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2000s - Page 28

  • Intolérable cruauté

    (Joel Coen / Etats-Unis / 2003)

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    7b7639fdcd64f6430d965548f549c231.jpgSéance de rattrapage pour un opus mineur mais plaisant des frères Coen. Chassé-croisé amoureux entre Miles (George Clooney), avocat à succés et Marylin (Caterine Zeta-Jones), croqueuse d'hommes riches, le film s'inscrit dans la lignée des comédies romantiques. Les deux frangins ont souvent parsemé leurs films d'hommages aux classiques hollywoodiens des années 30-40, de façon plus ou moins marquée (par exemple dans Le grand saut). Ici, le sujet permet de convoquer les figures des comédies du remariage de Sturges, Hawks ou Capra. Ce dernier est le plus explicitement évoqué lorsque Miles, qui doit faire un discours très attendu devant ses collègues avocats, se lance de façon totalement improvisée dans un plaidoyer pour la tolérance, l'écoute des clients et l'amour. Sans la réminiscence des discours de James Stewart chez Capra, la scène paraîtrait un peu trop facile, mais nous savons bien que nous sommes chez les Coen et qu'un gros grain de sable viendra bientôt gripper la machine à consensus. Ces références restent toutefois très indirectes, contrairement au cinéma de Tarantino.

    Le scénario et cet environnement de cabinets d'avocats et de salles de procès contraignent parfois la mise en scène et lui donnent un aspect trop mécanique. Elle reste tout de même traversée par des éclairs grotesques et baroques qui, si ils n'explosent pas au milieu d'un paysage à la Fargo ou dans un décor inquiétant à la Barton Fink, vivifient considérablement le récit. L'art des Coen pour les gags morbides et hilarants resurgit avec la mort du tueur à gages asthmatique, confondant malheureusement son inhalateur et son flingue. Leur goût pour les jeux de mots balancés à 100 à l'heure (et difficiles à suivre) et pour le cartoon à la Tex Avery passe remarquablement par Clooney, très à l'aise. Zeta-Jones compose une vamp très sobre. Et le grand plaisir des Coen c'est la distribution des seconds rôles, dont se détachent aisément ici le caméléon Billy Bob Thornton en faux milliardaire Texan et Geoffrey Rush (la démesure dont il fait preuve dans l'introduction font regretter sa disparition quasi-totale par la suite).

    Intolérable cruauté, comme O'Brother 4 ans avant (et Ladykillers peut être, le seul que je ne connais pas), fait patienter de façon amusante avant le retour annoncé en grande forme avec l'imminent No country for old men.

  • La question humaine

    (Nicolas Klotz / France / 2007)

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    57a9ea5eef29803e37bc00eef93a3aea.jpgDans La question humaine, Nicolas Klotz rapproche le monde des grandes entreprises actuelles du système d'extermination des juifs mis en place par les nazis. Forcément, dis comme cela (et c'est ce que retiennent les lecteurs de  journaux ou les auditeurs qui ont entendu parler du film, moi y compris), ça fait bizarre. Heureusement, l'oeuvre est bien plus subtile que ne le laisse entendre cette accroche. Elle est surtout ambitieuse, à la fois sur le plan moral et sur le plan esthétique, ce qui devient rare au sein du cinéma français actuel où l'on a l'impression que seuls les anciens (Resnais, Rivette, Rohmer...) parviennent à concilier liberté dans le choix des sujets et affirmation d'une mise en scène personnelle. Décrire un monde qui ne soit pas exactement le nôtre tout en lui conférant une épaisseur suffisamment réaliste, faire preuve de rigueur dans la construction sans ennuyer, alterner le chaud et le froid, inscrire un discours à travers une trajectoire personnelle plutôt qu'un message surplombant le tout : voilà le programme.

    Dès le premier plan, Simon (Mathieu Amalric) prend en charge le récit et présente sa fonction et son entreprise d'une façon froide et technique, sur des images caractérisées de la même façon, allées et venues dans les locaux de cadres en costumes sombres. Ambiance de déshumanisation, couleurs froides, figures quasi-spectrales et échanges sans émotion : le monde de l'entreprise n'est pas abordé d'une façon documentaire mais fantastique. Ces scènes de bureau sont saisissantes, créant un léger décalage avec la réalité. L'extérieur subit le même traitement, effet culminant avec l'étrange scène de rave. Car ces cadres, une fois la journée terminée, se libèrent, laissent parler leurs instincts primaires (danser, se saouler, baiser) et attendent l'aube pour repartir au boulot, toujours plus pâles. La séquence se clôt sur un plan illustrant parfaitement l'entre-deux du film : la caméra balaye une façade délabrée, deux ou trois corps sont au sol. Un cauchemar, des SDF dans la rue ? Il faut quelques secondes pour réaliser que nous sommes bien au lever du jour, à la fin de la rave et que les gisants ne sont que des fêtards assommés.

    A la dimension fantastique s'ajoutent des éléments de film d'espionnage et de film noir. Simon se retrouve coincé entre deux dirigeants de l'entreprise : le premier, Karl Rose, lui a commandé une enquête sur la personnalité du deuxième, Mathias Jüst. Le passé de chacun resurgit. Simon en perd les pédales. Mathieu Amalric délaisse ses rôles d'histrion charmeur pour le masque blanc de ce personnage au bord du gouffre. Edith Scob en quelques plans nous rappelle qu'elle n'a pas perdu sa douceur inquiétante des Yeux sans visage d'il y a 50 ans. Michael Lonsdale est immense, pas seulement dans sa grande scène de déballage devant Amalric, qu'il termine par un magnifique et las "Maintenant, faîtes ce que vous voulez...". Jean-Pierre Kalfon lui aussi n'a pas été aussi glaçant depuis longtemps.

    Un long gros plan du profil de ce dernier, lors d'une entrevue avec Simon, signe la force de la mise en scène de Klotz. Un moment comme celui-ci réaffirme tout à coup la force expressive que peut prendre un simple choix de cadrage. L'ensemble du film avance par larges blocs de séquences collés frontalement, audace qui ne manque pas de faire claquer les sièges des spectateurs impatients et sans doute énervés de ne pas trouver le film social qu'ils attendaient. Certains trouveront peut-être que la rigueur que s'impose le cinéaste est trop théorique, que sa direction d'acteur tend vers la pose et surtout, que son propos ne sert qu'une thèse provocante. Je pense personnellement qu'il évite tout cela, et en particulier sur le dernier point. A aucun moment, le film ne dit que le monde de l'entreprise d'aujourd'hui est l'égal du système nazi ou qu'un licenciement massif équivaut à envoyer des juifs à la mort. Par contre, il y a bien un rapprochement dans l'usage de la langue technique qui dépersonnalise. Il y a surtout une résurgence du passé, provoquée par l'enquête de Simon, des réminiscences terribles qui l'obsède et lui font perdre pieds. Enfin, la mise en parallèle entre licenciement et extermination est le dernier coup porté à Simon, à travers une accusation aussi insultante que révélatrice pour lui de son degré de compromission. Cette contamination du récit par la tragédie de la Shoah n'est donc pas le résultat d'un discours malsain asséné par les auteurs, mais passe bien à travers l'esprit troublé du personnage de Simon. L'une des preuves en est l'intrusion de plus en plus fréquente d'images rêvées par ce dernier au sein du récit. Ce plan d'une montagne de chaussures autour de laquelle s'affairent des ouvrières dans un hangar parait d'abord à la limite. Mais Nicolas Klotz l'explique par un cauchemar et donc le légitime, montrant ainsi qu'il est tout sauf irresponsable. Car tout film traitant la question, quelque soit l'angle d'attaque, les choix esthétiques, la qualité cinématographique ou la position morale, se voit à un moment ou à un autre qualifié d'irresponsable (à ce moment là, qu'on décide le black-out total et qu'on en reste une fois pour toutes à Nuit et brouillard et à Shoah, mais pas sûr que cela fasse avancer les choses d'un point de vue éducatif). Le débat semble sans fin (comme l'a montré l'émission Du grain à moudre de vendredi dernier sur France Culture, intéressante mais, par moments, s'éloignant trop de la réalité du film).

    Pour finir avec ce film marquant, et ne pas rester sur ce problème, je dois évoquer la musique, seul part d'humanité non entachée du film, seul espoir. La séquence de rave déjà évoquée, une boîte de nuit au son de New Order et deux longs chants de flamenco et de fado attestent de la présence des corps et de l'art malgré tout. Une musique originale remarquable de Syd Matters enrobe également plusieurs scènes.

  • Palais royal !

    (Valérie Lemercier / France / 2005)

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    c37abef35387d6c92ea7efa960cfb7ff.jpgA la recherche du cinéma comique français des années 2000...

    Troisième réalisation de Valérie Lemercier (et première que je vois), Palais royal ! s'attache à la description parodique des us et coutumes d'une famille de têtes couronnées. Situé dans un pays imaginaire mais ressemblant plus ou moins à la Belgique, le scénario adapte ici et là des traits et des épisodes connus de la vie récente des familles royales britanniques et monégasques. Lemercier s'est ainsi taillé un costume de princesse qui emprunte autant à Lady Di qu'à Stéphanie de Monaco.

    Le film avait été bien accueilli à sa sortie, ce que rappelle au dos du DVD la flopée de superlatifs, dont un "Jubilatoire" tiré de Feu-Les Inrockuptibles. L'univers comique de Valérie Lemercier étant l'un des rares à être intéressant au milieu de toute la médiocrité issue de la télé, on espérait bien qu'elle réussisse son pari. Les premiers plans intriguent, comme pour toute comédie démarrant sur un contre-pied, ici l'enterrement de l'héroïne qui précédera le long flash-back que constitue le reste du film (mais déjà, la présence de Maurane en chansons et à l'écran inquiète). On déchante vite. Lemercier, un peu comme Edouard Baer, s'autorise à élaborer des gags qui n'en sont pas vraiment, des moments de gêne, pas vraiment drôles (et le résultat, pour l'un comme pour l'autre, au cinéma, s'avère être un échec). Son personnage apparaît dans la première partie comme une potiche encombrée et déphasée qui, du coup, paralyse tout le film. Bien sûr, Lemercier place quelques répliques vives et vulgaires, fait gesticuler les autres acteurs. Mais rien n'accroche : la mise en scène est banale, l'interprétation est uniformément mauvaise, de Lambert Wilson à Catherine Deneuve et le scénario opère un basculement totalement arbitraire pour transformer la fille bêtasse du début en princesse moderne qui bouleverse bien sûr toutes les habitudes du palais. Les clins d'oeil vers le destin de Diana sont d'un ennui total et il ne faut chercher aucune critique du système établi ni réflexion sur la popularité de ces familles. Quand certains parlent de vitriol pour cette comédie inoffensive emballée comme un magazine féminin, comment qualifier The Queen de Stephen Frears, bien plus casse-gueule et ambitieux ?

    Palais Royal ! trouve sa place à peine devant les calamiteux Bronzés 3, juste derrière le mauvais, bien que pas indigne, Camping, à côté du plantage de RRRrrrr !!!, de l'énervante Mission Cléopâtre et de la déjà oubliée Bostella. Ce n'était pas ce que j'attendais. La seule petite surprise reste donc le limité mais inventif film de Laurent Baffie Les clefs de bagnole, le seul à ne pas se prendre pour ce qu'il n'est pas (et le seul dont la culture ne se limiterai pas aux Enfants de la télé). La recherche continue...

  • Saw

    (James Wan / Etats-Unis / 2004)

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    086e72bccba2b9cd068dfbb1fb4c5eab.jpgRégulièrement déboulent sur les écrans des petits thrillers horrifiques, soit pré-vendus comme "déjà culte" avant même leur sortie, soit bénéficiant réellement d'un bon bouche à oreille. Ce renouvellement perpétuel signe la vivacité du genre. On serait par contre bien en peine de retenir un nom parmi tous les nouveaux réalisateurs attachés à ce type de film.

    En 2004, c'était donc au tour de Saw de faire son petit effet. Deux hommes se réveillent enchaînés dans une pièce inconnue. Ils n'ont aucune idée d'où ils se trouvent et ne se connaissent pas, mais finissent par réaliser qu'ils sont sous la surveillance d'un serial killer qui leur impose de terribles épreuves. Nous avons donc là une sorte de Fort Boyard de l'horreur (je ne développe pas ce rapprochement, quelqu'un ayant eu la même idée, voir plus bas).

    La publicité était centrée sur le tour de force du huis-clos. Pourtant, ce dispositif de base n'est même pas assumé entièrement par le réalisateur, qui distille petit à petit des flash-backs sur les méfaits précédents du tueur. Ceux-ci sont filmés comme des clips vidéo des années 90 et mettent en scène des instruments de torture sophistiqués jusqu'au risible. Entre deux retours dans la pièce où se joue le duel entre les deux victimes, James Wan rajoute en parallèle la description de l'enquête que mènent deux flics (un Noir, vieux routier du crime, et un jeune dynamique, tiens... où ai-je déjà vu ça ?...). Ces scènes baignent dans des lumières glauques très travaillées puisque, depuis Seven (oups, ça y est je l'ai dit), apparemment, on ne peut plus filmer une enquête policière sans des tonnes d'effets lumineux (un peu comme depuis le Soldat Ryan, on ne peut plus filmer la guerre que dans la mêlée et avec une caméra tremblotante). Ainsi cisaillé par le montage, l'affrontement entre nos deux enchaînés perd ainsi la force qu'il pouvait garder dans le rendu de l'écoulement du temps. L'évolution psychologique est balisée (incrédulité, méfiance, tromperies, entraide...) et la narration n'avance que grâce à des retournements ou des coups de théâtre. Le découpage de la jambe pour se libérer de la chaîne, scène gore tant attendue est escamotée et nous n'avons même pas droit à un plan sur le pied sectionné, ce qui nous laisse sceptiques : doit-on être soulagés ou y voir une concession ?. Le final est forcément à rebondissements et, si il ne cède pas au happy end, reste assez affligeant (sans trop dévoiler, disons que le serial killer n'a pas intérêt à avoir de crampes pour réussir son coup). Un bien mauvais film, ma foi.

    Deux autres volets ont été réalisés en 2005 et 2006 et un quatrième se prépare. Peu de chances que j'y courre. Mais rien que pour le plaisir des titres, j'aimerais assez qu'ils aillent jusqu'à Saw 6 et Saw 7.

     

    PS : J'écris sur ce film, vu seulement au printemps dernier, après en avoir lu une critique chez le bon Dr Orlof. En ces temps d'ouverture, je vous invite à lire son avis, plus positif que le mien, en cliquant ici.

  • Sicko

    (Michael Moore / Etats-Unis / 2007)

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    cb9f57e84bab31bd54546ff3c0ff4386.jpgIl devient difficile d'aller voir un film de Michael Moore sans a-priori. Entre le rejet total des uns pour cause de manipulation et l'idolâtrie des autres envers leur héros anti-Bush, nous sommes sommés de prendre parti. Sicko dénonce la faillite du système de santé américain. Moore débute par un catalogue de situations aussi absurdes que déplorables, touchant quelques uns de ses concitoyens victimes d'accidents ou de maladies. Édifiant, le discours est répétitif et la limite entre compassion et chantage émotionnel est indécise (cette limite était franchie régulièrement dans Fahrenheit 9/11). Le cinéaste s'attache à décrire les rouages d'un système inégalitaire entretenu par les gouvernements US successifs (attaque bien sentie envers Hillary Clinton, ça change de Bush(*)) et les compagnies d'assurance tirant tous les bénéfices et poussant leurs assurés vers la précarité. Le montage est toujours narquois, notamment par l'utilisation d'images de propagande communiste. Mais bien sûr, pour le sérieux et la force de l'enquête, Michael Moore n'est pas Fernando Solanas (dont l'impressionnant documentaire Mémoires d'un saccage, aussi engagé que lumineux permettait de saisir la complexité des déboires économiques de l'Argentine des années 90). Chiffres et images sorties d'on ne sait où, jamais datées : la méthode est connue depuis longtemps, ses limites aussi. On peut (on doit) le dire. Mais balancer Sicko d'une pichenette quand on a applaudi à la Palme d'or pour Fahrenheit 9/11, comme le font une grande partie des critiques actuellement, ressemble furieusement à un retour de bâton qui défoule (dernier exemple en date : Le masque et la plume de ce dimanche, avec de beaux arguments comme "cinéaste plein aux as", "film bête", "séquence qui dé-crédibilise l'ensemble").

    Depuis Roger et moi, le réalisateur n'a cessé d'élargir son champ d'action. En passant de sa ville de Flint à l'Irak, Moore a perdu en humour et en invention. Pamphlet chronologique sans grandes surprises, Fahrenheit 9/11 m'avait déçu. Mais Michael Moore a toujours des idées, qui se transforment parfois en véritables trouvailles de mise en scène, notamment sur les moments les plus difficiles à montrer (la tuerie de Columbine vue longuement et froidement à travers les caméras de surveillance parmi beaucoup d'autres moments de Bowling for Columbine, ou l'évocation par un écran noir des attentats du 11 septembre, parmi ceux de Fahrenheit, plus rares).

    La dénonciation passe mieux au travers de Michael Moore "acteur" que de Michael Moore énonciateur. Il revient à l'écran dans la deuxième partie de Sicko, quand il décide d'aller voir comment marchent les systèmes de santé canadiens, britanniques et français. Cet épisode dans notre pays hérisse les poils de beaucoup. Approximations et exagérations abondent en effet dans ces propos enamourés sur le système français (mais ils sont tenus par des américains fraîchement installés en France, donc, pourquoi ne seraient-ils pas sincères ?). Mais tout à coup, comme cela nous concerne, Moore n'aurait plus le droit de simplifier le réel. C'est oublier un peu vite le plaisir évident que prend le cinéaste à jouer sur les clichés et les images d'Epinal. C'est surtout oublier de voir à qui, de toute évidence, s'adresse ce film : le public américain (Moore appuie pourtant suffisamment la-dessus dans son commentaire).

    Revigoré par ses escapades, Michael Moore peut revenir aux Etats-Unis, sans revenir aux témoignages, mais pour filmer le réel (car ça aussi, il sait le faire) avec la séquence du foyer et pour préparer un dernier coup d'éclat. Le périple vers Guantanamo, certes mal articulé dans le commentaire mais astucieux, ne peut que tourner court. Il a le mérite de mener à Cuba, pour un dénouement qui finit par emporter le morceau. Le léger flottement dans les intentions (le doute, "joué" peut-être, mais pas si rare que l'on ne le dit dans son oeuvre), la situation exceptionnelle qui confronte ces malades américains aux "ennemis cubains" (situation incongrue qui "autenthifie", même si le mot paraît choquant, l'émotion de ces malades), tout ceci permet de trouver un équilibre enfin tenu entre les deux registres chers au cinéaste : le compassionnel et la provocation. Et Moore peut alors mettre en scène l'une de ces petites victoires que son combat, aux méthodes si controversées, permettait avant ce Fahrenheit 9/11, aujourd'hui si encombrant pour aborder sereinement ses films.

     

    (*) : Déclaration de Moore dans Télérama : "Sarkozy est certainement plus à gauche que Hillary Clinton". Cela ne console pas, mais fait réfléchir.

  • Souvenirs de la maison jaune, Les noces de Dieu & Va et vient

    (Joao César Monteiro / Portugal / 1989, 1998 et 2003)

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    7e067561bb83a6bbcd792c863e583a8b.jpgComme beaucoup, ma rencontre avec l'oeuvre de Monteiro date de 1995 avec la sortie de La comédie de Dieu. Avec son physique à la Nosferatu, Monteiro y incarnait lui-même à nouveau Jean de Dieu, vieil homme respectable adorant faire faire des choses perverses à de jolies jeunes femmes invitées chez lui, personnage crée 6 ans plus tôt dans Souvenirs de la maison jaune (le cinéaste est né en 1934 et a commencé à réaliser dans les années 70). Nous sommes ici au coeur d'un cinéma ardu, solitaire, provocateur et hyper-référencé (de multiples citations littéraires se mêlent à des hommages à Murnau, à Stroheim ou à Bunuel), mais très réjouissant quand il est porté par un véritable récit, comme dans ces Souvenirs... (et dans La comédie de Dieu). Dans le film de 89 donc, les pérégrinations de Jean de Dieu dans une pension pour vieillards et prostituées montrent une haine vigoureuse de la mort et du martyr du corps âgé. La vieillesse y est assimilée à la misère. Jean de Dieu est attiré, mais sans illusions, par la jeunesse (son érotisme, sa richesse). Les provocations de langage et les allusions sexuelles incessantes ne sont pas gratuites mais participent du sentiment de l'impossibilité de revenir en arrière pour le vieil homme. Ainsi hanté par la mort, le film prend sur la fin, bizarrement, un virage aussi déconcertant que revigorant pour le personnage avec sa fuite du foyer et son arrivée en asile. Recourant alors au symbolisme, repoussé jusque là, Monteiro termine plutôt sur l'espoir. Jean de Dieu reviendra effectivement dans d'autres films.

    0647b2e0f823480924427bfbbbaea32f.jpgMais après La Comédie de Dieu et son bel accueil, Monteiro casse son jouet. Le bassin de J.W.(1997) est un délire imbuvable, dont le souvenir lointain m'est encore douloureux (ahh, ce plan de Monteiro de face en train de nous uriner dessus, à nous, spectateurs...). Vu plus récemment, Les noces de Dieu (1998), si il signe le retour de notre héros, n'est pas le travail d'un cinéaste assagi. Refusant d'entrée le réalisme, il théâtralise à l'extrème, usant uniquement de plans séquences verbeux. Le gain au jeu du personnage de la Princesse Elena réveille le spectateur au bout d'une heure. Un clin d'oeil à L'âge d'or puis une scène sexuelle très explicite font espérer. Mais la bifurcation finale, habituelle chez le cinéaste, sous forme de fable (arrestation, asile, prison...) écrase à nouveau le film sous le poids des dialogues, des citations à la Godard, de l'exhibitionnisme de Monteiro et de la longueur inutile. Mais Joana Azevedo est une femme sublime.

    661e5e564d19d495333038a49a35beec.jpgJoao César Monteiro est mort en 2003, juste après avoir terminé Va et vient. Dans ce dernier film, il va toujours plus loin dans la provocation verbale (et blasphématoire) et surtout dans la rigueur d'un dispositif de mise en scène qui finit par décourager. La narration épouse la répétition des journées de Jean Vuvu (oui, il a changé de nom) : une longue scène plus ou moins perverse dans la maison entre Jean et une nouvelle jeune femme, un trajet en bus pour aller au parc, un long plan silencieux de Jean assis sur un banc, un trajet de retour dans le bus. Les plans séquences gardent les mêmes cadrages d'un bloc à l'autre. Monteiro doit bien rigoler de maltraiter son spectateur de la sorte. Nous, beaucoup moins. Et bien sûr, c'est au bout de 2 heures, alors que l'on va lâcher, que le cycle est brisé et que le film redémarre pour une heure de plus. Le fils de Jean réapparaît en pleine conversation avec une femme flic (trois personnes dans le cadre tout à coup, nous en sommes tout bouleversés), une étrange femme à barbe débarque (scène douce et troublante malgré son énormité), Jean doit être hospitalisé (pour avoir joué avec une certaine sculpture), il sort et croise un ange... Les derniers plans sont beaux (dont un rêve provoquant filmé à la manière des primitifs du muet), mais (Jean de) Dieu que ce fût long.

    Monteiro a fait un cinéma à nul autre pareil, l'un des plus exigeants et des plus libres au monde. C'est aussi l'un des rares cinéastes à avoir perpétué l'héritage du surréalisme et de Bunuel. Mais il me reste cette impression que ses quatre derniers films (car il y a en 2000 un Blanche-Neige, film parlé sur un écran noir du début à la fin, que j'avoue ne pas être impatient de voir) sont le résultat d'un art qui se referme sur lui-même à force d'intransigeance et de refus de tout compromis, prompt à satisfaire l'auteur et quelques critiques.

  • Naissance des pieuvres

    (Céline Sciamma / France / 2007)

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    48ccfb6f950f1026238a93da38e09e69.jpgQuelques jours de la vie de trois jeunes filles d'une quinzaine d'années, dans la banlieue parisienne. C'est l'été. Tout gravite autour de la piscine où les filles s'entraînent à la natation synchronisée. Chacune se débat avec son corps changeant et ses désirs naissants. Céline Sciamma signe son premier film et choisit la chronique adolescente et ses bouleversements. Pour éviter le déjà-vu, elle opte d'une part pour un parti pris et d'autre part pour un environnement singulier.

    Le parti pris est celui de ne jamais montrer les parents. Quelques silhouettes d'entraîneurs à la piscine et de dragueurs en boîte figureront les seules présences adultes. La caméra ne s'occupe que des adolescents, ou plutôt, des filles, tellement les garçons du même âge semblent ailleurs, dans leurs jeux à eux, souvent sexuels, pas très intelligents en général. Pas vraiment d'échange possible entre les deux groupes, la sexualité et le premier rapport n'étant vus que sous l'angle de la pulsion et du passage obligé. Les filles se créent donc leur bulle, chacune à sa manière. Fortement caractérisées (la blonde pulpeuse, la brune maigrichonne et timide, la fille trop grosse), les trois protagonistes s'arrangent avec leur corps comme elles peuvent. Elles se protègent soit en acceptant de passer pour une salope devant toutes les autres, soit en ne communiquant qu'avec une (ou deux) amie, soit en fonçant tête baissée vers les plaisirs adultes tout en gardant un état d'esprit enfantin. Les trois jeunes interprètes sont remarquables.

    Dans Naissance des pieuvres, la mise en scène est sans esbroufe, sèche et frontale, au plus près des actrices. On est proche de A ma soeur. Mais, selon moi, le style de Céline Sciamma n'atteint pas tout à fait le tranchant et la tension de celui de Breillat. Le montage rigoureux et les images austères manquent légèrement de fluidité (tour de force qu'avait récemment réussit par exemple l'allemand Matthias Luthardt dans son premier film Pingpong, sorti en début d'année).

    Ses histoires de désirs, la cinéaste a eu la belle idée de les situer dans un monde très particulier : celui d'un club de natation. Elle tire le meilleur parti possible des nombreuses scènes de piscine, endroit public où l'on se découvre le plus autant qu'univers clos et bulle protectrice (le travail sur l'image est alors redoublé par l'utilisation d'une musique électro-synthétique en accord avec le lieu). Plus précisément, ces filles font de la natation synchronisée. Et ici tient la grande réussite de Céline Sciamma : sa façon absolument inédite de filmer cette discipline, à des lieues des images télévisées. Les scènes qui sont consacrées aux entraînements dégage un sentiment difficile à décrire, on sent qu'il se joue là quelque chose d'important. Étonnante vision de ces corps coupés en deux par la surface de l'eau : au-dessus, le buste et les bras parfaitement harmonieux, et le visage souriant, lisse; au-dessous, les jambes qui se débattent dans tous les sens pour ne pas couler. La plus belle scène verra ainsi une des jeunes filles nager en apnée autour du groupe en répétition, autour des ces jambes agitées qui ressemblent effectivement aux tentacules d'une pieuvre. Céline Sciamma trouve ici l'image parfaite pour faire passer son idée : poussées vers le même moule, vers l'uniformisation, vers l'image conventionnelle (par leurs entraîneurs et par leurs petits copains), ces filles résistent, portant le mystère irréductible de leur corps. Prometteur est bien le mot adéquat pour ce premier long-métrage.

  • 4 mois, 3 semaines, 2 jours, 12h08 à l'est de Bucarest & La mort de Dante Lazarescu

    (Cristian Mungiu / Roumanie / 2007, Corneliu Porumboiu / Roumanie / 2006 & Cristi Puiu / Roumanie / 2005)

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    Roumanie championne du monde ! Bucarest capitale du cinéma ! C'est exagéré, mais tout de même : trois grands films sont apparus sur les écrans français en l'espace d'un an et demi, venus d'une cinématographie d'où n'émergeait depuis les années 70 que l'excellent Lucian Pintilie. Tour à tour primés à Cannes (successivement par le prix Un certain regard, la Caméra d'or et la Palme d'or), ce sont des premiers ou deuxièmes longs-métrages. L'émergence inattendue d'un petit groupe de jeunes cinéastes talentueux fait toujours plaisir et rassure. On se gardera de parler de révolution, ces trois films restant dans le périmètre de la chronique sociale. Des figures et des thématiques sont communes : l'économie de moyens, forcément, le réalisme, la prédilection pour le plan-séquence, la volonté de traduire l'état de la société roumaine (pendant ou après Ceausescu). Le plus remarquable est que ces similitudes aboutissent à des résultats si différents, preuve de la personnalité déjà affirmée de chacun. Soit : un drame vériste, une comédie et une odyssée absurde.

    940d226ea2d7d716ff56563e737d2e86.jpg4 mois, 3 semaines, 2 jours débute dans un foyer universitaire. Mise en scène aussi austère que le décor, silences, gestes anodins : à l'instar des deux autres films en question, le spectateur n'est pas pris en douceur et doit patienter pour entrer vraiment dans ces univers mornes et confinés. Nous suivons ici les préparatifs de Gabita et Otilia dans leur chambre. Cristian Mungiu pose l'ambiance de l'époque des dernières années sous Ceausescu (marché noir à tous les niveaux, importance des papiers d'identité) et caractérise déjà ses deux personnages, l'une inquiète, l'autre dynamique et débrouillarde. C'est celle-ci que la caméra suit dans les couloirs, puis dans la rue. L'illusion d'une captation en temps réel est donnée d'entrée, par la durée des plans, par le suivi de chaque mouvement (jusqu'aux chassés-croisés presque trop chorégraphiés dans les couloirs). Otilia se charge de récupérer une chambre d'hôtel et d'aller au devant de la personne contactée par Gabita pour l'avorter. La caméra colle aux basques de l'héroïne et rappelle celle qui suivait la Rosetta des frères Dardenne. On se dit alors que, si maîtrisé que soit le dispositif, il va falloir que Mungiu trouve autre chose.

    Et débute cette très longue séquence dans l'hôtel, véritable tour de force, pilier soutenant tout le film. Dans cette pièce, entre les deux filles et "Monsieur Bébé" va monter, par palliers successifs, une tension extraordinaire. Plus besoin d'artifice pour respecter l'unité de temps, Mungiu filme en plans fixes très longs, laissant parfois hors-champ un ou deux acteurs. Sûr de sa mise en scène et de la force de sa situation, il se permet aussi une fausse piste quand Otilia ouvre la valise du "docteur". La montée progressive vers la violence et de formidables trouvailles pour laisser hors-champ certaines choses, comme le refuge de l'une puis de l'autre dans les toilettes (gestes que répétera plus tard Otilia chez ses beaux-parents) font échapper au morbide et à la complaisance.

    Après le désastre, il ne reste que le silence (long plan fixe sur Otilia avec les jambes de Gabita en amorce), juste brisé par quelques phrases tendues, qui, plutôt que prolonger la crise, éclairent les événements des jours précédents (en un changement brutal d'axe de caméra, toujours sur Otilia). Après le repas chez le fiancé et la fameuse scène (ou plutôt le fameux plan) dont tout le monde parle, Mungiu envoie Otilia dans le noir profond de la nuit roumaine lors d'une séquence impressionnante, grand voyage vers l'angoisse. Un retour vers Gabita et un regard caméra apparaissent alors presque superflus.

    Je vois d'ici les programmateurs de salles s'arracher les cheveux pour faire venir le public au séances de cette Palme d'or. Reste le "problème" de l'avortement, qui semble polluer la sortie du film (et encore une fois, plus les journalistes en parle, moins il parle de cinéma et de mise en scène). Harcelé sur ses positions, Mungiu tente de répondre le plus sincèrement possible. Je ne me suis pas posé la question pendant la projection, j'avais sous les yeux un constat, un moment de vie sous un régime autoritaire, des images brutes, honnêtes. Il n'y a aucun message anti-avortement dans le film.

    048807a737c04094734fa465886a2dc9.jpgBeaucoup moins sombre, en début d'année est sorti 12h08 à l'est de Bucarest, comédie totalement fauchée et particulièrement inventive. La première partie présente dans leur environnement domestique les trois principaux protagonistes, futurs intervenants d'un débat télévisé sur la révolution roumaine. Chez Porumboiu aussi, les plans sont longs, distanciés et fermement cadrés, mais l'humour y entre, par petites touches d'abord, en particulier grâce à des dialogues très cinglants.

    Le morceau de bravoure du film est ce débat télévisé, auquel est consacré tout le reste du métrage. Tout part en vrille dès le départ : le premier invité est sans cesse contredit par les téléspectateurs appelant le standard et démentant sa présence dans la rue aux premières minutes de la révolution, le second passe son temps en faisant des cocottes en papier et l'animateur trop sûr de lui voit son débat lui échapper. La grande réussite comique tient à plusieurs choses : l'excellence des trois acteurs, le tempo parfait, l'invention des gags gestuels et le cadrage mal maîtrisé, puisqu'il épouse celui de l'unique cameraman de l'émission. Ce grand moment de cinéma est finalement aussi drôle que gonflé (et épousant le temps réel, soit près de 45 minutes en face de trois personnes et d'une photo sur le mur du fond).

    ca2f6bbdbfc3cbeaa5f61d9d81bac67d.jpgMais le chef d'oeuvre de cette vague roumaine était arrivé quelques mois plus tôt avec La mort de Dante Lazarescu. La construction est similaire : introduction dans l'appartement de Mr Lazarescu, vieillard malade, entouré de ses chats, à peine aidé par ses voisins et qui réussit tout de même à faire venir une ambulance, puis démarrage pour un long périple d'hôpital en hôpital. Le début, assemblage de plans séquences naturalistes, laisse se demander comment cela va pouvoir continuer. L'arrivée de l'infirmière, seule personne qui s'occupera réellement du malade, et le départ de l'appartement lance alors le film vers une odyssée incroyable.

    Ici aussi, l'illusion du temps réel est donnée : une nuit est condensée en 2h30, en raccourcissant uniquement les trajets et les analyses et laissant ainsi se dérouler de grands blocs temporels collés les uns aux autres. Plans longs, caméra à l'épaule : on se croirait embarqués dans un reportage sur les hôpitaux de Bucarest. Sauf que la maîtrise de Puiu dans le rendu du va et vient des personnages dans le champ est confondante. La galerie de portraits de médecins et de soignants est ahurissante; la terrible cruauté et la lassitude se mêlent à l'obligation morale de "faire le boulot malgré tout".

    Le travail sur le temps effectué par le cinéaste est prodigieux, par l'assemblage de ces blocs mais aussi par la répétition : les analyses, les diagnostics, les confrontations et les phrases rabâchées deviennent de plus en plus troublantes. La fatigue de la nuit se fait sentir sur l'infirmière, renvoyée d'un établissement à l'autre, autant que sur ses interlocuteurs hospitaliers. De même, le corps de Mr lazarescu s'affaisse de plus en plus, son esprit s'embrume. Bien que collée au plus près de la réalité, la mise en scène dégage peu à peu une dimension fantastique. Le quatrième et dernier hôpital ressemble bien à l'antichambre de la mort. Les soignantes sont des femmes brunes, lentes et lasses, apaisantes. La lumière est bleutée et métallique. La toilette pré-opératoire s'apparente à une préparation mortuaire. Cristi Puiu coupe brutalement son film. C'est très impressionnant.

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    Photo : Allociné.com

  • Mondovino & Chats perchés

    (Jonathan Nossiter / France - Etats-Unis / 2004 & Chris Marker / France / 2004)

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    968e9be2b21a3e59328a77a7721601ed.jpgArte vient de diffuser tout l'été Mondovino sous la forme d'une série de 10 épisodes de 50 minutes. Je n'avais pas vu la version de 2h30 présentée avec succès à Cannes puis dans les salles en 2004. Nossiter filme ses rencontres avec des professionnels du vin, de l'Europe aux deux Amériques. L'inquiétude face à l'uniformisation des productions, conséquence de la mondialisation, est énoncée par plusieurs protagonistes et, en creux, par le réalisateur lui-même. Malgré le fait que Nossiter s'en défende et qu'il use de la même courtoisie avec chacun de ses interlocuteurs, un clivage s'impose au spectateur, le montage passant avec ironie d'un pôle à l'autre : du petit producteur respectueux de son terroir aux grands pontes soucieux de vendre le même produit à tout le monde. On voit donc bien où vont les sympathies de Nossiter (ses savoureuses allusions aux préparatifs du Forum social à Florence qui concernent si peu les grands bourgeois qui reçoivent le réalisateur).

    L'extrême longueur du documentaire provoque quelques redites et qui n'est pas passionné par le monde du vin peut lâcher prise par moments. L'un des intérêts principaux du film est son aspect globe trotter qui permet de confronter les cultures (avec des résultats étonnants en Italie lors des rencontres avec deux grandes familles de nobles, l'une évoquant de façon quasi nostalgique le fascisme mussolinien, l'autre représentée par les deux jeunes frères, beaux gosses parfaits, sapés en Armani). On s'aperçoit ainsi que le trait le mieux partagé par les riches exploitants de tous les pays traversés est le mépris envers les travailleurs locaux.

    La caméra est très agitée, prenant sur le vif, jusqu'aux mouvements incontrôlés et inesthétiques. Nossiter choisit aussi de décadrer régulièrement l'interviewé, pour saisir dans le cours de la discussion un élément ou une personne à l'arrière-plan. Le procédé est surtout utilisé face aux "gros poissons" et c'est une manière de commenter indirectement l'inanité des propos tenus (ou de débusquer une attachée de presse inquiète de la tournure de l'entretien derrière une plante verte). Plus amusant : le leitmotiv des grilles infranchissables des grands domaines, celui des chiens et une bande son agréable (Ian Dury, Dominique A...). La vitalité, la passion et la simplicité de certains (petits producteurs, vendeurs) donnent l'image d'une résistance encore active face au rouleau compresseur économique. Mais comme dans le cinéma (le parallèle est de Nossiter lui-même dans son documentaire), le combat est rude.

    ac91c89476792fa7b26ca9ceb606d89b.jpgPassé lui aussi en son temps sur Arte (mais non diffusé en salles à ma connaissance), Chats perchés de Chris Marker a en commun, outre l'époque de la réalisation, l'usage de la caméra numérique, l'évocation de cet "autre monde possible" et plus accessoirement, un leitmotiv animal. Si Jonathan Nossiter semble rencontrer au cours de son périple autant de chiens que de viticulteurs, Marker, cela on le sait, adore depuis toujours filmer les chats. Personnalité secrète, Chris Marker semble avoir eu, depuis les années 50 et ses travaux avec Resnais notamment, plusieurs vies (et plusieurs noms, plusieurs métiers). Entre fictions et documentaires, cinéma et vidéo, télévision et cd-roms, l'oeuvre est difficile à suivre (et à voir, malgré quelques éditions DVD). En mémoire, quelques flashs : les luttes sociales du Fond de l'air est rouge (1977), son film le plus connu, le portrait d'Alexandre Medvekine, cinéaste russe des années 30, rendu si proche (Le tombeau d'Alexandre, 1993), un étrange jeu vidéo à la base d'une fiction de cinéma (Level 5, 1997) et surtout La jetée, réalisé en 62, qui a servi de point de départ au scénario de L'armée des douze singes de Terry Gilliam et qui est simplement le plus beau court métrage du monde.

    Ici, Chris Marker se lance à la recherche des auteurs de graffitis ayant fleuri sur les murs de Paris à partir de 2001, graffitis représentant un chat au large sourire. Le cinéaste étant un adepte des digressions et du coq à l'âne, l'enquête suit de multiples chemins. La vie dans la ville, l'art, la politique se mêlent. Militant infatigable, Chris Marker filme des manifestations anti-Le Pen ou anti-Bush, des marches pour les retraites, pour le Tibet (qui, contrairement à la démonstration des musulmanes réclamant le droit au voile, n'intéresse personne, remarque-t-il sobrement) etc... Ce bouillonnement lui rappelle les luttes de la gauche des années 60 et 70, mais, toujours avec humour, Marker pointe aussi les excès de certains slogans (Saddam Hussein n'a-t-il pas tout de même exterminé des Kurdes ?) et se fait carrément narquois par rapport aux manifestants pour l'école libre. Il croise parfois dans ces manifs des pancartes étranges où reapparaît le chat. L'enquête continue.

    Très travaillé, son documentaire donne l'impression rare de voir vraiment les gens vivre dans les rues parisiennes ou le métro, en captant des bribes d'existence, des visages (de jeunes femmes surtout), sans commentaire. La narration n'est soutenue que par des cartons qui relancent ou contredisent. Ces petites phrases incisives se font dévastatrices quand elles arrivent en contrepoint d'extraits de discours tenus par quelques politiques (de Chirac à Jospin, en passant par Raffarin et Mamère). Cette irrévérence salutaire peut aussi se faire ludique, comme dans la séquence où Marker intègre le fameux chat dessiné à des tableaux célèbres, démontrant que ce dernier est un personnage récurrent depuis au moins la préhistoire : belle manière d'élever la pratique du tag au rang d'art à part entière.

    Mais que peut l'art face à la guerre, face à la misère sociale ? Le désespoir pointe petit à petit. Le chat souriant ne pointe plus son museau dans les rues. L'art ne protège même pas l'artiste du pire. La preuve quand Marker évoque, pour finir, Bertrand Cantat, ce "jeune chanteur que le hasard l'avait fait filmer en 99 lors d'un concert de soutien aux sans-papiers". "Pas étonnant que les chats nous abandonnent".

    Chris Marker a 86 ans cette année : citoyen et poète, grand cinéaste.

  • Boulevard de la mort

    (Quentin Tarantino / Etats-Unis / 2007)

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    6b715b8f0bd2131d63ad0f6e3c285897.jpgRetour sur le Boulevard de la mort, que j'avais été voir un peu à reculons en juin dernier, ce qui est très dangereux vu le cinglé qui sillonne cette route. Ma réticence initiale tenait à la nature du film : l'hommage à la série B des années 70. Kill Bill avait été plus ou moins vendu comme cela, avec plus de tapage il est vrai. Pour la première fois, Tarantino patinait, étirant son métrage inutilement jusqu'à donner deux trop longs films, brillants mais par endroits boursouflés, aux scènes d'actions virtuoses mais fatiguantes.

    Ouf, rien de tel ici. L'hommage ne se transforme pas en grosse machine qui veut trop dire et trop montrer à la fois. Intrigue simplissime, amusant vieillissement artificiel de l'image (sautes dans les plans, rayures de la pellicule...), efficace bande son gorgée de vieux morceaux pop rock et abondants clins d'oeil (même au sens littéral du terme, voir le regard caméra de Kurt Russell avant d'entamer sa course folle) : l'aspect pastiche est évident. La belle idée du film est la construction en deux parties, racontant différemment deux histoires très semblables : un groupe de filles rencontre Stuntman Mike (Kurt Russell) et cela finit mal sur la route. C'est paradoxalement cette répétition qui fait passer les longues séquences de tchatche entre copines. Ces scènes, dans la seconde partie, nous les raccordons à celles du début, nous voyons autre chose qu'un simple bavardage. Tarantino ne réussit pas seulement ses deux pans du tableau, il soigne aussi la pliure. Ainsi cette scène extraordinaire dans les couloirs de l'hôpital, où le Sheriff explique à son adjoint les mobiles et le déroulement du crime dans les moindres détails, corroborant tout à fait ce que l'on a vu depuis une heure, et finit tout aussi tranquillement son monologue en déclarant qu'il ne fera rien pour arrêter son suspect.

    Kurt Russell s'en donne à coeur joie et les deux bandes de filles sont renversantes (dont la magnifique Rosario Dawson, découverte dans le Kids de Larry Clark et vue entre autres dans la 25e heure). Zoé Bell, véritable cascadeuse, s'intègre parfaitement au second groupe. Sa présence permet à Tarantino, outre un bel hommage aux ouvriers de l'ombre du cinéma, de réaliser une époustouflante course poursuite en voitures, sans trucage numérique. Autant la scène de l'accident qui clôturait la première partie est fulgurante (atroce et fascinante par son montage répété et le jeu sur la lumière), autant cette poursuite est étirée. Mais même pour qui n'est absolument pas un fan de bagnoles, pour peu que le réalisateur soit compétent, il est évident que ce spectacle est l'un des plus cinégénique qui soit (la vitesse sur les routes américaines désertes, ça marche presque à tous les coups : Point limite zéro, Duel etc...). Le final est réjouissant malgré le fait qu'il contienne l'un des deux très brefs moments discutables du film. Le détachement de Tarantino le fait céder parfois à un humour complaisant par rapport à la violence. Les trois copines n'hésitent pas à laisser tomber la quatrième seul face à un gros libidineux et le plan qui clôt la séquence se veut drôle mais laisse peu de doutes quant à la suite des évènements (ce genre de détail montre que Boulevard de la mort comme grand film féministe, il ne faut pas trop pousser quand même...). Enfin, le tout dernier plan est aussi inattendu que violent. L'effet est heureusement atténué par l'explosion musicale finale, formidable reprise par April March du Laisse tomber les filles chanté par France Gall dans les sixties.

    Une exercice de style où quelque chose vit, où le pastiche n'empêche pas l'adhésion, voilà la réussite de Tarantino. Peut être devrait-il tourner toujours comme cela : rapidement, enchaînant les projets, sans trop se laisser emporter dans de grosses entreprises. Boulevard de la mort  n'est pas le plus grand film de l'année, ce n'était sans doute pas non plus le plus important présenté à Cannes, il n'empêche qu'il laisse en mémoire de sacrés moments de cinéma. Et qu'il prend sa petite place juste à côté de Pulp Fiction, un peu derrière Jackie Brown  et surtout ce Reservoir Dogs fracassant que Tarantino ne dépassera sans doute jamais, mais peu importe puisqu'au moins, il est de retour.