fable politique née d'un double désir de cinéaste : réaliser une œuvre à la fois engagée et plastiquement marquante. Abordant frontalement des problématiques religieuses et sociétales, le filme relate un conflit opposant un groupe de manœuvres musulmans à leur patron, ce dernier tentant d'acheter la paix sociale avec la mise à disposition d'un lieu de prière. L'ambition politique est explicite mais nuancée, notamment dans le portrait complexe qui est fait du patron de cette entreprise de rénovation de palettes. En cantonnant son récit dans un lieu quasi-unique, Ameur-Zaïmeche élude le rapport à la société extérieure et l'éventuelle confrontation qui pourrait en découler, posant ainsi la situation comme étant naturelle, ici et maintenant. Il est donc difficile de parler de film social, au sens où nous l'entendons habituellement, Dernier maquis ne se pliant pas aux codes du genre.

    Le réalisateur a une autre ambition, celle de proposer une œuvre à l'identitié visuelle très forte. Le parc de palettes rouges qui s'étale sous nos yeux en tous sens prend l'allure d'une scène de théâtre, à la fois unique et mouvante, le matériau travaillé et son stockage rendant possible une grande variété d'empilements et de constructions. Le discours politique se déploie sur un fond bien réel (le tournage s'est fait manifestement dans une véritable entreprise) que la mise en scène élève à un niveau autre, en exacerbant sa puissance expressive. Véhiculer une émotion esthétique pour mieux soutenir la réflexion est le but du cinéaste. Celui-ci se tient au centre du dispositif, littéralement, puisqu'il interprète le rôle de Mao, le patron de la PME. Ses déplacements, son attention et ses directives caractérisent le personnage autant qu'ils font venir à l'esprit une analogie avec le rôle du metteur en scène. Ce double jeu est ici parfaitement perceptible. Le plus souvent séduits par ces séquences, nous pouvons toutefois, par endroits, penser que le poids de fiction s'en trouve trop allégé : dans son bureau, est-ce Mao qui dialogue avec son employé ou Rabah qui écoute, regarde et dirige son acteur ?

    Cependant, cette interrogation n'entame pas l'impression de réalisme dégagée par ces échanges, dans lesquels Mao, personnage relativement opaque, laisse transparaître successivement une sincère disponibilité et une volonté de manipulation psychologique. Si les revendications émises par les ouvriers peuvent sembler énoncées de manière schématique, elles ne s'éloignent pas pour autant de la réalité. Cette réussite est due principalement à l'immersion totale du cinéaste dans son environnement et au naturel des ses acteurs, non-professionnels pour la plupart, certains jouant en quelque sorte leur propre rôle. Ameur-Zaïmeche s'appuie sur eux pour filmer le travail de manière juste, s'attachant à rendre le rythme des tâches et leur répétition sans tomber dans la dénonciation simplificatrice.

    Singulier et ambitieux, Dernier maquis ne convainc cependant pas totalement. Documentaire et allégorie s'opposent au fil de séquences trop autonomes les unes par rapport aux autres, donnant le sentiment d'une alternance plutôt que d'une interpénétration harmonieuse. Les relances de la fiction (révélation d'une intention ou changement de situation) ne se font que par les dialogues, l'assise dramatique peinant alors à s'équilibrer avec les envolées poétiques. L'utilité et la longueur de certains plans sont remises en question et l'intérêt porté à chaque séquence est par conséquent très irrégulier. La digression provoquée par un ragondin ou la description d'une prière collective finissent par lasser.

    Partant d'un questionnement sur l'utilisation qui peut être faîte de la religion, Ameur-Zaïmeche fait glisser son récit vers une prise de conscience politique culminant dans un mouvement de révolte. Le cinéaste lance ainsi de nombreuses pistes pour traîter des communautés, de la religion ou du travail, mais il semble ne pas les creuser vraiment, de peur de paraître trop didactique (l'équilibre étant, il est vrai, très difficile à trouver). En voulant à tout prix éviter d'enfoncer des portes ouvertes, le film laisse trop de choses en suspens et, marchant par à-coups, laisse sur un sentiment mitigé, coincé que l'on est entre la reconnaissance d'une recherche stimulante, dans les thèmes et la forme, et la déception devant un manque d'ampleur et de force narrative.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Les trois royaumes

    (John Woo / Chine / 2008)

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    les3royaumes.jpgLes trois royaumes (Chi bi) c'est :

    - le cinéma comme un livre d'images bruyant,

    - l'art de faire croire que l'on propose une réflexion originale sur la guerre alors que l'on ne fait qu'accumuler de banales considérations stratégiques,

    - le cinéma pensé en termes de morcellement et la transformation des rares plans-séquences en jeu vidéo,

    - l'adhésion à une vision moderne de la guerre, rendant compte de la confusion totale des combats, mais seulement réduite ici à une toile de fond servant à mettre en valeur les exploits physiques hors du commun (et en apesanteur) de quelques héros,

    - 2h30 de plans centrés sur une poignée de généraux et 4 secondes sur une femme pleurant au milieu de dizaines de cadavres de soldats (flash appuyé, il est vrai, par une sage parole du vainqueur de l'homérique bataille : "Aujourd'hui, nous avons TOUS perdu"),

    - une troupe de comédiens photogéniques et compétents (Tony Leung et Takeshi Kaneshiro en tête),

    - une débauche d'effets numériques ne parvenant toujours pas à lester du poids du réel un passé lointain et se limitant à donner une certaine idée (transparente) du gigantisme,

    - le cinéma de grande consommation de John Woo, ni pire ni meilleur aujourd'hui qu'hier (Volte/Face) ou avant-hier (The killer).

  • Tokyo sonata

    (Kiyoshi Kurosawa / Japon / 2008)

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    tokyosonata.jpgAprès dix ans de rendez-vous manqués, je rencontre enfin Kiyoshi Kurosawa. Il me plaît.

    La singulière réussite de Tokyo sonata tient tout d'abord à son imprévisibilité. Le thème abordé (le délitement d'une cellule familiale) n'a pourtant rien de novateur et l'argument moteur (le licenciement du père, qui n'en dit mot à personne) a déjà été utilisé ailleurs. Au départ, chacun se trouve dans la position attendue : le père stressé par son travail, la mère discrète au foyer, l'ado toujours absent de la maison et le petit dernier sensible et doué. Les subterfuges du chef de famille et l'organisation de ses journées, entre recherche d'emploi humiliante et soupe populaire, tracent la voie principale du récit, qui frappe assez vite par ses constantes ruptures de ton. Kurosawa ayant souvent oeuvré dans le genre du fantastique, il excelle à faire naître l'étrange par petites touches esthétiques (la lumière projetée par un téléviseur, le bruits des trains) et il nous entraîne, dans les pas de son héros malheureux, à la découverte d'un monde insoupçonné et absurde, là où derrière un groupe de cadres supérieurs cravatés et pendus à leur mobile peut se cacher une armée de l'ombre de chômeurs au bord du gouffre.

    A ce premier point de vue, le film en ajoute deux autres : celui du fils aîné qui, lassé des petits boulots ne menant nulle part, décide de s'engager dans l'armée américaine et celui du plus jeune qui prend des cours de piano en cachette. Ces développements narratifs parallèles pourraient être unifiés par une mise en scène chorale et unanimiste privilégiant la fluidité des transitions. Or, ces histoires (toutes secrètes) sont étanches. En effet, Kiyoshi Kurosawa use d'ellipses et de raccords brutaux, heurtant ses séquences. La coupe, c'est un mur. Tout est séparation.

    Tokyo sonata est un précis de dynamique, soit l'étude des forces et des mouvements qu'elles provoquent. A ce stade du récit, l'édifice familial ne semble tenir que par la présence en arrière-plan de la mère. Celle-ci n'a pas encore eu droit à son histoire à elle (ça viendra). Elle se contente de faire le lien. Mais la pression est trop forte et le foyer doit exploser. Une série de crises familiales éclate donc et les déflagrations successives affolent les trajectoires : trois fuites opposées, trois courses effrénées en résultent (la quatrième, celle du fils aîné, se fait hors-champ). Le sentiment de liberté que procure cette prise de vitesse soudaine est toutefois de courte durée. Finalement, la plus grande douleur ne vient pas de l'explosion elle-même, mais de son souffle, projetant les personnages trop violemment. Il leur faudra reprendre tous leurs esprits pour repartir à zéro, après avoir, en quelque sorte, ressuscité.

    Dans le dernier tiers du film, Kurosawa ne cesse donc de tordre son récit. Comme il nous a habitué au fur et à mesure à cette avancée chaotique, il peut tout se permettre et laisser flotter d'admirables moments de cinéma (l'accompagnement par la caméra de la fuite en voiture, la révélation sur la plage au petit matin). Il peut surtout, au final, faire converger toutes les lignes qu'il a tracé, à l'occasion de l'un des plus beaux dénouements qu'il nous ait été donné de voir depuis longtemps. La musique, si parcimonieusement mais si remarquablement utilisée jusque là, envahit alors l'espace et les différentes histoires ne font plus qu'une, enfin.

  • Wendy et Lucy

    (Kelly Reichardt / Etats-Unis / 2008)

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    wendyandlucy.jpgC'est l'histoire d'une fille fauchée, en route pour l'Alaska, seulement accompagnée de sa chienne Lucy, et qui se retrouve coincée dans une petite ville de l'Oregon par la panne de sa voiture et la perte de l'animal.

    Pour Wendy et Lucy (Wendy and Lucy), Kelly Reichardt fait le pari du minimalisme des moyens, de la mise en scène et de l'argument. Si ténu soit-il, le fil narratif ne se délite pas. L'intérêt est constamment maintenu car la cinéaste co-scénariste prend soin, bien que ne filmant que des situations a priori anodines, de faire naître des micro-récits du quotidien (les différentes rencontres que fait Wendy, son bref séjour en cellule...) et de charger certaines séquences d'un potentiel fictionnel sans prolongement effectif (ces passages sont le plus souvent inquiétants, porteurs de menaces d'autant plus oppressantes que l'héroïne est, à ces moments-là, clairement vulnérable). Le spectre de l'ennui est déjà repoussé sur ce flan.

    Kelly Reichardt se détourne de la non-fiction extrémiste (l'absence de récit) aussi bien que du néo-réalisme formaliste (la beauté du vide). Un équilibre est trouvé entre les quelques plans larges situant Wendy dans les rues de la ville et une majorité de plans rapprochés sur les personnages. Ne surtout pas voir dans ce dernier choix de mise en scène un manque d'inventivité ou d'ampleur. Cette proximité vise évidemment à l'empathie mais elle n'est pas forcée par une caméra à l'épaule qui se plaquerait sous le nez des comédiens. Ces cadrages à hauteur de poitrine libèrent surtout une évidence : celle de la présence de chacun. Ces gens sont vraiment là, ils lestent le plan de tout leur poids. De plus, ce rapprochement qui ne vise que l'essentiel permet à Reichardt de ne pas surplomber son sujet, de ne pas livrer son message social clé en main. De ce point de vue, la séquence dans le commissariat de police est remarquable par son refus d'écraser Wendy sous le poids de l'institution qu'il faudrait critiquer. Il n'y a aucun plan d'ensemble. Nous ne voyons que des bribes de décors, quelques détails, quelques gestes de policiers (qui, malgré cette parcellisation, gardent leur identité puisqu'il ne s'agit pas non plus de les déshumaniser). C'est ainsi, sans en avoir l'air, que Wendy et Lucy décrit un monde en déshérence nécessitant une lutte de tous les jours.

    Dessinant de formidables portraits, captant la ville sans artifices et faisant parfaitement ressentir le basculement des repères entre le jour et la nuit (alternance si importante pour Wendy dans son mode de vie marginal) Kelly Reichardt offre également un rôle magnifique, mystérieux et émouvant à Michelle Williams. A deux ou trois reprises, lorsqu'elle rapproche son visage d'une vitre de voiture, elle ressemble à Barbara Loden dans Wanda.