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2000s - Page 6

  • Serbis

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    On ne peut pas dire que Serbis manque de vie. Au contraire, Brillante Mendoza la répercute à l'excès, et la laisse envahir chaque plan jusqu'à déborder. Ce qui frappe tout de suite, c'est l'incroyable porosité existant entre l'intérieur et l'extérieur. Dans ce vaste cinéma porno vit une famille assez nombreuse, aux limites aussi floues que celle du lieu qu'elle a investi. Les murs du bâtiment laissent passer tous les bruits de la ville qui l'entoure, donnant au film un texture sonore inédite, mais aussi, en bien des endroits, ils laissent entrer la lumière du dehors. Des brèches signalent la décrépitude et provoquent des intrusions  (un voleur puis une chèvre), des portes entrouvertes permettent de s'adonner au voyeurisme (les déshabillages et les étreintes sexuelles sont filmés comme à la volée, à la fois frontalement et subrepticement), un hall d'entrée très aéré donne l'occasion à toute une population plus ou moins interlope de pavaner, de traîner et de reluquer.

    Malgré la modestie de ses moyens, Serbis ne manque pas non plus d'ambition. Brillante Mendoza effectue la radiographie d'une société. S'il semble se focaliser, en plus de cette famille, sur des groupes marginaux, l'évantail est plus large qu'il n'y paraît (cette ouverture est sensible notamment dans tout ce que met en jeu l'histoire de la grand-mère propriétaire des murs en instance de divorce) : Serbis est un vrai film choral. L'un des soucis est cependant que l'attachement aux personnages se fait très difficilement. De plus, Mendoza, tout indépendant qu'il soit, donne à voir des enchaînements entre les divers micro-récits qui ne paraissent pas moins appliqués, mécaniques et répétitifs, que ceux que l'on peut subir dans de plus confortables et académiques productions.

    Plus généralement, les provocations du cinéaste (pipes dans les recoins, services rendus entre homos, furoncle sur la fesse, chiottes à déboucher), le recours à différents registres (de l'hyper-réalisme au burlesque) et le petit effet final (la pellicule qui se consume) fatiguent plus qu'autre chose. Si le suivi des déambulations permet de saisir la complexité du lieu, de se repérer à peu près dans ce labyrinthe, le film relève tout de même du grand foutoir. La mise en scène, basée sur l'usage d'une caméra portée fouineuse, est énergique mais particulièrement confuse, enregistrant le cabotinage parfois pénible d'acteurs non-professionnels et peinant à tisser un fil narratif suffisamment solide. Serbis donne l'impression qu'il pourrait ne jamais s'arrêter...

    Certes, tout cela est vivant, insolite, à l'image du lieu choisi pour situer l'action, mais l'intérêt s'effiloche rapidement. Brillante Mendoza a fait mieux ailleurs, probablement (John John, Tirador, Kinatay... ?), assurément (Lola)...

     

    serbis00.jpgSERBIS

    de Brillante Mendoza

    (Philippines - France / 90 mn / 2008)

  • Christophe Colomb, l'énigme

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    Après avoir été assidu durant toutes les années 90, je suis devenu depuis dix ans, et pour des raisons essentiellement pratiques, très infidèle au cinéma de Manoel de Oliveira (ma dernière expérience remontait au Principe de l'incertitude). Je ne sais trop si cela est dû à la longueur de cette parenthèse, mais j'ai ressenti une étrange sensation devant ce Christophe Colomb, l'énigme. La sensation que l'on me montrait non pas la découverte d'un nouveau monde, comme pourrait le faire croire le titre, mais au contraire, tout un tas de choses sur le point de disparaître. Plus encore, le film s'évertue à se construire sur une série d'absences, de refus, d'impossibilités. De l'insertion de vieilles vues documentaires en noir et blanc pour visualiser le port de Lisbonne aux cadrages des personnages déambulant dans la ville en contre-plongées accentuées (de manière à ce que nous ne voyons derrière eux que le haut des différents bâtiments), la mise en scène affirme d'emblée la vanité de toute tentative de reconstitution d'un passé de toute façon impossible à retrouver. De très belle manière, dans ce même but, Oliveira filmera l'arrivée de deux émigrés portugais à New York en 1946 dans un brouillard épais qui empêche d'embrasser du regard les éléments de reconnaissance tels que la Statue de la Liberté ou les buildings de Manhattan. Devant ces images, nous en venons à nous demander si ce n'est pas la fin de son propre cinéma qu'Oliveira est en train d'essayer de fixer sur pellicule. Mais ce n'est pas tout, le scénario lui-même redouble ce manque. L'enquête historique qui prend forme peu à peu se heurte constamment à l'absence de traces, au silence étonné des interlocuteurs. Décidément, l'appartenance de Christophe Colomb à la terre portugaise est une thèse bien difficile à soutenir. Et finalement, aucune preuve ne sera réellement avancée, nous laissant, chose rare au cinéma, aux côtés d'un chercheur qui n'aura eu que sa foi à mettre en avant.

    Bien évidemment, il y a quelque malice à entretenir ainsi ce faux mystère. Cette malice préserve ce film triste du lugubre. Elle est perceptible en plusieurs endroits : dès que l'on a connaissance de l'argument-supercherie de départ, lorsque le cinéaste laisse s'exprimer le bonheur conjugal d'un jeune couple fraîchement marié de manière un peu trop vive pour ne pas laisser poindre une touche d'ironie ou quand on voit Oliveira se mettre en scène lui-même dans la seconde partie du film.

    Je viens de parler de faux mystère. Cela ne concerne que cette idée d'un Christophe Colomb qui aurait en fait été citoyen portugais. Le film, lui, est réellement énigmatique, par sa construction d'ensemble (deux parties séparées et très différentes), ainsi que par plusieurs détails (comme la présence dans de nombreux plans d'une jeune femme muette et invisible aux autres, allégorie de l'âme et de l'histoire portugaises). Les ellipses déroutent et les transitions sont souvent étranges, se faisant par le chevauchement d'un plan sur l'autre par la musique ou le dialogue (qui se poursuivent malgré le décalage provoqué par le changement d'espace). Ailleurs, comme je l'ai évoqué plus haut, c'est le brouillard qui fait tenir les plans entre eux.

    Le récit est scindé en deux parties. En un clin d'œil, un champ-contrechamp sur deux rives de l'Atlantique enjambe l'Océan et quarante sept années d'existence. Seulement, l'écart ainsi créé est à mon sens trop grand. Trop de distance entre les âges, entre les comédiens (Oliveira et sa femme eux-mêmes succédant à Leonor Baldaque et Ricardo Trêpa), entre la sensation du passé et celle du présent (qui se distingue d'abord par l'agression sonore). Cette seconde partie est muséale, bavarde, touristique, très faible en regard de la première, souvent d'une grande beauté. Certes, Oliveira ne dévie absolument pas de sa ligne narrative, intègre en quelque sorte à son discours cette dépréciation, et ponctue son œuvre sur une jolie évocation de la saudade. Cela ne m'empêche pas de regretter ce fléchissement final très marqué.

     

    Un autre point de vue à lire chez Eeguab.

     

    colombenigme00.jpgCHRISTOPHE COLOMB, L'ÉNIGME (Cristovao Colombo, o enigma)

    de Manoel de Oliveira

    (Portugal - France / 75 mn / 2007)

  • Old joy

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    Saleté de grippe ! Essayons tout de même de reprendre une activité normale...

    La présence, en tête d'affiche, du chanteur folk Will Oldham m'avait fait retenir ce titre au moment de sa sortie en salles en 2007. Ma curiosité fut attisée encore un peu plus après la découverte du film suivant de la réalisatrice, Kelly Reichardt, le beau Wendy et Lucy.

    Old joy raconte à peine une histoire. Un homme, bientôt père de famille, retrouve un ami solitaire, perdu de vue depuis un moment. Ce dernier lui propose d'aller camper et marcher en montagne. Les deux hommes partent donc, se perdent un peu, retrouvent leur chemin, accèdent à la source qu'ils cherchaient puis rentrent chez eux le lendemain.

    Film indépendant très typé, Old Joy apparaît assez nettement sous influences. Avec son récit relâché d'une confrontation avec la nature, il n'est pas sans évoquer le Gerry de Gus Van Sant ou le Blissfully yours d'Apichatpong Weerasethakul. Et comme dans un bon vieux Jarmusch des 80's, les longs travellings automobiles latéraux balayant des paysages industriels et pavillonaires sont réhaussés par des notes de musique (ici celle du groupe Yo La Tengo), procédé aussi agréable que légèrement facile. L'épilogue, détaché du reste mais aussi peu dramatisé, a lui aussi quelque chose d'attendu dans la suspension qu'il provoque. Sans renvoyer explicitement à une œuvre particulière, il ne nous semble guère original.

    Heureusement, derrière ces apparences, parvient à percer de ci de là, entre des dialogues à l'intérêt restreint, la singularité de Kelly Reichardt. Pas de doute, la nature est là, sa présence est rendue remarquablement. La photographie capte admirablement le changement de lumière lors du passage du jour à la nuit, ce qui donne quelques très belles séquences, au centre du film : l'obscurité envahissant l'espace, les deux amis commencent à avoir l'impression de tourner en rond sur ces petites routes désertes de montagne. Ce basculement progressif d'un monde à l'autre est calme et légèrement inquiétant. La cinéaste sait d'ailleurs parfaitement faire naître la potentialité d'une menace avec rien, à peine un regard, un bruit, une phrase, une lumière. Remarquons toutefois que c'est aussi le refus farouche du moindre événement dramatique qui nous met ainsi en alerte, en attente. 

    Malgré le déplacement de point de vue s'opérant en cours de route, de l'un à l'autre des personnages, nous ne saurons jamais vraiment ce qui s'est joué entre ces deux hommes lors de ce périple. Kelly Reichardt prend le risque de frustrer et de laisser son film glisser plus rapidement que d'autres entre nos doigts et entre les mailles de notre mémoire.

     

    oldjoy00.jpgOLD JOY

    de Kelly Reichardt

    (Etats-Unis / 73 mn / 2006)

  • Valhalla rising - Le guerrier silencieux

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    Ils ne sont tout de même pas légion les (relativement) jeunes cinéastes d'aujourd'hui à sortir des sentiers battus, à tenter l'expérience visuelle et sensorielle avant tout, à chercher à s'élever au-dessus de la mêlée dans laquelle pullulent les films de genre plus ou moins malins et les films auteuristes plus ou moins sensibles. Si Nicolas Winding Refn ne plante pas tout à fait son épée sur les sommets conquis jadis par quelques uns de ses glorieux modèles, de Kubrick à Herzog (*), nous serions bien cuistres de ne pas lui reconnaître le mérite d'avoir pris tous les risques pour réaliser cette épopée mystique puissante et singulière qu'est Valhalla rising, objet étrangement négligé par la critique depuis sa sortie en salles en mars dernier (**).

    L'histoire est celle de la déroute d'une expédition de Vikings en l'an 1100. Parti à la reconquète de Jerusalem, ce groupe de croisés, auquel s'est joint un redoutable et mystérieux combattant, va se perdre, au-delà des mers, sur une terre inconnue peuplée d'Indiens.

    Pour traiter ce sujet, plutôt que la voie du réalisme historique, celle du folklore nordique ou celle de la modernisation numérique grouillante, Winding Refn a choisi celle du trip au cours duquel s'effectue le passage du physique au métaphysique. Au début, nous dit-on, "il n'y avait que l'homme et la nature" et la relation entre les deux, le cinéaste n'a de cesse de la rendre sensible. Les rudes paysages se déploient dans la largeur de ses cadres tout en laissant les visages s'y installer en amorce. Les pierres, la brume, les herbes, l'eau et la boue imposent leur présence, de manière d'autant plus marquée que les figures humaines sont rares (les groupes sont restreints et sans femmes) ou peu visibles (les Indiens, dont les apparitions relèvent presque du magique). Souvent, ces figures s'y perdent, s'y embourbent, s'y enfoncent de gré ou de force.

    Les corps se fondant à ce point dans la nature obéissent forcément à des pulsions animales. Au début était donc, aussi, la sauvagerie et la mise en scène ne triche pas avec cet état de fait, nous jetant au visage plusieurs plans résolument gores (la première partie du film donne à voir une série de corps à corps d'une violence stupéfiante). Pour épouser le mouvement général du film, ces explosions barbares se font toutefois de plus en plus rares au fil du périple, la dernière étant d'ailleurs renvoyée hors-champ. Le monde décrit est donc le monde du chaos. Certains, devenus Hommes de Dieu, tentent, pour la première fois peut-être, de l'ordonner et de lui donner un sens. Mais leur tort est d'en passer par la Conquête et One-Eye, leur guide, ce guerrier silencieux, va leur révéler violemment qu'ils ne courent là qu'à leur perte.

    Ce personnage double, à la fois sauveur et ange de la mort, muet et borgne, garde, jusqu'au troublant retournement final, toute son ambiguïté. Harcelé de visions, il peut être perçu comme un médium reçevant d'énigmatiques images du futur - ou bien est-il tout simplement "le" futur ? Ces décrochages réguliers, Nicolas Winding Refn les met en scène par l'intermédiaire de procédés plutôt classiques, presque archaïques bien que non dénués de puissance : images submergées d'un rouge bouillonnant, renversement cauchemardesque du cadre, grondement inquiétant de la bande son. Mais l'étrangeté du film et sa force plastique ne naissent pas seulement de ces saillies. C'est le monde recréé en son entier qui paraît autre, intermédiaire. L'originalité des raccords, obéissant plus à une logique sensorielle qu'au respect de la réalité de l'espace, brouille notre perception. Accentuée par le hiératisme de certaines postures, la sensation de surplace pèse sur ce qui est pourtant un voyage, dans tous les sens du terme. Le récit est découpé en chapitres et leurs titres disent tout de ce qui s'y joue. Un thème est posé, puis à peine décliné. Ici, le temps ne semble avancer qu'entre les chapitres, comme le montre une audacieuse et (trop) longue traversée en pleine brume.

    Voyage immobile, épopée minimaliste, Christ exterminateur, Vikings chrétiens, archaïsme moderne... Valhalla rising est un film-oxymore. Il est fatal qu'il déroute et compréhensible qu'il rebute, mais il est fort regrettable de le voir passer ainsi à la trappe en cette année, peu exceptionnelle de surcroît. Personnellement, si nous ne trouvons pas là, malgré ses nombreuses fulgurances, le très grand film espéré, nous maintenons notre confiance en Winding Refn, responsable, après les deux derniers Pusher (II & III) et Bronson, d'un quatrième ouvrage de haute tenue d'affilée.

     

    (*) : Pour une liste quasi-exhaustive des influences revendiquées, je vous invite à lire cette note, un brin désapointée.

    (**) : Il est vrai que Valhalla rising ne cède jamais au second degré, ce qui, pour la critique de cinéma actuelle, est déjà un handicap de taille.

     

    Valhallarising00.jpgVALHALLA RISING - LE GUERRIER SILENCIEUX

    de Nicolas Winding Refn

    (Danemark, Grande-Bretagne / 90 mn / 2009)

  • Rapado & Les gants magiques

    (Martin Rejtman / Argentine / 1992 & 2003)

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    rapado03.jpgComme Guillaume Canet, l'Argentin Martin Rejtman fait un cinéma "générationnel" et cela à plus d'un titre. Tout d'abord, les deux œuvres réunies dans ce coffret semblent adressées prioritairement à une génération précise, celle des gens qui avaient la vingtaine en 92 et la trentaine en 2003. Ensuite, leurs récits sont exclusivement consacrés à des personnages appartenant à celle-ci. Enfin, le premier des deux films proposés, Rapado, est lui-même à l'origine d'une naissance, celle du jeune cinéma argentin de la fin des années 90 dont les principaux représentants se nomment Pablo Trapero, Lucrecia Martel et Lisandro Alonso. Comme il arrive parfois, la reconnaissance rapide des talentueux chefs de file du mouvement a eu pour effet de laisser quelque peu dans l'ombre le réel initiateur - reconnu comme tel par ses cadets. Ainsi, ni Rapado ni Les gants magiques n'ont eu l'honneur d'être distribués dans les salles françaises (le second a tout de même été diffusé en 2006 sur Arte, chaîne coproductrice du film, ce qui avait alors permis à certains d'entre nous de le découvrir avec bonheur), à l'inverse de Silvia Prieto, deuxième long métrage de Rejtman datant de 1999 et sorti ici en... 2004. Depuis, plus rien ou presque (les filmographies indiquent seulement deux titres d'œuvres courtes et énigmatiques, réalisées après Les gants magiques). Cette livraison des Editions Epicentre est donc précieuse, imposant à nos yeux un auteur des plus attachants.

    Cet attachement est logiquement recherché par tous les cinéastes désireux de s'inscrire dans ce registre générationnel. Il nécessite de la part de l'auteur sinon une appartenance au monde décrit au moins une connaissance de celui-ci et une affection non feinte pour ceux qui le peuplent. Dans ce type de film doivent être disposés des marqueurs socio-culturels pertinents, le piège étant que ces derniers peuvent facilement rester à l'état de signe de reconnaissance ostentatoire, de vulgaire appât pour spectateur-cible. Rapado et Les gants magiques ne sont pas avares de marqueurs et accumulent cigarettes et street wear, cassettes audio et chaînes hi-fi, mobylettes et Renault 12, skate boards et appareils de muscu, jeux vidéos et vhs pornos, mais le talent de Rejtman est de ne pas trop les laisser saillir et de les intégrer parfaitement, jusqu'à en faire, pour certains, des éléments déterminants de sa narration.

    Celle-ci se fait discrètement cyclique, profitant ici (Rapado) d'une série de vols de motos qui provoquent autant de rencontres, pas toujours brutales, ou là (Les gants magiques) d'une succession de trajets en taxi, dans lequel l'identité et la place des passagers indiquent l'évolution des rapports sentimentaux. Ainsi, l'évidence d'un réseau apparaît, les liens se tissent, l'instantané générationnel se révèle.

    Si des éléments culturels se chargent d'une nécessité dramatique, ils peuvent aussi traduire un besoin vital pour les personnages eux-mêmes. Tel est le cas pour la musique et la danse. A intervalles réguliers, nous voyons Alejandro, principal protagoniste des Gants magiques, s'activer sur une piste en boîte de nuit, seul ou accompagné, à la fois ridicule et touchant, comme toute personne "banale" se laissant aller à danser.

    Rapado nous parle de la jeunesse, de son désœuvrement, de ses chimères, de ses lubies farfelues et indispensables. Les gants magiques observe le passage vers une prétendue maturité que l'on dit avoir retardé trop longtemps, sans vraiment y croire par ailleurs. A 35 ans, il faudrait abandonner la production de disques bruitistes invendables ou le tournage de films pornos et investir durablement la réalité économique (bousculée) de l'Argentine des années 2000. Passer des petits deals quotidiens au marché global. Evidemment, on en reviendra.

    gants01.jpgLes films de Martin Rejtman se tiennent en équilibre entre l'ironie et la tendresse, donnant l'étrange sentiment d'une sincérité et d'une vérité qui se verraient légèrement distanciées. L'humour y est permanent mais léger et empreint de mélancolie. Il nait surtout d'un brillant montage. Ce qui arrive aux personnages est loin d'être drôle, ce n'est que l'assemblage de leurs déboires qui l'est. L'art du cinéaste est un art de la rime visuelle délicate, du running gag offert comme en passant, de la subtile variation des motifs, de l'ellipse souriante et de la concision (1h10 pour l'un, 1h25 pour l'autre).

    Les dialogues sont rares et courts dans Rapado et si Les gants magiques paraît plus bavard, c'est que, parmi les sept personnages principaux, deux accaparent la parole. Le style visuel est aussi économe qu'efficace, le cadre est le plus souvent fixe, simple et rigoureux. Mais les films n'ont rien d'amorphe, notamment parce que les déplacements y sont constants, effectués à pied, en moto ou en Renault 12. Ces mouvements permettent aussi d'affirmer la présence d'un arrière-plan précis, celui de la ville, de la banlieue. Cette attention à la réalité apporte un nouveau liant à ce qui pourrait apparaître comme une suite de saynètes. L'égalité de ton entre les scènes peut aussi faire craindre l'ennui lors de l'observation de petits faits du quotidien, mais le spectre est repoussé et trame et caractères s'en trouvent enrichis.

    Jeunes cinémas, nouvelles vagues ou simple "renouveau" national, les œuvres à l'origine de ces soubresauts artistiques, pour la plupart d'entre elles, réalisent un double programme : se réapproprier un environnement - descendre dans la rue - et redéfinir l'intime - dans les appartements. Celles de Martin Rejtman s'y emploient également, avec un humour inestimable.

     

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  • Independencia

    (Raya Martin / Philippines - France - Allemagne - Pays-Bas / 2009)

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    independecia.jpgUn jeune homme et sa mère, craignant l'arrivée de soldats dans leur ville, se réfugient dans la jungle. Ils s'installent dans une cabane, élèvent des poules et font pousser des légumes. Le fils recueille un jour une femme laissée pour morte par des militaires dans la fôret. Les mois passent, la mère meurt, la femme accouche d'un garçon. Des années plus tard, nous retrouvons le couple et leur enfant, toujours installés dans leur refuge.

    Independencia se veut un jalon dans la représentation de l'histoire d'une nation malmenée par des puissances coloniales jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, les Philippines (et, très probablement, un jalon dans l'histoire du cinéma tout court). Sur l'écran, on voit une fête locale perturbée par des détonations lointaines, on entend une femme évoquer, en une seule phrase, la présence d'Espagnols, on entre-aperçoit deux ou trois soldats coloniaux patibulaires et à l'accent américain. Cela n'éclaire pas vraiment le spectateur qui serait venu chercher des informations sur la destinée de ce pays asiatique pendant la première moitié du XXe siècle et il vaut mieux passer par Wikipédia pour bien s'assurer que la résistance des Philippins s'organisa d'abord contre les Espagnols puis contre les Américains, jusqu'à une autre occupation, celle des Japonais.

    Si une lutte nous est contée dans ce film, ce n'est pas celle visant à repousser un occupant. Independencia ne paraît justifier son titre que dans les tout derniers plans et cela, de manière métaphorique, au point que l'indépendance glorifiée ici semble être avant tout celle du cinéaste lui-même. En effet, ne compte ici que la mise en scène, ses partis-pris et sa réflexivité. Objet esthétique totalement inhabituel, Independencia est conçu comme un film des années 20 ou 30. Le format est carré, les images sont en noir et blanc soumis à des variations lumineuses et leur défilement est plus lent que celui des films d'aujourd'hui, des incrustations au-dessus des têtes visualisent les rêves des personnages, un simple jeu d'éclairage concrétise un orage, la jungle est de studio, les premiers plans sont chargés de plantes mais les fonds sont des toiles peintes, les dialogues sont post-synchronisés, les acteurs très expressifs.

    Le but de Raya Martin est-il d'opérer un détournement de l'esthétique coloniale au profit de son peuple ou bien de combler un vide en offrant aux Philippins le film qui épouse leur point de vue et qui n'a pu être tourné à l'époque ? Le dessein est difficile à cerner, la narration est claire mais les prolongements sont obscurs. Le cinéaste met le spectateur dans une position qui devient inconfortable sur la durée puisqu'il lui demande à la fois de croire et de ne pas croire. A l'intensité de l'interprétation, à la force des éléments (vent, orage...), à l'évocation de contes populaires, aux manifestations surnaturelles ("âme" de la fôret, fantômes...) et aux articulations mélodramatiques s'opposent la stylisation forcenée du décor, la cassure du récit provoquée par l'insertion brutale d'un faux documentaire colonial, l'étirement des scènes dans la deuxième partie et cette volonté de nous laisser raccorder seuls les images et les sons produits à la vision historique qu'aurait l'auteur.

    Parfois, le découragement pointe. Mais si la reprise scrupuleuse d'une esthétique abandonnée depuis longtemps laisse finalement perplexe, la force et la beauté de certains passages sont indéniables. Bien que trop longue, la séquence de la tempête impressionne avec peu, celle de la mort de la mère est également très belle (un plan de celle-ci, allongée, et un respiration que l'on sent faiblir). L'expérience est faite et elle fut suivie avec un relatif intérêt mais faute de mieux connaître le cinéma de Raya Martin, nouvelle coqueluche philippine, après Brillante Mendoza, de la critique et des festivals internationaux (le défilé au générique d'Independencia des aides européennes à la production est interminable), entre applaudir l'audace du geste et nous affliger de son extrême prétention, nous ne savons trop quelle attitude adopter pour l'instant.

     

    FIFIH2010.jpgFilm présenté au

  • Breathless

    (Yang Ik-june / Corée du Sud / 2009)

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    breathless03.jpgYang Ik-june, jeune réalisateur-scénariste-producteur-acteur principal, n'est pas Jean-Luc Godard. Il ne s'en réclame d'ailleurs aucunement. Mais son Breathless affiche le même air frondeur qu'A bout de souffle et les points communs entre les deux films ne sont pas rares. Ces deux premiers longs métrages réalisés comme en contrebande et lancés sans ménagement à la figure des spectateurs partagent notamment, au-delà d'une entrée en matière fracassante, une envie d'en découdre avec le monde environnant, une figure centrale de petite frappe, une rencontre décisive avec une jeune femme, une vulgarité provocatrice dans les dialogues, une prédilection pour la cigarette et une fin tragique...

    Car fin tragique il y a. Rassurez-vous, cette révélation ne tient pas vraiment du spoiler (pour parler dans la langue universelle, à l'instar des distributeurs de films asiatiques, ceux du présent ouvrage ne faisant pas exception à la règle en rebaptisant, certes de manière habile comme nous venons de le remarquer, Ddongpari, soit "Mouche à merde", en Breathless, "A bout de souffle" donc), tant le dénouement semble écrit dès l'entame du récit. Il n'y a qu'à voir la teneur de ces moments arrachés  à la violence du quotidien, ceux où Sang-hoon, la racaille toujours prête à taper sur tout ce qui bouge un peu trop, et Yeon-hee, la lycéenne forte tête, se baladent ensemble en ville, débarrassés pour un temps de la pression qui pèse sur eux. Au sein d'un film où tout ne semble être qu'agressions, affrontements, rapports de force, rituels de domination, défis lancés aux autres, qu'il s'agit de tenir en respect à coups de baffes, ces îlots génèrent leur propre nostalgie. Captés de loin, au téléobjectif, sans paroles audibles et seulement accompagnés d'une musique atmosphérique, alors que le reste est saisi dans une proximité extrême et sans la moindre note, ils décrivent un présent déjà passé.

    Il est en effet trop tard. Un final contrasté signera le refus d'installer trop confortablement les idées d'apaisement, de réparation et de solidarité par le déplacement simple mais très efficace d'une séquence qui vient en cisailler une autre, tel un morceau de gène qui s'insèrerait dans un autre pour en modifier radicalement l'expression. Selon l'humeur, on détectera, dans le glissement presque mélodramatique qu'opère le récit, une lueur d'espoir ou bien un pessimisme radical.

    Tout au long de Breathless, Yang Ik-june nous aura malmené pour mieux pointer des faillites, toutes liées les unes aux autres. Celle du système éducatif (l'école est une perte de temps et les lycéens et lycéennes sont constamment moqués par les caïds) et surtout celle des pères qui, invariablement, frappent les mères et terrorisent les enfants, leur transmettant ainsi non pas des valeurs de droiture et de respect mais bien le virus de la violence. Ces hommes en mal d'autorité se conduisent comme des dictateurs familiaux, des petits Kim Il-sung. L'insulte est proférée par Sang-hoon au cours de l'un de ses tabassages et c'est donc bien Yang Ik-june qui parle alors et qui élargit cette vision désespérante à toute la société coréenne actuelle.

    Le message ainsi adressé, accentué sur la fin par l'arrivée des larmes de mélodrame peut faire craindre la leçon de morale. Mais le cheminement du film est tortueux. La progressive ouverture au monde du petit voyou à la mandale facile ne se fait pas sans détours. Les étapes les plus marquantes de cette accession à une plus grande humanité, liens renoués avec les uns, aide apportée aux autres, sont en effet suivies soit d'un déchaînement de violence plus imprévisible encore, soit d'un affaissement passager, soit de l'expression inattendue d'une douleur. Plus généralement, c'est la construction de Breathless dans son ensemble qui est paradoxale. L'espace géographique arpenté étant relativement limité (à un quartier de Séoul), les fils du scénario semblent tissés de manière évidente. Les personnages sont posés d'une telle façon que les croisements sont assez faciles à prévoir. De même, très vite, un parallèle s'établit entre l'histoire passée et présente de Sang-hoon et celle de Yeon-hee. Or, si déterminé que paraît être le récit, surprises et ruptures, contre-pieds et contretemps abondent.

    Cela confère au film son incroyable énergie et cela caractérise aussi la vision de la violence qu'a Yang Ik-june. Nous l'avons dit, celui-ci cadre serré. A deux ou trois reprises, il se sert de cette absence de recul pour décupler l'effet d'une soudaine intrusion dans le cadre. Ailleurs, il peut faire preuve d'un certain humour à froid, désamorçant la violence par des trouvailles de montage rappelant celles dont est friand Takeshi Kitano (d'un pugilat, nous pouvons passer en une coupe à un repas apaisé avec les mêmes protagonistes). Breathless, acte rageur et malpoli de cinéma, impressionne finalement par sa maîtrise sur ce plan-là, qui l'empêche constamment de tomber dans la complaisance. Ici, la violence n'a rien de sadique, elle ne procure pas de plaisir à celui qui en use (on note par ailleurs l'absence totale d'acte ou de désir sexuel), elle n'est qu'un moyen dans un univers déréglé. En la montrant de manière cyclique et irrépressible, Yang Ik-june, que l'on sent si proche de son sujet, pose la question de l'héritage (voire de l'hérédité) de cette violence et s'inquiète de trouver en si peu d'endroits l'espoir d'en stopper la contamination. Au moins, pour lui, au-delà de la catharsis, faire un film de cela, c'est déjà faire quelque chose et s'extirper du néant.

     

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  • District 9

    (Neill Blomkamp / Afrique du sud - Etats-Unis - Canada - Nouvelle-Zélande / 2009)

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    district9.jpgDistrict 9 a, depuis un an, été encensé à un tel point, par à peu près tout le monde, qu'il peut très bien supporter que l'on en dise du mal. Cette œuvrette SF faussement novatrice n'échappe selon moi à la nullité que, d'une part, par l'évidence des compétences purement techniques mises à son service (ce qui est bien le minimum que l'on puisse attendre d'une production Peter Jackson, même d'ampleur "modeste") et, d'autre part, par le développement plutôt habile de l'un des thèmes abordés, celui, kafkaïen, de la métamorphose (même si les mutations et les altérations de la chair observées ici restent très en deçà des visions d'un Cronenberg), et il me semble que, comme il arrive parfois, l'originalité de l'idée de départ (montrer le traitement "inhumain" que réservent les autorités et la population de Johannesburg à des extra-terrestres exilés de leur planète) a trop vite été prise pour l'acte de naissance d'un style, celui de Neill Blomkamp qui signe là son premier long métrage.

    Pour nous plonger dans son monde, le jeune cinéaste sud-africain n'hésite pas à nous servir cette tarte à la crème du faux reportage, du déluge d'images "objectivées", sans point de vue à force de se multiplier. Se bousculent donc, soumises à un montage tonitruant, les sources documentaires, télévisées, privées, sécuritaires... Ainsi, le spectateur est accroché à peu de frais et l'auteur peut faire l'économie des efforts nécessaires à la construction d'un récit en tant que tel. Pourquoi s'épuiser à développer une narration classique pour décrire une situation alors que les voix off des présentateurs de télé peuvent planter le décor en quinze secondes ? De plus, la démarche a un autre avantage, inestimable : elle vous fait passer pour un cinéaste moderne. Et peu importe que la plus grande confusion règne en ce qui concerne la gestion de l'espace, les positions des caméras, la crédibilité quant aux origines des regards portés... (malgré la multiplicité de ceux-ci, jamais aucun caméraman n'apparaît dans le champ !)

    Mais voilà que notre Neill Blomkamp, sans craindre d’être pris pour un réalisateur désinvolte, commence, à peu près à mi-course, à intégrer des plans non-documentaires, des séquences qui ne jouent plus le jeu proposé jusque là. Cette soudaine subjectivité, obtenue de haute lutte, est peut-être supposée nous rapprocher des victimes : les aliens opprimés et le héros pourchassé. On s’en étonne pourtant, et cela d’autant plus que le recours aux autres images, de nature si différente, n’est pas abandonné (il faut dire qu’elles sont bien utiles pour nous expliquer à nous, crétins de spectateurs que nous sommes, ce qui est en train de se passer, comme lorsque le vaisseau se remet en mouvement, par exemple). L’agacement ne s’en trouve d’ailleurs guère atténué car cette échappée subjective nous donne le droit de recenser les plans-gadgets ridicules (la caméra fixée sur le fusil d’assaut : je ne connaissais pas et je ne suis pas déçu), de ployer sous le poids de quelques ralentis et de subir un terrible accompagnement musical à base de world music fervente. On remarquera en outre que la dernière partie de District 9 reprend tous les codes du film d’action bourrin-mais-cherchant-aussi-à-émouvoir.

    Les auteurs revendiquent pourtant une position anti-hollywoodienne (ils savent parfaitement bien que pour accéder au statut d’œuvre culte leur film doit être présenté comme le plus éloigné possible des normes en vigueur). Or, l’anticonformisme, par le renversement des figures et l’ironie dont elles sont chargées, ne permet pas forcément d’échapper aux clichés. La subversion de District 9 m’a paru bien superficielle, soutenue qu’elle est par des fondations scénaristiques conventionnelles : la rencontre avec le "bon" alien, la marché passé avec lui, l’amitié qui en découle, le duel avec le méchant militaire… La vision des extra-terrestres n’apporte, elle, pas grand-chose d’autre qu’une incongruité certaine (tiens, un alien en train de pisser…) et le décalage opéré n’empêche pas le message "humaniste" d’être lourdingue. Un problème se pose également avec le choix du personnage principal, que l’on dirait, au moins dans la première partie, échappé d’un sketch des Monty Pythons (si mon imagination ne me joue pas des tours, la référence est assumée avec ces cochons servant, le temps d’un ou deux plans, de projectiles et cette apostrophe au héros, prénommé Wikus, lancée par son adversaire : "Hey, Dickus !"). Partant de là, Blomkamp nous entraîne sur la fausse piste de la comédie trash, comme il feint un moment de bâtir son film sur des sources "documentaires". Une fois venu le moment de la prise de conscience, il est par conséquent impossible de prendre le personnage au sérieux  et de s’émouvoir de son sort.

    Chantage à la modernité par le biais d’une esthétique impure et désordonnée, déplacement d’un message appuyé sur le terrain du cinéma de genre dans l’espoir de l’alléger, parfum de nouveauté fabriqué à partir de formules éculées : District 9 est en quelque sorte, pour moi, à la science-fiction ce que Redacted est au film de guerre. Si un District 10 débarque un jour sur nos écrans, je vous préviens, l’accueil se fera sans moi…

  • Morse

    (Tomas Alfredson / Suède / 2008)

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    morse.jpgLe renouvellement qu'apporte Morse (Lat den rätte komma in) à un genre déjà régénéré à de nombreuses reprises est dû, plus qu'à une esthétique ou des thématiques nouvelles, à un changement de point de vue : voici un film de vampires à hauteur d'enfants (mais pas un film de vampires "pour" enfants).

    Ce n'est pas évident tout de suite. Le cadre, celui d'une banlieue du Nord de l'Europe, est réaliste bien que tirant parfois vers l'abstraction (une mise en scène "ligne claire" ou "ligne froide"), ou du moins laissant percevoir un décalage qui, s'il s'amplifiait, pourrait nous mener jusque chez Roy Andersson. Nous déroute le fait qu'une saignée supposée se faire à l'abri des regards soit réalisée en forêt et de nuit, mais dans une trouée immaculée de blanc et de lumière. La justification, purement plastique, n'apparaît que progressivement, au fur et à mesure que l'on découvre quel regard épouse celui du cinéaste. Dans une utilisation judicieuse du format Scope, Alfredson enneige ses paysages, dépeuple ses décors urbains et vide l'espace autour de ses personnages. Il se rapproche d'eux aussi, souvent, jusqu'aux gros plans qui laissent les contours et l'arrière-plan flous. Comme il évide l'espace, il morcelle les corps par le cadrage et bien évidemment, ces choix de mise en scène nous préparent aux images sanglantes et tranchantes qui vont parsemer ce récit. Ainsi, c'est un univers singulier que nous pénétrons (le léger recul temporel qui situe l'histoire au début des années 80 contribue également à cette singularité), l'univers de Oskar et Eli, 12 ans tous les deux.

    Dans Morse, nous voyons les adultes comme eux peuvent les voir : larves portées sur la bouteille, policiers se croyant plus malins que des élèves de collège, mère maniérée et colérique... Seul le père apporte un peu de réconfort, mais il vit loin, à l'écart de cette société, et des zones d'ombre ont tôt fait de recouvrir sa saine existence. Sous la surface du conte, la vision politique est acerbe. Si un adulte se trouve contaminé, il se ridiculise (la femme agressée par les chats de son voisin) et se révèle incapable de supporter sa nouvelle condition. Seuls les enfants sont sérieux et lucides. On ne s'émeut pas de la mort de ces adultes médiocres mais on craint la violence des règlements de compte entre les plus jeunes et les séquences où Oskar joue avec son couteau sont autrement plus troublantes que les attaques du vampire.

    L'une des qualités du film d'Alfredson est, partant de son point vue, de ne pas tricher en édulcorant son propos ou ses images. Des tabous entravant habituellement la représentation de l'enfance prête à basculer dans l'adolescence, il ne se détourne pas, abordant sans complaisance mais sans fausse pudeur la violence, elliptique mais réelle, et les troubles de l'identité sexuelle (le plan très bref sur le sexe de "la" vampire). Autre décision, dont nous sommes reconnaissant au cinéaste : celle de ne pas se laisser aller à balancer un twist final qu'il aurait été relativement aisé de placer tant le point de vue de Oskar est fidèlement épousé. Il est plus agréable d'être mis en face d'une telle indécision que de voir avancer la preuve que le metteur en scène est un petit malin capable de mener en bateau son public.

    Si tout n'est pas parfait ni stupéfiant dans Morse (quelques défaillances d'acteurs, deux ou trois dialogues poétiques maladroits, des notes de musiques superflues), il est difficile de ne pas admirer la cohérence de l'objet. N'hésitez pas à plonger dans ce conte horrifique (*) s'ouvrant et se refermant sur quelques flocons de neige tombant d'un ciel noir.

     

    (*) : plutôt que dans son remake américain, Laisse-moi entrer, actuellement au cinéma, que l'on me dit (inévitablement ?) très inférieur.

  • Zodiac & The social network

    (David Fincher / Etats-Unis / 2007 & 2010)

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    Tout à ma joie d'avoir pu récemment vérifier, par une deuxième vision, que Zodiac était bel et bien l'un des films américains les plus passionnants de ces dernières années, et malgré le contretemps provoqué par l'impossibilité momentanée d'emprunter à ma plus proche médiathèque le dvd de L'étrange histoire de Benjamin Button, je me dirigeais vers la salle projetant The social network rempli d'une confiance consolidée par l'excellente réception critique du film. Je me voyais déjà titrer ma note, immanquablement élogieuse, tel un véritable pro : "Situation de Fincher" ou "Fincher aujourd'hui". J'avais simplement omis de me poser la question : "Et si le film n'était pas bon ?".

    zodiac.jpgMais commençons par l'agréable. A qui découvre Zodiac sans connaître David Fincher, il ne viendrait pas à l'esprit de qualifier ce cinéma-là de tape-à-l'œil. En effet, pour une fois, la mise en scène du réalisateur de Fight Club n'excède jamais son sujet. Elle se déploie majestueusement dans la durée, afin d'embrasser les nombreuses années que recouvrent le récit mais également afin de plonger le spectateur dans un temps et un espace de plus en plus flottant, cela malgré la précision, jamais prise en défaut, de la datation et de la géographie. Zodiac a bien un personnage principal, le dessinateur Robert Graysmith, mais celui-ci peut être congédié temporairement de l'écran (comme il lui est demandé plusieurs fois par ses supérieurs hiérarchiques de quitter la salle de rédaction dans laquelle ils doivent avoir une discussion importante), l'assemblage des différents blocs structurant le récit en devenant totalement imprévisible.

    Si la virtuosité de Fincher est à saluer ici, au-delà d'une absence judicieuse de second degré plombant dans la reconstitution ou dans les références, c'est notamment parce qu'elle libère une sorte de frénésie ralentie des informations et des rebondissements, rendant ainsi parfaitement le sentiment d'une quête située dans une époque à la fois proche (une trentaine d'années avant la nôtre) et lointaine (le défaut technologique). Ni trop rapide, ni trop lent, le rythme est idéal.

    Cette histoire d'une obsession partagée plus ou moins longuement par les divers enquêteurs, officiels ou pas, celle de mettre un nom sur un être insaisissable, méne en toute logique aux confins de la folie (plus subtilement cependant que mon souvenir ne me le laissait penser : Paul Avery, par exemple, ne devient pas tout à fait une loque et reste parfaitement capable au cours d'une conversation de renvoyer Graysmith dans les cordes). Rares sont les films, dans ce genre cinématographique, qui affirment avec un telle conviction qu'une présomption n'est pas une preuve, qui laissent tant de place au doute, qui éclairent aussi intensément ces replis nichés dans des consciences ne sachant plus à quoi s'accrocher et d'où sont extirpés ces aveux d'impuissance : "Le coupable, je voulais tellement que ce soit lui." Zodiac nous soumet à une force contraire à celle gouvernant habituellement le déroulement de l'enquête policière à l'écran. Alors que tout devrait converger au fur et à mesure, les pistes ouvertes ne semblent déboucher que sur de nouveaux abîmes et nous voilà pris dans une spirale centrifuge qui n'est pas faite pour nous rassurer. Cette histoire d'un échec impressionne par son refus obstiné et si peu fréquent de personnifier le Mal.

    socialnetwork.jpgDes abîmes, The social network, film lisse et impénétrable, ne s'en approche pas. Contrairement à ce que semble penser l'écrasante majorité des spectateurs, je trouve personnellement que David Fincher ne parvient pas à dépasser la banalité et l'absence de cinégénie de son sujet, pas plus qu'il ne réussit à racheter la médiocrité morale de ses personnages. Le monde décrit ici (le monde réel et non virtuel) m'apparaît détestable en tous points. Mark Zuckerberg et ses congénères de Harvard s'ébattent dans un univers régi par les lois de l'argent, de la compétition, de la sélection. Même la démarche rebelle s'y dissout, le créateur de Facebook, présenté comme un caractère si atypique, en acceptant secrètement toutes les règles, poursuivant le long d'un chemin à peine détourné les mêmes rêves que les autres : intégrer un Club privé et devenir milliardaire grâce à une simple idée. Jamais Fincher ne critique cette idéologie de l'ascension sociale jalonnée de petits bizutages et de grandes trahisons, le regard moqueur qu'il lance sur les jumeaux Winklevoss n'existant que pour faire oublier la complaisance de celui portant sur les véritables héros de l'histoire, Zuckerberg et ses partenaires Saverin et Parker.

    Personnages antipathiques ou anodins, sujet à l'intérêt très relatif... Il fallait une mise en scène sacrément inspirée pour arracher l'œuvre à l'insignifiance. Et si le travail du cinéaste n'est pas indigne, il se révèle très insuffisant. Ainsi, le choix effectué dans le but de dynamiser le récit est particulièrement conventionnel : tout ce qui nous est raconté de cette histoire l'est dans le cadre d'un procès (ou de sa préparation). Cela nous vaut l'habituel enchevêtrement des temporalités et l'évolution dramatique attendue aboutissant dans le dernier quart d'heure à la révélation de la trahison et dans la dernière séquence au sauvetage moral in extremis de Zuckerberg (à l'aide du cliché grossier de l'adjointe de l'avocat qui perçoit forcément la véritable personnalité de l'accusé).

    A l'image de ces chiffres qui, sortant de la bouche de ces gens, semblent perdre toute signification, The social network a glissé sur moi sans jamais m'accrocher. Parmi ses laudateurs (*), on en trouve beaucoup qui cherchent à le vendre comme un grand film "générationnel" enregistrant une véritable révolution sociologique. C'est oublier un peu vite que Fincher étudie un cas, Mark Zuckerberg, et non l'invention dont celui-ci est à l'origine (contestée), la plate-forme Facebook. Mais après tout, ce n'est pas totalement faux, si l'on s'en tient à ses termes : cette révolution, il l'enregistre, il l'accompagne, il en prend acte, mais en aucun cas il n'y prend part activement, il ne l'interroge, il ne la creuse, il ne la met en perspective, il ne la met en scène.

     

    (*) : Le débat autour de The social network entendu au dernier Masque et la Plume fut d'un niveau remarquablement bas, avec notamment le comique troupier Eric Neuhoff ne trouvant là que des "scènes géniales" comme celle où Parker propose à Zuckerberg de changer le nom de The Facebook en Facebook tout court, et un Michel Ciment s'enthousiasmant devant un grand film de "science-fiction" (sic) - Ciment, qui va ainsi encore donner du grain à moudre à ses détracteurs, étant, il est vrai, un grand connaisseur et un grand amateur des nouveaux vecteurs de cinéphilie comme internet...