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2000s - Page 15

  • OSS 117 : Le Caire, nid d'espions

    (Michel Hazanavicius / France / 2006)

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    oss117.jpg

    Le cinéma comique français propose d’ordinaire de si affligeants produits de consommation que l’on ne peut s’empêcher d’apprécier d’abord cet OSS 117 par défaut, c'est à dire en remarquant l'absence des écueuils les plus partagés dans cette branche. Tout d'abord, le film ne joue (presque) pas sur la vulgarité (à deux ou trois exceptions près : on se serait passé du gag du pistolet-phallus et des répliques de la fin sur le "kiki" qui enfoncent un clou qui n’en avait guère besoin, celui de l’homosexualité latente du héros). Il ne s’éparpille pas non plus dans ses références et ses renvois. Aucun clin d’œil à la télévision ou la publicité ; il n’est ici question que de cinéma, l’habillage du film parodiant l'esthétique d'un certain genre cinématographique et les séquences étant pensées en ces termes et non balancées comme autant de sketchs autonomes. De manière toute aussi agréable, le film ne se réduit pas à un support de merchandising : la séquence musicale n’est pas là pour faire vendre un disque ou lancer une danse idiote mais repose uniquement sur l’efficacité comique. De plus, Jean Dujardin est la seule vedette d'un casting pour lequel on a préféré les gueules de l’emploi aux apparitions people. Enfin, les millions d'euros du budget ne sont pas gaspillés puisque l’idée d’une certaine époque est bien rendue (les signes de richesses renvoient au genre et l’ironie de la vision évite l'écueil de la reconstitution pompeuse).

    Plus méritoire encore, le n’importe quoi de l’intrigue se développe dans un contexte étonnement précis pour ce genre de production (l’Egypte de Nasser, le mandat du président Coty). Parmi les scénes comiques les plus percutantes, on retient d'ailleurs celles qui font accumuler à OSS 117 les pires énormités colonialistes (le rapport paternaliste que celui-ci entretient avec l'employé de son usine est particulièrement savoureux). C'est que cet Hubert Bonisseur de la Bath est un con, un vrai. Lorsqu'il désoude ses adversaires, ce ne sont pas sa force et son adresse qui le démarquent, ce sont sa suffisance et son incommensurable connerie. L'agent secret ne retiendra rien de son séjour chez les Égyptiens, sinon l'apprentissage du mambo ! Cet abruti le restera et cela nous épargne tout message.

    Si le film est drôle, on ne peut pas dire qu'il soit réellement hilarant. Le soin apporté à l'ambiance (jusque dans les transparences et les trompe-l'oeil) tend à lisser un peu trop l'image. Les séquences qui étirent les effets comiques sont assez convaincantes (ces rires interminables, ces dialogues bâtis sur des phrases toutes faîtes), mais la mise en scène ne laisse pas de place au burlesque et la folie attendue ne se libère pas (le potentiel d'un dénouement à rebondissements multiples et improbables ne semble pas bien exploité). Dans le rôle-titre, Dujardin est assez bon, même s'il a un peu trop tendance à vouloir cligner de l'oeil vers le spectateur. Il suffirait d'un rien, parfois, pour qu'il sorte de son personnage, ce que Peter Sellers, l'un de ses probables modèles, ne faisait jamais.

  • L'autre

    (Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic / France / 2009)

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    Mais que se passe-t-il avec le cinéma français ? Est-ce vraiment celui "du milieu" qui doit nous inquièter le plus ? Je n'ai pas encore vu Welcome, mais il me semble que Lioret va bien, ne t'en fais pas. Le prochain Tavernier ne va pas tarder à débarquer : il y a peu de chances que ce soit un chef d'oeuvre, il y a peu de chances que ce soit un navet, il y a de grandes chances que ce soit un bon film. Arnaud Desplechin semble avoir trouvé la place qu'il souhaitait en signant des oeuvres de plus en plus accessibles. Lucas Belvaux et Jacques Audiard se sont installés eux aussi et j'attends avec confiance la suite de leur carrière. Les signaux alarmants ne viennent-ils pas plutôt d'un autre côté ? De là où se tiennent les cinéastes censés nous bousculer, nous entraîner sur des terrains glissants, nous confronter à la radicalité de leur vision ? Je veux parler des Zonca, des Noé, des Kassovitz, des Grandrieux, des Odoul, des Bonello, des De Van, des Miret, des Bernard/Trividic. Tous ont, entre 1995 et 2003, effectué des débuts (premier ou deuxième film) fracassants, audacieux, dérangeants : La vie rêvée des anges, Seul contre tous, La haine, Sombre, Le souffle, Tiresia, Dans ma peau, De l'histoire ancienne, Dancing. Tous ont invariablement déçu par la suite (seule Marina De Van peut faire exception dans ce groupe : son deuxième film est annoncé pour le mois de mai prochain). Le constat est d'autant plus douloureux quand les échecs ne peuvent être cachés au milieu d'une production soutenue : Zonca n'avait pas tourné depuis 9 ans quand il proposa son récent Julia, le dernier long de Noé, Irréversible, date de 2001. Quand on a du mal avec le rythme de Kubrick, ne vaut-il pas mieux essayer de se caler sur celui de Godard qui, dans les années 60, parvenait à accumuler les projets et à faire ainsi oublier que Une femme est une femme était une toute petite chose, coincée qu'elle était entre Le petit soldat et Vivre sa vie ? Ce saut dans le temps n'est pas pertinent ? Alors faisons-le dans l'espace. Avec quels auteurs américains peut-on comparer ? Larry Clark, Todd Solondz, Paul Thomas Anderson, Lodge Kerrigan : autant de cinéastes travaillant les limites du spectacle cinématographique, par la forme et/ou les sujets et ayant signé des oeuvres-phares du cinéma US indépendant des années 90. Après Kids, Happiness, Boogie nights ou Clean shaven, ils ont su se renouveler, que ce soit en creusant le même sillon ou en élargissant considérablement leur spectre. Avec Bully et Ken Park, Clark a gardé intacte sa force de transgression, avec Palindromes, Sollondz a réussi un pari complètement fou et avec There will be blood et Keane, Anderson et Kerrigan ont réalisé deux des plus grands films de cette décennie. Chez nous, je ne vois qu'une exception, un seul réalisateur de cette mouvance capable de tenir un rythme régulier et de rester à sa place parmi les créateurs de forme les moins discutables : Bruno Dumont. C'est peu et c'est cela qui est, à mon sens, inquiétant pour le cinéma français.

    lautre.jpgCette longue introduction désabusée pour évoquer brièvement L'autre, film attendu, film ambitieux, film à moitié réussi, film à moitié raté. Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic ont décidé d'aborder le thème de la folie et là réside à mon avis, le défaut de l'oeuvre. Même s'ils s'attachent à un personnage défini, ils décrivent moins un cas précis (comme l'a si puissamment fait Kerrigan avec Keane) qu'ils ne parlent du problème "en général", qu'ils l'illustrent. La mise en scène est surchargée de signes : champ large mais constamment obstrué par des caches en amorce, caméra fébrile et près des visages, bande son inquiétante, jeux de miroirs, raccords déstabilisants, ambiances nocturnes irréelles... Le sous-texte est lui aussi excessif : références à la magie et à l'antiquité, omniprésence de l'alcool, contamination de la misère sociale, caractère liberticide des nouvelles technologies... Cette insistance dans la forme et le fond semble traduire un manque de confiance dans la capacité (pourtant réelle chez les cinéastes) à emmener le spectateur aux confins du fantastique. Donnée pour perturbée dès le départ, l'héroïne, comme la mise en scène, n'évolue pas (alors que la description d'un glissement progressif vers la folie aurait été certainement plus satisfaisant, vu ce que peut proposer par moments Dominique Blanc, dans la modulation de sa voix par exemple). Dans L'autre, nous ne voyons pas le monde par les yeux du personnage, mais nous regardons celui-ci s'y débattre. Cela peut faire toute la différence entre un film bouleversant et un exercice de style brillant mais vain.

  • La journée de la jupe

    (Jean-Paul Lilienfeld / France - Belgique / 2009)

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    journeejupe.jpgUn peu désarmé devant ce téléfilm qui m'a tenu jusqu'au bout mais qui ne me parle absolument pas. Isabelle Adjani y joue une prof de français à bout de nerf prenant en otage sa classe de collégiens agités. L'invraisemblance du postulat semble tout d'abord bien assumée puisque l'on croit se diriger vers un huis-clos fortement théâtralisé et se détachant petit à petit du réel. Malheureusement nous ne sommes pas au théâtre, mais à la télévision et la machinerie de la fiction à la française prend vite le dessus, traitant également ce qui se passe à l'extérieur des murs : vignettes humoristiques consacrées au personnel enseignant, emballement médiatique et tractations avec le RAID, dirigé par un improbable Denis Podalydès. Le film se veut tragi-comique, bousculant le politiquement correct. Certes, deux ou trois répliques arrivent à faire sourire, mais toutes les autres tombent à l'eau : elles sentent trop le bon mot de scénariste, elles sont dîtes avec trop d'application (la télé a horreur de tout ce qui n'est pas parfaitement lisible ou audible, il n'est donc pas étonnant que tout cela semble manquer de vie). Sans être abominable, la mise en scène, répétitive, ne parvient jamais à faire monter une quelconque tension, la désamorçant par l'humour et repoussant la violence par écran interposé (celui d'un téléphone portable). Il ne peut rien arriver de bien terrible et si la fin est tout de même dramatique, elle n'est là que pour illustrer la morale de l'histoire, faire réfléchir le spectateur mis ainsi à la place des ados à qui l'on vient de donner une grande leçon et qui sauront in fine se retrouver fraternellement. Sans doute aurait-il fallu que ce récit se décolle du réel, propose véritablement une expérience singulière, au lieu de cataloguer tous les problèmes de notre société (même avec humour). Car tout y passe : le racisme, le sexisme, le manque de moyens dans l'éducation, la brutalité policière, les tensions communautaristes, les problèmes de couple, le fossé des générations, la pression médiatique, l'abrutissement par la télévision, les viols filmés au portable, la suffisance ministérielle... De la distanciation, de la cruauté, de l'invention plastique, voilà, entre autres choses, ce qui manque à La journée de la jupe, puisque, le thème de la réversibilité du statut de victime aidant, il semble que le vague modèle du film soit le Dogville de Lars von Trier. Enfin, disons que les comédiens ne sont pas vraiment en cause et qu'Adjani, une nouvelle fois (rappelez-vous La repentie), se rate, mais au moins, elle se rate corps et âme.

  • Harvey Milk

    (Gus Van Sant / Etats-Unis / 2008)

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    harveymilk.jpgL'affaire était mal engagée : une bande annonce à faire fuir ("Par le réalisateur de Will Hunting" claironne le distributeur, conscient que les amateurs de Van Sant vont, de toute manière, aller voir le film et qu'il faut cibler plutôt ceux qui ne connaissent que ses travaux hollywoodiens), une affiche moche, la lecture en biais, sur mes supports papiers favoris, de deux ou trois articles positifs mais étrangement mollassons et, pour enfoncer le clou, un double assassinat, chez le Dr Orlof et chez les critiques poètes de Matière Focale. Il fallut la semaine dernière l'insistance d'un ami et la découverte de belles notes chez Anna, Shangols et Rob Gordon pour me redonner l'envie nécessaire.

    C'est entendu, Harvey Milk (Milk) n'est pas un biopicrévolutionnaire. Mais telle n'est pas son ambition. Gus Van Sant joue le jeu et reprend la plupart des éléments narratifs traditionnels du genre : la voix off, le déroulement chronologique mais dans la connaissance du dénouement, la précision des dates et des lieux, la succession finale de cartons résumant la suite des destins individuels, l'alternance et l'opposition entre vie publique et vie privée, le resserrement des enjeux dramatiques autour d'un combat particulier symbolisant tous les autres (la lutte contre la Proposition 6 d'un sénateur visant à exclure les enseignants homosexuels des écoles américaines)... Le cinéaste ne dynamite pas la biographie mais il l'allège et la dynamise. La mise en scène reste d'une fluidité admirable (l'insertion de nombreuses images d'archives est parfaite) et les très légers décrochages que l'on observe ça et là font par moments, comme les quatre précédents, flotter le film en apesanteur. Ces moments sont brefs, disséminés dans un récit classique, mais ils suffisent à l'élever : c'est un générique de début admirable qui pose avec force et grâce la situation des homos américains, c'est une discussion-séance photo entre Harvey et Scott où le petit chevauchement des voix sur des images fixes crée le décalage, c'est la focalisation régulière sur le visage de Milk, laissant l'arrière plan dans le flou, c'est l'énigmatique plan de Josh Brolin (mine de rien l'un des plus passionnants comédiens du moment), à moitié nu sur son canapé (plan qui pourrait sortir d'Elephant), c'est sa marche finale dans les couloirs de l'hôtel de ville (Elephant encore). Mais la réussite ne tient pas seulement à ces effets de signature. A ceux que les immenses Elephant et Paranoid Park ennuient, il faut dire qu'Harvey Milkest un film très vivant, et cela pas seulement grâce à la couleur locale et à l'exubérance que l'on peut imaginer. Les différentes étapes du parcours de Milk sont remarquablement emboîtées, chaque comparse (et ils sont nombreux) est installé fermement et le regard de Van Sant navigue avec la même pertinence de l'intime aux mouvements de foule (qui ne font jamais direction de figurants).

    "L'activisme à la con" du héros est moqué par son amant, au début de leur relation. Si le cinéaste quitte quelque peu les rivages plus expérimentaux, il ne manque pas de s'inscrire dans le sillage des oeuvres hollywoodiennes les plus intéressantes parmi celles interrogeant les usages politiques. Les mécanismes du lobbying sont détaillés et débattus et l'accession au pouvoir s'accompagne inévitablement des recherches de compromis poussant jusqu'aux alliances contre-nature. Harvey Milkest le récit d'un trajet militant particulier. Que l'on puisse prendre l'activisme de Milk pour celui de Van Sant, à la limite, je m'en fous. Le fait est que pendant deux heures, j'ai vraiment marché aux côtés des gays de San Francisco et que j'ai été emporté par une histoire et un souffle.

    Il va sans dire que le film est porté de bout en bout par un grand Sean Penn. Prodigieux, l'acteur n'a peut-être jamais été meilleur qu'ici, son maniérisme et son émotivité habituels servant merveilleusement le personnage. La quasi-totalité des cinéastes avec qui il a travaillé l'ont tiré vers le sol, vers une puissance de jeu bien ancrée, au risque de l'alourdissement. Van Sant, encore une fois, l'allège.

    Que l'auteur de Last days, entre des phases de grande inspiration, continue à proposer des films mainstream de cette qualité, personnellement, cela me va très bien.

  • Import Export

    (Ulrich Seidl / Autriche / 2007)

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    importexport.jpgPrès de deux ans après sa séléction officielle au festival de Cannes, où il fut plutôt mal reçu (ce qui explique assurément ce décalage), nous pouvons enfin nous frotter depuis janvier au deuxième long métrage de fiction d'Ulrich Seidl, cet Import Export qui vient après un Dog days déjà peu consensuel.

    Import : Olga, infirmière en Ukraine, ne s'en sort pas avec son bébé, sa mère, son salaire de misère et son appartement sans eau courante. Après avoir tenté une expérience d'hôtesse sexuelle par webcam, elle a enfin l'opportunité de rejoindre une amie en Autriche. Là-bas, elle accumule les petits boulots de femme de ménage, jusqu'à être employée, pour ce même poste, dans un service de gériatrie. Malgré le profond mépris qu'éprouve à son encontre l'infirmière en place, elle se lie fortement aux différents patients.

    Export : A Vienne, Pauli, toujours à court d'argent, perd son job d'agent de sécurité après s'être fait tabassé par un petit gang de Turcs. Il vit chez sa mère et son père (ou son beau-père ?), Michael, avec qui il s'engueule régulièrement. Eux deux se voient chargés de livrer des jeux et des distributeurs de bonbons, avec leur camionnette, jusqu'en Slovaquie et en Ukraine. Tout au long du voyage, le père n'aura de cesse de provoquer son fils, l'envoyant seul dans un immeuble coupe-gorge, le poussant à draguer avec lui les filles de bars et lui imposant enfin d'assister à un petit jeu pervers avec une prostituée.

    A travers ces deux histoires, que l'on suit en parallèle, Seidl peint de manière impressionnante un univers sordide qui englobe aussi bien les pays de l'Est que nos contrées occidentales car, que l'on se place d'un côté où de l'autre, que l'on fasse le trajet de gauche à droite ou de droite à gauche, le constat est le même, terrifiant : paysages hivernaux, habitats insalubres, chambres d'hôtels tristes, pavillons de mauvais goût et surtout, humiliations continuelles... Les deux récits croisés avancent mais les trajectoires semblent s'annuler et au final, nous resterons bloqué dans la pénombre de cette chambre d'hôpital, au milieu de ces vieilles femmes clouées au lit, entendant l'une d'elles répéter inlassablement "Ca pue... Mort... Mort...". Le monde, vu par Seidl, est en train de crever. Son film est cru, affreux, désespérant... et assez fascinant.

    Tout d'abord, la construction est absolument imparable : d'une part, le montage, très sec, rend le sentiment de l'inéluctable dans le va-et-vient régulier entre les histoires d'Olga et de Pauli et d'autre part, l'alternance permet la mise en place d'un subtil système d'échos d'un récit à l'autre (des situations ou des postures qui se répondent ou s'opposent malicieusement mais jamais mécaniquement). Les cadrages sont souvent fixes et frontaux mais savent aussi se libérer lorsqu'il le faut et Seidl gère précisément la durée de ses plans, jamais ennuyeux. Bien des choses difficiles sont enregistrées par la caméra, mais la puissance de ce cinéma n'est peut-être nulle par ailleurs aussi évidente que dans la très brève scène où Pauli laisse son chien déchiqueter un ours en peluche. L'image vient au terme d'une séquence dans laquelle le jeune homme débarque sans prévenir avec son nouveau molosse chez sa copine qui, craignant beaucoup les chiens, commence à paniquer totalement. A la fin, donc, Seidl coupe court au dialogue et raccorde sur un plan où il ne laisse dans le cadre que Pauli et son chien s'excitant sur le nounours. On ne voit ni n'entend plus la fille. Où est-elle passée ? Fin de la séquence, on passe à autre chose, on n'entendra plus parler d'elle.

    Le parcours suivi par les deux protagonistes, qui ne se rencontrent jamais, est jalonné d'étapes humiliantes. Si éprouvantes qu'elles soient, ces épreuves traduisent surtout une chose : la résistance des corps et de l'esprit à la barbarie. Jamais nous ne voyons Olga ou Pauli s'effondrer réellement. Aucun pathos, aucun apitoiement. Même au coeur de la violence et du sordide, il y a cette force inébranlable des deux personnages. Voilà l'une des raisons de l'absence de complaisance et de spectaculaire malsain dans Import Export. De plus, si Seidl compose des plans élaborés et filme un environnement oppressant, il semble nous laisser toujours une certaine liberté, une échapatoire, une lueur, par ces cadrages qui laissent beaucoup d'espace au dessus des personnages, par ce rire jaune qui naît du grotesque, par l'attachement indéfectible qui finit par nous lier à Olga et Pauli, toute latitude que nous refusait récemment Steve McQueen avec Hunger, autre film-choc bien mieux reçu lui, puisque là, la cause à défendre était indiscutable. Les rares critiques enthousiasmés par Import Export insistent assez sur la dimension politique du film. Mais il faut préciser que Seidl ne vise pas le Cyber-Sex, la Prostitution, le Marché Noir, le Gangstérisme, le Capitalisme ou que sais-je encore avec des majuscules. Non, il pointe des actes précis et personnalisés qui traduisent les penchants de la plupart des êtres humains pour l'humiliation de l'autre, se gargarisant ainsi de leur illusion de toute puissance. Le fait qu'une partie de ces actes ouvertement violents ou plus insidieux soit perpétrée par des personnes sensées être responsables ou protectrices (pères et mères de famille, patron d'entreprise, consultant pour chômeurs, infirmière) ne fait qu'accentuer le sentiment de fin du monde.

    Les gestes d'Olga et de Pauli ne sont peut-être que des gestes de retrait, mais dans cet univers-là, ils prennent presque valeur de révolte, d'espoir en tout cas. Ulrich Seidl est décidément un sacré cinéaste.

  • Les toilettes du Pape

    (César Charlone et Enrique Fernandez / Uruguay / 2007)

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    toilettespape.jpgEn nous collant d'entrée à la roue de Beto, père de famille uruguayen vivant de la contrebande transfrontalière cycliste et quotidienne de divers denrées, de manière attentive et empathique, les co-réalisateurs des Toilettes du Pape (El baño del Papa), César Charlone et Enrique Fernandez, nous mènent moins vers De Sica et son voleur de bicyclette que vers Ken Loach, celui des comédies graves et des petites victoires dans la défaite. Oeuvrant au sein d'une cinématographie des plus discrètes bien qu'ayant déjà donné naissance à au moins un coup d'éclat (Whisky de Juan Pablo Rebella et Pablo Stoll en 2004), les cinéastes arrivent avec ce premier long-métrage à faire naître chez le spectateur un peu plus que l'inévitable sympathie (parfois condescendante) qu'entraîne un tel effort.

    Dès l'introduction, qui nous plonge en terrain accidenté dans une course poursuite inégale entre passeurs à vélo et douanier conduisant un puissant 4x4, la mise en scène bouscule la beauté du paysage et de la lumière rasante par un dynamisme venant du montage, de la mobilité du cadre et de la proximité des corps. La vivacité du style empêche la belle image de sombrer dans le cliché touristique. En conséquence, et même lorsqu'il s'agit de se poser en revenant à la maison, le rythme se fait quelque peu chaotique. L'inconvénient en est la mise en péril de la continuité des séquences. On sent parfois les auteurs coincés dans les articulations du récit et nous les voyons s'en sortir uniquement en passant par de brefs flash-backs superflus sensés faire comprendre sans ambiguïté aux spectateurs l'état d'esprit du personnage. Mais les petits heurts ont aussi leurs avantages. Ainsi, une toute petite chose anodine (un rendez-vous en cachette, un mensonge par omission) peut être évoquée en passant, sans insister ni y revenir, ce qui permet de laisser planer un doute, de faire marcher l'imagination. Ainsi également, la radio (la fille de Beto rêve d'étudier à Montevideo pour en faire son métier) et la télévision (une équipe de journalistes retransmet en direct la journée événement depuis la petite ville où le Pape Jean-Paul II doit prononcer un discours) n'apportent pas un surplus de réalisme mais plutôt une dimension presque fantastique, décelable notamment dans ces étranges moments, semblant briser la continuité temporelle, où le père apparaît sur l'écran sous les yeux de sa femme et sa fille.

    On suit en arrière-plan les préparatifs d'une population comptant bien profiter de la venue dans leurs rues de milliers de fidèles en installant des stands de chorizo ou de galettes. Le récit principal tourne lui autour de Beto, de son idée si étonnante mais si logique de bâtir dans son jardin des toilettes qui soulageront les passants contre quelques pièces et de sa course après l'argent nécessaire à leur construction. Un compte à rebours journalier s'égrène mais l'histoire avance à son rythme, tranquillement, sans provoquer de suspense artificiel. Ce sont des petites pierres qui sont posées ici et là par les deux auteurs, pierres qu'ils ont le bon goût de ne pas transformer en éboulis scénaristiques : la survie financière, l'inévitable profiteur, l'espoir d'un ailleurs radiophonique...

    Un grand événement apporte aux personnages des petites espérances (bien évidemment, il faut, en vérité, intervertir les deux qualificatifs). Il est impossible de ne pas s'attacher à ces figures, d'autant plus que tous les interprètes jouent justes et imposent d'emblée une présence évidente. Les cinéastes filment résolument à hauteur d'homme, de femme et d'adolescente et, même dans les situations inhabituelles, gardent le cap d'un respect scrupuleux de la pertinence des réactions en dédramatisant les crises, non par gentillesse mais par l'usage réaliste du compromis et de la compréhension mutuelle.

    La réussite du film n'est pas totale. On regrette quelques facilités musicales, quelques lourdeurs humoristiques (le fou du village) ou la maladresse de la mise en scène de certains détails (la façon dont est filmée la mère, cachotière, au moment où elle va chercher des billets dans son bocal ne laisse aucun doute sur l'importance que prendra plus tard la préservation de ce maigre pécule). Mais ces toilettes du Pape restent tout de même des plus accueillantes. On y dit avec humour et lucidité deux ou trois choses essentielles sur la famille, la religion et la dignité.

    (Chroniques dvd pour Kinok)

  • Clara

    (Helma Sanders-Brahms / Allemagne - France -Hongrie / 2008)

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    Clara.jpgLe triangle amoureux formé par Johannes Brahms et Clara et Robert Schumann : emportée par l'élan du romantisme allemand, Helma Sanders-Brahms (Allemagne mère blafarde) nous conte cette histoire qui lui tient à cœur en ne privilégiant que les temps forts, les scènes signifiantes et les raccourcis dramatiques. Voulant échapper à l'académisme par la raideur du montage (coupes abruptes dans les plans) et l'intensité de l'interprétation (avec caméra mobile en temps de crises), la cinéaste ne fait finalement qu'accuser l'engourdissement de son arrière-plan et souligner le plaquage artificiel sur celui-ci de figures trop lourdement lestés d'affects.

    L'œuvre semble au premier abord laisser toute sa place à la musique, proposant au spectateur de consistants extraits de compositions de Schumann et de Brahms. Ces séquences sont essentiellement des mises en images de spectacles (concerts ou répétitions) et peu sera dit sur le processus de création, ce qui a pour conséquence de faire admirer plus volontiers une performance (de musicien et d'acteur) qu'une vibration intérieure. Dans une démarche simplificatrice, les concerts sont suivis soit d'un tonnerre d'applaudissements glorieux soit d'un silence de mort. Helma Sanders-Brahms dans Clara ne connaît pas la demi-mesure. Elle n'échappe pas à l'un des travers des œuvres aux forts enjeux dramatiques : le "tourner court". Ainsi, la première répétition de l'orchestre de Düsseldorf, nouvellement conduit par Robert Schumann, ne peut que mal se passer et être interrompue au bout de trois minutes par un étourdissement du Maître. Plus tard, un dîner ne peut que se voir écourté, à peine les premières cuillérées de potage portées aux lèvres, à cause de l'ivresse de l'hôte. Cette désagréable impression d'une compression du temps culminera lorsque la mort côtoiera le premier acte d'amour. Avec la même maladresse, un séjour en clinique ne sera évoqué que par une séquence-choc de lobotomie. Amour, musique et folie irriguent le récit mais c'est surtout le caractère cyclothymique, passant d'un extrême à l'autre en un clin d'œil, de Robert Schumann qui contamine le film, entamant sans arrêt sa cohérence interne.

    La nécessité d'une coproduction internationale pousse l'actrice de La vie des autres à donner la réplique à l'acteur fétiche de Patrice Chéreau et à un jeune espoir du cinéma français, pendant que s'affairent des seconds rôles hongrois. Il est donc impossible de parler d'une quelconque version originale. Seulement, nous ne sommes pas dans une fresque pleine de bruit et de fureur mais bien dans une œuvre à l'équilibre fragile, dans laquelle les dialogues sont primordiaux. Or les tons ne coïncident jamais. Les voix doublées sont appliquées et découpent l'espace sonore. Plus préjudiciable encore, leur cohabitation avec les phrasés forcément plus fluides et naturels, puisqu'incarnés réellement à l'écran, de Pascal Greggory et Malick Zidi heurte l'oreille. Focalisée sur un trio d'interprètes fameux, au sein duquel chacun semble jouer une partition différente, la mise en scène en oublie de faire vivre les silhouettes alentour. Les musiciens de l'orchestre ne sont qu'éléments du décor, la vieille cuisinière des Schumann grommelle, soliloque ou pleure, les enfants de la maison récitent distinctement, bien droits.

    Dans le cadre d'une reconstitution historique contrainte à l'économie de moyens et d'effets, Clara échoue régulièrement là où Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette nous brûlait il y a peu, de toutes parts. Reconnaissons à la rigueur un certain savoir-faire dans la scénographie, notamment lorsqu'il s'agit de visualiser la valse des désirs entre chaque point du triangle par la mise en place et les déplacements des comédiens, mais passons vite sur le cadre étriqué des rarissimes scènes d'extérieur, sur le réalisme triste et lisse des décors et sur la clarté télévisuelle de la photographie.

    (Chronique cinéma pour Kinok, sortie le 13 mai 2009)

  • Of time and the city

    (Terence Davis / Grande-Bretagne / 2008)

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    oftimeandcity.jpgQue ceux qui souhaitent voir un "documentaire sur Liverpool" se méfient. Of time and the city est un essai cinématographique demandant beaucoup de patience et d'attention. Terence Davies y dévoile le rapport qu'il entretient depuis 1945 avec sa ville natale en posant sa voix grave sur un montage d'images d'archives. Suivant un déroulement chronologique, le film commence par profiter de la fascination qu'exerce sur nous les images documentaires exhumées d'un passé lointain. Sur ces instants volés à la vie urbaine, aux travaux et aux loisirs d'ouvriers et aux jeux des gamins, Davies nous parle de son enfance, de son amour pour Dieu puis pour les gens du même sexe que lui, de sa découverte foudroyante du cinéma au début des années 50. Sur la bande son, de longues plages musicales alternent avec la parole du cinéaste qui, entre deux souvenirs, déclame plusieurs poèmes et cite de grands auteurs.

    J'avoue qu'au fur et à mesure que le film avançait, je m'en suis détaché, noyé que j'étais sous les référents culturels, les mots d'esprit savants et les allusions réservées aux anglophiles. La moitié du discours de Davies m'a échappé et le ton sentencieux de ses propos ne m'a en rien aidé à reprendre pied. Le cinéaste évoque un paradis perdu, soit. Mais en abordant sur la fin les années plus proches de nous, celles aux images en couleurs moins attractives, il ne dit plus rien d'autre que le regret du temps qui passe et le rejet de modes de vie qui lui déplaisent (comme lui déplaisaient les Beatles en 64 et tous ceux qui suivirent). Aujourd'hui, tout n'est que misère, saleté, agitation et bruit. In fine, Davies attrape tout de même au vol quelques visages d'enfants et de vieillards. Entre les deux âges, personne. Le réalisateur nous dit être devenu athée. Paradoxalement, cela ne l'empêche pas de plaquer sur des images de taudis des musiques sacrées, baignant le tout, de manière interminable, d'une religiosité pachydermique.

    Of time and the city et un film éminemment personnel et parfaitement assommant.

  • Gran Torino

    (Clint Eastwood / Etats-Unis / 2008)

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    grantorino.jpgA partir d'un sujet brûlant (et d'une affiche trompeuse) qui faisait frémir, compte tenu du peu que l'on en savait, Eastwood signe son meilleur film depuis Million Dollar Babyet son rétablissement apparaît d'autant plus spectaculaire qu'il se fait sur un terrain glissant. Délaissant les lourds échafaudages du type Mémoires de nos pères ou L'échange, il privilégie la simplicité tout en tissant un maillage scénaristique serré qui aboutit à une réelle profondeur. Loin d'être le film de revanche attendu, Gran Torino est tout d'abord une histoire de voisinage au service de laquelle le cinéaste met sa science des lieux, donnant vie à un quartier en apparence des plus banals.

    Chacun le sait maintenant, Eastwood campe un Walt Kowalsky veuf et raciste, ne supportant pas sa famille, ni ses voisins asiatiques. Le fait qu'il se mette en scène lui-même est nécessaire au maintien de l'équilibre du film, qui serait impensable avec un autre acteur. Car Eastwood ne cesse de jouer avec son image de Dirty Harry en bout de course, fonçant crânement vers la caricature à grands coups de grimaces dégoûtées, de grognements, de crachats et d'injures. Il est impossible de prendre ces actes et ces propos pour argent comptant, le regard est trop ironique. Et s'il fallait une preuve supplémentaire de sa volonté d'éviter le malaise, elle tiendrait dans les rapports que le personnage entretient avec ses amis, qu'il traite également (et réciproquement) de tous les noms. Eastwood s'interroge avec pertinence sur une question éminemment complexe : la différence entre une vanne xénophobe renvoyée entre partenaires "consentants et avertis" et l'attaque haineuse envers les étrangers et la possibilité d'un glissement de l'une à l'autre. Le long d'un scénario magistral par sa manière de faire évoluer le personnage principal, tout semble mûrement réfléchi afin de ne tomber ni dans l'abjection ni dans l'angélisme et le politiquement correct.

    L'histoire de Gran Torinoest celle d'un esprit qui vacille soudain au contact de l'autre. Le cinéaste revient à ce qu'il a réussi de mieux ces dernières années : la description sensible de rapports transgénérationnels. L'humour et l'émotion y ont les meilleures places. Certains reprochent à Eastwood son geste de rachat envers un sale raciste : ceux-là ne se gênent donc pas pour reprendre à leur compte ("un salaud restera toujours un salaud") le regard que peut avoir un tel individu ("un niaquoué restera toujours un niaquoué"), niant toute possibilité de changement. Ici en tous cas, l'étranger n'est ni meilleur, ni plus sympathique, mais il se révèle plus proche que la famille elle-même. Pour Kowalsky, la prise de conscience est rude. Dès lors, ses saillies perdent de plus en plus en agressivité et elles ne subsistent que sur un mode comique. Lui-même n'y croyant plus, elles ne lui servent plus que de paravent transparent. Fort habilement, elles ressortiront avec plus de vigueur lors du dénouement, mais dans un tout autre but puisqu'il s'agira alors de provoquer une certaine réaction.

    Walt Kowalsky sait que son premier geste salvateur, que ses voisins jugent héroïque, a été mal interprété et résultait de la plus basse défense de son petit territoire. Il sait aussi qu'en agissant ainsi, en protégeant par la force cette famille, il entraîne tout son monde dans un engrenage. En usant de l'intimidation, il ne fait que ce qu'il sait faire. Pour briser le cercle vicieux, il lui faudra imaginer autre chose. On le verra donc réfléchir longuement. Bien des fils sont tirés pour nous mener vers un final sacrificiel : expiation des pêchés commis par le passé, mise en application d'une nouvelle conscience, probabilité d'une mort prochaine par maladie, recherche de la seule issue légale possible... Ainsi bétonnée, difficile de ne pas accepter la chose. "Je suis l'homme de la situation" dit-il avant l'affrontement. Mais le plaidoyer pour l'auto-défense qui semblait nous pendre au nez est totalement retourné. Quand la manipulation du spectateur se fait dans ce sens, il n'y a rien à redire.

    Mouvance du paysage et des populations américaines, impasse du communautarisme, dangers du repli sur soi et du manque de culture, difficultés sociales... Je pense que ce qui gêne les éternels adversaires d'Eastwood, c'est seulement le fait que ces vérités soient dîtes par un Républicain notoire.

  • Les trois singes

    (Nuri Bilge Ceylan / Turquie / 2008)

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    troissinges.jpgSi l'on se base sur ses trois derniers longs-métrages, Nuri Bilge Ceylan, metteur en scène à la précision maniaque et photographe hors-pair, réalise des films à admirer mais peu aimables. Le problème, c'est qu'ils le sont de moins en moins d'un titre à l'autre (je ne suis pas le seul à penser cela). En 2002, Uzakfinissait par séduire par sa façon de laisser filer l'inattendu au coeur du trivial, prenant ainsi parfois un air de famille avec le cinéma de Tsai Ming-liang (le burlesque naissant de l'étirement du temps et du confinement des personnages), et par ses contemplations extérieures (images de toute beauté d'Istanbul sous la neige). Creusant plus profond encore le sillon de l'intime, Les climats (2006), malgré ses incroyables plans rapprochés sur les corps et les visages, peinait à s'affranchir du vide et de l'attente.

    L'annonce d'un nouveau projet au sujet de film noir (un homme politique écrase un quidam, demande à son chauffeur de prendre sa place en prison et séduit la femme de celui-ci) laissait espérer l'épanouissement de la même force plastique à partir, cette fois-ci, d'une assise narrative plus solide. Malheureusement, dans Les trois singes (Uc maymun), notre homme a encore décidé de ne filmer que les creux de son histoire. Dans tous les sens du terme, puisqu'il a une manière unique de rendre palpable la pluie ou la chaleur et qu'en même temps, il scrute, selon la formule consacrée, les visages comme des paysages, Ceylan est un cinéaste météorologique. Or, chez lui, on voit les nuages menaçant qui s'amoncellent ou les trombes d'eau qui s'abattent, mais jamais l'orage en lui-même. Mettant un point d'honneur à masquer les principaux événements, il cantonne des meurtres dans le hors-champ et nous jette dans des discussions déjà entamées, dans lesquelles l'enjeu a déjà été formulé sans nous (nous devons par conséquent rattraper le retard, le temps de deux ou trois phrases, pour saisir enfin la teneur réelle des propos échangés). Autres procédés tout aussi déroutants : deux actions nous apparaissant parfaitement liées par le montage peuvent se révèler finalement largement séparées dans l'espace et le temps et un plan s'étirant plus que de raison peut retarder l'arrivée d'un contrechamp d'autant plus surprenant que l'on ne l'attendait plus. Certes, cela peut agir comme stimulant. Certes, les signes de la maîtrise ne manquent pas (caches, cadrages et sur-cadrages, irruptions du fantastique, rareté farouche des dialogues). Mais on finit par étouffer.

    La proximité des corps nous donne au départ l'envie d'aimer ces personnages. Seulement, les compositions graphiques incessantes, mêlant la trivialité à la photogénie, la volonté, via les innombrables gros plans, de ne laisser aucune échapatoire à quiconque, le maintien d'une terrible chape de plomb pesant sur le triangle familial affligé et inerte pendant toute la dernière partie, finissent par rendre pour ainsi dire claustrophobe. Ceylan nous épuise à ne filmer que des temps morts qui veulent symboliser le sort peu enviable de l'humanité entière. La pente qu'il suit actuellement le mène droit vers un cinéma qui ne se nourrit que de sa conscience d'oeuvrer dans les hautes sphères artistiques, un cinéma mortifère. Et j'ai bien peur qu'il ne prenne le prix de la mise en scène reçu au dernier festival de Cannes pour un encouragement à poursuivre dans cette voie.