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2000s - Page 11

  • Vincere

    (Marco Bellocchio / Italie / 2009)

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    vincere.jpgDe l'audace ? Les injonctions lancées sur l'écran par un Marco Bellocchio reprenant la vulgate mussolinienne n'auraient-elles pas pétrifiés certains au point de leur faire perdre le sens commun ? L'accueil qui est en train d'être réservé par la presse à Vincere me laisse pour le moins sceptique et l'énervement prend le pas lorsque je pense à la manière dont fut récemment traitée L'armée du crime (*). Le Bellocchio serait une œuvre cinématographique majeure alors que le Guédiguian ne se hisserait pas au-dessus d'un honnête téléfilm. La clarté d'une mise en scène renvoie-t-elle à l'anonymat télévisuel ? Suffit-il, par conséquent, de plonger tous ses décors dans l'obsurité, de sous-exposer tout ce qui n'est pas au centre des plans, pour échapper à l'académisme ?

    Dans Vincere, où sont les gestes ? On ne retient du filmage de Bellocchio que des champs-contrechamps bavards et des plans rapprochés répétitifs. La première séquence en imposait certes : le jeune Benito Mussolini y défiait Dieu devant une assemblée de catholiques. Mais cette grande "force" que l'on semble trouver au film n'est-elle pas due simplement et uniquement à la prestance du Duce (voir la très mauvaise scène où il s'avance nu, le torse bombé, vers le balcon) et à un accompagnement musical incessant, tonitruant et redondant ? On en appelle à l'opéra, mais on peut tout aussi bien estimer que la bande-son est assourdissante.

    Les tentations surréalistes et fantastiques de Bellocchio déchiraient magnifiquement la chronique contemporaine du Sourire de ma mère. Ici, la fumée, les points de passage étranges d'un lieu à l'autre, les apparitions surprenantes ne sont pas moins figées dans la reconstitution que le reste. Ces trouées, ces brefs plans en flash-forwards, ne dynamisent pas plus le récit. Et si Bellocchio le parsème de rappels cinématographiques, ceux-ci ne disent rien de plus que l'importance qu'a pris le septième art à cette époque dans la société (par ailleurs, la séquence de la projection du Kid rabaisse l'émotion que procure les images du chef d'œuvre de Chaplin en nous imposant lourdement le contrechamp sur Ida en larmes et sur le bon médecin compréhensif à ses côtés).

    L'oblitération à mi-parcours du personnage Mussolini au profit des images d'archives du véritable Duce est sans doute la meilleure idée du film. Elle a toutefois des prolongements malheureux. D'une part le retour à l'écran de l'acteur Filippo Timi, jouant dès lors le fils imitant le père, tombe complètement à plat, et d'autre part, il est tout de même un peu gênant d'entendre à plusieurs reprises cette Ida, si dévolue, si obstinée, si digne et tellement à plaindre, revendiquer son adhésion absolue aux idées de son mari, fixé idéalement dans sa fougueuse jeunesse.

    (Présenté en avant-première au Festival du Film d'Histoire de Pessac, où il a reçu le prix du jury, sortie française le 25 novembre 2009)

     

    (*) : A l'infortune critique, s'est ajouté ces derniers jours le ressentiment de l'historien Stéphane Courtois. Celui-ci a co-signé une tribune libre publiée dans Le Monde pour tancer Guédiguian à propos de détails aussi importants, par exemple, que la possession par Manouchian d'un revolver lors de son arrestation et, ce qui est aussi idiot que "porteur", pour l'accuser de communautarisme. Ce texte, qui passerait presque pour une caricature de réaction d'historien face à une œuvre cinématographique, a été porté à ma connaissance suite à la salutaire mise au point effectuée par le journaliste Laurent Delmas sur son blog (billet du 15 novembre). J'attends avec impatience de lire les remarques que  Stéphane Courtois ne manquera pas de faire quant à la singulière manière qu'a Bellocchio de traiter la figure de Mussolini...

  • Lebanon

    (Samuel Maoz / Israël - Allemagne - France - Liban / 2009)

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    lebanon.jpgBien qu'il me fut chaudement recommandé, je dois dire que Lebanon m'a laissé pour le moins circonspect. Le dernier Lion d'or de Venise est un film "à dispositif", la place de la caméra y étant strictement circonscrite à l'intérieur d'un tank. Les seules images de l'extérieur nous viennent du viseur de l'un des quatre membres de cet équipage partant en opération au premier jour de la guerre du Liban (en 1982).

    Cette idée de la "caméra-viseur" est a priori la plus intéressante puisqu'elle devrait charrier toutes les problématiques autour du cadre et du hors-champ, du proche et du lointain, du dedans et du dehors. Or l'utilisation qui en est faite ne m'a guère satisfait. Le recours à ces images ne semble guidé que par le scénario, l'événement, et, par extension, par la démonstration de l'effet psychologique que provoque sur le tireur (inexpérimenté) la découverte de cadavres ou de civils en détresse. Dans un élan très appuyé et plutôt déplacé, le metteur en scène ponctue de surcroît ces séquences de regards-caméra (donc de regards-viseurs) lancés par certaines victimes.

    Lorsque la caméra se limite à cadrer les occupants et l'architecture interne du char, le film peine pareillement à s'élever au-dessus des conventions. Du point de vue de la forme, les gros plans sur les visages lassent assez rapidement par la lourdeur de leur signification. Sur le fond, les rapports entre les personnages n'apportent rien de neuf sur le confinement militaire. Nous avons droit aux inévitables doutes sur les capacités du nouveau, à la crise du tireur, à la remise en cause des ordres jugés inadéquats, bref, au petit théâtre classique de l'affrontement verbal entre soldats.

    Mais Lebanon me semble poser problème sur un autre point. Absolument tous les militaires israéliens apparaissant à l'écran sont présentés de manière positive, y compris le lieutenant au ton froid et cassant, qui ne veut finalement que le bien de ses hommes et le bonheur de leurs familles. Les propos atroces sont proférés par un phalangiste libanais, les victimes collatérales sont touchées par des tirs aux origines non désignées et si un tireur israélien est identifié, son geste n'est effectué que sous une pression insupportable. Plus largement, bien que l'action soit située clairement, l'armée de Tsahal n'est jamais questionnée sur un point précis. La réalisation de Lebanon a manifestement servi de thérapie à Samuel Maoz, qui a lui-même vécu l'expérience de la guerre. Il a voulu nous en faire partager la tension, la peur et la folie, de manière viscérale (ce qu'il réussit très bien : une certaine nausée et... l'envie de pisser peuvent survenir pendant la projection), mais la culpabilité qui s'y fait jour touche à un objet bien vague : il est terrible d'avoir à tirer pour la première fois sur un homme... certes, certes... Ne serait-ce que sur ce plan-là, Valse avec Bachir allait tout de même beaucoup plus loin.

    (Présenté en avant-première au Festival du Film d'Histoire de Pessac, sortie française le 13 janvier 2010)

  • United Red Army

    (Koji Wakamatsu / Japon / 2007)

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    united3.jpgObjet filmique fascinant s'étirant sur cent quatre-vingt dix minutes, le temps d'une immersion suffocante dans l'histoire tragique d'un groupuscule révolutionnaire, United Red Army (Jitsuroku rengô sekigun) est signé par un septuagénaire en pleine possession de ses moyens et que l'envie viscérale de mener à bien ce projet déjà ancien n'a aucunement aveuglé ni entravé. Koji Wakamatsu déploie un récit en triptyque aux panneaux bien distincts, quoique parfaitement articulés, et ayant ainsi chacun leur intérêt et leurs prolongements particuliers qui effacent tout sentiment de monotonie.

    L'entrée en matière se fait par le versant documentaire : un long exposé, aussi clair qu'il soit possible de faire, sur la complexe histoire post-seconde guerre mondiale de l'extrême-gauche japonaise. Les images d'archives en constituent le matériau premier, laissant toutefois, au bout de quelques temps, s'insérer de brèves reconstitutions destinées à rendre plus fluide la transition à venir entre documentaire et fiction, personnes réelles et acteurs, noir et blanc et couleurs (aux tendances monochromes). Le flot d'informations manque d'emporter parfois le spectateur, qui peut lâcher un fil de temps à autre, sans trop de conséquences pour sa compréhension générale (les sous-titres français s'ajoutant à l'image, à la voix-off et aux inscriptions en japonais). En plein maelström, Wakamatsu fixe certaines figures en arrêt sur image et incruste leurs noms, âges et fonctions au sein du mouvement. La vitesse est trop élevée, leur nombre est trop important, l'incertitude sur leur destin est trop grande pour que l'on ne renonce pas à les retenir tous mais que l'on se rassure, l'effet donnera sa pleine mesure, poignante, par son ré-emploi plus tard dans la narration, l'inscription de la date de la mort apparaissant alors à son tour, cette fois sur les images des cadavres.

    Car la suite, qui retrace la retraite clandestine et para-militaire d'une quinzaine de membres, va nous entraîner dans une sidérante plongée vers le néant. Le geste révolutionnaire va prendre une tournure sectaire et l'engrenage de l'auto-critique, usage qui, selon le dogme maoïste, permet l'accession à une véritable conscience communiste, mènera à l'établissement d'un régime de terreur : après la négation de la singularité de chaque individu, de sa pensée, de son sexe (les femmes sont "masculinisées" dans leur apparence physique et par l'égalité des traitements) viennent la violence, les tortures, les exécutions. Les séquences de procès et d'assassinats, irrémédiablement introduites par les mêmes plans d'ensemble, se succèdent de manière exclusive : la logistique quotidienne, les détails de la vie commune et l'entraînement militaire disparaissent de la ligne narrative, comme éjectés sous l'effet du tourbillon de la terreur.

    Le motif privilégié du film est celui de l'enfermement. La partie documentaire montre la naissance du mouvement contestataire au sein de la société. Le deuxième volet, celui du retrait, ne donne à voir que ce qui se joue dans l'abri et aux proches abords. Le troisième accentue encore l'isolement en décrivant une prise d'otage dans un chalet encerclé par la police sans nous offrir une seule image de l'extérieur. Ce resserrement spatial influe logiquement sur le nombre de protagonistes : de la foule des manifestations, nous passons à une quinzaine d'activistes puis aux cinq derniers membres encore en liberté. Dans cette optique, il ne faut pas s'attendre à un dénouement flamboyant, mais à une mêlée indistincte dans un recoin.

    L'ennemi, au cours de l'assaut final, devient une force invisible, sa présence ne s'affirmant que par le sifflement des balles traçantes, les fumigènes et les gerbes d'eau propulsées par les lances à incendie (le navire Armée Rouge Unifiée sombre). A s'épuiser en guerres internes, le groupuscule en vient à ne plus pouvoir penser l'ennemi autrement que comme une vague idée à combattre ce qui rend cette dernière lutte inefficace. Plus grave encore, sans doute, est l'incapacité des extrémistes à faire comprendre leurs discours et leurs actes à leur otage. Le lien avec le peuple est rompu. Ce retour vers l'action, après les errements théoriques ayant provoqués les purges, est donc particulièrement amer. L'endurcissement a rodé une rhétorique révolutionnaire mais semble avoir effrité l'âme de ces "soldats" et en ces instants décisifs remontent à la surface le libre arbitre, l'histoire personnelle, les attaches familiales, toutes choses repoussées avec vigueur lors du périple montagnard. La cohérence de la mise en scène de Wakamatsu impose à ce retour du refoulé, même s'il est provoqué de l'extérieur (l'arrivée de certains parents des preneurs d'otages autour du chalet), qu'il suive un chemin interne (nous n'entendons que des voix off portées par les mégaphones).

    La maîtrise du fleuve narratif que constitue United Red Army force l'admiration, la réussite de la reconstitution touche jusqu'à la bande originale, confiée à Jim O'Rourke, petit génie du rock indépendant sachant réveiller les expérimentations musicales des années soixante-dix sans les singer, et la représentation de la violence estomaque en flirtant, par la répétition, avec les limites de la complaisance sans les franchir. Entrant fortement en résonance avec certains aspects de la culture japonaise (dogme de l'obéissance, respect de la hiérarchie, importance des rituels, sens de l'honneur), le trajet décrit, ahurissant au point de tendre parfois vers l'absurde et le grotesque, débouche sur une réflexion dérangeante sur l'engagement, les nécessités de la lutte collective et les impasses de l'endoctrinement. Mais si le film passionne autant, c'est par la position que tient Koji Wakamatsu (que l'on peut qualifier de "compagnon de route" de ces groupes révolutionnaires). Le cinéaste ne se place jamais du côté de l'Ordre, il suit jusqu'au bout les extrémistes et ne les livrent pas à la vindicte. Il s'agit alors de se demander où a été atteint le point de non retour. Il ne se situe pas forcément au moment du passage à la lutte armée. Il est en fait très difficile à déterminer. Et la richesse du film vient de là.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Contes de l'âge d'or

    (Hanno Höfer, Razvan Marculescu, Cristian Mungiu, Constantin Popescu et Ioana Uricaru / Roumanie - France / 2009)

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    contesagedor.jpgL'âge d'or de la Roumanie : ainsi était qualifiée par la propagande de Ceaucescu la traversée des années 80. Les réalisateurs de cet ouvrage collectif retournent ironiquement l'expression pour traiter une poignée d'histoires tragi-comiques inspirées des "légendes" de l'époque. Contes de l'âge d'or (Amintiri din epoca de aur) prend la forme d'un film à sketchs dont le nombre semble varier d'une copie à l'autre. Celle présentée au festival de Pessac en contenait quatre, celle du dernier festival de Cannes, cinq, et une version intégrale devrait apparemment en compter six. Aucun de ces segments n'est "signé", l'ensemble du projet étant coordonné par l'auteur de 4 mois, 3 semaines et 2 jours, Cristian Mungiu (crédité comme co-réalisateur, scénariste et co-producteur).

    L'ensemble est plutôt cohérent, tant sur la forme que sur le fond, ce qui tendrait à confirmer l'hypothèse d'un travail réellement "collégial". Le principe même du film à sketchs ne peut cependant que pousser à hiérarchiser les différents épisodes. Les deux segments centraux, "La légende du policier avide" et "La légende de l'activiste zélé", sont les moins percutants du lot. Ils se traînent légèrement en longueur et malgré quelques bons moments comiques donnent à voir une peinture un peu trop bon enfant, notamment à travers les regards périphériques portés respectivement sur deux gamins farceurs et sur les braves paysans d'une petite bourgade isolée. Leur relative faiblesse tient aussi au fait que ces fables distillent une certaine morale en faisant subir aux personnages principaux une petite leçon d'humanité ou simplement de bon sens.

    "La légende du photographe officiel" est l'épisode le plus concis et le plus drôle en même temps que le plus noir. Décrivant les débats entamés autour du trucage d'une photographie de Ceaucescu accueillant le Président Giscard d'Estaing et la gaffe qui en découle, les réalisateurs s'attaquent férocement à la bureaucratie et ses absurdités, à la pression de la hiérarchie et à la peur qu'elle fait naître. Contrairement aux deux segments pré-cités, celui-ci ne se termine pas de façon rassurante. Le récit est parfaitement rythmé et l'organisation de l'espace y est particulièrement claire, traduisant dans les allées et venues des personnages entre les bureaux et le laboratoire photo l'oppression du système. L'économie des moyens n'empêche pas la précision, ce qui rappelle la réussite, dans un registre très proche, du 12h08 à l'est de Bucarestde Corneliu Porumboiu.

    Pour continuer dans l'établissement de passerelles, le quatrième volet, "La légende de la visite officielle" (je n'ai plus le titre exact en tête) se rapproche plutôt du California dreamin'de Cristian Nemescu. C'est ici que se déploient le mieux les mini-intrigues adjacentes semées dans les premières minutes. On y retrouve un certain plaisir de l'écoulement du temps, une dérive inattendue vers une soirée festive, alcoolisée et libre. Une belle proximité est établie avec les personnages, y compris les plus secondaires. Le récit se termine sur un gag métaphorique et irrésistible.

    Ces Contes de l'âge d'ors'inscrivent donc dans la veine classique d'un cinéma roumain mordant, jouant sur l'humour noir pour traiter des périodes difficiles. Si l'ensemble ne se hisse pas à la même hauteur que les coups d'éclats constatés ces quatre ou cinq dernières années, il reste tout à fait recommandable.

    (Présenté en avant-première au Festival du Film d'Histoire de Pessac, sortie française le 30 décembre 2009)

  • Thirst, ceci est mon sang

    (Park Chan-wook / Corée du Sud - Etats-Unis / 2009)

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    thirst.jpgLe nouveau Park Chan-wook, Thirst, ceci est mon sang (Bakjwi), met en jeu divers composants supposés inconciliables : le fantastique et le quotidien, le prêtre et le vampire, le baiser et la morsure, le noir et le blanc, le jour et la nuit, le vivant et le mort. La grande beauté qui s'en dégage naît de la fusion, a priori inconcevable, réalisée entre chacun de ces termes opposés : le fantastique est le quotidien, le prêtre est le vampire... S'il est tentant d'utiliser l'expression de "mélange des genres", en faire usage ne me satisfait qu'à moitié. D'une part, elle ne dit rien de l'incroyable unité que Park parvient à trouver. D'autre part, elle peut faire croire que Thirst est une nouvelle consolidation du règne actuel du second degré au cinéma. Bien évidemment, le film ne manque pas, loin de là, d'humour (jusqu'au grotesque, voire au mauvais goût assumé) mais une bonne partie du public ne semble vouloir y trouver que du "fun", en riant tout autant aux éclats de violence qu'aux envolées vers le sublime.

    Sublime et triviale (encore une convergence inattendue) par exemple, la première scène d'amour entre Tae-joo et Sang-hyeon (soit la révélation Kim Ok-vin et le mieux connu Song Kang-ho, tous deux ici en état de grâce), au cours de laquelle ni les contretemps imposés, ni le rythme burlesque, ni l'abondance verbale de l'une, ni l'auto-flagellation de l'autre ne contiennent les vagues du désir (*). Après ce premier acte contrarié, une autre occasion permet aux personnages de se libérer totalement. Park filme cette deuxième étreinte très différemment : quasiment in extenso, de manière intense mais calme, sans aucune interférence extérieure, pour arriver à un même sentiment de fascination. Un plan montre la poitrine de Tae-joo en sueur, un autre la remontée du drap par Sang-Hyeon sur les épaules de sa partenaire. Deux plans conventionnels, mais deux plans qui sont prolongés par un geste simple et furtif, un détail génial : le drap sert à éponger les gouttes de sueur.

    Chaque scène de Thirst repose sur au moins une idée de mise en scène, qui prend la couleur de l'inédit. Encore faut-il s'entendre sur le sens de ces mots. Je ne parle pas de truc technique ou d'un effet quelconque visant à en mettre plein la vue mais d'expressivité, de présence physique, de dynamisme, de variations de registres et de rythme, d'échos et de rappels (des détails peuvent paraître mal assurés ou anodins avant de rebondir deux ou trois séquences plus loin : le choix d'un matelas "aquatique" dans la chambre du mari, l'appel à un médecin face au mal-être de Tae-joo, l'anecdotique discussion à propos d'une date de naissance inconnue qui annonce une nouvelle naissance...). Je ne résiste pas à l'envie de mettre en regard, à ce sujet, deux positions antinomiques retranscrites dans les deux derniers numéros de Positif. Tout d'abord celle-ci : "Il faut qu'à chaque plan, il y ait une idée de dialogue ou visuelle, qu'il se passe un truc. (...) C'est vrai que les acteurs qui intériorisent n'ont pas de place dans mes films. Il faut que ce soit ludique". Puis celle-là : "Je ne suis pas sûr de savoir quel est le secret de la mise en scène. (...) Je m'angoisse parfois, j'ai peur que la mise en scène soit trop imposante et freine le rapport émotionnel entre les spectateurs et les personnages. J'essaie que tout se mette en place par rapport aux personnages, mais sans les dominer." La première est celle de Jean-Pierre Jeunet, la seconde, celle de Park Chan-wook. Ne cherchons pas plus loin la différence de qualité entre leurs derniers films en date.

    Rarement soulignée, la qualité des dialogues de Thirst a aussi son importance. Ceux-ci sont impeccables jusque dans une drôlerie qui ne nous tire jamais la manche, qui ne les détache jamais de la réalité du film, bref, qui n'est jamais gratuite. Dans un autre registre, un mot, un consentement susurré par Tae-joo suffit à repousser l'ombre du jugement moral porté sur la femme manipulatrice. Sur le plan visuel, l'extraordinaire travail sur les décors autorise de qualifier Park Chan-wook de grand cinéaste expressionniste. L'appartement de la belle-famille de Tae-joo apparaît d'abord dans toute sa banalité kitsch avant que la mise en scène ne le charge de soutenir par la suite tout le récit, le faisant répercuter la folie des personnages.

    La trame reprise du Thérèse Raquin de Zola est pimentée du thème du vampirisme, duquel sont tirées plusieurs figures imposées mais réduites au strict minimum et astucieusement actualisées (détournement des transfusions, habit de prêtre flottant telle une cape, duel à l'aurore). Le gore pointe son nez et le sang coule à flot mais ces projections rouges écarlates bouleversent. Le spectacle des humeurs corporelles et de l'avidité est aussi troublant que chez Cronenberg.

    Pas loin d'être un chef-d'œuvre, Thirst, comme le fut Old boy, est un grand film de genre. Et depuis combien de temps n'avions nous pas vu une telle histoire d'amour fou ?

     

    (*) : Qu'une scène issue d'un film de vampires coréen particulièrement sanglant rende de manière si évidente une passion charnelle laisse songeur quant à l'incapacité chronique du cinéma français à renouveller de son côté ses représentations de l'amour physique, qui continue invariablement à être vu sous l'angle d'un naturalisme vaguement bestial, comme dans les récents Regrets.

  • Micmacs à tire-larigot

    (Jean-Pierre Jeunet / France / 2009)

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    micmacs.jpgMon espoir de trouver en Micmacs à tire-larigot une comédie française qui soit à la fois "grand public" et inventive a vécu une vingtaine de minutes. La façon dont Jeunet nous fait entrer dans son nouveau conte, se passant quasiment de dialogues et laissant son fil narratif prendre tout son temps pour se nouer, m'a plutôt séduit.

    Malheureusement, passée cette longue mise en bouche, l'argument (se venger astucieusement de deux industriels de l'armement) est fixé une fois pour toute et devient l'unique ressort du film. S'ensuit un désintérêt progressif devant les différentes phases de la sympathique machination, phases bien séparées par le récit et dont la nécessité nous échappe tant elles peinent à s'organiser en engrenage narratif imparable. De plus, alors que le premier quart d'heure est assez amusant (les deux "playbacks" de Dany Boon, par exemple), le sourire s'efface au fil du temps et de la laborieuse progression de l'histoire.

    L'esthétique de Jeunet n'est pas vraiment en cause (à moins de jeter le bébé Micmacs avec l'eau qui coule depuis Delicatessen), la présence de Dany Boon non plus, ni transcendante, ni insupportable, plutôt bien intégrée à l'univers. Non, ce qui ne va pas ce sont ces dialogues "à l'ancienne", écrits de manière mécanique (qu'un personnage, celui d'Omar Sy, s'accapare une langue construite uniquement sur des formules toutes faites, l'effet peut être plaisant, mais que tous jonglent avec les bons mots et la lassitude arrive aussitôt). Ce qui ne va pas c'est cette vision de l'amour particulièrement niaise, ne véhiculant qu'une soit-disante "poésie", sans aucun désir physique, le sexe étant réservé dans toute sa vulgarité aux employées-chaudasses-de-passage et aux professionnels de peep-show (ou comment protéger les enfants tout en mettant les rieurs dans sa poche). Ce qui ne va pas c'est la gentillesse dégoulinante de cette histoire de vengeance débouchant sur un final d'un ridicule à peine atténué par l'hommage à la machinerie du cinématographe. Ce qui ne va pas c'est le refrain publicitaire du "tous ensemble" (le repas où chacun se met à parler dans une langue étrangère n'a d'autre but que d'attendrir à peu de frais).

    Jeunet se voit en Carné mais fait penser à Dréville (certains trucs de la supercherie renvoient à Copie conforme) ou à Zidi (j'avais certains mauvais De Funès en tête), la patine esthétique en plus. Considérée depuis les toits de Delicatessen, la chute du cinéaste, d'une régularité métronomique (on descend d'une marche à chaque fois), devient rude.

  • Je suis heureux que ma mère soit vivante

    (Claude et Nathan Miller / France / 2009)

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    jesuisheureux.jpgMisère du cinéma français du milieu, rentrée 2009, épisode 2 (*)

    Décrire de façon troublante les retrouvailles d'un jeune homme avec sa mère, quinze ans après son abandon, comme une passion amoureuse est plutôt une bonne idée. C'est la seule à se détacher de Je suis heureux que ma mère soit vivante, film qui n'a pour lui que sa relative brièveté (90 minutes).

    Nous sommes dans un drame PSYCHOLOGIQUE, au sens Stabilo du terme. C'est à dire que dès la première séquence, celle de la baignade estivale entre père et fils (adoptif), tout concourt à nous faire sentir qu'il y a du lourd en train de se jouer là : de l'étrangeté dans le quotidien, du secret familial pesant, du traumatisme qui affleure, des regards intenses, des dialogues appuyés. Pas une scène, pas un plan dans ce film qui ne soient écrasés par du sur-signifiant. Le seul moment qui échappe à cette fatalité est celui où la violence éclate, de manière totalement inattendue. Pour un instant, l'étude psychologique se suspend enfin... avant de reprendre son cours.

    A l'inscription sociale des personnages, on ne croit pas un instant (à côté, le Rickyde François Ozon passerait pour du Ken Loach). Bien évidemment, les auteurs clament qu'il était hors de question de porter un jugement. Or, dans la façon de la regarder, de la faire bouger ou parler, il n'est laissé aucune chance à la mère "indigne", qui ne peut que provoquer l'apitoiement du spectateur (comparez avec le personnage similaire interprété par Kierston Warreing dans le récent Fish tank). De toute manière, tous les acteurs sont affreusement dirigés et la mise en scène n'a aucune grâce.

    Auteur passionnant pendant ses quinze premières années d'activité, Claude Miller ne cesse de s'enliser depuis quelques temps dans un cinéma de papa où l'âpreté des sujets est relayée par une réalisation pachydermique et déprimante. L'association avec son fils Nathan n'a rien changé à l'affaire : après La petite Lili et Un secret, il réalise une troisième horreur d'affilée.

     

    (*) : Pour l'épisode 1, voir ici.

    Un avis voisin : Rob Gordon

    Un avis opposé : Goin' to the movies

  • Le ruban blanc

    (Michael Haneke / Autriche - Allemagne - Italie - France / 2009)

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    rubanblanc.jpgVote blanc

    Quelques remarques sur Le ruban blanc (Das weisse band), film déjà largement commenté ici et là (sur internet avec beaucoup plus de réserves que dans la presse papier, globalement dithyrambique : mouvement de balancier régulièrement observé, y compris, à l'occasion, en ces lieux). Personnellement, je n'ai vu dans la dernière Palme d'or en date ni un chef-d'œuvre absolu, ni un ratage à balayer d'un revers de manche.

    Noir et blanc

    De nombreux plans sont très beaux à voir : la profondeur de l'ombre, la lueur des bougies, la lumière des extérieurs... Lorsque le médecin, de retour de l'hôpital, passe du côté de son jardin, on voit sa fille au fond du plan passer le seuil de la maison : un court instant, seul son visage se détache de la pénombre, tâche blanche sur fond noir. Tout est composé minutieusement, cadré au millimètre, parfois jusqu'à la rigidité et à l'étouffement. Il manque une vibration interne.

    Calme blanc

    Que ce soit la découverte d'un cadavre ou une discussion familiale autour d'un oiseau, chaque séquence est filmée comme la précédente, provoquant la mise à distance constante du spectateur. Le ruban blanc n'échappe pas à une certaine monotonie. La froideur du style et l'affliction généralisée des personnages interdisent l'expérience du vertige que pourrait entraîner la répétition (ce qui advenait dans 71 fragments d'une chronologie du hasard, par exemple).

    D'une voix blanche

    Le film est pris sous un glacis et recouvert par une voix off qui semble nous parler depuis aujourd'hui et maintenant, soit longtemps après l'histoire (la petite, qui nous est contée, et la grande, qui plane au loin). Cette voix, qui se superpose souvent aux conversations des protagonistes, explique régulièrement ce que l'on voit effectivement sur l'écran. Quelque chose cloche. Quelque chose ne marche pas entre les plans. Le récit cinématographique peine à se mettre en route. Le montage n'est pas basé sur une dynamique narrative mais thématique, intellectuelle : quand le pasteur reproche à son fils ses mauvaises pensées et ses actes (supposés) impurs, Haneke raccorde brutalement sur la copulation du médecin et de sa bonne. Ce genre de transition flatte le spectateur attentif mais ne le transporte pas.

    Derrière la porte blanche

    Certains se sont félicités qu'Haneke, cette fois-ci, ne nous impose pas frontalement les scènes les plus violentes et qu'il base sa mise en scène, tout du long, sur l'ellipse et le hors-champ. Je ne suis pas absolument convaincu que nous gagnons au change car le moins que l'on puisse dire est qu'il insiste pesamment en filmant ces portes closes. Au lieu d'être terrorisé par ce qu'il se passe derrière, on "sent" la présence de la caméra, on "entend" Haneke donner ses instructions pour le panoramique, on "voit" l'assistant chronométrer le plan-séquence. Les longs plans fixes de Caché gardaient en éveil par leur ouverture, ceux du Ruban blanc sont des plans fermés.

    Dans le blanc des yeux

    Le meilleur du film est à chercher dans le regard des enfants. Les enfants sont écrasés par l'autorité des pères, mais ils semblent savoir ce que personne d'autre ne sait. Les enfants sont inquiétants et cela, dès le début, par la façon dont ils se mettent à entourer l'infirmière pour lui parler. Leur présence souvent inattendue dans le plan (derrière les portes, bien sûr), leurs attroupements, l'impénétrabilité de leurs visages mènent aux confins du fantastique (la parenté avec Le village des damnés de Wolf Rilla a été maintes fois soulignée).

    Laisser un blanc

    Les dernières minutes trouvent enfin un liant capable de faire tenir ensemble les séquences, qui sont, qui plus est, d'une grande force (l'ultime interrogatoire des deux enfants du pasteur, le plan final...). Certes, deux heures de préparatifs pour ces 25 minutes de récit enfin resserré, c'est un peu long. Toutefois, Haneke ne perd pas la main lorsqu'il s'agit de laisser le spectateur sur une fin ouverte, qui le fait soudain revenir sur tout ce qu'il vient de voir, sans que cela ait juste à voir avec la résolution d'une énigme. Après tout, mieux vaut quitter un film ainsi, en se retournant vers lui, en se ré-impregnant de ses images, plutôt que de le voir s'effacer aussitôt de notre cerveau avec indifférence.

  • Démineurs

    (Kathryn Bigelow / Etats-Unis / 2008)

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    demineurs.jpgParfait antidote au consternant Redacted du docteur ès images Brian De Palma (*), Démineurs (The hurt locker) se pose là comme le meilleur film de guerre américain réalisé depuis longtemps. Son mérite premier est de proposer une fiction haletante, de se placer à hauteur de personnage, de s'inscrire dans un genre, bref de faire du cinéma avant d'énoncer un discours.

    L'entrée en matière est directe et programmatique par la manière qu'a Kathryn Bigelow de nous jeter dans des scènes dont l'exposition s'est faite sans nous et par la répétition d'un schéma simple (répétition qui pourrait aller jusqu'à laisser bouleverser l'ordre des séquences sans changer notre perception). Invariablement, les trois spécialistes du déminage investissent un lieu de passage dans Bagdad ou ses environs, sécurisent tant bien que mal un petit périmètre autour de l'engin suspect repéré, s'en approchent et tentent de le désamorcer (ou de provoquer son explosion si nécessaire). Démineurs n'est finalement que cela : une série de missions très semblables, ne se différenciant que par leur durée, les difficultés spécifiques rencontrées et leur point d'orgue, toujours spectaculaire, qu'il prenne la forme d'une déflagration ou de la découverte d'un dispositif insoupçonné et impressionnant (dans les deux cas, l'efficacité de la mise en scène est bluffante). Cet éternel recommencement crée un fascinant suspense, d'autant mieux ressenti que la cinéaste a pris soin de nous prévenir, lors de la première séquence, que la mort pouvait frapper à tout moment, y compris ceux qui nous sont présentés comme susceptibles de faire un long chemin en notre compagnie.

    Ce qui frappe également, dès le début, est l'accent mis sur l'organisation spatiale. Le travail que réalisent les soldats lorsqu'ils arrivent sur le terrain nourrit la mise en scène. La description précise de leur mode opératoire (un au déminage et deux en couverture) permet de rendre compte clairement de la topographie et chaque décor du film acquiert ainsi une présence indéniable. Les regards sont tournés à la fois vers le lointain (les murets, les balcons, les monticules) et vers le proche (la charge à désamorcer) et la mise en scène traduit cette double tension remarquablement, passant sans cesse de la vision d'ensemble au plan de détail (sur le visage poussiéreux, sur la mouche gênante). Elle doit également montrer, dans le même temps, l'omniprésence du danger, qui peut venir de l'extérieur du périmètre comme de son épicentre, d'un sniper embusqué ou de la bombe mise à jour. Au fur et à mesure, une force centripète semble toutefois prendre le dessus, la menace explosive se trouvant de plus en plus près du corps humain, voire à l'intérieur (une séquence saisissante montre le "déminage" d'un cadavre).

    On pourrait craindre que les quelques pauses réservées entre les missions ne soient l'occasion d'un déballage psychologique simpliste. Heureusement, il n'en est rien. Démineurs ne sacrifie pas ses personnages sur l'autel de la typologie. Le fait de se concentrer uniquement sur trois protagonistes permet déjà de fouiller quelque peu les caractères et de faire preuve de nuances. Par rapport aux deux autres, la tête brûlée ne l'est pas beaucoup plus, le moins chevronné ne craque pas plus souvent, le plus rigide ne laisse pas échapper beaucoup plus de propos désagréables. Autre écueil évité par les séquences intermédiaires : la baisse d'intensité. Dans la dernière partie, l'une des intrigues adjacentes prend sa source au sein-même de la base militaire. Mais avant cela, sans passer par la mise en route d'un enchaînement dramatique, il a suffit à Bigelow d'instiller un sentiment d'inquiétude dans un simple entretien avec un colonel ou de dérèglement lors d'une baston amicale manquant de déraper pour hausser l'intérêt de ces moments au niveau des autres.

    Kathryn Bigelow a placé son récit sous le signe de la dépendance de ces hommes à la guerre, comme d'autres subissent celle de la drogue. Ce postulat pouvait donner lieu à tous les excès et tous les effets, à un festival de regards hallucinés, à un recours au grandiose militaire et horrifique, mais le poison agit bien plus insidieusement. Et comme d'ordinaire le récit guerrier fait souvent côtoyer folie extravagante et héroïsme, cette valeur se voit par conséquent, dans Démineurs, tenue également à distance. La survie au terme d'une embuscade n'est due qu'au professionnalisme et les deux actions individuelles engagées de manière impulsive se soldent par des échecs cuisants. La répétition des mêmes interventions le dit bien : il ne s'agit plus de gagner une guerre mais de rester en vie jusqu'à la prochaine. Sur l'Irak, Démineurs ne répond pas à la question du "pourquoi" mais se borne à décrire le "comment". L'angle choisi permet à Bigelow de faire tenir un récit palpitant tout en évitant quantité de pièges liés à la représentation militaire. Quelques détails comme l'usage d'un camescope par un Irakien, la rencontre avec une troupe de mercenaires américains ou la tentative d'enlèvement, tous parfaitement intégrées à la trame principale améliorent encore la précision de la photographie sans jamais changer le film en listing. Voilà d'où vient la force incroyable de Démineurs : non seulement l'interminable course nocturne d'un soldat américain esseulé sous les regards irakiens tient en haleine mais elle dit tout de la situation.

     

    (*) : S'il on a, comme moi, mauvais esprit, on peut voir dans les premières images de Démineurs, celles qui adoptent le point de vue d'un robot télécommandé, une moquerie envers les savants dispositifs aux mille yeux de De Palma.

    Rob Gordon aime aussi.

  • Fish tank

    (Andrea Arnold / Grande-Bretagne / 2009)

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    fishtank.jpgAvec Fish tank, Andrea Arnold nous entraîne sur un terrain connu, celui du réalisme social à l'anglaise. Familles constamment au bord de l'explosion, environnement déprimant, déscolarisation, vagues d'insultes en guise de communication, sexe, alcool et r'n'b dès les premières heures de l'adolescence... Plusieurs efforts sont cependant réalisés afin d'arracher le film aux conventions narratives et stylistiques.

    Tout d'abord, le point de vue est exclusivement féminin, celui de la cinéaste se trouvant relayé par celui de sa jeune héroïne de quinze ans, Mia, que l'on ne quitte pas d'une semelle. Son cercle familial est limité à sa mère et sa petite soeur, créant ainsi une ambiance et des rapports très particuliers (ce que rend explicite, vers la fin, une séquence de danse à trois plutôt gonflée et assez jolie mais très appuyée et en rupture avec le reste). L'intrusion du mâle (l'amant de la mère) ne paraît d'abord avoir que des conséquences bénéfiques, du moins apaisantes, sur la petite structure, avant que la naissance du désir entre l'homme et Mia n'entraîne un nouveau déséquilibre.

    La qualité plastique est l'une des forces de Fish tank. Compte tenu du cadre, l'image est assez belle, les teintes sont étonnement chaudes et le moindre rayon de soleil se ressent sur les corps. Quelques échappées donnent aussi à voir une nature vibrante, à deux pas des blocs de bêton de la cité (la magnifique séquence de l'arrivée au bord de l'eau et de la pêche, avec les déplacements des personnages, les jeux de mises au point successives sur l'un ou l'autre dans toute la profondeur du champ). Collant à l'héroïne, la mise en scène s'attache à traduire des sensations plutôt que des actions. Le naturalisme est réhaussé ainsi par de légers décalages esthétiques, démarche rappelant celle, similaire bien que plus originale et satisfaisante sur la longueur, de Lynne Ramsay, autre réalisatrice britannique (Ratcatcher, 1999, Le voyage de Morvern Callar, 2002). Andrea Arnold utilise sa caméra portée sans confondre mouvement et illisibilité, quelque part entre Rosetta et Elephant.

    Devant un film britannique, nous sommes à peu près sûrs, contrairement à ceux de nos hexagonaux, de profiter d'une bande-son qui n'est pas plaquée n'importe comment sur les images. La qualité des chansons entendues n'est pas en cause, c'est leur mise en valeur qui différencie généralement les usages français et anglais (la plupart du temps, la "musique d'ambiance" des films français s'entend comme celle de nos supermarchés). Il n'y a pas de musique de film originale dans Fish tank mais de nombreuses séquences s'appuient sur des morceaux diffusés par la télévision, la radio ou un baladeur. Et toutes ces séquences en question s'en trouvent vivifiées. La musique relie un plan à l'autre, ajustant son volume selon l'éloignement de la source mais restant longtemps présente. L'impression de réalisme (les personnages en écoutent continuellement et Mia voudrait en vivre comme danseuse) se double d'un sentiment de fluidité.

    Du point de vue de la narration, Andrea Arnold nous accroche en avançant par blocs, répétant souvent les mêmes situations et rendant ainsi très bien le caractère buté du personnage principal. Il est fort dommage qu'à la mi-course, à la faveur de la scène-pivot du passage à l'acte, le scénario arrive au premier plan et reprenne ses droits pour ne plus lâcher l'affaire. Jusqu'au terme de l'histoire se succèderont alors cinq ou six séquences très dramatisées et assez prévisibles. Paradoxalement, c'est lorsque les événements dramatiques se bousculent et lorsque tout tend à faire sens que le film paraît traîner en longueur. Dans toute cette dernière partie, la mise en scène est ainsi poussée, par les enjeux scénaristiques, vers le tour de force.

    Il faut noter, pour finir, l'excellence des comédiens, de la révélation Katie Jarvis, à Michael Fassbender (bien remplumé depuis Hunger) et Kierston Warreing (louvoyant sans cesse, comme dans It's a free world, entre le sexy et le vulgaire).