Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

2000s - Page 24

  • Gozu

    (Takashi Miike / Japon / 2003)

    □□□□

    9bcfc66601a84940a85e4cfba8e94615.jpgDeuxième rencontre en quelques mois avec Takashi Miike, japonais hyper-prolifique, s'étant taillé en 10 ans une solide réputation là-bas et ici de cinéaste culte (donc : méfiance). La vision de Audition (1999) m'avait été assez pénible. Commençant de façon très calme pour se terminer dans le gore, le film s'ingéniait à tromper le spectateur. Les premiers signes de basculement dans la folie de l'héroïne étaient assez flippants (j'ai encore en mémoire cet appartement et ce gros sac au contenu remuant et indéterminé) et débouchaient sur une interminable séquence de mutilation qui personnellement me fit dire : "Ils commencent à me fatiguer ces japonais qui se complaisent à filmer un pied tranché au fil à couper le beurre mais qui ne peuvent pas montrer le moindre poil pubien". Une fin à tiroir, réalité / rêve / puis non finalement réalité, finissait de réduire à presque rien mes bonnes dispositions de départ.

    Refroidi mais pas découragé, j'ai tenté une seconde expérience avec Gozu, film assez réputé et très différent du précédent (Miike changeant régulièrement de registre pour chacun de ses 4 ou 5 longs-métrages tournés chaque année). Disons-le de suite, je ne suis plus refroidi, je suis glacé. Gozu est un film-rêve dans lequel un yakuza chargé d'éliminer son boss voit le cadavre de celui-ci disparaître sans explication pour se rematérialiser ensuite à travers le corps d'une belle femme. Au gré de séquences incongrues, si l'on peut certes penser à Lynch, à Cronenberg et pourquoi pas à Bunuel, c'est bien pour se lamenter devant la langueur du rythme, la laideur d'une photographie baignée de teintes orangées, l'impossibilité d'élever le mauvais goût vers la subversion, la mise en scène à la va-vite se contentant de quelques plans aux procédés très voyants (discussion filmées de très loin, derrière une vitre ou d'un plafond etc...), et l'emploi du grotesque virant régulièrement au ridicule. Moins sombre que Audition, Gozu n'inquiète jamais vraiment, gardant quelques traces de comique (supposé) jusque dans ses moments les plus trash, tel cet affrontement entre le héros et le chef de clan se terminant par la mort de ce dernier, celui-ci ayant bêtement oublié qu'il avait un ustensile de cuisine enfoncé dans l'anus (c'est le seul moyen qu'il a d'avoir une érection pour honorer ses partenaires féminines) et qu'il pouvait tomber en arrière dans la lutte. Voilà, voilà... que dire ? Une séquence assez intéressante, lors de la première nuit passée avec la femme Aniki, doit beaucoup à Cronenberg et le dénouement, interminable lui aussi, doit beaucoup à Lars von Trier (la femme qui accouche d'une homme dans The Kingdom). Bon, je crois que je n'aime pas tellement le cinéma de Monsieur Miike. Un petit tour rapide ce matin dans les archives de gens de bonne compagnie m'a laissé entrevoir des avis nettement plus bienveillants (Neil sur Gozu, Orlof sur Visitor Q). Je ne classerai donc pas encore le dossier sans suite.

  • Elle s'appelle Sabine

    (Sandrine Bonnaire / France / 2007)

    ■■■□

    9d8501118d95698c93492b4788a5f1c2.jpgL'une des soeurs cadettes de Sandrine Bonnaire est atteinte d'une forme d'autisme. Autonome jusqu'alors, son état s'est considérablement dégradé à la suite d'un long séjour de 5 ans en hôpital psychiatrique. Enfin accueillie plus tard dans une structure adaptée, c'est ici que l'actrice la filme, pendant plusieurs jours de l'année 2006. A travers le portrait de sa soeur, Sandrine Bonnaire veut pointer du doigt le manque de moyens alloués par les pouvoirs publics en termes de traitement du handicap et dénoncer les dérives de l'hospitalisation et de la médication à outrance. Avec un tel projet, elle aurait pu se contenter d'une mise en image explicative, sous forme de tract émotionnel ratissant le plus largement possible pour servir sa cause. Resterait alors à prendre acte, saluer l'engagement et passer à un autre film. Sauf que ce documentaire est bien plus que cela. Sans atténuer la clarté et la détermination de son engagement, Sandrine Bonnaire prend en compte les leçons de Depardon ou Philibert pour ne pas tomber dans le "reportage Envoyé spécial" (l'expression est d'elle-même). Point de confusion des genres donc : les rares entretiens sont filmés comme tels, avec un cadre fixe, et la vérité des instants captés sur le vif, même si ils peuvent être provoqués, s'oppose toujours à ces séquences des reportages télévisés sentant le "rejoué" à plein nez. Ne reculant pas devant ces moments où la réalité de l'autisme s'impose à nous dans toute sa violence incompréhensible (gestes dangereux, insultes...), le film sait aussi prendre son temps en accompagnant les journées d'un petit groupe de patients. Une construction remarquable et l'utilisation particulièrement forte d'images familiales achèvent de lever les derniers doutes sur un geste très réfléchi de cinéaste.

    Le commentaire explique calmement la trajectoire de Sabine et les aberrations d'un système de santé en manque de moyens. La dénonciation passe par là, très simplement, mais aussi et surtout par la confrontation régulière de deux sources d'images : celles tournées dans le foyer charentais et celles d'avant l'internement, lorsque tout allait bien. Ces petits films familiaux où la jeune femme apparaît avec son dynamisme, ses cheveux longs et trente kilos de moins, le montage les insère très adroitement, créant d'entrée un choc puis développant un fort sentiment de nostalgie d'un bonheur perdu. Si Sabine est évidemment au centre du documentaire, le fait que ce soit Sandrine Bonnaire qui en soit l'auteur et qu'elle soit si fortement là, derrière sa petite caméra, donne encore au film une autre dimension. Les apostrophes incessantes et parfois fatigantes (ce sont toujours les mêmes questions) de Sabine envers sa soeur qui filme ont l'effet d'impliquer un peu plus, si il est possible, cette dernière. Sa position ne donne jamais l'impression de voir la star en voyage au pays du réel. Il est vrai que l'actrice a toujours été l'une des rares à refuser les compromis vers lesquels peut l'entraîner son statut et à laisser deviner que chez elle, bien que farouchement séparées, l'image publique ne contredisait pas l'image privée.

    Ceux qui souhaitent s'informer sur les dures réalités de la prise en charge des personnes handicapées peuvent aller voir ce film. Ceux qui craignent n'y trouver qu'un message humaniste délivré par une vedette peuvent y aller aussi; ils y découvriront une belle réflexion sur la manière de traiter de la façon la plus juste possible un sujet intime et à fort potentiel émotionnel.

  • California dreamin'

    (Cristian Nemescu / Roumanie / 2007)

    ■■■□

    594f2f5aee3a6dfb20d7d325868aa31b.jpgLa réussite roumaine du semestre, California dreamin' (Nesfarsit) est le premier et donc unique film de Cristian Nemescu, décédé en août 2006 en pleine post-production de son long métrage. Comme ses plus talentueux compatriotes, le jeune cinéaste souhaitait se pencher sur l'histoire récente de son pays et, partant d'une matière réaliste, dériver vers la fable politique. Mandaté par l'OTAN pour le soutien technologique des raids américains sur Belgrade lors de la guerre du Kosovo de 99, un convoi ferroviaire se retrouve bloqué par Doiaru, chef de gare d'un coin perdu de Roumanie. Démunis et privilégiant, parfois à contre-coeur, la diplomatie, le Capitaine Jones et son petit groupe de Marines n'ont d'autre choix que de tuer le temps pendant cinq jours en se mêlant à la population locale.

    Il faut se laisser aller devant ce montage désarçonnant, ce rythme chaotique, cette caméra une nouvelle fois portée. Si on commence par se demander si ce style est adéquat quand sont posés situation et enjeux et si l'intérêt tiendra jusqu'à la ligne d'arrivée, fixée 2h35 plus tard, au bout de quelques minutes, la question ne se pose plus dès lors que Nemescu, suivant la rumeur puis les ballades des soldats aux alentours, trace des cercles concentriques autour de la gare, nous présentant toujours plus de personnages et donnant une belle ampleur au film. Cette manière, qui prend son temps en restant précise, trouve sans doute sa plus belle expression dans la longue séquence de la fête du village, à laquelle sont invités les Américains, où le fait d'entendre massacrer Love me tender par un Elvis de campagne n'empêche pas l'émotion devant ces rapprochements de corps dont le désir n'est qu'à grand peine entravé par la maladresse.

    La comédie se joue essentiellement sur le choc des cultures, thème propice au rire et développé très subtilement ici (dès la scène de l'hymne américain joué pour mettre au garde à vous le Capitaine qui commençait à sérieusement s'énerver). De même, l'idée de barrière linguistique peut donner de si belles séquences, pour peu qu'elles soient menées patiemment et honnêtement, qu'on se lamente en pensant à tous ces films mêlant diverses nationalités et se limitant régulièrement au seul anglais. Après le tissage d'un subtil réseau de relations entre les uns et les autres et l'écoulement de la chronique, revient sur la fin la parabole politique, que l'on avait un peu oubliée. Parfaitement amenée par le scénario, lancée par la formidable diatribe de Jones face aux villageois réunis, elle prend une forme limpide. Ainsi, comme à leur habitude, les Américains exacerbent et détournent les antagonismes locaux vers leurs intérêts personnels, sous couvert d'ingérence humanitaire, et finissent par quitter une région qu'ils ont contribué à mener un peu plus vers le chaos.

    L'un des tours de force du film est de dénoncer des traditions ou des agissements par la caricature, tout en laissant sa chance à chaque personnage. Celui du Capitaine Jones pourrait endosser toutes les critiques faîtes à l'Américain trop sûr de lui. Des petites touches repoussent cette tentation. Voyez la façon qu'il a de répondre d'un simple "Je ne le suis plus" à la question de Doiaru "Êtes-vous marié ?". Il n'en faut pas plus, pas besoin d'un gros plan ou d'une relance dans le dialogue. Le lien avec le spectateur est noué. Pareil sort est réservé au chef de gare aux tendances mafieuses. Par la grâce de l'interprète fétiche de Pintilie, Razvan Vasilescu, ce personnage par ailleurs si peu recommandable peut retourner tout notre jugement par sa réplique imparable : "Je vous ai attendu depuis tout ce temps" (depuis la fin de la seconde guerre mondiale où la Roumanie attendait plutôt l'arrivée des G.I. que celle des soldats russes) "vous pouvez attendre quelques jours...". Parallèlement, notre sympathie, cette fois dénuée d'ambiguïté, se porte logiquement sur le principal couple qui se forme sous nos yeux. Un sensible Jamie Elman se lie à une brunette à croquer : Maria Dinulescu. La fille rêve, non pas bêtement de partir pour L.A., comme le croit son camarade de lycée, mais tout simplement de quitter cet endroit. Nemescu aime ses amoureux et leur offre une petite parenthèse enchantée dans un enchaînement parfait : la plus belle scène d'amour vue depuis longtemps, une coupure d'électricité générale, de l'eau qui jaillit des canalisations quand ils s'embrassent et un trajet musical en bus pour le retour. Le moment est magique mais naturel et a même des conséquences ironiques, non pour les deux jeunes gens mais pour l'entourage. Qu'aurait fait de cette suite de séquences un cinéaste bien de chez nous, genre Klapisch, sinon un truc vaguement poético-gnangnan à base d'images hyper lêchées ? Ici, ça palpite, tout simplement.

  • Tom

    (Mike Hoolboom / Canada / 2002)

    ■■□□

    055fbabb141e7c8ea4c5e39e033233b5.jpgTom c'est Tom Chomont, photographe et cinéaste underground, new-yorkais, homosexuel, et très affaibli par la maladie quand le documentariste Mike Hoolbloom décide de mettre en images sa biographie sous forme d'essai poétique. Une longue et énigmatique introduction pose l'esthétique du film. Hoolboom colle, avec un sens du montage confondant, des bouts de documents amateurs, de classiques du cinéma, de prises de vues documentaires de New York de toutes les époques. Sur ces images d'origines très diverses, arrivent de temps à autre des confidences faites par Tom. Les sources iconographiques sont quelques fois reconnaissables (des plans de La terre tremble, Il était une fois en Amérique, Titanic...), mais généralement, leur entremêlement, leur brièveté et parfois leur altération par superpositions, changements de vitesse ou colorisation, empêchent de les situer clairement. Si ce re-travail d'images déjà tournées peut faire penser aux Histoires du cinéma de Godard, le procédé semble poussé ici encore plus loin dans la diversité et la vitesse.

    Dans ce flot s'intègrent bien sûr de nombreux plans de Tom, filmé dans son appartement ou dans la rue. Sa voix revient régulièrement, entre deux plages musicales, nous conter des bribes de son existence. Hoolboom a voulu illustrer ce parcours singulier par des images collectives. Souvent, cela donne de belles choses, tels ces plans de films catastrophes récurrents, venant en écho aux accidents domestiques ou aux bouleversements affectifs. A d'autres moments, le sens échappe complètement. Le ciné-poème n'évite pas les tunnels où se déclenchent les bâillements, malgré la beauté formelle. Les souvenirs égrenés par Tom bousculent : découverte de son homosexualité, inceste assumé, sado-masochisme, mort du père ou du frère. Hoolboom ne charge heureusement pas la barque déjà ainsi bien tanguante. Il choisit de ne pas filmer son sujet quand il raconte tout cela et d'illustrer les propos par un maelström visuel subtil. Des extraits de films expérimentaux tournés par Chomont depuis les années 60, de plus en plus hard, sont montrés pendant quelques minutes, condensés, remontés et coupés par Hoolboom, ce dont on n'est pas vraiment fâché à la vue des plans aperçus. Visuellement et psychologiquement, Tom n'est pas un documentaire de tout repos.

  • Sweeney Todd

    (Tim Burton / Etats-Unis / 2007)

    ■□□□

    544164c7a74882c6c27a1cafff677cbc.jpgPuisque Tim Burton croit aux maléfices, risquons cette hypothèse : le fait d'avoir accepté de réaliser un inutile et impersonnel remake de La planète des singes en 2001 a provoqué une malédiction qui lui vaut d'accumuler pendant 10 ans les ratages. Cette commande, venant après une décennie dorée, a laissé tout le monde insatisfait, lui y compris, et surtout, elle semble l'avoir complètement déboussolé. Suivirent donc son film le plus personnel sur le papier et transformé à l'écran en conte bêta et inoffensif (Big fish), puis la Rolls du film pour enfants qui ennuie les parents (Charlie et la chocolaterie), pour arriver à ce Sweeney Todd, où le plus grave est bien de constater que rien n'y fait; le cadre, l'histoire, l'ambiance, le ton ont beau changer, le bilan de santé de l'homme à la coiffure en pétard est toujours aussi alarmant.

    Sweeney Todd est une comédie musicale macabre. Plus exactement, un film chanté, puisqu'ici on ne danse pas. L'adaptation est celle d'un spectacle à succès de Broadway, racontant la vengeance ruminée par un barbier envers un juge dépravé lui ayant enlevé femme et fille avant de l'envoyer au bagne. Dommage donc pour Danny Elfman qui n'a pas pu travailler cette fois avec son ami Tim, et dommage pour nos oreilles. Si musicalement l'ensemble est supérieur aux soupes qui cartonnent régulièrement sur les grandes scènes françaises, du type Notre Dame de Paris, on ne se fait décidément pas à ce genre de variété souvent gueularde. Saluons cependant les efforts vocaux fournis par Johnny Depp et Helena Bonham Carter, que Burton fige dans des duos chantés au sein d'un décor restreint et quasi-unique (la séquence du rêve de vacances conjugales souffle brusquement un air frais bienvenu). La sensation est pénible de s'entendre dire dès que des notes de musique s'élèvent : "Tiens, encore une chanson, on va s'ennuyer pendant 3 minutes". Le choix du spectacle chanté autorise bien des raccourcis en termes de scénario, ne serait-ce que pour reprendre de la vitesse entre les numéros musicaux, mais pourquoi devine-t-on si facilement, dès le premier plan où elle apparaît, l'identité de cette vieille mendiante à l'arrière-plan ? Je mentirais en disant que j'ai tout vu venir dans le dernier quart d'heure, mais jusque là, que le chemin traversant ces ténèbres est bien balisé... Si le couple star fait le boulot sans surprises (de toutes façons, leurs personnages sont déjà morts puisqu'ils sont les seuls à avoir le visage poudré de blanc), l'intérêt se porte plus volontiers sur les seconds rôles de Sacha Baron Cohen, dans la séquence du concours de rasage, la meilleure du film, et de Timothy Spall, grandiose dans la dégueulasserie.

    Reste encore un gros problème : la violence. Pour la première fois, Tim Burton s'y coltine vraiment et le moins que l'on puisse dire est que sa manière ne semble pas poser de problèmes à grand monde. Ici, le cinéaste veut à la fois saisir le spectateur dans l'effroi et le faire ricaner. Montrer son héros trancher des gorges en chantant est déjà douteux, mais répéter cinq fois, six fois, ces plans de corps qui s'écrasent en se disloquant dix mètres plus bas, qu'est-ce sinon de la complaisance ? Tarantino a souvent été traîné au bûcher pour moins que ça. Peut-être me répondra-t-on : grand-guignol, hommage aux films d'horreur de la Hamer etc... Sauf que le réalisme n'était alors pas aussi poussé et qu'il ne se mêlait pas à un second degré aboutissant à la confusion. Et surtout, le cinéma n'a plus l'innocence de l'époque. Le dernier beau film des frères Coen n'est pas moins violent que celui-ci, mais il existe entre les deux une grande différence : d'un côté la violence est intégrée, réfléchie, de l'autre, elle est balancée avec détachement, en nous disant "Débrouillez-vous avec ça"...

  • No country for old men

    (Joel et Ethan Coen / Etats-Unis / 2007)

    ■■■□

    85fa99cd4c2334be89ecb8936bad8311.jpgLe tracé suivi par No country for old men est sans doute le plus clair de tout le cinéma des frères Coen : un homme tombe par hasard sur une valise pleine de dollars et devient la proie d'un tueur, lui-même poursuivi, le tout sous le regard d'un vieux sheriff. Pas de machination, pas de plan minutieusement préparé qui foire par la bétise des personnages, on va ici droit à l'essentiel en suivant une course-poursuite violente vers le Mexique et retour. L'humour est délibérément absent, ne laissant que quelques traces de grotesque, trop noir pour que l'on en rigole, et même les habituels seconds rôles aux physiques peu avenants (les coiffures improbables, les obèses...) ne sont pas source de gags cartoonesques. Gardant ainsi la seule ossature du récit, les Coen ne s'embarrassent pas de psychologie et ne filment que des figures. Ed Tom Bell (Tommy Lee Jones) est le sheriff, Llewelyn Moss (Josh Brolin) est l'homme traqué, Anton Chigurh (Javier Bardem) est le tueur omniscient. Llewelyn est caractérisé par ses seuls mouvements et réactions, notamment dans les extraordinaires séquences qui le voient s'affairer autour du lieu du massacre, et Chigurh porte toute la mythologie du tueur, sans autre explication à son efficacité et sa violence. Seul le sheriff prend de la distance (puisqu'il est toujours en retard d'un coup) et élabore un discours. Un discours d'impuissance totale face au mal et d'incompréhension face à la nature humaine. No country for old men est donc un film peu bavard. Le seul homme prolixe se le voit aussitôt reprocher et disparaît rapidement de l'écran. De la même façon, on se demandera soudain au moment du générique de fin si l'on a entendu une seule note de musique au cours du film (mis à part la chanson mexicaine entonnée par les quatre musiciens de rue).

    Ayant étalé une nouvelle fois leur maîtrise confondante du paysage dans les séquences introductives (mais il est vrai qu'il est difficile de faire des plans insignifiants dans ce cadre-là), à laquelle participe de petits détails tel cet éclair entr'aperçu au loin lors de la poursuite nocturne par le pick-up, Joel et Ethan Coen mènent ensuite à bien l'horlogerie des deux séquences de motel où Chigurh se voit tout près de cueillir Llewelyn. Ces moments s'avèrent être des exemples parfaits d'astuces scénaristiques, soit l'usage du conduit d'aération et le traceur caché dans les billets, devenant pure mise en scène.

    Radicalement, les Coen dérivent  sur la fin de l'épure à l'oblitération. Le film semble s'assécher au fur et à mesure, nous glisser entre les doigts comme des grains de sable et perdre ses fluides comme tous ces corps perforés laissent échapper leur sang. Alors que l'on pourrait s'attendre à un final grandiose et absurde sous le soleil brûlant du Texas, refaisant Les rapaces 80 ans plus tard, nous nous retrouvons avec une succession de béances. Les séquences les plus attendues sont traitées par des ellipses impressionnantes (la petite vérification par Bardem de la propreté de ses bottes en sortant de la maison) et le film se clôt sur une coda énigmatique. Au risque de frustrer les spectateurs, les frères Coen dévitalisent ainsi leur narration pour faire passer toute la noirceur de leur vision. Fin déceptive, comme disent les critiques pros qui ont toujours peur de dire "décevant", ou moment de flottement qui invite à refaire le voyage une deuxième fois en toute connaissance de cause, ce dernier quart d'heure entame finalement peu le plaisir de retrouver les deux frangins en belle forme, triturant à nouveau un genre populaire pour y tenter des expériences formelles ou narratives sans le dénaturer (programme auquel s'astreignaient dans le même temps deux autres films cannois-américains remarquables : Zodiac et Boulevard de la mort).

  • It's a free world

    (Ken Loach / Grande-Bretagne / 2007)

    ■■■□

    381870e2ba3d5cd186fe818600361bd6.jpgSi différents et étalés sur plus de 15 ans, les trois derniers films évoqués sur ce blog (Le couperet, Une époque formidable et  It's a free world, auxquels on peut ajouter La graine et le mulet) ont le même point de départ : "A la suite d'un licenciement brutal, le héros décide de...". Comme quoi, l'époque est toujours aussi formidable.

    Ken Loach, mine de rien, continue de bâtir son oeuvre de description de la société britannique depuis les années 60, avec une régularité et un maintien digne d'un Woody Allen. It's a free world est l'un de ses opus les plus politiques et l'un des moins manichéens (manichéisme auquel se laissent aller aisément certains de ses commentateurs, même les mieux réceptifs, à coups de formules choc, du genre "Ken Loach repart en guerre", "Si il n'en reste qu'un", etc...). Car ici, la complexité des caractères et l'ambiguïté des actes montrés, ceux-ci pourtant lestés de plus en plus de gravité, sont préférés au développement d'un récit séparant clairement méchants exploiteurs et gentils exploités.

    Dans l'évolution du personnage principal d'Angie, si il y a certes différents paliers franchis vers la déshumanisation des rapports sociaux, il est cependant faux de présenter la jeune femme comme une victime innocente qui serait poussée par les circonstances à se transformer en bourreau. Les séquences introductives nous la montrant, avant son licenciement, au service de l'entreprise de recrutement, n'offrent pas un éclairage particulièrement sympathique. Indiscutablement, le détournement des valeurs part, chez elle, de bien plus loin (et ses discussions avec son père, ancien ouvrier en son d'autant plus intéressantes). L'idée qui donne tout son intérêt au film est bien le choix par Loach, par son scénariste Paul Laverty et par l'actrice Kierston Wareing, de faire du personnage d'Angie le parfait symbole de l'époque actuelle. Son apparente sincérité, sa façon d'assumer ses décisions les moins excusables, sa croyance dans la fin qui justifie les moyens, voici des traits bien partagés par tous les tenants du libéralisme décomplexé. Angie, jouant de son image sexy jusqu'à la vulgarité, séduit avec appétit en même temps qu'elle se sert des hommes qui lui plaisent (très adroitement, les scènes où elle vient en aide à des immigrés sont en général suivies par des scènes où ses protégés lui servent d'interprètes et lui ouvrent de nouveaux marchés). Dans le même élan, sans y chercher la moindre contradiction, elle laisse parler ses sentiments et elle profite des autres, comme certains, d'un même mouvement, peuvent abolir la double peine et établir des quotas d'expulsions. Angie est bien dans l'air du temps.

    Jusqu'au bout, Ken Loach tient cette ligne. En collant à la trajectoire d'Angie celle de son amie Rose, il peut la moduler, lui faire faire des allers-retours d'un côté et de l'autre de la ligne à ne pas dépasser. Ainsi, le scénario ne fait pas porter à l'une toute l'antipathie que le spectateur peut avoir à un moment ou à un autre. Cette amitié qui lie les deux associées, permet notamment la scène où celles-ci se mettent à la recherche des numéros de portables de leurs intérimaires pour finir leur soirée avec deux beaux mecs. Un simple délire entre copines symbolise alors très subtilement non pas tant la réduction d'êtres humains au statut d'objet sexuel que leur exploitation sociale.

    Sur la fin, une succession de fils dramatiques un peu gros (pêché mignon de Loach et Laverty, mais reconnaissons que la scène de l'enlèvement est forte), n'empêche pas le film d'aller au bout du propos sans terminer sur une morale. Notons également, une nouvelle fois, la sensibilité et la justesse du Ken Loach des séquences familiales ou de la romance sans faux-semblants entre Angie et Karol.

  • Le couperet

    (Costa-Gavras / France - Belgique / 2004)

    ■■□□

    ddda4d5c9e0840ee06282dfaa2e43379.jpgL'histoire du Couperet, tirée d'un roman de Donald Westlake est assez connue. C'est celle de Bruno Davert, ex-cadre dans la papeterie qui, après deux ans de chômage, décide de décrocher le poste qu'il convoite en éliminant physiquement ses concurrents les plus sérieux et le titulaire en place. Le but de Costa-Gavras est clair et ambitieux et mérite l'attention, puisqu'il s'agit de dénoncer le capitalisme effréné par le biais d'une farce macabre. Si l'intention est là, la mise en oeuvre est tout de même laborieuse. Le film démarre d'emblée par la série de meurtres dont se rend coupable, plus ou moins facilement, Davert. Sa voix-off nous entraîne dans son sillage mais on ne sait pas bien si elle résulte de sa confession à son dictaphone après un assassinat pénible ou si elle nous guide indépendemment de cet événement (qui provoque d'ailleurs chez lui une réaction de malaise profond sinon incompréhensible, au regard de sa relative maîtrise dans les autres occasions, du moins trop proche des clichés habituels). Cet entre-deux empêche d'atteindre vraiment le but recherché : entrer dans la tête de Davert. Une autre ambiguité plombe un peu toute la première moitié du film, celle du non-choix entre la comédie noire (il y a peu de gags) et le polar froid. Le spectateur se retrouve alors dans une position bien inconfortable devant les scènes de meurtre. Ajoutons du mauvais côté de la balance les scènes appuyées censées montrer la montée des soupçons de la femme de Davert, une photographie fonctionnelle voire télévisuelle, et une fâcheuse tendance à faire monter la tension lors des tentatives d'assassinats uniquement par des astuces de scénario (l'irruption répétitive de passants entre "le chasseur de têtes" et ses victimes). Malade d'un sérieux problème de rythme, l'oeuvre semble sombrer petit à petit.

    A mi-parcours, un élément nouveau sauve en partie la mise. L'arrestation du fils fait bifurquer le récit. L'efficacité dont fait preuve Davert pour le sortir d'affaire, surprenante et galvanisante pour le reste de la famille, apporte un nouvel éclairage sur le personnage principal. Une ironie sous-jacente se fait enfin jour avec ces scènes où la famille entière fait corps, jusqu'à rivaliser d'inventions pour détourner les soupçons et se débarrasser des preuves encombrantes. Dès lors, avec la double entrée en jeu de la police, l'intérêt est relancé. Si Costa-Gavras ne tire pas tout le parti possible des fortes scènes émaillant cette deuxième partie, balançant entre convention et singularité, le réalisateur place plusieurs trouvailles pertinentes, du gag du revolver dans la poche du manteau qui cogne contre le glace lors de la visite des enquêteurs à l'arrêt sur image final, en passant par l'endormissement provoquant le face à face avec Machefer. A l'image du film, on ne sait finalement pas trop quoi penser de la performance tant louée de José Garcia. Sur le même thème de la double vie et du glissement vers la folie, il est évident que L'emploi du temps de Cantet et L'adversaire de Nicole Garcia étaient plus impressionnants. Costa-Gavras ne fait pas dans la dentelle en ce qui concerne la dénonciation du système. Il est vrai que l'époque actuelle n'incite pas non plus à la demi-mesure.

  • I'm not there

    (Todd Haynes / Etats-Unis / 2007)

    ■□□□

    77104f77a95a6118a3ee974b7f30b23e.jpg- Dis donc mon vieux, là je sors de I'm not there de Todd Haynes.

    - Ah, et alors ?

    - Tu sais, c'est le film sur Bob Dylan.

    - Et alors ?

    - Oh, ça on peut dire que Haynes chamboule toutes les règles du bon vieux biopic hollywoodien.

    - Et alors ?

    - Figure-toi que le personnage de Dylan est interprété par 6 comédiens différents, dont Cate Blanchett et un enfant noir.

    - Et alors ?

    - Ben ça veut dire que Dylan a eu plusieurs vies et qu'il est vain de tenter de le circonscrire à une seule figure. D'ailleurs, son nom n'est jamais cité dans le film. Toutes ses incarnations se présentent avec des patronymes différents.

    - Et alors ?

    - En fait, Haynes veut montrer que la trajectoire du chanteur n'a été faite que de ruptures successives, surtout par refus de répondre aux attentes des médias et du public, qui voulaient en faire un porte-parole.

    - Et alors ?

    - Alors en plus, la narration est totalement destructurée, passant d'une époque à l'autre en changeant de style de mise en scène, mélangeant faux documentaire, fiction classique, fantasmes et illustrations d'écrits ou de chansons de Dylan.

    - Et alors ?

    - Tous les moments forts de sa carrière sont évoqués : la visite à Woody Guthrie mourant, le concert électrifié, la folie londonienne, l'accident de moto...

    - Et alors ?

    - Attends ! Todd Haynes a reprit son carnet d'adresses pour inviter Julianne Moore et Kim Gordon à faire une apparition.

    - Et alors ?

    - Tiens-toi bien, la bande-son offre, au milieu des originaux de Dylan, plusieurs reprises et il n'y a que des gens qu'on aime : Yo la tengo, Sonic Youth, Calexico...

    - Et alors ?

    - Et puis, Charlotte Gainsbourg n'a peut-être jamais été aussi belle.

    - Et alors ?

    - Positif a adoré.

    - Et alors ?

    - Alors c'est interminable. On n'a jamais la possibilité de s'accrocher à un personnage. Tout content de sa trouvaille de départ, Haynes multiplie les regards jusqu'à n'en avoir plus aucun. Même ceux qui aiment bien Dylan et qui ont quelques repères, sont complètement paumés parmi toutes les références codées. Les dialogues se limitent aux sentences poétiques du Maître. Les séquences de concerts ne sont là que pour véhiculer de l'anecdote. L'ensemble fait terriblement regretter la sobriété de Control de Corbijn. Richard Gere ressemble à Bernard Lecocq. Et 2h15 c'est vraiment trop long pour un clip.

    - Bon alors on fait quoi maintenant ?

    - Ben on a qu'à se re-mater le Don't look back de Pennebaker à la maison...

    - OK.

  • Profils paysans : le quotidien

    (Raymond Depardon / France / 2005)

    ■■■□

    3f923413e1ed81ede17c834d2b8fb6c9.jpgOn ne redira jamais assez l'importance de revenir de temps en temps vers les travaux des grands documentaristes, afin de laver nos yeux fatigués par les mensonges des reportages télévisés consacrés aux vrais gens. Tout à coup, nous redécouvrons les notions de distance, de montage, de hors-champ.

    Le quotidien est la suite de L'approche, sorti en 2001. Raymond Depardon suit toujours une poignée de paysans de Lozère et de Haute-Loire, pour interroger l'état de la petite paysannerie traditionnelle française, laissée à l'abandon par les politiques nationales et européennes. Si dans le premier film, la caméra ne quittait que rarement la cuisine des fermes, lieu des premières prises de contact et de toutes les transactions, elle suit ici chacun dans les étables ou vers les pâturages. Depardon ne se contente pas de filmer des gestes de labeur. Il s'entretient avec les paysans et ses questions, simples et prosaïques ("Depuis combien de temps êtes-vous à la ferme ?", "Votre père est mort en quelle année ?"...), parfois bouleversantes de franchise ("Je vous trouve inquiet en ce moment, vous n'avez pas le moral ?"), provoquent un dévoilement des personnalités des plus attachants. L'art du portraitiste transpire de ces plans très composés. La caméra fixe ne rattrape un protagoniste que si nécessaire, comme dans la belle séquence finale dans la grange. De larges ellipses, pouvant recouvrir deux ou trois ans, nous mettent brutalement devant l'évidence du temps qui passe, le réalisateur annonçant en amorce de séquence que untel a pris sa retraite ou que l'autre est hospitalisée depuis des mois.

    Le moment le plus marquant du film se trouve certainement en son début. Depardon est avec le vieux Marcel Privat sortant ses chèvres. Il entame la conversation à propos de Louis Brès, paysan voisin que l'on a enterré quelques jours auparavant. Marcel refuse d'en parler, bougonne et s'éloigne sur le chemin. Sans aucun doute, les instants les plus forts dans les grands documentaires sont ceux où l'auteur se heurte à un refus de s'exprimer. En fonction de son caractère, chaque cinéaste réagit alors différemment. Claude Lanzmann pousse toujours plus loin les témoins de Shoah, jusqu'aux larmes. Depardon laisse ses interlocuteurs tranquilles, tout en continuant à filmer leur visage. Dans le magnifique Danse, Grozny, danse (2002), Jos de Putter interrogeait une jeune fille rescapée des violences de la guerre en Tchetchénie, lui demandait ce qu'elle avait vu. Sa réponse unique et définitive ("Je ne peux pas en parler") ouvrait des abîmes.

    La première scène du Quotidien est un enterrement. Les paysans à l'image ont pratiquement tous entre 50 et 90 ans. Les vieux restent seuls, sans rien transmettre. Unique exception au tableau, une jeune femme de 22 ans s'acharne à reprendre une affaire. Mais là non plus, le lien ne se fera pas. Elle se débrouillera donc toute seule. L'oeuvre de Depardon est un témoignage, qui peut de plus rappeler à certains spectateurs des gestes vus dans leur enfance. Son aspect muséal ne vient pas de son esthétique mais bien du sentiment de fin irrémédiable qu'il dégage. Le troisième et dernier chapitre de Profils paysans, intitulé La vie moderne, semble être pratiquement terminé.