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2000s - Page 24

  • No country for old men

    (Joel et Ethan Coen / Etats-Unis / 2007)

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    85fa99cd4c2334be89ecb8936bad8311.jpgLe tracé suivi par No country for old men est sans doute le plus clair de tout le cinéma des frères Coen : un homme tombe par hasard sur une valise pleine de dollars et devient la proie d'un tueur, lui-même poursuivi, le tout sous le regard d'un vieux sheriff. Pas de machination, pas de plan minutieusement préparé qui foire par la bétise des personnages, on va ici droit à l'essentiel en suivant une course-poursuite violente vers le Mexique et retour. L'humour est délibérément absent, ne laissant que quelques traces de grotesque, trop noir pour que l'on en rigole, et même les habituels seconds rôles aux physiques peu avenants (les coiffures improbables, les obèses...) ne sont pas source de gags cartoonesques. Gardant ainsi la seule ossature du récit, les Coen ne s'embarrassent pas de psychologie et ne filment que des figures. Ed Tom Bell (Tommy Lee Jones) est le sheriff, Llewelyn Moss (Josh Brolin) est l'homme traqué, Anton Chigurh (Javier Bardem) est le tueur omniscient. Llewelyn est caractérisé par ses seuls mouvements et réactions, notamment dans les extraordinaires séquences qui le voient s'affairer autour du lieu du massacre, et Chigurh porte toute la mythologie du tueur, sans autre explication à son efficacité et sa violence. Seul le sheriff prend de la distance (puisqu'il est toujours en retard d'un coup) et élabore un discours. Un discours d'impuissance totale face au mal et d'incompréhension face à la nature humaine. No country for old men est donc un film peu bavard. Le seul homme prolixe se le voit aussitôt reprocher et disparaît rapidement de l'écran. De la même façon, on se demandera soudain au moment du générique de fin si l'on a entendu une seule note de musique au cours du film (mis à part la chanson mexicaine entonnée par les quatre musiciens de rue).

    Ayant étalé une nouvelle fois leur maîtrise confondante du paysage dans les séquences introductives (mais il est vrai qu'il est difficile de faire des plans insignifiants dans ce cadre-là), à laquelle participe de petits détails tel cet éclair entr'aperçu au loin lors de la poursuite nocturne par le pick-up, Joel et Ethan Coen mènent ensuite à bien l'horlogerie des deux séquences de motel où Chigurh se voit tout près de cueillir Llewelyn. Ces moments s'avèrent être des exemples parfaits d'astuces scénaristiques, soit l'usage du conduit d'aération et le traceur caché dans les billets, devenant pure mise en scène.

    Radicalement, les Coen dérivent  sur la fin de l'épure à l'oblitération. Le film semble s'assécher au fur et à mesure, nous glisser entre les doigts comme des grains de sable et perdre ses fluides comme tous ces corps perforés laissent échapper leur sang. Alors que l'on pourrait s'attendre à un final grandiose et absurde sous le soleil brûlant du Texas, refaisant Les rapaces 80 ans plus tard, nous nous retrouvons avec une succession de béances. Les séquences les plus attendues sont traitées par des ellipses impressionnantes (la petite vérification par Bardem de la propreté de ses bottes en sortant de la maison) et le film se clôt sur une coda énigmatique. Au risque de frustrer les spectateurs, les frères Coen dévitalisent ainsi leur narration pour faire passer toute la noirceur de leur vision. Fin déceptive, comme disent les critiques pros qui ont toujours peur de dire "décevant", ou moment de flottement qui invite à refaire le voyage une deuxième fois en toute connaissance de cause, ce dernier quart d'heure entame finalement peu le plaisir de retrouver les deux frangins en belle forme, triturant à nouveau un genre populaire pour y tenter des expériences formelles ou narratives sans le dénaturer (programme auquel s'astreignaient dans le même temps deux autres films cannois-américains remarquables : Zodiac et Boulevard de la mort).

  • It's a free world

    (Ken Loach / Grande-Bretagne / 2007)

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    381870e2ba3d5cd186fe818600361bd6.jpgSi différents et étalés sur plus de 15 ans, les trois derniers films évoqués sur ce blog (Le couperet, Une époque formidable et  It's a free world, auxquels on peut ajouter La graine et le mulet) ont le même point de départ : "A la suite d'un licenciement brutal, le héros décide de...". Comme quoi, l'époque est toujours aussi formidable.

    Ken Loach, mine de rien, continue de bâtir son oeuvre de description de la société britannique depuis les années 60, avec une régularité et un maintien digne d'un Woody Allen. It's a free world est l'un de ses opus les plus politiques et l'un des moins manichéens (manichéisme auquel se laissent aller aisément certains de ses commentateurs, même les mieux réceptifs, à coups de formules choc, du genre "Ken Loach repart en guerre", "Si il n'en reste qu'un", etc...). Car ici, la complexité des caractères et l'ambiguïté des actes montrés, ceux-ci pourtant lestés de plus en plus de gravité, sont préférés au développement d'un récit séparant clairement méchants exploiteurs et gentils exploités.

    Dans l'évolution du personnage principal d'Angie, si il y a certes différents paliers franchis vers la déshumanisation des rapports sociaux, il est cependant faux de présenter la jeune femme comme une victime innocente qui serait poussée par les circonstances à se transformer en bourreau. Les séquences introductives nous la montrant, avant son licenciement, au service de l'entreprise de recrutement, n'offrent pas un éclairage particulièrement sympathique. Indiscutablement, le détournement des valeurs part, chez elle, de bien plus loin (et ses discussions avec son père, ancien ouvrier en son d'autant plus intéressantes). L'idée qui donne tout son intérêt au film est bien le choix par Loach, par son scénariste Paul Laverty et par l'actrice Kierston Wareing, de faire du personnage d'Angie le parfait symbole de l'époque actuelle. Son apparente sincérité, sa façon d'assumer ses décisions les moins excusables, sa croyance dans la fin qui justifie les moyens, voici des traits bien partagés par tous les tenants du libéralisme décomplexé. Angie, jouant de son image sexy jusqu'à la vulgarité, séduit avec appétit en même temps qu'elle se sert des hommes qui lui plaisent (très adroitement, les scènes où elle vient en aide à des immigrés sont en général suivies par des scènes où ses protégés lui servent d'interprètes et lui ouvrent de nouveaux marchés). Dans le même élan, sans y chercher la moindre contradiction, elle laisse parler ses sentiments et elle profite des autres, comme certains, d'un même mouvement, peuvent abolir la double peine et établir des quotas d'expulsions. Angie est bien dans l'air du temps.

    Jusqu'au bout, Ken Loach tient cette ligne. En collant à la trajectoire d'Angie celle de son amie Rose, il peut la moduler, lui faire faire des allers-retours d'un côté et de l'autre de la ligne à ne pas dépasser. Ainsi, le scénario ne fait pas porter à l'une toute l'antipathie que le spectateur peut avoir à un moment ou à un autre. Cette amitié qui lie les deux associées, permet notamment la scène où celles-ci se mettent à la recherche des numéros de portables de leurs intérimaires pour finir leur soirée avec deux beaux mecs. Un simple délire entre copines symbolise alors très subtilement non pas tant la réduction d'êtres humains au statut d'objet sexuel que leur exploitation sociale.

    Sur la fin, une succession de fils dramatiques un peu gros (pêché mignon de Loach et Laverty, mais reconnaissons que la scène de l'enlèvement est forte), n'empêche pas le film d'aller au bout du propos sans terminer sur une morale. Notons également, une nouvelle fois, la sensibilité et la justesse du Ken Loach des séquences familiales ou de la romance sans faux-semblants entre Angie et Karol.

  • Le couperet

    (Costa-Gavras / France - Belgique / 2004)

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    ddda4d5c9e0840ee06282dfaa2e43379.jpgL'histoire du Couperet, tirée d'un roman de Donald Westlake est assez connue. C'est celle de Bruno Davert, ex-cadre dans la papeterie qui, après deux ans de chômage, décide de décrocher le poste qu'il convoite en éliminant physiquement ses concurrents les plus sérieux et le titulaire en place. Le but de Costa-Gavras est clair et ambitieux et mérite l'attention, puisqu'il s'agit de dénoncer le capitalisme effréné par le biais d'une farce macabre. Si l'intention est là, la mise en oeuvre est tout de même laborieuse. Le film démarre d'emblée par la série de meurtres dont se rend coupable, plus ou moins facilement, Davert. Sa voix-off nous entraîne dans son sillage mais on ne sait pas bien si elle résulte de sa confession à son dictaphone après un assassinat pénible ou si elle nous guide indépendemment de cet événement (qui provoque d'ailleurs chez lui une réaction de malaise profond sinon incompréhensible, au regard de sa relative maîtrise dans les autres occasions, du moins trop proche des clichés habituels). Cet entre-deux empêche d'atteindre vraiment le but recherché : entrer dans la tête de Davert. Une autre ambiguité plombe un peu toute la première moitié du film, celle du non-choix entre la comédie noire (il y a peu de gags) et le polar froid. Le spectateur se retrouve alors dans une position bien inconfortable devant les scènes de meurtre. Ajoutons du mauvais côté de la balance les scènes appuyées censées montrer la montée des soupçons de la femme de Davert, une photographie fonctionnelle voire télévisuelle, et une fâcheuse tendance à faire monter la tension lors des tentatives d'assassinats uniquement par des astuces de scénario (l'irruption répétitive de passants entre "le chasseur de têtes" et ses victimes). Malade d'un sérieux problème de rythme, l'oeuvre semble sombrer petit à petit.

    A mi-parcours, un élément nouveau sauve en partie la mise. L'arrestation du fils fait bifurquer le récit. L'efficacité dont fait preuve Davert pour le sortir d'affaire, surprenante et galvanisante pour le reste de la famille, apporte un nouvel éclairage sur le personnage principal. Une ironie sous-jacente se fait enfin jour avec ces scènes où la famille entière fait corps, jusqu'à rivaliser d'inventions pour détourner les soupçons et se débarrasser des preuves encombrantes. Dès lors, avec la double entrée en jeu de la police, l'intérêt est relancé. Si Costa-Gavras ne tire pas tout le parti possible des fortes scènes émaillant cette deuxième partie, balançant entre convention et singularité, le réalisateur place plusieurs trouvailles pertinentes, du gag du revolver dans la poche du manteau qui cogne contre le glace lors de la visite des enquêteurs à l'arrêt sur image final, en passant par l'endormissement provoquant le face à face avec Machefer. A l'image du film, on ne sait finalement pas trop quoi penser de la performance tant louée de José Garcia. Sur le même thème de la double vie et du glissement vers la folie, il est évident que L'emploi du temps de Cantet et L'adversaire de Nicole Garcia étaient plus impressionnants. Costa-Gavras ne fait pas dans la dentelle en ce qui concerne la dénonciation du système. Il est vrai que l'époque actuelle n'incite pas non plus à la demi-mesure.

  • I'm not there

    (Todd Haynes / Etats-Unis / 2007)

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    77104f77a95a6118a3ee974b7f30b23e.jpg- Dis donc mon vieux, là je sors de I'm not there de Todd Haynes.

    - Ah, et alors ?

    - Tu sais, c'est le film sur Bob Dylan.

    - Et alors ?

    - Oh, ça on peut dire que Haynes chamboule toutes les règles du bon vieux biopic hollywoodien.

    - Et alors ?

    - Figure-toi que le personnage de Dylan est interprété par 6 comédiens différents, dont Cate Blanchett et un enfant noir.

    - Et alors ?

    - Ben ça veut dire que Dylan a eu plusieurs vies et qu'il est vain de tenter de le circonscrire à une seule figure. D'ailleurs, son nom n'est jamais cité dans le film. Toutes ses incarnations se présentent avec des patronymes différents.

    - Et alors ?

    - En fait, Haynes veut montrer que la trajectoire du chanteur n'a été faite que de ruptures successives, surtout par refus de répondre aux attentes des médias et du public, qui voulaient en faire un porte-parole.

    - Et alors ?

    - Alors en plus, la narration est totalement destructurée, passant d'une époque à l'autre en changeant de style de mise en scène, mélangeant faux documentaire, fiction classique, fantasmes et illustrations d'écrits ou de chansons de Dylan.

    - Et alors ?

    - Tous les moments forts de sa carrière sont évoqués : la visite à Woody Guthrie mourant, le concert électrifié, la folie londonienne, l'accident de moto...

    - Et alors ?

    - Attends ! Todd Haynes a reprit son carnet d'adresses pour inviter Julianne Moore et Kim Gordon à faire une apparition.

    - Et alors ?

    - Tiens-toi bien, la bande-son offre, au milieu des originaux de Dylan, plusieurs reprises et il n'y a que des gens qu'on aime : Yo la tengo, Sonic Youth, Calexico...

    - Et alors ?

    - Et puis, Charlotte Gainsbourg n'a peut-être jamais été aussi belle.

    - Et alors ?

    - Positif a adoré.

    - Et alors ?

    - Alors c'est interminable. On n'a jamais la possibilité de s'accrocher à un personnage. Tout content de sa trouvaille de départ, Haynes multiplie les regards jusqu'à n'en avoir plus aucun. Même ceux qui aiment bien Dylan et qui ont quelques repères, sont complètement paumés parmi toutes les références codées. Les dialogues se limitent aux sentences poétiques du Maître. Les séquences de concerts ne sont là que pour véhiculer de l'anecdote. L'ensemble fait terriblement regretter la sobriété de Control de Corbijn. Richard Gere ressemble à Bernard Lecocq. Et 2h15 c'est vraiment trop long pour un clip.

    - Bon alors on fait quoi maintenant ?

    - Ben on a qu'à se re-mater le Don't look back de Pennebaker à la maison...

    - OK.

  • Profils paysans : le quotidien

    (Raymond Depardon / France / 2005)

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    3f923413e1ed81ede17c834d2b8fb6c9.jpgOn ne redira jamais assez l'importance de revenir de temps en temps vers les travaux des grands documentaristes, afin de laver nos yeux fatigués par les mensonges des reportages télévisés consacrés aux vrais gens. Tout à coup, nous redécouvrons les notions de distance, de montage, de hors-champ.

    Le quotidien est la suite de L'approche, sorti en 2001. Raymond Depardon suit toujours une poignée de paysans de Lozère et de Haute-Loire, pour interroger l'état de la petite paysannerie traditionnelle française, laissée à l'abandon par les politiques nationales et européennes. Si dans le premier film, la caméra ne quittait que rarement la cuisine des fermes, lieu des premières prises de contact et de toutes les transactions, elle suit ici chacun dans les étables ou vers les pâturages. Depardon ne se contente pas de filmer des gestes de labeur. Il s'entretient avec les paysans et ses questions, simples et prosaïques ("Depuis combien de temps êtes-vous à la ferme ?", "Votre père est mort en quelle année ?"...), parfois bouleversantes de franchise ("Je vous trouve inquiet en ce moment, vous n'avez pas le moral ?"), provoquent un dévoilement des personnalités des plus attachants. L'art du portraitiste transpire de ces plans très composés. La caméra fixe ne rattrape un protagoniste que si nécessaire, comme dans la belle séquence finale dans la grange. De larges ellipses, pouvant recouvrir deux ou trois ans, nous mettent brutalement devant l'évidence du temps qui passe, le réalisateur annonçant en amorce de séquence que untel a pris sa retraite ou que l'autre est hospitalisée depuis des mois.

    Le moment le plus marquant du film se trouve certainement en son début. Depardon est avec le vieux Marcel Privat sortant ses chèvres. Il entame la conversation à propos de Louis Brès, paysan voisin que l'on a enterré quelques jours auparavant. Marcel refuse d'en parler, bougonne et s'éloigne sur le chemin. Sans aucun doute, les instants les plus forts dans les grands documentaires sont ceux où l'auteur se heurte à un refus de s'exprimer. En fonction de son caractère, chaque cinéaste réagit alors différemment. Claude Lanzmann pousse toujours plus loin les témoins de Shoah, jusqu'aux larmes. Depardon laisse ses interlocuteurs tranquilles, tout en continuant à filmer leur visage. Dans le magnifique Danse, Grozny, danse (2002), Jos de Putter interrogeait une jeune fille rescapée des violences de la guerre en Tchetchénie, lui demandait ce qu'elle avait vu. Sa réponse unique et définitive ("Je ne peux pas en parler") ouvrait des abîmes.

    La première scène du Quotidien est un enterrement. Les paysans à l'image ont pratiquement tous entre 50 et 90 ans. Les vieux restent seuls, sans rien transmettre. Unique exception au tableau, une jeune femme de 22 ans s'acharne à reprendre une affaire. Mais là non plus, le lien ne se fera pas. Elle se débrouillera donc toute seule. L'oeuvre de Depardon est un témoignage, qui peut de plus rappeler à certains spectateurs des gestes vus dans leur enfance. Son aspect muséal ne vient pas de son esthétique mais bien du sentiment de fin irrémédiable qu'il dégage. Le troisième et dernier chapitre de Profils paysans, intitulé La vie moderne, semble être pratiquement terminé.

  • Enfermés dehors

    (Albert Dupontel / France / 2006)

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    a34d9c26a8f34e4089ae1c93abd3d453.jpgPour certains, Dupontel cinéaste c'est, sur le fond, l'anti-conformisme, la rébellion, la trash attitude, et dans la forme, un délire visuel sous le patronage de Terry Gilliam. Voilà pour la légende. Ne connaissant ni Bernie, ni Le créateur, j'ai découvert dernièrement Enfermés dehors et j'ai pu ainsi me faire une idée du phénomène. Quel résultat pour cet histoire de SDF qui enfile par hasard un uniforme de policier ? Une idéologie simpliste, les signes banals de la révolte contre l'ordre établi et au final, un message des plus consensuels. La charge contre la police est soit trop légère et attendue pour une oeuvre de combat, soit trop superficielle pour atteindre à la réflexion. Le port de l'uniforme donne l'impression d'accéder au pouvoir et à la puissance, donc le cinéaste utilise un effet de zoom violent sur son personnage transformé et plutôt trois fois qu'une, pour bien nous faire comprendre. L'appel fait à Noir Désir (groupe remarquable, mais là n'est pas la question) pour la bande-son est une autre preuve de la "subtilité" de l'ensemble. Le retournement d'une situation habituelle (le flic prend ici la défense des faibles voleurs) ne produit que du conformisme et du bien-pensant ironique. Et tout cela ne s'arrange pas avec la leçon donnée au PDG corrompu, prise de position très courageuse. Ne pas oublier aussi que la société de consommation, elle nous bouffe. Il y aura donc une séquence idiote avec des panneaux publicitaires qui s'animent. Les gags visuels ne sont pas, il est vrai, tous aussi malheureux et on est vraiment peiné de voir échouer cette tentative de dynamisation du cinéma comique à la française. Dans le genre, on pense parfois, à regrets, à la grande comédie italienne des années 70, là où les personnages étaient mille fois plus travaillés et où les scénarios ne se terminaient pas de façon aussi cul-cul avec la famille reconstituée. Le PDG a pris conscience, les SDF ont mangé, le néo-flic a sauvé la petite fille. Et malgré tout ça, on a donné l'impression d'avoir donné un grand coup de pied dans le système et dans le cinéma français. Chapeau...

  • La graine et le mulet

    (Abdellatif Kechiche / France / 2007)

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    Employé sur les chantiers navals du port de Sète, Slimane, la soixantaine, se retrouve licencié. Séparé de sa femme, avec qui il garde contact, ainsi qu'avec ses enfants, il vit auprès d'une patronne d'hôtel et de sa fille, Rym. Aidé par cette dernière, il entreprend de transformer un vieux bateau en restaurant. Comme L'esquive, La graine et le mulet est un film sur la parole. Kechiche en aborde tous les aspects, en débusque les usages et les contraintes. La diversité des formes qu'elle prend, il la met en scène en une suite de moments symptomatiques. La parole passe par les invectives, les confidences, donne des informations ou les cache. D'une façon plus large, elle s'inscrit d'abord dans les rapports de travail, puis se déploie en famille, plus libre mais occultant toujours certaines choses comme le film nous l'apprendra plus avant. La parole se fait ensuite administrative avant de revenir dans le cadre de l'intime. Mais nous ne sommes pas dans un cours ou devant un catalogue. Kechiche procède ainsi, faisant confiance à la longueur de ses séquences pour ne plus avoir à y revenir ensuite, notamment en ce qui concerne les réflexions sur la situation sociale, posée une bonne fois pour toutes. Habilement, le problème de la langue française ou arabe ne revient pas dans la partie "administrative" mais est évoqué avec humour lors de la scène du repas en famille (et dans le sens du Français qui parle mal l'arabe). En plus des différentes formes que prend la parole, Kechiche nous parle de son utilisation, nous montre comment chacun s'adapte à son interlocuteur, en fonction du message (le moment le plus clair à ce propos est celui où la soeur et le frère interrompent leur dispute dans l'escalier au passage de la voisine).

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    Tous ces mots ne sont pas désincarnés. Ils sont portés par des corps (la fin du film nous le rappellera, et de quelle manière...) et donnent naissance à des personnages singuliers. Dès la première scène où apparaît Slimane, à sa façon de se tenir et sa façon de répondre avec un temps de silence fatigué, nous savons que notre attachement à cet homme aussi tenace qu'ombrageux sera sans faille. Slimane laisse parler les gens. "Laisse-les dire", répète-t-il à Rym. "Faut parler, un peu, hein !" répond-elle. Rym est l'autre tourbillon émotif du film. Sa discussion enflammée avec sa mère, provoquant des larmes discrètes, le visage tourné vers la fenêtre, vers l'extérieur où tout est en train de se jouer, atteint des sommets. Et l'on ne dit rien du final. Hafsia Herzi n'est pas une révélation, c'est un miracle. Deux ou trois ans après la Sarah Forrestier de L'esquive, pour le prochain César de la révélation féminine, les jeux sont déjà faits (quoiqu'on ne sait jamais avec eux).

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    Kechiche avance par blocs, libère le naturel par son travail sur la durée. Depuis longtemps nous n'avions pas vu un cinéaste français prendre à bras le corps cette question et la résoudre avec autant de maîtrise, évitant tout ennui en s'accrochant pourtant au plus quotidien. Cette parole incessante, ce sont des flots qui nous brassent sans arrêt et qui nous entraînent vers un lyrisme inespéré. Pris dans les vagues : la même sensation qu'à l'écoute des longs morceaux de Sonic Youth, où les moments de calme sont d'autant plus beaux qu'on les sait coincés entre deux tempêtes électriques. Ici aussi, le flot des mots ne s'apaise que pour mieux repartir. Une crise de nerfs et de larmes inouïe nous provoque : veut-on l'arrêter nous aussi ou la laisser continuer, tellement ce spectacle à vif est prenant. Ainsi, à un certain point, la parole se fait uniquement émotive, libérée des contraintes, et fait naître les vérités, aussi terribles soit-elles, parfois. Passé ce pic émotionnel, que reste-t-il à faire ? A se taire pendant 20 minutes, jusqu'à la fin, à étirer des séquences où il n'y a plus que le corps qui parle, qui transpire, qui souffle, à lier deux personnages par le mouvement, à s'épuiser en rondes... Et nous nous demandons alors où l'on va, sans vraiment chercher à savoir si tout se passera comme convenu. Où nous mènera ce vertige, sinon vers le noir de la nuit, le noir de la chevelure de Rym ?

    Si je termine en cédant moi aussi à la tentation de placer les noms de Cassavetes et de Pialat, dans leurs plus grands moments, c'est seulement pour dire à quel niveau Abdellatif Kechiche s'est hissé avec La graine et le mulet.

    Photos : Allocine

  • Paranoid Park

    (Gus Van Sant / Etats-Unis / 2007)

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    Après Gerry, Elephant et Last days, un très grand film, pour souffler un peu.

    Faut-il d'abord s'excuser d'aimer Gus Van Sant ? Faut-il s'excuser de penser que oui, effectivement, ce virage pris par l'américain il y a 5 ou 6 ans est à l'origine de la série de films la plus fascinante que j'ai vu ces dernières années ? Faut-il préciser que je me fous du culte qu'une certaine critique lui voue ? Faut-il asséner : "Non, je ne suis pas une groupie aveugle, je ne suis pas un fan enamouré" ? Faut-il dire que je ne lis plus Les Inrockuptibles depuis plus de dix ans ? Pour moi, Van Sant vient de faire deux films remarquables (Gerry et Last days) et deux films bouleversants (Elephant et Paranoid Park). Dernièrement, aucun autre cinéaste ne m'a touché autant.

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    Cette fois-ci, nous suivons donc Alex, lycéen adepte du skateboard. Un soir, sur une voie ferrée longeant le Paranoid Park, lieu de retrouvailles pour les meilleurs skaters du coin, Alex tue accidentellement un veilleur de nuit. En fait, nous ne suivons pas Alex, nous sommes ballottés au rythme de ses divagations. Collant ainsi à sa vision des choses, pendant longtemps, le film tourne autour du pot comme Alex rechigne à nommer ou visualiser ce qui s'est passé. Le récit avance par bribes, par chevauchement, par allers-retours. Des dialogues reviennent. La chronologie est bousculée. Les jeunes gens d'Elephant tournaient en rond dans les couloirs de leur lycée; ici c'est toute la narration qui tourne et qui se rapproche de plus en plus de ce qui doit bien, au bout d'un moment, être représenté. Bien que le temps soit élastique, il y a donc tout de même un avant et un après, pour nous, exactement comme pour Alex (et si il l'oublie, la photo du corps que lui tend l'inspecteur le lui rappelle).

    Comme dans Elephant, la sensation de flottement est continue. La variété d'utilisation des ralentis (leurs compositions et leurs effets), l'extraordinaire travail sur le son, la beauté du cadre et de la lumière (Christopher Doyle piqué à Wong Kar-wai), tout cela donne à nouveau vie à une oeuvre qui n'est que sensations. Van Sant filme les parents de dos ou dans le flou de l'arrière plan et brise la narration par de purs moments esthétiques : cette scène de douche ou ces plans de skaters dans les rues (le premier qui parle de clip vidéos prend la porte !). La dernière fois que j'ai eu l'impression d'être à ce point dans la tête de quelqu'un, c'était, par des moyens bien différents, dans Keane, le formidable film de Lodge Kerrigan.

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    Ne pas chercher de message, encore moins de causes, il n'y a que des signes. L'effroi qu'éprouve Alex (et l'oubliera-t-on jamais cette scène choc, autant pour cette moitié de corps que pour ce regard indéchiffrable et sidéré lancé par l'adolescent ?), cet effroi débouche plus sur du trouble que sur de la culpabilité bien lisible. Gus Van Sant est avec ces personnages, à leurs basques, à leurs côtés. Il les magnifie parfois. Mais le monde est tellement difficile à appréhender, l'horreur et la violence tellement difficile à expliquer, que l'on peut juste attendre que cela passe en regardant ces corps se mouvoir avec grâce. Ce cinéma participe d'une fascination envers l'adolescence comme celui de Larry Clark ou d'autres films tels Virgin suicides ou Ghost world.

    Et il y aurait encore à écrire sur les non-dits (le dialogue avorté à propos de l'Irak), les ouvertures laissées au spectateur, le rôle de l'écriture, le sublime personnage de l'amie d'Alex (qui lui propose de coucher sur le papier ce qu'il ne peut pas exprimer autrement), la musique (et un hommage discret à pleurer au regretté Elliott Smith)... Sans doute faudra-t-il que Van Sant passe bientôt à autre chose. Pour l'instant, il réalise parfaitement mon désir de cinéma : celui d'un voyage à l'intérieur, d'une grande beauté visuelle.

    PS : Arrivant plusieurs semaines après la bataille, je vous invite à lire d'autres points de vues, sur Matière focale, chez le Dr Orlof, chez Dasola et sur Sounds of the Foehn. Et un beau collage de Joachim.

    Photos : Allocine

  • Nous, les vivants

    (Roy Andersson / Suède / 2007)

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    52f6c819b791694cd7b315687b2983f8.jpgSept ans après Chansons du deuxième étage, Roy Andersson, revient avec Nous, les vivants (Du levande), en reprenant la même esthétique radicale. Ces scènes de la vie citadine se présentent en une succession de tableaux ironiques, indépendants les uns des autres mais baignés par la même lumière mortifère. La palette de couleurs ne se décline que du vert kaki à l'ocre, quand le brouillard n'envahit pas toute cette ville à l'ambiance sonore portuaire. Des personnages, presque toujours tristes, presque toujours vieux (joués par des non professionnels, pour la majorité d'entre eux) se succèdent. Les teints sont ostensiblement blafards, les costumes sont uniformément gris, les postures immobiles. Avec ses plans séquences et sa caméra fixe, Andersson joue sur l'ennui et s'arrange toujours pour déclencher à un moment donné un micro-événement dans le cadre. L'humour se fait décalé, inattendu, après plusieurs secondes où le cinéaste laisse à l'oeil du spectateur le soin de scruter le décor (Andersson serait de ce point de vue une sorte de Tati triste).

    Ce choix d'un rire qui surgirait d'une morne réalité et ce dispositif rigide pourraient geler toute émotion. Elle passe cependant. Les personnages pleurent régulièrement, éconduits ou incompris. Pour s'évader, ils jouent de la musique. Cet exercice artistique est l'une des seules choses qui permette à ces hommes d'échapper à leur condition. Autre effet source d'émotion, ces regards se tournant soudainement, soit vers la caméra lorsque quelqu'un entame un récit à notre attention, soit vers un tiers ou le hors-champ, élucidé ou non. Ces regards intriguent ou apitoient. Souvent, la question taraude le spectateur : quel est ce monde ? Un décalque du nôtre ? Celui vers lequel nous nous dirigeons ? Un autre espace-temps (des insignes nazis apparaissent ça et là) ? Je penche personnellement pour un monde de morts-vivants. Comme les zombies de Romero, le but de leurs déplacements n'est pas tout de suite explicite, leur visage est blanchâtre, leurs mouvements sont lents et les gestes du quotidien semblent effectués sous l'influence d'une mémoire enfouie datant de la vie d'avant. A part la musique, ils ont leurs rêves et l'un de ces rêves fournit le seul épisode qui ressemble à du bonheur : un mariage avec une rock star, se clôturant de façon fellinienne.

    Ceux qui ont vu et apprécié Chansons du deuxième étage noteront peu d'évolution ici et l'impression de redite, avec une petite baisse de régime au milieu de ce film pourtant court (90 minutes), peut se faire sentir. Plus basé sur le quotidien et moins symbolique, le film est aussi plus éclaté que le précédent, peu de personnages revenant d'un tableau à l'autre. On peut toutefois recommander la visite à ceux qui ne connaissent pas l'esthétique singulière de ce suédois.

  • Faut que ça danse !

    (Noémie Lvovsky / France / 2007)

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    6244b63ba8b9b23e2c13b1d08f9f42c3.jpgSalomon (JP Marielle) devient vieux. Tout le monde le lui dit et lui refuse de l'entendre. Sa femme, qui l'a quitté quelques années auparavant, déjà dérangée, ne voit pas son état mental s'arranger. Sa fille est bouleversée par sa grossesse tardive. Alors Salomon danse en pensant à Fred Astaire et passe une petite annonce pour trouver une femme...

    Noémie Lvovsky, depuis ses débuts, ose tout. Apparemment, elle ne s'est pas calmée. Cette comédie sera donc plus noire que rose, nous alpaguant par des inserts gores, des gags triviaux, des séquences oniriques, passant sans prévenir du grave au ridicule, du délirant au sérieux, de la gêne à l'énergie. Faut que ça danse ! est le film le plus décousu et le plus déconcertant, dans le rythme autant que dans le propos, de la réalisatrice. Faire rire avec la vieillesse et la mort est un beau pari, convenons-en, mais encore faut-il dessiner des personnages auquel on ait le temps de s'attacher ou en tout cas, tenter de le faire autrement que par des vignettes foldingues. Dans ce grand foutoir, si les scènes étaient montées dans n'importe quel autre ordre, cela ne changerait rien. Regarder Jean-Pierre Marielle égorger un Hitler d'opérette en pyjama rose à croix gammées me fait moyennement bidonner. Quelques répliques surnagent cependant (Salomon à sa fille, enragée de découvrir qu'il n'a jamais parlé d'elle à sa nouvelle amie : "Je n'ai pas caché ton existence, j'ai juste différé une information..."). Voir les adolescentes de La vie ne me fait pas peur s'emmeler les pinceaux entre leurs fantasmes, leurs parents et leur vie collégienne était aussi rude que réjouissant. Voir les couples des Sentiments et de Faut que ça danse ! faire les mêmes choses me laisse totalement désemparé et sceptique.

    Ah si, quand même : comme souvent, on fait faire n'importe quoi à Sabine Azéma. Et j'aime bien la voir faire n'importe quoi.