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2000s - Page 9

  • A serious man

    (Joel et Ethan Coen / Etats-Unis / 2009)

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    aseriousman.jpgA Serious mana déjà été amplement commenté, dans un enthousiasme quasi-unanime. Je n'irai pas à contre-courant et je me limiterai donc à faire quelques remarques générales, de peur d'être trop redondant par rapport aux divers écrits de mes camarades blogueurs.

    Il a été fait à Michael Stuhlbarg, l'acteur principal, la tête d'un personnage de burlesque : teint ostensiblement pâle et yeux écarquillés soulignés par le verre de ses lunettes. Pourtant, bien que les postures de chacun aient leur importance, la mise en scène des frères Coen cherche moins à traduire un dérèglement physique que psychologique. Le grand cinéma burlesque se plaisait à enregistrer le plus souvent la mise en péril de l'ordre du monde par un individu marginalisé. Ici, c'est le monde lui-même qui est entraîné dans une dérive absurde, alors que le héros paraît finalement plutôt normal. Cette perte de sens n'est pas nouvelle dans l'œuvre des Coen mais elle se charge cette fois-ci d'autant plus d'inquiétude qu'elle est distillé à partir d'un récit s'attachant au quotidien. Il n'y a dans leur dernier ouvrage aucun échafaudage improbable, aucun plan machiavéliquement foireux. La mécanique qui est grippée n'est pas, cette fois-ci, celle du film noir, du milieu des affaires ou de l'espionnage.

    A serious manest un drôle de film et un film pas si drôle que cela. Il y a bien quelques séquences très savoureuses, qu'il est encore possible de placer dans la case comédie, mais le fait est que ce sont vraiment des choses très sérieuses qui arrivent, dont la plus sérieuse de toutes, omniprésente : la mort. Le récit donne l'impression d'une hécatombe. L'une des meilleures répliques, répétée plusieurs fois, y renvoie ("Sa femme est encore tiède") et l'extraordinaire fin suspendue, si elle ne visualise aucun trépas, est assez glaçante.

    Le monde mis en place autour du héros est un empire de signes que celui-ci est tenté de déchiffrer, cherchant désespérément un sens aux déboires qu'il accumule. Bien évidemment, notre homme est professeur de physique et base tout son travail sur les mathématiques. La qualité principale du film est de laisser le dérèglement se propager jusque dans la conduite du récit lui-même. Les visions et les rêves, de plus en plus nombreux, sont ainsi rendus indiscernables au premier coup d'œil. Il est étrange que les frères Coen fassent éclater cette absurdité au moment des années 60, époque qui apparaît rétrospectivement, pour beaucoup, comme une sorte d'âge d'or avec l'entrée dans la modernité et l'expérience de la liberté sous toutes ses formes. Ici, au contraire, la vision est teintée de pessimisme (un pessimisme certes gai) et comme le démontre bien le fameux prologue du film, le mystère insondable de l'existence a été de tout temps impossible à percer.

    Ce qui séduit à l'écran, c'est la cohérence de la vision et notamment l'étonnante reconstitution de l'époque. Ce sont, encore une fois, quelques signes qui la caractérisent : la musique du Jefferson Airplane, la technologie, l'ombre du Vietnam (extraordinaire séquence du voisin s'approchant du héros en discussion avec le père de son étudiant asiatique), la marijuana... Avec la même réussite, les Coen nous plongent au sein d'un milieu juif qu'ils peignent avec une vigoureuse ironie, empêchant ainsi leur film de tomber dans une pesante démarche communautariste. Les dialogues accumulent les expressions typiques parfois difficiles à saisir. Qu'elles ne nous soient pas bêtement expliquées et surtout que, souvent, les intéressés ne les comprennent pas eux-mêmes, montre à quel point les cinéastes ont su trouver un merveilleux équilibre. A serious man est d'ores et déjà une pièce maîtresse de leur filmographie, autant qu'un objet singulier.

  • Bright star

    (Jane Campion / Australie - Grande-Bretagne / 2009)

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    Beaucoup évoquent le très beau film de Jane Campion en insistant avant tout sur ce qu'il n'est pas (un biopic, un mélodrame flamboyant) réduisant ainsi ses mérites à l'évitement de divers écueils avant d'éventuellement lui reprocher un manque d'émotion. J'ai trouvé pour ma part des raisons plus positives d'admirer Bright star. Les voici, sous forme de notes éparses :

    * Bien que la cinéaste ait choisi une nouvelle fois de dessiner un portrait de femme, ce qui frappe dès les premières scènes, dès la rencontre entre Fanny Brawne et John Keats, c'est le pied d'égalité sur lequel sont placés les deux personnages. D'emblée, leur relation est donnée comme adulte, honnête et droite. Les obstacles à l'assouvissement de leur passion, d'abord sociaux et ensuite physiques, ne sont là que pour mettre en valeur leur admirable opiniatreté et ne prennent jamais la tournure d'une convention scénaristique destinée à provoquer l'apitoiement. Nulle trace de renoncement, pas plus de prise de position bravache ou provocante. Cette histoire tracée d'une ligne claire est celle de l'affirmation d'un amour sûr de son droit. *

    * Si cet amour touche autant, c'est qu'il est menacé. La ligne risque la brisure, sous les effets de l'éloignement, de la maladie ou de la mort (a-t-on déjà entendu propos aussi terriblement lucides que ceux sortant de la bouche de John Keats à la veille de son départ pour l'Italie ?). La poésie irriguant tout le film jusqu'à en devenir sa raison d'être, il est fatal que la cassure vienne mettre en péril la fluidité des vers récités par John et Fanny. Toux et sanglots fissurent les poèmes. *

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    * Que Bright star délaisse les torrents lacrymaux et musicaux alors qu'il est riche en événements dramatiques a semblé gêner. Le traitement du premier sommet émotionnel est significatif. S'attend-on à une course folle et à des trombes d'eau que l'on assiste à une marche soutenue sous une pluie fine. Jane Campion ne contourne pas les clichés romantiques, elle les épure, se débarrasse du décorum et du superflu, se concentre sur l'essentiel, soit, ici, des visages mouillés. La présentation telle quelle des articulations dramatiques laisse la poésie envahir l'espace du film comme il envahit celui de l'héroïne. Et c'est bien là qu'il faut chercher la plus grande réussite du film, qui tient dans la parfaite coïncidence de ces deux mouvements. La poésie s'entend toujours de façon justifiée, avec parcimonie, tout comme la musique qui ne vient que de loin en loin, mais de façon si marquante. Les flux progressent au même rythme. En résulte, de plus en plus au fil du récit et malgré un scénario serré, une impression de flottement en de nombreux endroits, une suspension, qui finit notamment par donner toute sa valeur, inestimable, aux derniers jours de Keats auprès de Fanny. *

    * Jane Campion reconstitue en évitant la surcharge intérieure. Il s'agit de faire vivre ce décor et que les personnages s'y fondent. La fameuse scène de communion à travers la cloison, louée à juste titre, a aussi cette utilité : pousser le lit contre le mur, caresser la paroi, s'approprier le lieu, et devenir autre chose qu'un acteur en visite au XIXe. *

    * Bright star touche à la beauté sans jamais paraître esthétisant. Si les plans, particulièrement ceux de nature, éblouissent, la vie ne manque pas d'y circuler, frémissante. La fluidité de la mise en scène nous laisse croire qu'il n'y a qu'à laisser faire le vent, à enregistrer le mouvement d'un rideau puis celui d'une jupe. L'art de la composition de Jane Campion a ceci de précieux, c'est qu'il ne semble jamais nous être imposé. *

    * "Qu'il est bon de suivre une aventure amoureuse si pudique en ces temps d'étalage de vulgarité !" se sont exclamés certains. Mais cette délicatesse serait bien ennuyeuse si elle ne laissait filtrer un émoi bien réel. Le glissement du vent sous les habits et les variations de la lumière sur les visages suffisent déjà à propager les sensations au-delà de l'écran. Mais encore : est-ce vraiment la pudeur qui caractérise les baisers échangés au bord du lac ? Le chamboulement intérieur n'est-il pas douloureusement trahit par la plainte d'une Fanny qui s'affaisse, "Mère, j'étouffe !" ? *

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    * Deux présences presque muettes impressionnent le spectateur, celle des enfants, jeunes sœur et frère de Fanny. Contrairement à l'usage, les plans de coupe qui leur sont consacrés ne cherchent pas à ponctuer, à souligner ou à attendrir. Il y a dans l'enfance, telle que la filme Campion, un mystère et une dignité. Deux instants admirables le démontre : la réaction à peine perceptible du garçon lorsque Fanny lui demande de jouer les messagers auprès de Keats au cours du bal, et celle de la petite fille qui s'écarte soudainement du bosquet dans lequel s'est écroulé le poète. Si les deux amants se retrouvent très souvent accompagnés d'un tiers, cette présence n'est pas source de conflit. Les deux jeunes et la mère sont observateurs et non juges. Il y a du Fanny en eux aussi. De même, l'ambiguïté qui caractérise la relation du couple avec Brown, l'ami fortuné, a finalement pour effet de consolider encore le lien amoureux. *

    * Les enfants suivent Fanny partout et semblent dessiner un cercle moins contraignant que protecteur. Les arrivées de Keats à la maison des Brawne sont d'abord signalées par la petite sœur. Les relations qui s'établissent entre les personnages sont ainsi subtilement inscrites dans l'organisation spatiale des séquences. Sans verbalisation, sans insistance visuelle, Campion nous montre comment son héroïne empiète sur le territoire de Brown jusqu'à l'expulser du champ afin de rester seule avec John. Nous n'avons donc, par la suite, aucun mal à comprendre que chaque éloignement imposé provoque une blessure profonde. *

    Jane Campion signe là son septième long-métrage. Tous sont passionnants.

     

    D'autres avis, très différents, à lire ailleurs : De son cœur le vampire, Eclats d'images, Fenêtres sur cour, Films vus, La Kinopithèque, Laterna Magica, Dasola, Dr Orlof, Plan C, Préfère l'impair, Rob Gordon, Une fameuse gorgée de poison

  • PTU

    (Johnnie To / Hong-Kong / 2003)

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    ptu.jpgPTU, c'est l'espace, la durée (le temps), la surprise (le contretemps).

    A l'arrière d'un véhicule blindé se font face deux rangées de policiers. Ensuite, se déroule sous nos yeux l'un de ces morceaux de bravoure dont Johnnie To est coutumier, morceaux qui ne s'annoncent pourtant pas d'entrée comme tels. Quatre marlous font la loi au restaurant, forçant l'un des clients à changer de table. Le jeu est classique, binaire, et pourrait s'arrêter là. Un troisième intervenant entre pourtant en scène, produisant un nouveau bouleversement jusqu'à ce qu'un équilibre triangulaire soit trouvé, ponctué visuellement par un plan d'ensemble. S'arrêter pour de bon, cette fois-ci ? Non, le triangle éclate à son tour, de manière totalement inattendue, en renversant les rapports de force instaurés jusque là.

    Il y a, dans le cinéma de Johnnie To, une jouissance de l'espace. PTU est tourné en format large (2,35:1) et l'horizontalité y est accentuée : marche le long des rues, trottoirs, files de voitures, panneaux publicitaires et duel final en position allongée. Néanmoins, les bords du cadre, sans qu'ils soient négligés, sont souvent plongés dans le noir et le regard se concentre sur les points lumineux du centre. L'œil est attiré par ce qui s'arrache à la pénombre : le téléphone portable sous film plastique, le pistolet au milieu des détritus, les torches dans l'escalier et bien sûr les visages.

    Le récit se concentrant sur quelques heures, PTU nous convie à une virée nocturne dans Hong-Kong. Et il s'agit vraiment de sentir la nuit. Le montage alterne plans très larges et plans serrés, la caméra collant aux personnages pour mieux s'en éloigner aussitôt et insister sur leur solitude et leur engloutissement. L'ambiance sonore qui envahit une ville la nuit est aussi magistralement retranscrite avec ces sauts d'intensité, ces bruits lointains de moteur, ces plages de silence, ces ronronnements derrière les portes des boîtes de nuit. Par le suivi des déplacements, une fascinante topographie de la ville est détaillée. Mais si Johnnie To enseigne la géographie, son cours n'a rien de barbant, sous-tendu qu'il est par un fil ludique. Ainsi, un passage à tabac se déroule dans une salle de jeux vidéos, redoublant les concours de bastons virtuelles. Plus tard, après que de la techno soit parvenu aux oreilles dans la rue, à peine en sourdine, l'un des thèmes musicaux du film déboule au moment où l'on lit le mot "Music" sur une enseigne.

    De nombreux personnages répartis en différents groupes se croisent. Du côté de l'ordre, ils font partie d'une unité de police mobile, de l'antigang ou de la brigade criminelle. De l'autre côté de la frontière de la loi, on distingue trois gangs. Entre les deux, des indics et des petites frappes locales. L'intrigue se résume en quelques mots : un inspecteur a perdu son arme de service et la recherche toute la nuit, avec l'aide du responsable d'une petite brigade. Des personnages principaux, nous saurons très peu de chose sinon quelles relations ils semblent entretenir entre eux. Ce qui nous est montré, avant tout, ce sont leurs trajectoires dans la nuit. De cette façon, Johnnie To débarasse le film choral de ses lourdeurs habituelles, n'en gardant que le squelette. L'écheveau est compliqué à souhait mais il tient grâce à des croisements très simples et toujours surprenants. Cet étonnement étant quasiment généré par chaque fin de séquence (la "résurrection" du voyou tabassé en est l'exemple le plus parlant), tous les brusques virages pris par le récit deviennent acceptables.

    Chose très caractéristique du cinéma de Johnnie To, la surprise peut aussi venir du report d'un événement narratif, au point que le cinéaste puisse parfois paraître se complaire dans l'étirement gratuit des séquences. Celles-ci (à l'image de celle où les policiers montent un à un les escaliers d'un immeuble) n'ont d'abord pour elles que leur attrait esthétique ou leur modulation rythmique. Elles ne servent à rien, pourrait-on dire... jusqu'à ce qu'en bout de course, l'intérêt du chemin parcouru pour arriver à telle composition ou telle ponctuation devienne évident.

    Tant de virtuosité, tant de jeux formels et narratifs : cela pourrait lasser. Or il n'en est rien (PTU est, pour moi, sur bien des points, un anti-Collateral). Le plaisir est intense, tenant aussi à l'idée de troupe d'acteurs (incarnant des personnages qui sont poussés à agir avant de discourir), à celle de retrouvailles de film en film. Même dans le désordre, il est assez jubilatoire de piocher dans la pléthorique filmographie de Johnnie To (24 longs-métrages rien que pour les dix dernières années). Personnellement, j'ai pu, entre l'ébouriffante découverte de The mission en 2001 et celle d'hier soir, cocher sur la liste Breaking news, Fulltime killer et les deux volets d'Election, avec le même enthousiasme.

  • Invictus

    (Clint Eastwood / Etats-Unis / 2009)

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    invictus.jpgLors de "leur" coupe du monde de rugby, qui arrivait, en 1995, trois ans après la fin du boycott international consécutif à la politique d'apartheid, l'Afrique du Sud a commencé par un coup d'éclat en battant l'Australie (27-18), ce qui leur assura un quart de finale facile (les deux autres matchs de poule n'étant qu'une formalité, contre la Roumanie [21-8] et le Canada [20-0]). Au stade suivant, les Samoa ne pesèrent effectivement pas bien lourd et s'inclinèrent 42 à 14. L'adversaire en demi-finale était d'un autre calibre puisqu'il s'agissait des Français. Les Springboks (surnom des locaux) gagnèrent 19-15 et eurent donc l'occasion de défier les All-Blacks, grands favoris du tournoi, en finale. Devant leurs supporters et leur président Nelson Mandela, ils réussissèrent l'exploit de l'emporter 15 à 12 (aucun essai ne fut marqué de part et d'autre).

    Si l'Afrique du Sud créa la surprise, elle n'arrivait toutefois pas de nulle part, étant, depuis longtemps, une grande nation de rugby. Elle est considérée comme la troisième meilleure équipe de l'hémisphère sud, derrière la Nouvelle-Zélande et l'Australie. Cependant, il me semble qu'elle a l'image d'une équipe de qualité mais rarement géniale (les véritables connaisseurs me contrediront peut-être car je suis en effet plus compétent en ballon rond qu'ovale) .

    Et bien le film d'Eastwood a les mêmes caractéristiques, collant par-là parfaitement à son sujet. Le jeu est sans surprise mais c'est solide, ça avance, ça défend remarquablement bien et ça joue au pied (le cinéaste a l'honnêteté de faire dire à l'entraîneur des Springboks : "Nous n'aurons peut-être pas le plus beau jeu mais nous serons les mieux préparés physiquement"). En comparaison des autres équipes, on est loin du style imprévisible des Français (pour le meilleur et pour le pire : un jour Les herbes folles, l'autre Les regrets) et du train d'enfer néo-zélandais lancé vers la modernité (Peter Jackson ?).

    On ne s'embarrasse donc pas de fioritures. Pour la dramaturgie, la menace All-Black se réduit à la figure de Jonah Lomu. Mais après tout, pour la plupart des gens, le quinze de France d'aujourd'hui se limite à Sébastien Chabal. Même chez les pros, si l'on change momentanément de sport pour parler football, on se demande d'abord, lorsque l'on va jouer en Champions League contre Barcelone, comment stopper Messi et, si l'on joue à Boulogne ou à Nice, on se dit que pour avoir une chance de battre les Girondins, il faut avant tout museler Gourcuff. Eastwood, comme beaucoup, croit en l'homme providentiel, au guide de la nation. Sa vision de la démocratie intègre la notion de leader indiscuté (avec les risques que cela implique).

    L'homme politique au destin hors du commun, comme tout grand sportif, n'oublie pas cependant les fondamentaux. Dans Invictus, les meilleures scènes sont les plus simples et les plus posées, celles, par exemple, des conversations entre Mandela et le capitaine des Springboks (Morgan Freeman et Matt Damon sont bons, crédibles). Eastwood sait tisser des relations entre les personnages. C'est un cinéaste des plans longs, pas un cinéaste de l'insert. Les plans de coupe qu'il place ici où là sont redondants et inutiles, qu'ils visent à accompagner le mouvement d'ensemble vers la réconciliation ou qu'ils servent de fausses pistes (les feintes de corps sont donc un peu téléphonées, dirons-nous).

    Comme dans toutes les cérémonies d'avant-match, la musique du film est assez abominable et, au bout d'un récit plutôt agréable, dix minutes de rugby au ralenti (alors que le jeu n'était, jusque là, pas trop mal filmé malgré une football-américanisation excessive dans le rendu des chocs) et dix minutes de liesse populaire inter-raciale nous font piquer du nez. En revanche, la description d'un usage politique du sport intéresse, la représentation de l'exercice du pouvoir est convaincante et le contrepoint sur l'équipe de garde du corps poussée vers la mixité est habile. L'aspect conventionnel d'Invictuspousse à en juger chaque élément constitutif en fonction de sa subtilité ou de sa grossièreté, à les mettre en balance. Au football, on parle de différence de buts. Elle est ici égale à zéro (autant de buts marqués que d'encaissés). Le Eastwood de 2010 est une équipe de milieu de tableau. Invictus, c'est le PSG.

    J'ai lu quelque part ce commentaire lapidaire, écrit par un internaute déçu : "Les séquences de match n'ont rien à voir avec le rugby". Quant à vous, mes chers lecteurs, je vous entend déjà dire : "Cette note n'a rien à voir avec une critique de film". Et bien peu m'importe... Je reste, comme Clint Eastwood, Bernard Laporte ou Raymond Domenech, droit dans mes bottes.

  • Persécution

    (Patrice Chéreau / France / 2009)

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    persecution.jpgIl est une poignée de cinéastes jadis portés aux nues (parfois à juste titre) et qui se retrouvent traités dorénavant avec dédain ou irritation par la critique et le public. Les deux cas les plus exemplaires sont ceux de Lars Von Trier et d'Emir Kusturica et il me semble que Patrice Chéreau a rejoint à son corps défendant ce petit groupe depuis quelque temps. Une conséquence étrange de ce retour de bâton est de me rendre paradoxalement ces artistes plus attachants et de faire naître en moi une certaine curiosité face à leurs nouveaux travaux. Cette envie, qui équivaut en fait à celle de tomber sur le fameux film "que-personne-n'aime-sauf-moi", n'est pas toujours, avouons-le, satisfaite au final (Ô Gabrielle, que tu fus pénible !).

    Globalement très mal reçu à sa sortie, au début du mois de décembre (*), Persécution est un excellent Chéreau, auteur qui n'est à son meilleur niveau que lorsqu'il se coltine au contemporain et qu'il se borne à suivre un nombre restreint de personnages. Il nous fait rentrer cette fois-ci dans la tête de Daniel, jeune homme ayant une relation passionnée, distendue et tumultueuse avec la prénommée Sonia et se sentant harcelé par un "dingo" qui le suit partout et se déclare amoureux de lui. Si le film accroche dès le départ, notamment grâce à un saisissant prologue, les deux premiers empiètements du fou sur le territoire privé de Daniel, sensés apporter mystère et inquiétude, laissent sur un sentiment bizarre, celui que, encore une fois, Chéreau veut forcer sa nature. Fort heureusement, à l'image des apparitions suivantes du persécuteur, plus directes, le cinéaste revient tout de suite à ce qu'il sait faire le mieux : filmer des corps qui parlent.

    Les dialogues de Persécution sont remarquables (le scénario est d'Anne-Louise Trividic et de Chéreau). Le registre est familier mais légèrement ré-haussé, de façon à couler naturellement et ne paraître ni trop anodin, ni trop superficiellement intellectualisé. Les mots sont surtout dits de manière extraordinaire. Entendre la logorrhée de Romain Duris est absolument fascinant, cela d'autant plus qu'elle se superpose à un prodigieux travail sur le corps, sur les postures, sur les vêtements. Voir jouer cet acteur, qui m'avait déjà totalement bluffé chez Audiard, m'a passionné. Son Daniel semble réfléchir à haute voix. Lui qui peut paraître verser dans la paranoïa laisse pourtant sortir toutes ses pensées, leur flot charriant nombre de contradictions mais ne manquant pas d'interpeller. A travers la complexe relation Daniel-Sonia, se dégage une réflexion profonde sur l'amour, sur la difficulté de l'amour, sur l'altérité, sur la différence fondamentale entre la présence et l'absence, sur l'emprise de l'un sur l'autre (cette relation doit bien sûr se voir en miroir de celle que tisse le fou avec Dianel, ce dernier s'introduisant d'ailleurs chez Sonia de la même façon que son persécuteur le fit chez lui).

    Daniel se croit le centre du monde, ne cesse de regarder les gens, d'un regard qui juge. Le personnage aspire donc le film et tous ne se définissent que par rapport à lui et successivement, indépendamment les uns des autres. Il ne se consacre toujours qu'à une personne à la fois et lorsqu'il parle devant un groupe, son registre devient celui du monologue. Cette compartimentation des rapports par le personnage, qui peut être prise pour une tentative de voir plus clair dans un esprit tourmenté, Chéreau se garde bien de la réduire à un procédé : les amis et l'amoureuse se croisent bel et bien au bar, se connaissent, échangent, s'étonnant juste que Daniel ait si peu parlé de l'un(e) à l'autre. L'exploration est donc poussée et on l'attend violente (Persécution se pose parfois en petit frère de Keane, Chéreau ayant apparemment beaucoup d'estime pour Lodge Kerrigan). Cependant, la courbe ne prend pas la forme que l'on croit : nul crescendo, plutôt des larmes et une sorte d'apaisement.

    Pour finir, sans insister sur l'interprétation (autour de Duris, la troupe est mémorable, Charlotte Gainsbourg en tête), rappelons que Chéreau est l'un des rares cinéastes français à savoir utiliser une source musicale et à savoir filmer une scène d'amour dans toute sa crudité et sa beauté.

     

    (*) : On peut se reporter aux baromètres presse et spectateurs du site AlloCiné et à celui de l'Imdb qui, tous, donnent au film à peine la moyenne.

  • Monster

    (Patty Jenkins / Etats-Unis / 2004)

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    monster.jpgMonster tente de se frayer un chemin sur un territoire bien encombré du cinéma américain, celui de la chronique criminelle. Pour retracer le parcours violent d'Aileen Wuornos, une fille se prostituant à l'occasion (afin de subvenir aux besoins du couple lesbien qu'elle formait avec la jeune Selby) et qui commit plusieurs meurtres de "clients", Patty Jenkins a emprunté à divers genres, ce qui donne à son ouvrage une équilibre précaire entre le road movie et le film de serial killer, entre le cinéma indépendant US et le "véhicule" pour star.

    Le fait que les meurtres en série soient perpétrés par une femme assure l'originalité, redoublée par le choix de décrire le quotidien de ce singulier duo. L'ombre du Macadam cowboy de Schlesinger plane sur Monster, notamment à cause du travail qu'effectue Jenkins autour des oppositions corporelles, aspect sans doute le plus intéressant du film. Cette dimension physique est rendue par la mise en scène, proche des corps et organisant clairement les positions de chacun.

    Cependant, si l'on se penche un peu plus sur le jeu des deux actrices principales, le sentiment est plus mitigé, surtout en ce qui concerne la "monstrueuse" performance d'une Charlize Theron grossie et enlaidie (à la clé, forcément : prix à Berlin, Golden Globe, Oscar et tutti quanti). Sans être insupportable, le maniérisme de son jeu ne manque pas de gêner ça et là. Travaillant son explosivité et sa nervosité, elle propose un énième dérivé des inventions du Pacino des années 70 (chez Lumet ou Schatzberg, références évidentes de Patty Jenkins). Sur la durée, Christina Ricci s'en sort un peu mieux.

    La volonté de la cinéaste est évidemment de ne pas porter de jugement. Elle y parvient dans la première moitié, en se cantonnant à un naturalisme évitant les explications trop simples. Mais la tentation de juger refait pourtant surface. La façon dont sont traités les scènes des meurtres est en effet trop signifiante. Des sept crimes dont s'est rendue coupable Aileen Wuornos, nous n'en voyons que quatre. Les deux premiers punissent deux salauds (un violeur et un pédophile). Ensuite, un brave type est épargné au dernier moment. Les deux autres concernent deux gars "normaux" et ce sont ceux-là qui vont perdre Aileen. Le procédé est quelque peu facile et a tendance à rendre trop confortable un récit potentiellement vecteur de trouble, sinon de malaise.

  • À côté

    (Stéphane Mercurio / France / 2007)

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    acote10.jpgQuand il aborde, de biais ou de front, la question de l'emprisonnement, tout documentaire qui se respecte doit à un moment ou à un autre travailler la notion d'espace. À côté, le beau film de la réalisatrice Stéphane Mercurio s'efforce de faire parler les femmes, les enfants, les pères et les mères de détenus dans les locaux de la maison d'accueil jouxtant la prison pour hommes de Rennes. Cette structure est avant tout un lieu de rencontres et d'échanges, à l'abri des regards pesants de la société, un lieu où l'entraide et le réconfort sont possibles, un lieu où sont facilitées les démarches administratives comme la prise de rendez-vous pour le parloir. C'est aussi un espace de transition et les témoignages recueillis, tout comme les choix de mise en scène, nous font prendre conscience de l'importance de cet état d'entre-deux. La maison d'accueil est pour ces personnes en visite, très majoritairement des femmes, l'une des étapes du passage, toujours douloureux, d'un monde à l'autre, l'un des lieux, avec la voiture ou le train permettant le trajet, où s'effectue un changement psychologique destiné à absorber, plus ou moins efficacement, le choc du face à face dans le parloir.

    Un parloir, nous n'en verrons aucun durant tout le métrage. Stéphane Mercurio filme les pièces de vie et le petit jardin du centre d'accueil. Elle se fait observatrice et capte de simples conversations ou se fait parfois délicatement interventionniste, se mêlant aux échanges ou recueillant des témoignages, cela sans rien changer au cadre ni à la lumière afin de maintenir la flamme du réel. Ses parcimonieuses relances prennent la forme de questions courtes, simples et discrètes, sans sollicitation émotionnelle déplacée. Ainsi, s'il arrive en certaines occasions que l'on apprenne la raison de l'incarcération d'un mari ou d'un fils, cette information est toujours donnée volontairement par la famille puisque la cinéaste ne formule jamais la question que chacun, inconsciemment, se pose : "Qu'a-t-il fait ?". Les différentes situations et les enjeux qui en découlent pour chaque famille se font sentir tous seuls, sans que l'on ait à nous l'expliquer par un commentaire (la plus grande différence se faisant entre l'accompagnement d'une courte peine et celui qu'implique une détention plus longue).

    Une mosaïque prend forme grâce aux larges espaces de parole qui sont laissés à ces femmes, certaines revenant plusieurs fois devant la caméra, au fil des jours, d'autres ne faisant qu'un seul passage. Stéphane Mercurio n'entremêle pas les témoignages, fait confiance au hasard des rencontres et prend le temps qu'il faut, garde au montage trente secondes ou dix minutes. Hormis lorsqu'il s'agit d'attraper une conversation à la volée, les plans commencent un peu avant et se terminent un peu après le dialogue entre la cinéaste et ses interlocuteurs. Cette subtilité de mise en scène, alliée au tact dont la réalisatrice fait preuve dans les échanges, assure la remarquable gestion des temps forts, des larmes et des silences.

    Il arrive que la cinéaste suive certaines personnes jusque chez elles, mais dès qu'elle passe le pas de la porte de la maison d'accueil, la mise en scène change. Tout ce qui se passe au dehors n'est en effet vu qu'à travers des séries de photographies, alors que l'enregistrement sonore garde sa continuité. Non seulement ce parti-pris est d'une grande force esthétique mais il traduit encore une fois parfaitement la segmentation de ces vies de femmes de prisonniers et, de plus, il préserve leur part d'intimité y compris lorsqu'elles ouvrent les portes de leurs appartements.

    Au-delà des multiples informations pratiques sur le fonctionnement réel du système carcéral français, ce sont l'inquiétude des mères, les dents serrées des pères et l'attente des femmes qui saisissent. "Il a demandé à faire du sport, c'est complet. Il a demandé à étudier, c'est complet." Passé un certain seuil de peine, pour tous, le constat est le même : le travail de réinsertion est un leurre et l'endurcissement est la règle. Ainsi, la bataille se poursuit longtemps après le jour de la libération. Car si, bien évidemment, y sont évoquées toutes les aberrations aboutissant à la situation que l'on connaît, de la surpopulation à l'opacité totale du fonctionnement interne en passant par l'arbitraire de certaines décisions, le film de Stéphane Mercurio pointe surtout une évidence rarement dite : les conséquences d'un emprisonnement ne sont pas seulement supportées par l'auteur de l'acte répréhensible mais également par son entourage. Cet "élargissement" de la peine toutes les femmes en témoignent, qu'il se fasse sentir par l'explosion de la cellule familiale, par les difficultés financières ou par la rupture de certaines relations sociales. Dès que l'on réfléchit sérieusement, comme le fait ici Stéphane Mercurio, au problème de la prison, il apparaît vite qu'il faut repenser les choses bien au-delà du simple appareil carcéral. Ce qui nous renvoie fatalement aux propos que réitère souvent Robert Badinter : "J'ai compris qu'il existe une loi d'airain en matière carcérale : vous ne pouvez pas porter les conditions de vie des détenus au-dessus de celles des travailleurs les plus défavorisés."

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Les chats persans

    (Bahman Ghobadi / Iran / 2009)

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    leschatspersans.jpgTournage clandestin dans les rues et les caves de Téhéran, sujet inattendu (de la dfficulté et du danger de monter un groupe de rock en Iran), bel accueil cannois : une fois satisfaite la curiosité initiale provoquée par ces diverses informations, je dois dire que Les chats persans (Kasi az gorbehaye irani khabar nadareh), malgré son potentiel de chambardement, n'ont pas fait varier d'un pouce mon jugement sur Bahman Ghobadi. Je reste sur la même impression que lors de ma découverte d'Un temps pour l'ivresse des chevaux (2000) et des Chansons du pays de ma mère(2002), deux de ses quatre autres longs-métrages : s'il réalise des travaux très estimables, le cinéaste n'atteint jamais l'excellence de ses compatriotes Abbas Kiarostami, Jafar Panahi et Mohsen Makhmalbaf. La principale réserve est que chez Ghobadi la forme est souvent délaissée au profit du discours.

    Avec ce nouveau film, le cinéaste s'efforce de propager une onde de choc, celle qui naît des instruments des jeunes iraniens et qui ne peut, en l'état actuel des choses, que se cogner aux murs calfeutrés des sous-sols. L'intérêt premier des Chats persans se situe là, dans la visibilité qu'il offre à une jeunesse maintenue sous la chape. Tout le monde a déjà rappelé l'étrange double sens dont se charge ici le terme de rock (ou de musique) underground : le qualificatif renvoie au style et désigne également une réalité topographique. Cette dernière est très bien rendue dans les premières minutes du film, lorsqu'il nous faut circuler dans les ruelles et les arrière-cours avant de descendre dans les caves. Nous le faisons en nous calant dans les pas d'un jeune couple de compositeurs à la recherche de musiciens tentés par l'aventure d'un concert à l'étranger. Un manager aussi passionné mais plus débrouillard qu'eux leur sert, comme à nous, de guide dans ce monde souterrain. Étrangement, l'intérêt topographique du film s'étiole progressivement, la mise en scène ne parvenant que rarement à le réhausser sur la durée. C'est que la répétition des situations (ligne narrative circulaire qui se retrouve souvent dans le cinéma d'auteur iranien et qui a pu donner lieu, chez les artistes pré-cités, à des expériences particulièrement fortes) ne provoque pas d'emballement autre que celui prévu par le scénario (le dénouement, très conventionnel par son habillage, convoquant une musique techno encore une fois synonyme de transe, de drogue et de perte des repères).

    Le récit prend la forme de l'enquête documentaire (sans fiction, le film n'aurait-il pas été plus fort ?) car il n'obéit qu'à la logique des déplacements du manager du groupe, présentant successivement aux deux candidats à l'émigration tous les types de musiciens possibles. En resulte une série de saynètes, inégales mais parfois assez savoureuses. Chacune donne lieu, la plupart du temps pour clore la séquence, à une mise en scène de la musique jouée par les gens rencontrés. Au lieu de se cantoner (comme semblent le souhaiter les deux protagonistes) à l'indie rock, Ghobadi dresse un panorama complet de la musique iranienne, ce qui nous fait entendre des airs traditionnels, de la world, du blues, de la soul, du metal, du rap, de la pop, du rock... Aucun n'est réellement désagréable mais l'ensemble fait pencher le film vers l'artifice du catalogue. Plus problématique encore, à mon sens, est l'illustration que propose le cinéaste de ces divers morceaux en les passant tous à la même moulinette. Non qu'il ait fallu renoncer à insérer ces clips dans la narration, mais une différence d'approche aurait pu intervenir entre chaque car tous ont droit au même traitement visuel, quelle que soit leur couleur musicale : un montage rapide, calé sur les beats, d'images documentaires de la société iranienne. A la monotonie et au caractère appuyé du message ainsi véhiculé s'ajoute de plus une atténuation parfois fâcheuse de la singularité des styles et de l'urgence du live.

    Mais voici une note bien sévère pour une œuvre très recommandable, chaleureuse et sombre...

  • Tetro

    (Francisco Fordo Coppolacini / Etats-Unis - Italie - Espagne - Argentine / 2009)

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    tetro.jpgJe n'avais jamais entendu parler de ce jeune cinéaste mais après avoir découvert son premier long-métrage, le dénommé Tetro, j'ai envie de saluer son audace malgré l'impression de ratage presque total que j'ai pu ressentir.

    Le bonhomme serait fraîchement diplomé de quelque école de cinéma que cela ne m'étonnerai guère. L'œuvre est en effet sur-référencée et convoque tous les arts possibles, le septième en premier. L'évocation d'un Powell-Pressburger (Les contes d'Hoffmann, dont on voit un extrait) sert à tisser l'un des fils du scénario et cette histoire d'une famille d'artistes torturés se prête à la mise en abîme et à la distanciation fassbinderienne du mélodrame. L'érotisation des corps, tant féminins que masculins, et la circulation d'un désir flottant entre les genres renvoient également au cinéaste allemand et donc, par ricochet, à Almodovar. Une représentation théâtrale nous transporte presque en pleine movida, pas seulement par les échanges en espagnol et l'apparition de Carmen Maura, mais aussi et surtout par le débraillé (certes lêché) de la mise en scène poussé jusqu'au n'importe quoi (Almodovar, donc, enfin... celui de l'époque Pepi, Luci, Bom...).

    Notre débutant à choisi de traiter un sujet fort ambitieux, celui de la famille, en l'abordant par la face mélodramatique de la découverte du secret. Consciencieux, il nous gratifie donc, à peu près toutes les dix minutes (sachant qu'il y en a au total 127), d'une grosse révélation pour finir sur un ahurissant point d'orgue. Compte tenu de cela, on comprend que les personnages soient très tourmentés. Comme ils baignent dans l'art, ils dialoguent par formules, s'appliquant à trousser des phrases sonnant de manière définitive au mépris de la plus élémentaire crédibilité des échanges (mais me direz-vous peut-être : quelle poésie, quel mystère, quelle profondeur...).

    Sans doute par manque de moyens, notre grand espoir a tourné en noir et blanc, à l'exception des séquences de flash-backs, cadrées en couleurs dans un format plus carré, se rapprochant (comme c'est bien vu !) de celui des home movies(apparaît alors le pourtant très peu latin Klaus Maria Brandauer dans le rôle du Maestro Tetrocini). Il faut dire que Monsieur sait travailler l'image et magnifier ses acteurs (Vincent Gallo est très... affecté... très Vincent Gallo quoi). En revanche, pour retranscrire l'ambiance de Buenos Aires, mettre du tango sur la bande-son et un couple pittoresque s'invectivant avec passion au bord du cadre, c'est un peu juste.

    En fait notre jeunot a ranimé un genre délaissé : le film arty (et sexy). Devant le résultat obtenu, la nostalgie nous rattrape par le col (du blouson en cuir) et l'on repense à Rusty James et au Motorcycle Boy...

    ...Ah, excusez-moi, on m'interpelle... Comment ?... Qu'est-ce que vous dites ?... Non... Qui ça ? Coppola ?... Roman, alors... Non ? Vous en êtes sûr ?... Francis ?!?!... Oh putain !

  • La danse, le ballet de l'Opéra de Paris

    (Frederick Wiseman / France / 2009)

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    ladanse.jpgL'institution que Frederick Wiseman a décidé de radiographier cette fois-ci est l'Opéra de Paris. Il le fait en long, en large et en travers, filmant aussi bien le bureau de la directrice artistique que les ruches sur le toit du bâtiment ou le dédale des sous-sols. Toutefois, l'essentiel se passe bien sûr au cours des répétitions et des représentations.

    Wiseman reprend sa démarche habituelle : pas de voix-off, pas d'inscriptions sur l'écran, pas d'entretien, pas d'intervention. Il construit son documentaire en faisant se succéder de grands blocs de séquences se déployant en des espaces que l'on quitte toujours sur la pointe des pieds avant de se retrouver dans le suivant (le son d'ambiance diminue progressivement et la transition se fait à l'image par l'insertion de quelques plans de coupe fixes sur les lieux intermédiaires, portes, couloirs, escaliers).

    Une narration classique impose, dans ce genre de sujet, de décrire une évolution allant des répétitions à la représentation. La danse n'y obéit qu'en apparence, la trame se complexifiant sans cesse, le fil revenant sur lui-même. Cela est dû notamment au nombre important de ballets en préparation (nous en suivons une demie-douzaine) et au saupoudrage d'instantanés échappant à ce mouvement tendu vers un seul point puisqu'ils concernent des activités moins visibles bien qu'essentielles (services de confection, de nettoyage...).

    L'enregistrement des répétitions provoque tout de suite la fascination. Les instructions incessantes des maîtres de ballet et des chorégraphes aux danseurs nous aident à saisir les infimes mais ô combien importantes variations pouvant émaner d'un mouvement ou d'une pose. Tension, retenue, délié, harmonie... Il s'agit de mettre un mot sur chaque geste. Le mouvement est morcellé, chaque segment est scruté, suspendu, soupesé, repris, modulé de façon à obtenir en bout de course, une unification parfaite, une libération de flux ne rencontrant aucun obstacle. Le travail, au final, ne doit plus se faire sentir, le danseur accédant progressivement à un état second. L'effort s'efface et le mystère entoure la scène. Le cinéma, art du mouvement, ne peut que sortir grandi de cette magnifique auscultation.

    Lors de la représentation, le costume recouvre de son voile opaque les petites imperfections et prolonge les mouvements au-delà du corps alors que la lumière découpe et précise encore les gestes. De même, la coupe sociologique qu'exerce Wiseman ne vise pas seulement à l'information, par le montage et la gestion du temps, elle tend aussi à donner au final une forme harmonieuse à tous ces segments.

    Une réunion est organisée afin d'informer les danseurs sur la réforme des régimes spéciaux de retraite, la directrice évoque au téléphone l'hommage rendu à Maurice Béjart après sa mort, des masques morbides trônent dans la réserve de l'accessoiriste, on s'interroge sur l'âge des danseurs, on monte Le songe de Médée (les cadrages, ailleurs larges, se resserrent, rendant l'intensité du ballet, ménageant la surprise des intrusions et de la violence), on descend vers les égouts, les plans extérieurs de nuit et d'aurore se succèdent... Ainsi, à mi-chemin, La danse prend une ampleur incroyable en rendant compte d'une lutte contre le temps et d'une cyclique renaissance (la jeune danseuse et ses progrès, l'éternel retour aux répétitions), et s'étire, sur un rythme étrange, comme si Wiseman ne voulait pas en finir.