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2000s - Page 28

  • Saw

    (James Wan / Etats-Unis / 2004)

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    086e72bccba2b9cd068dfbb1fb4c5eab.jpgRégulièrement déboulent sur les écrans des petits thrillers horrifiques, soit pré-vendus comme "déjà culte" avant même leur sortie, soit bénéficiant réellement d'un bon bouche à oreille. Ce renouvellement perpétuel signe la vivacité du genre. On serait par contre bien en peine de retenir un nom parmi tous les nouveaux réalisateurs attachés à ce type de film.

    En 2004, c'était donc au tour de Saw de faire son petit effet. Deux hommes se réveillent enchaînés dans une pièce inconnue. Ils n'ont aucune idée d'où ils se trouvent et ne se connaissent pas, mais finissent par réaliser qu'ils sont sous la surveillance d'un serial killer qui leur impose de terribles épreuves. Nous avons donc là une sorte de Fort Boyard de l'horreur (je ne développe pas ce rapprochement, quelqu'un ayant eu la même idée, voir plus bas).

    La publicité était centrée sur le tour de force du huis-clos. Pourtant, ce dispositif de base n'est même pas assumé entièrement par le réalisateur, qui distille petit à petit des flash-backs sur les méfaits précédents du tueur. Ceux-ci sont filmés comme des clips vidéo des années 90 et mettent en scène des instruments de torture sophistiqués jusqu'au risible. Entre deux retours dans la pièce où se joue le duel entre les deux victimes, James Wan rajoute en parallèle la description de l'enquête que mènent deux flics (un Noir, vieux routier du crime, et un jeune dynamique, tiens... où ai-je déjà vu ça ?...). Ces scènes baignent dans des lumières glauques très travaillées puisque, depuis Seven (oups, ça y est je l'ai dit), apparemment, on ne peut plus filmer une enquête policière sans des tonnes d'effets lumineux (un peu comme depuis le Soldat Ryan, on ne peut plus filmer la guerre que dans la mêlée et avec une caméra tremblotante). Ainsi cisaillé par le montage, l'affrontement entre nos deux enchaînés perd ainsi la force qu'il pouvait garder dans le rendu de l'écoulement du temps. L'évolution psychologique est balisée (incrédulité, méfiance, tromperies, entraide...) et la narration n'avance que grâce à des retournements ou des coups de théâtre. Le découpage de la jambe pour se libérer de la chaîne, scène gore tant attendue est escamotée et nous n'avons même pas droit à un plan sur le pied sectionné, ce qui nous laisse sceptiques : doit-on être soulagés ou y voir une concession ?. Le final est forcément à rebondissements et, si il ne cède pas au happy end, reste assez affligeant (sans trop dévoiler, disons que le serial killer n'a pas intérêt à avoir de crampes pour réussir son coup). Un bien mauvais film, ma foi.

    Deux autres volets ont été réalisés en 2005 et 2006 et un quatrième se prépare. Peu de chances que j'y courre. Mais rien que pour le plaisir des titres, j'aimerais assez qu'ils aillent jusqu'à Saw 6 et Saw 7.

     

    PS : J'écris sur ce film, vu seulement au printemps dernier, après en avoir lu une critique chez le bon Dr Orlof. En ces temps d'ouverture, je vous invite à lire son avis, plus positif que le mien, en cliquant ici.

  • Sicko

    (Michael Moore / Etats-Unis / 2007)

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    cb9f57e84bab31bd54546ff3c0ff4386.jpgIl devient difficile d'aller voir un film de Michael Moore sans a-priori. Entre le rejet total des uns pour cause de manipulation et l'idolâtrie des autres envers leur héros anti-Bush, nous sommes sommés de prendre parti. Sicko dénonce la faillite du système de santé américain. Moore débute par un catalogue de situations aussi absurdes que déplorables, touchant quelques uns de ses concitoyens victimes d'accidents ou de maladies. Édifiant, le discours est répétitif et la limite entre compassion et chantage émotionnel est indécise (cette limite était franchie régulièrement dans Fahrenheit 9/11). Le cinéaste s'attache à décrire les rouages d'un système inégalitaire entretenu par les gouvernements US successifs (attaque bien sentie envers Hillary Clinton, ça change de Bush(*)) et les compagnies d'assurance tirant tous les bénéfices et poussant leurs assurés vers la précarité. Le montage est toujours narquois, notamment par l'utilisation d'images de propagande communiste. Mais bien sûr, pour le sérieux et la force de l'enquête, Michael Moore n'est pas Fernando Solanas (dont l'impressionnant documentaire Mémoires d'un saccage, aussi engagé que lumineux permettait de saisir la complexité des déboires économiques de l'Argentine des années 90). Chiffres et images sorties d'on ne sait où, jamais datées : la méthode est connue depuis longtemps, ses limites aussi. On peut (on doit) le dire. Mais balancer Sicko d'une pichenette quand on a applaudi à la Palme d'or pour Fahrenheit 9/11, comme le font une grande partie des critiques actuellement, ressemble furieusement à un retour de bâton qui défoule (dernier exemple en date : Le masque et la plume de ce dimanche, avec de beaux arguments comme "cinéaste plein aux as", "film bête", "séquence qui dé-crédibilise l'ensemble").

    Depuis Roger et moi, le réalisateur n'a cessé d'élargir son champ d'action. En passant de sa ville de Flint à l'Irak, Moore a perdu en humour et en invention. Pamphlet chronologique sans grandes surprises, Fahrenheit 9/11 m'avait déçu. Mais Michael Moore a toujours des idées, qui se transforment parfois en véritables trouvailles de mise en scène, notamment sur les moments les plus difficiles à montrer (la tuerie de Columbine vue longuement et froidement à travers les caméras de surveillance parmi beaucoup d'autres moments de Bowling for Columbine, ou l'évocation par un écran noir des attentats du 11 septembre, parmi ceux de Fahrenheit, plus rares).

    La dénonciation passe mieux au travers de Michael Moore "acteur" que de Michael Moore énonciateur. Il revient à l'écran dans la deuxième partie de Sicko, quand il décide d'aller voir comment marchent les systèmes de santé canadiens, britanniques et français. Cet épisode dans notre pays hérisse les poils de beaucoup. Approximations et exagérations abondent en effet dans ces propos enamourés sur le système français (mais ils sont tenus par des américains fraîchement installés en France, donc, pourquoi ne seraient-ils pas sincères ?). Mais tout à coup, comme cela nous concerne, Moore n'aurait plus le droit de simplifier le réel. C'est oublier un peu vite le plaisir évident que prend le cinéaste à jouer sur les clichés et les images d'Epinal. C'est surtout oublier de voir à qui, de toute évidence, s'adresse ce film : le public américain (Moore appuie pourtant suffisamment la-dessus dans son commentaire).

    Revigoré par ses escapades, Michael Moore peut revenir aux Etats-Unis, sans revenir aux témoignages, mais pour filmer le réel (car ça aussi, il sait le faire) avec la séquence du foyer et pour préparer un dernier coup d'éclat. Le périple vers Guantanamo, certes mal articulé dans le commentaire mais astucieux, ne peut que tourner court. Il a le mérite de mener à Cuba, pour un dénouement qui finit par emporter le morceau. Le léger flottement dans les intentions (le doute, "joué" peut-être, mais pas si rare que l'on ne le dit dans son oeuvre), la situation exceptionnelle qui confronte ces malades américains aux "ennemis cubains" (situation incongrue qui "autenthifie", même si le mot paraît choquant, l'émotion de ces malades), tout ceci permet de trouver un équilibre enfin tenu entre les deux registres chers au cinéaste : le compassionnel et la provocation. Et Moore peut alors mettre en scène l'une de ces petites victoires que son combat, aux méthodes si controversées, permettait avant ce Fahrenheit 9/11, aujourd'hui si encombrant pour aborder sereinement ses films.

     

    (*) : Déclaration de Moore dans Télérama : "Sarkozy est certainement plus à gauche que Hillary Clinton". Cela ne console pas, mais fait réfléchir.

  • Souvenirs de la maison jaune, Les noces de Dieu & Va et vient

    (Joao César Monteiro / Portugal / 1989, 1998 et 2003)

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    7e067561bb83a6bbcd792c863e583a8b.jpgComme beaucoup, ma rencontre avec l'oeuvre de Monteiro date de 1995 avec la sortie de La comédie de Dieu. Avec son physique à la Nosferatu, Monteiro y incarnait lui-même à nouveau Jean de Dieu, vieil homme respectable adorant faire faire des choses perverses à de jolies jeunes femmes invitées chez lui, personnage crée 6 ans plus tôt dans Souvenirs de la maison jaune (le cinéaste est né en 1934 et a commencé à réaliser dans les années 70). Nous sommes ici au coeur d'un cinéma ardu, solitaire, provocateur et hyper-référencé (de multiples citations littéraires se mêlent à des hommages à Murnau, à Stroheim ou à Bunuel), mais très réjouissant quand il est porté par un véritable récit, comme dans ces Souvenirs... (et dans La comédie de Dieu). Dans le film de 89 donc, les pérégrinations de Jean de Dieu dans une pension pour vieillards et prostituées montrent une haine vigoureuse de la mort et du martyr du corps âgé. La vieillesse y est assimilée à la misère. Jean de Dieu est attiré, mais sans illusions, par la jeunesse (son érotisme, sa richesse). Les provocations de langage et les allusions sexuelles incessantes ne sont pas gratuites mais participent du sentiment de l'impossibilité de revenir en arrière pour le vieil homme. Ainsi hanté par la mort, le film prend sur la fin, bizarrement, un virage aussi déconcertant que revigorant pour le personnage avec sa fuite du foyer et son arrivée en asile. Recourant alors au symbolisme, repoussé jusque là, Monteiro termine plutôt sur l'espoir. Jean de Dieu reviendra effectivement dans d'autres films.

    0647b2e0f823480924427bfbbbaea32f.jpgMais après La Comédie de Dieu et son bel accueil, Monteiro casse son jouet. Le bassin de J.W.(1997) est un délire imbuvable, dont le souvenir lointain m'est encore douloureux (ahh, ce plan de Monteiro de face en train de nous uriner dessus, à nous, spectateurs...). Vu plus récemment, Les noces de Dieu (1998), si il signe le retour de notre héros, n'est pas le travail d'un cinéaste assagi. Refusant d'entrée le réalisme, il théâtralise à l'extrème, usant uniquement de plans séquences verbeux. Le gain au jeu du personnage de la Princesse Elena réveille le spectateur au bout d'une heure. Un clin d'oeil à L'âge d'or puis une scène sexuelle très explicite font espérer. Mais la bifurcation finale, habituelle chez le cinéaste, sous forme de fable (arrestation, asile, prison...) écrase à nouveau le film sous le poids des dialogues, des citations à la Godard, de l'exhibitionnisme de Monteiro et de la longueur inutile. Mais Joana Azevedo est une femme sublime.

    661e5e564d19d495333038a49a35beec.jpgJoao César Monteiro est mort en 2003, juste après avoir terminé Va et vient. Dans ce dernier film, il va toujours plus loin dans la provocation verbale (et blasphématoire) et surtout dans la rigueur d'un dispositif de mise en scène qui finit par décourager. La narration épouse la répétition des journées de Jean Vuvu (oui, il a changé de nom) : une longue scène plus ou moins perverse dans la maison entre Jean et une nouvelle jeune femme, un trajet en bus pour aller au parc, un long plan silencieux de Jean assis sur un banc, un trajet de retour dans le bus. Les plans séquences gardent les mêmes cadrages d'un bloc à l'autre. Monteiro doit bien rigoler de maltraiter son spectateur de la sorte. Nous, beaucoup moins. Et bien sûr, c'est au bout de 2 heures, alors que l'on va lâcher, que le cycle est brisé et que le film redémarre pour une heure de plus. Le fils de Jean réapparaît en pleine conversation avec une femme flic (trois personnes dans le cadre tout à coup, nous en sommes tout bouleversés), une étrange femme à barbe débarque (scène douce et troublante malgré son énormité), Jean doit être hospitalisé (pour avoir joué avec une certaine sculpture), il sort et croise un ange... Les derniers plans sont beaux (dont un rêve provoquant filmé à la manière des primitifs du muet), mais (Jean de) Dieu que ce fût long.

    Monteiro a fait un cinéma à nul autre pareil, l'un des plus exigeants et des plus libres au monde. C'est aussi l'un des rares cinéastes à avoir perpétué l'héritage du surréalisme et de Bunuel. Mais il me reste cette impression que ses quatre derniers films (car il y a en 2000 un Blanche-Neige, film parlé sur un écran noir du début à la fin, que j'avoue ne pas être impatient de voir) sont le résultat d'un art qui se referme sur lui-même à force d'intransigeance et de refus de tout compromis, prompt à satisfaire l'auteur et quelques critiques.

  • Naissance des pieuvres

    (Céline Sciamma / France / 2007)

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    48ccfb6f950f1026238a93da38e09e69.jpgQuelques jours de la vie de trois jeunes filles d'une quinzaine d'années, dans la banlieue parisienne. C'est l'été. Tout gravite autour de la piscine où les filles s'entraînent à la natation synchronisée. Chacune se débat avec son corps changeant et ses désirs naissants. Céline Sciamma signe son premier film et choisit la chronique adolescente et ses bouleversements. Pour éviter le déjà-vu, elle opte d'une part pour un parti pris et d'autre part pour un environnement singulier.

    Le parti pris est celui de ne jamais montrer les parents. Quelques silhouettes d'entraîneurs à la piscine et de dragueurs en boîte figureront les seules présences adultes. La caméra ne s'occupe que des adolescents, ou plutôt, des filles, tellement les garçons du même âge semblent ailleurs, dans leurs jeux à eux, souvent sexuels, pas très intelligents en général. Pas vraiment d'échange possible entre les deux groupes, la sexualité et le premier rapport n'étant vus que sous l'angle de la pulsion et du passage obligé. Les filles se créent donc leur bulle, chacune à sa manière. Fortement caractérisées (la blonde pulpeuse, la brune maigrichonne et timide, la fille trop grosse), les trois protagonistes s'arrangent avec leur corps comme elles peuvent. Elles se protègent soit en acceptant de passer pour une salope devant toutes les autres, soit en ne communiquant qu'avec une (ou deux) amie, soit en fonçant tête baissée vers les plaisirs adultes tout en gardant un état d'esprit enfantin. Les trois jeunes interprètes sont remarquables.

    Dans Naissance des pieuvres, la mise en scène est sans esbroufe, sèche et frontale, au plus près des actrices. On est proche de A ma soeur. Mais, selon moi, le style de Céline Sciamma n'atteint pas tout à fait le tranchant et la tension de celui de Breillat. Le montage rigoureux et les images austères manquent légèrement de fluidité (tour de force qu'avait récemment réussit par exemple l'allemand Matthias Luthardt dans son premier film Pingpong, sorti en début d'année).

    Ses histoires de désirs, la cinéaste a eu la belle idée de les situer dans un monde très particulier : celui d'un club de natation. Elle tire le meilleur parti possible des nombreuses scènes de piscine, endroit public où l'on se découvre le plus autant qu'univers clos et bulle protectrice (le travail sur l'image est alors redoublé par l'utilisation d'une musique électro-synthétique en accord avec le lieu). Plus précisément, ces filles font de la natation synchronisée. Et ici tient la grande réussite de Céline Sciamma : sa façon absolument inédite de filmer cette discipline, à des lieues des images télévisées. Les scènes qui sont consacrées aux entraînements dégage un sentiment difficile à décrire, on sent qu'il se joue là quelque chose d'important. Étonnante vision de ces corps coupés en deux par la surface de l'eau : au-dessus, le buste et les bras parfaitement harmonieux, et le visage souriant, lisse; au-dessous, les jambes qui se débattent dans tous les sens pour ne pas couler. La plus belle scène verra ainsi une des jeunes filles nager en apnée autour du groupe en répétition, autour des ces jambes agitées qui ressemblent effectivement aux tentacules d'une pieuvre. Céline Sciamma trouve ici l'image parfaite pour faire passer son idée : poussées vers le même moule, vers l'uniformisation, vers l'image conventionnelle (par leurs entraîneurs et par leurs petits copains), ces filles résistent, portant le mystère irréductible de leur corps. Prometteur est bien le mot adéquat pour ce premier long-métrage.

  • 4 mois, 3 semaines, 2 jours, 12h08 à l'est de Bucarest & La mort de Dante Lazarescu

    (Cristian Mungiu / Roumanie / 2007, Corneliu Porumboiu / Roumanie / 2006 & Cristi Puiu / Roumanie / 2005)

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    Roumanie championne du monde ! Bucarest capitale du cinéma ! C'est exagéré, mais tout de même : trois grands films sont apparus sur les écrans français en l'espace d'un an et demi, venus d'une cinématographie d'où n'émergeait depuis les années 70 que l'excellent Lucian Pintilie. Tour à tour primés à Cannes (successivement par le prix Un certain regard, la Caméra d'or et la Palme d'or), ce sont des premiers ou deuxièmes longs-métrages. L'émergence inattendue d'un petit groupe de jeunes cinéastes talentueux fait toujours plaisir et rassure. On se gardera de parler de révolution, ces trois films restant dans le périmètre de la chronique sociale. Des figures et des thématiques sont communes : l'économie de moyens, forcément, le réalisme, la prédilection pour le plan-séquence, la volonté de traduire l'état de la société roumaine (pendant ou après Ceausescu). Le plus remarquable est que ces similitudes aboutissent à des résultats si différents, preuve de la personnalité déjà affirmée de chacun. Soit : un drame vériste, une comédie et une odyssée absurde.

    940d226ea2d7d716ff56563e737d2e86.jpg4 mois, 3 semaines, 2 jours débute dans un foyer universitaire. Mise en scène aussi austère que le décor, silences, gestes anodins : à l'instar des deux autres films en question, le spectateur n'est pas pris en douceur et doit patienter pour entrer vraiment dans ces univers mornes et confinés. Nous suivons ici les préparatifs de Gabita et Otilia dans leur chambre. Cristian Mungiu pose l'ambiance de l'époque des dernières années sous Ceausescu (marché noir à tous les niveaux, importance des papiers d'identité) et caractérise déjà ses deux personnages, l'une inquiète, l'autre dynamique et débrouillarde. C'est celle-ci que la caméra suit dans les couloirs, puis dans la rue. L'illusion d'une captation en temps réel est donnée d'entrée, par la durée des plans, par le suivi de chaque mouvement (jusqu'aux chassés-croisés presque trop chorégraphiés dans les couloirs). Otilia se charge de récupérer une chambre d'hôtel et d'aller au devant de la personne contactée par Gabita pour l'avorter. La caméra colle aux basques de l'héroïne et rappelle celle qui suivait la Rosetta des frères Dardenne. On se dit alors que, si maîtrisé que soit le dispositif, il va falloir que Mungiu trouve autre chose.

    Et débute cette très longue séquence dans l'hôtel, véritable tour de force, pilier soutenant tout le film. Dans cette pièce, entre les deux filles et "Monsieur Bébé" va monter, par palliers successifs, une tension extraordinaire. Plus besoin d'artifice pour respecter l'unité de temps, Mungiu filme en plans fixes très longs, laissant parfois hors-champ un ou deux acteurs. Sûr de sa mise en scène et de la force de sa situation, il se permet aussi une fausse piste quand Otilia ouvre la valise du "docteur". La montée progressive vers la violence et de formidables trouvailles pour laisser hors-champ certaines choses, comme le refuge de l'une puis de l'autre dans les toilettes (gestes que répétera plus tard Otilia chez ses beaux-parents) font échapper au morbide et à la complaisance.

    Après le désastre, il ne reste que le silence (long plan fixe sur Otilia avec les jambes de Gabita en amorce), juste brisé par quelques phrases tendues, qui, plutôt que prolonger la crise, éclairent les événements des jours précédents (en un changement brutal d'axe de caméra, toujours sur Otilia). Après le repas chez le fiancé et la fameuse scène (ou plutôt le fameux plan) dont tout le monde parle, Mungiu envoie Otilia dans le noir profond de la nuit roumaine lors d'une séquence impressionnante, grand voyage vers l'angoisse. Un retour vers Gabita et un regard caméra apparaissent alors presque superflus.

    Je vois d'ici les programmateurs de salles s'arracher les cheveux pour faire venir le public au séances de cette Palme d'or. Reste le "problème" de l'avortement, qui semble polluer la sortie du film (et encore une fois, plus les journalistes en parle, moins il parle de cinéma et de mise en scène). Harcelé sur ses positions, Mungiu tente de répondre le plus sincèrement possible. Je ne me suis pas posé la question pendant la projection, j'avais sous les yeux un constat, un moment de vie sous un régime autoritaire, des images brutes, honnêtes. Il n'y a aucun message anti-avortement dans le film.

    048807a737c04094734fa465886a2dc9.jpgBeaucoup moins sombre, en début d'année est sorti 12h08 à l'est de Bucarest, comédie totalement fauchée et particulièrement inventive. La première partie présente dans leur environnement domestique les trois principaux protagonistes, futurs intervenants d'un débat télévisé sur la révolution roumaine. Chez Porumboiu aussi, les plans sont longs, distanciés et fermement cadrés, mais l'humour y entre, par petites touches d'abord, en particulier grâce à des dialogues très cinglants.

    Le morceau de bravoure du film est ce débat télévisé, auquel est consacré tout le reste du métrage. Tout part en vrille dès le départ : le premier invité est sans cesse contredit par les téléspectateurs appelant le standard et démentant sa présence dans la rue aux premières minutes de la révolution, le second passe son temps en faisant des cocottes en papier et l'animateur trop sûr de lui voit son débat lui échapper. La grande réussite comique tient à plusieurs choses : l'excellence des trois acteurs, le tempo parfait, l'invention des gags gestuels et le cadrage mal maîtrisé, puisqu'il épouse celui de l'unique cameraman de l'émission. Ce grand moment de cinéma est finalement aussi drôle que gonflé (et épousant le temps réel, soit près de 45 minutes en face de trois personnes et d'une photo sur le mur du fond).

    ca2f6bbdbfc3cbeaa5f61d9d81bac67d.jpgMais le chef d'oeuvre de cette vague roumaine était arrivé quelques mois plus tôt avec La mort de Dante Lazarescu. La construction est similaire : introduction dans l'appartement de Mr Lazarescu, vieillard malade, entouré de ses chats, à peine aidé par ses voisins et qui réussit tout de même à faire venir une ambulance, puis démarrage pour un long périple d'hôpital en hôpital. Le début, assemblage de plans séquences naturalistes, laisse se demander comment cela va pouvoir continuer. L'arrivée de l'infirmière, seule personne qui s'occupera réellement du malade, et le départ de l'appartement lance alors le film vers une odyssée incroyable.

    Ici aussi, l'illusion du temps réel est donnée : une nuit est condensée en 2h30, en raccourcissant uniquement les trajets et les analyses et laissant ainsi se dérouler de grands blocs temporels collés les uns aux autres. Plans longs, caméra à l'épaule : on se croirait embarqués dans un reportage sur les hôpitaux de Bucarest. Sauf que la maîtrise de Puiu dans le rendu du va et vient des personnages dans le champ est confondante. La galerie de portraits de médecins et de soignants est ahurissante; la terrible cruauté et la lassitude se mêlent à l'obligation morale de "faire le boulot malgré tout".

    Le travail sur le temps effectué par le cinéaste est prodigieux, par l'assemblage de ces blocs mais aussi par la répétition : les analyses, les diagnostics, les confrontations et les phrases rabâchées deviennent de plus en plus troublantes. La fatigue de la nuit se fait sentir sur l'infirmière, renvoyée d'un établissement à l'autre, autant que sur ses interlocuteurs hospitaliers. De même, le corps de Mr lazarescu s'affaisse de plus en plus, son esprit s'embrume. Bien que collée au plus près de la réalité, la mise en scène dégage peu à peu une dimension fantastique. Le quatrième et dernier hôpital ressemble bien à l'antichambre de la mort. Les soignantes sont des femmes brunes, lentes et lasses, apaisantes. La lumière est bleutée et métallique. La toilette pré-opératoire s'apparente à une préparation mortuaire. Cristi Puiu coupe brutalement son film. C'est très impressionnant.

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    Photo : Allociné.com

  • Mondovino & Chats perchés

    (Jonathan Nossiter / France - Etats-Unis / 2004 & Chris Marker / France / 2004)

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    968e9be2b21a3e59328a77a7721601ed.jpgArte vient de diffuser tout l'été Mondovino sous la forme d'une série de 10 épisodes de 50 minutes. Je n'avais pas vu la version de 2h30 présentée avec succès à Cannes puis dans les salles en 2004. Nossiter filme ses rencontres avec des professionnels du vin, de l'Europe aux deux Amériques. L'inquiétude face à l'uniformisation des productions, conséquence de la mondialisation, est énoncée par plusieurs protagonistes et, en creux, par le réalisateur lui-même. Malgré le fait que Nossiter s'en défende et qu'il use de la même courtoisie avec chacun de ses interlocuteurs, un clivage s'impose au spectateur, le montage passant avec ironie d'un pôle à l'autre : du petit producteur respectueux de son terroir aux grands pontes soucieux de vendre le même produit à tout le monde. On voit donc bien où vont les sympathies de Nossiter (ses savoureuses allusions aux préparatifs du Forum social à Florence qui concernent si peu les grands bourgeois qui reçoivent le réalisateur).

    L'extrême longueur du documentaire provoque quelques redites et qui n'est pas passionné par le monde du vin peut lâcher prise par moments. L'un des intérêts principaux du film est son aspect globe trotter qui permet de confronter les cultures (avec des résultats étonnants en Italie lors des rencontres avec deux grandes familles de nobles, l'une évoquant de façon quasi nostalgique le fascisme mussolinien, l'autre représentée par les deux jeunes frères, beaux gosses parfaits, sapés en Armani). On s'aperçoit ainsi que le trait le mieux partagé par les riches exploitants de tous les pays traversés est le mépris envers les travailleurs locaux.

    La caméra est très agitée, prenant sur le vif, jusqu'aux mouvements incontrôlés et inesthétiques. Nossiter choisit aussi de décadrer régulièrement l'interviewé, pour saisir dans le cours de la discussion un élément ou une personne à l'arrière-plan. Le procédé est surtout utilisé face aux "gros poissons" et c'est une manière de commenter indirectement l'inanité des propos tenus (ou de débusquer une attachée de presse inquiète de la tournure de l'entretien derrière une plante verte). Plus amusant : le leitmotiv des grilles infranchissables des grands domaines, celui des chiens et une bande son agréable (Ian Dury, Dominique A...). La vitalité, la passion et la simplicité de certains (petits producteurs, vendeurs) donnent l'image d'une résistance encore active face au rouleau compresseur économique. Mais comme dans le cinéma (le parallèle est de Nossiter lui-même dans son documentaire), le combat est rude.

    ac91c89476792fa7b26ca9ceb606d89b.jpgPassé lui aussi en son temps sur Arte (mais non diffusé en salles à ma connaissance), Chats perchés de Chris Marker a en commun, outre l'époque de la réalisation, l'usage de la caméra numérique, l'évocation de cet "autre monde possible" et plus accessoirement, un leitmotiv animal. Si Jonathan Nossiter semble rencontrer au cours de son périple autant de chiens que de viticulteurs, Marker, cela on le sait, adore depuis toujours filmer les chats. Personnalité secrète, Chris Marker semble avoir eu, depuis les années 50 et ses travaux avec Resnais notamment, plusieurs vies (et plusieurs noms, plusieurs métiers). Entre fictions et documentaires, cinéma et vidéo, télévision et cd-roms, l'oeuvre est difficile à suivre (et à voir, malgré quelques éditions DVD). En mémoire, quelques flashs : les luttes sociales du Fond de l'air est rouge (1977), son film le plus connu, le portrait d'Alexandre Medvekine, cinéaste russe des années 30, rendu si proche (Le tombeau d'Alexandre, 1993), un étrange jeu vidéo à la base d'une fiction de cinéma (Level 5, 1997) et surtout La jetée, réalisé en 62, qui a servi de point de départ au scénario de L'armée des douze singes de Terry Gilliam et qui est simplement le plus beau court métrage du monde.

    Ici, Chris Marker se lance à la recherche des auteurs de graffitis ayant fleuri sur les murs de Paris à partir de 2001, graffitis représentant un chat au large sourire. Le cinéaste étant un adepte des digressions et du coq à l'âne, l'enquête suit de multiples chemins. La vie dans la ville, l'art, la politique se mêlent. Militant infatigable, Chris Marker filme des manifestations anti-Le Pen ou anti-Bush, des marches pour les retraites, pour le Tibet (qui, contrairement à la démonstration des musulmanes réclamant le droit au voile, n'intéresse personne, remarque-t-il sobrement) etc... Ce bouillonnement lui rappelle les luttes de la gauche des années 60 et 70, mais, toujours avec humour, Marker pointe aussi les excès de certains slogans (Saddam Hussein n'a-t-il pas tout de même exterminé des Kurdes ?) et se fait carrément narquois par rapport aux manifestants pour l'école libre. Il croise parfois dans ces manifs des pancartes étranges où reapparaît le chat. L'enquête continue.

    Très travaillé, son documentaire donne l'impression rare de voir vraiment les gens vivre dans les rues parisiennes ou le métro, en captant des bribes d'existence, des visages (de jeunes femmes surtout), sans commentaire. La narration n'est soutenue que par des cartons qui relancent ou contredisent. Ces petites phrases incisives se font dévastatrices quand elles arrivent en contrepoint d'extraits de discours tenus par quelques politiques (de Chirac à Jospin, en passant par Raffarin et Mamère). Cette irrévérence salutaire peut aussi se faire ludique, comme dans la séquence où Marker intègre le fameux chat dessiné à des tableaux célèbres, démontrant que ce dernier est un personnage récurrent depuis au moins la préhistoire : belle manière d'élever la pratique du tag au rang d'art à part entière.

    Mais que peut l'art face à la guerre, face à la misère sociale ? Le désespoir pointe petit à petit. Le chat souriant ne pointe plus son museau dans les rues. L'art ne protège même pas l'artiste du pire. La preuve quand Marker évoque, pour finir, Bertrand Cantat, ce "jeune chanteur que le hasard l'avait fait filmer en 99 lors d'un concert de soutien aux sans-papiers". "Pas étonnant que les chats nous abandonnent".

    Chris Marker a 86 ans cette année : citoyen et poète, grand cinéaste.

  • Boulevard de la mort

    (Quentin Tarantino / Etats-Unis / 2007)

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    6b715b8f0bd2131d63ad0f6e3c285897.jpgRetour sur le Boulevard de la mort, que j'avais été voir un peu à reculons en juin dernier, ce qui est très dangereux vu le cinglé qui sillonne cette route. Ma réticence initiale tenait à la nature du film : l'hommage à la série B des années 70. Kill Bill avait été plus ou moins vendu comme cela, avec plus de tapage il est vrai. Pour la première fois, Tarantino patinait, étirant son métrage inutilement jusqu'à donner deux trop longs films, brillants mais par endroits boursouflés, aux scènes d'actions virtuoses mais fatiguantes.

    Ouf, rien de tel ici. L'hommage ne se transforme pas en grosse machine qui veut trop dire et trop montrer à la fois. Intrigue simplissime, amusant vieillissement artificiel de l'image (sautes dans les plans, rayures de la pellicule...), efficace bande son gorgée de vieux morceaux pop rock et abondants clins d'oeil (même au sens littéral du terme, voir le regard caméra de Kurt Russell avant d'entamer sa course folle) : l'aspect pastiche est évident. La belle idée du film est la construction en deux parties, racontant différemment deux histoires très semblables : un groupe de filles rencontre Stuntman Mike (Kurt Russell) et cela finit mal sur la route. C'est paradoxalement cette répétition qui fait passer les longues séquences de tchatche entre copines. Ces scènes, dans la seconde partie, nous les raccordons à celles du début, nous voyons autre chose qu'un simple bavardage. Tarantino ne réussit pas seulement ses deux pans du tableau, il soigne aussi la pliure. Ainsi cette scène extraordinaire dans les couloirs de l'hôpital, où le Sheriff explique à son adjoint les mobiles et le déroulement du crime dans les moindres détails, corroborant tout à fait ce que l'on a vu depuis une heure, et finit tout aussi tranquillement son monologue en déclarant qu'il ne fera rien pour arrêter son suspect.

    Kurt Russell s'en donne à coeur joie et les deux bandes de filles sont renversantes (dont la magnifique Rosario Dawson, découverte dans le Kids de Larry Clark et vue entre autres dans la 25e heure). Zoé Bell, véritable cascadeuse, s'intègre parfaitement au second groupe. Sa présence permet à Tarantino, outre un bel hommage aux ouvriers de l'ombre du cinéma, de réaliser une époustouflante course poursuite en voitures, sans trucage numérique. Autant la scène de l'accident qui clôturait la première partie est fulgurante (atroce et fascinante par son montage répété et le jeu sur la lumière), autant cette poursuite est étirée. Mais même pour qui n'est absolument pas un fan de bagnoles, pour peu que le réalisateur soit compétent, il est évident que ce spectacle est l'un des plus cinégénique qui soit (la vitesse sur les routes américaines désertes, ça marche presque à tous les coups : Point limite zéro, Duel etc...). Le final est réjouissant malgré le fait qu'il contienne l'un des deux très brefs moments discutables du film. Le détachement de Tarantino le fait céder parfois à un humour complaisant par rapport à la violence. Les trois copines n'hésitent pas à laisser tomber la quatrième seul face à un gros libidineux et le plan qui clôt la séquence se veut drôle mais laisse peu de doutes quant à la suite des évènements (ce genre de détail montre que Boulevard de la mort comme grand film féministe, il ne faut pas trop pousser quand même...). Enfin, le tout dernier plan est aussi inattendu que violent. L'effet est heureusement atténué par l'explosion musicale finale, formidable reprise par April March du Laisse tomber les filles chanté par France Gall dans les sixties.

    Une exercice de style où quelque chose vit, où le pastiche n'empêche pas l'adhésion, voilà la réussite de Tarantino. Peut être devrait-il tourner toujours comme cela : rapidement, enchaînant les projets, sans trop se laisser emporter dans de grosses entreprises. Boulevard de la mort  n'est pas le plus grand film de l'année, ce n'était sans doute pas non plus le plus important présenté à Cannes, il n'empêche qu'il laisse en mémoire de sacrés moments de cinéma. Et qu'il prend sa petite place juste à côté de Pulp Fiction, un peu derrière Jackie Brown  et surtout ce Reservoir Dogs fracassant que Tarantino ne dépassera sans doute jamais, mais peu importe puisqu'au moins, il est de retour.

  • Notre musique

    (Jean-Luc Godard / France / 2004)

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    29284529666f3a0240364e2ff1adc0f9.jpgRivette et Chabrol, ça m'a fait pensé que j'avais en stock un récent Godard à regarder (j'ai un retard incompressible sur mes enregistrements télé : je visionne en ce moment ce qui est passé début 2005). A chaque fois, on a beau se préparer à l'avance, se dire "Ne te fais pas d'illusion, il n'est pas revenu à un cinéma narratif; les années 60, c'est fini", secrètement, on espère. Et on a tort d'espérer.

    Notre musique débute par un flot d'images de natures diverses (reportages, films de fictions, photos, peintures) mais ayant toutes trait à la guerre et à ses conséquences. Des quelques plans de films d'Eisenstein aux images de JT sur Sarajevo, tout est retravaillé à l'ordinateur et assemblé par un montage dévastateur. Le seul accompagnement est un piano et quelques rares mots lus calmement par une voix féminine. Ce défilé d'horreurs, souvent déjà vues, prend une dimension autre par le choc des collages et n'a pas besoin d'un discours en plus sur le sens de tout cela (ça ne va pas durer). Ce prologue, intitulé "L'enfer", est terrible et très beau.

    Vient "Le purgatoire". Une histoire se met en place : dans un aéroport, plusieurs personnes sont réunies, venues participer aux Rencontres Internationales du Livre de Sarajevo. L'une d'entre elles est une jeune femme juive, journaliste souhaitant rencontrer un ambassadeur, puis se rendre à Mostar voir le pont reconstruit. Et c'est tout. Le reste n'est qu'enregistrement de propos sur le conflit israélo-palestinien, sur la responsabilité de l'écrivain, sur le statut de victime. Ces paroles sont dites par de véritables intellectuels, mais ça pour le savoir, il faut lire un article ou une critique sur le film, car rien ne l'indique. Intéressantes, ces déclarations sont parasitées par le montage visuel et sonore de Godard et par le flou qui entoure la personnalité qui les énonce. Comme d'habitude, la bande son est saturée de citations qui perdent le spectateur. Un trio d'Indiens vient demander des comptes aux hommes blancs dans la bibliothèque de Sarajevo. Le cinéaste a des idées sur l'état du monde, sur l'histoire, mais il ne les incarne pas dans un récit, il les expose, les accompagne avec quelques images, quelques amis. De tous ses derniers travaux, seuls ses Histoires du cinéma m'intéressent, car là, on est dans le documentaire, dans l'essai direct, pas dans la fausse fiction au service unique d'un discours.

    Dans Notre musique, Godard, dans son propre rôle, tient une conférence sur le cinéma devant des étudiants. Un triple travelling capte leurs visages béats, saisis qu'ils sont devant ce Dieu, buvant ses paroles les yeux fermés. Les sentences proférées sont lumineuses. Deux photos de La dame du vendredi circulent dans l'assistance, l'une de Cary Grant, l'autre de Rosalind Russell. Paroles du Maître : "Dans le film de Hawks, vous croyez voir un champ/contre-champ, mais en fait, c'est la même photo, simplement parce que le cinéaste ne sait pas faire la différence entre une femme et un homme." Ah bon, euhh, si vous le dîtes... Bon d'accord, sur cette histoire de champ/contre-champ, il y a aussi une réflexion plus intéressante sur Israël et la Palestine, mais cette séquence d'auto-adoration est à la limite du supportable (c'est vrai que Godard a toujours eu un humour particulier, alors peut-être est-ce voulu).

    "Le purgatoire" se termine avec l'annonce faîte à Godard, en train de jardiner, de la mort de la jeune journaliste, fausse terroriste suicidée à Jerusalem avec un sac à dos rempli de livres en lieu et place d'explosifs. Et on se dit : "Cette mort, il aurait pu la filmer. Le cinéma serait de retour." Il revient, le cinéma, in extremis, avec l'épilogue, "Le paradis". Sans paroles, avec une musique magnifique, Godard filme son héroïne dans une nature frémissante, ce paradis gardé par des Marines (comme le dit une chanson, et ça, tout à coup, c'est vraiment humoristique). 5 minutes de prologue, 5 minutes d'épilogue : Notre musique est un court-métrage admirable.

  • Ne touchez pas la hache

    (Jacques Rivette / France / 2007)

    L'arrivée du dernier Chabrol sur les écrans me fait revenir sur Rivette et Ne touchez pas la hache, sorti en avril dernier. C'est vrai, le rapprochement de deux anciens de la nouvelle vague est totalement gratuit tant leurs oeuvres sont dissemblables. Il s'agit juste du plaisir à évoquer un film magnifique, selon moi le plus beau vu depuis le début de l'année.

    Cette adaptation de La duchesse de Langeais de Balzac n'offre pas une tentative de modernisation par une esthétique contemporaine (ce sur quoi avait buté, à mon avis, Patrice Chéreau avec Gabrielle). On se trouve au contraire face à un certain archaïsme revendiqué, tellement la mise en scène joue sur la transparence. Le travail sur le son est direct : les parquets et les portes grincent, les canes et les semelles frappent le sol. Les sources de lumières semblent toujours naturelles : les bougies éclairent imparfaitement les visages. Ces choix radicaux peuvent rebuter, ils collent pourtant au plus près de la réalité et font ressortir des traits particuliers de l'époque comme la pénombre des appartements ou l'importance des parures. Débarrassée du superflu, la caméra devient attentive au moindre détail, mettant en valeur gestes et postures.

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    Apparemment déjà dans le roman (je suis un piètre connaisseur en littérature), la construction avec un flash-back enchâssé entre un prologue et un épilogue évite la progression trop habituelle du coup de foudre vers la déchéance ou la rédemption. Il y a abondance de dialogues qui pourraient ennuyer bien sûr (enfin, Balzac, c'est déjà quand même pas mal à entendre), mais ceux-ci sont traversés de fulgurances qui, par contrecoup, rendent les moments de calme tout aussi admirables. Ces fulgurances naissent de plusieurs procédés. Une coupe brutale sur un cri ou une phrase forte peut clore une séquence. L'insertion de cartons, qui apparaît dans certains films, à l'instar de la voix-off, comme une facilité, se révèle parfaite ici, souvent avec humour ("- Le lendemain, donc..." ou "- En vain"). Rares, les apparitions de la musique sont extraordinaires. La première rencontre entre Langeais et Montriveau scelle le début d'une histoire; au même moment, des violons s'accordent donc dans le salon voisin, avant d'entamer un morceau. Calme et rigoureuse, la caméra peut devenir tout à coup mobile. A ce titre, le début de la séquence de la vengeance de Montriveau ("- Acier contre acier"), est saisissant. Un plan en contre-plongée de Depardieu dans la rue et entrant dans la maison est enchaîné à un gros plan du même à l'intérieur. Puis un travelling avant va chercher, en gros plan également, Balibar au milieu des convives. En marge du bal, le duel peut commencer, au moins aussi intense que celui entre Close et Malkovitch dans Les liaisons dangereuses de Stephen Frears.

    Certains diront que le film est trop théâtral. Alors oui, il l'est dans le sens où l'on sent se cristalliser, dans chaque scène, à vif, l'incarnation par les deux acteurs principaux de leur personnage. Guillaume Depardieu impressionne en soldat de Bonaparte blessé au physique et au moral. La force de sa présence est évidente dès les premiers plans dans l'église. Jeanne Balibar est géniale, comme jamais auparavant. Elle excelle dans le jeu de la dissimulation, autant que dans le foudroiement de la douleur, tout à coup visible sur son visage défait, assise au piano après le départ de Montriveau. Leurs confrontations sont inoubliables.

    Plus le film avancera, plus il se fera ample, émouvant, plastiquement admirable. La tonalité fantastique de l'enlèvement et les plans du retour à la maison sont beaux comme du Murnau. Le complot final et l'épilogue sur le bateau nous rappelle Lang et Moonfleet. La filmographie de Rivette est selon moi une succession de hauts et bas (fragile...), mais Ne touchez pas la hache rappelle quels pics le cinéaste peut parfois atteindre.

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    Photos : Allocine.com
  • La fille coupée en deux

    (Claude Chabrol / France / 2007)

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    61cded734600d84cad0abf7436f7fb12.jpgLudivine Sagnier est la fille coupée en deux, entre deux hommes : la vieille gloire littéraire locale et le riche fils à papa déjanté. Il y aura donc de l'ironie dans la peinture de la bourgeoisie provinciale, des secrets de famille qui ressortiront, des masques qui tomberont, des relations perverses qui se tisseront et la mort d'un des personnages. La ligne chabrolienne est toute tracée. La mise en scène est toujours recherchée, avec notamment un bel emploi des ellipses. Chabrol traque ses acteurs au plus près des visages, de façon trop systématique à mon goût, laissant l'impression d'assister surtout à des numéros successifs (flagrant dans l'importance donnée sur la fin à la mère de Paul, jouée par Caroline Sihol). Benoît Magimel est celui qui s'en sort le mieux, à partir du personnage le plus déplaisant au départ, qu'il tire vers la caricature pour mieux nous le rendre attachant par la suite, trajectoire opposée à celle de Saint Denis, l'écrivain interprété par François Berléand.

    Chabrol s'attaque pour la énième fois aux notables. Industriels et politiques se côtoient dans les soirées de bienfaisance et se retrouvent ensuite au bordel. Peut être que ce regard critique est juste, mais il est devenu chez le cinéaste tellement habituel. A l'image de ce club privé (bien filmé, tout en mystère, avec ses cadrages serrés laissant l'arrière-plan dans le flou ou la pénombre), un parfum légèrement suranné flotte dans la description de ces modes de vie, dans les rapports entre les gens, dans les dialogues (que les débordements soudain graveleux n'arrangent pas). L'obsession pour le sexe trouble plus les protagonistes que le spectateur. A la croisée de tous les regards, Ludivine Sagnier se bat vaillamment, elle qui se fait traiter de tous les noms, le plus énervant pour elle étant sans doute le récurrent et condescendant "petite fille".

    Claude Chabrol ne fait plus de mauvais film. Ces dix dernières années, après la récréation de Rien ne va plus, la série qui va de Au coeur du mensonge à La fille coupée en deux, si elle ne contient aucune tâche, n'a rien de très emballant non plus. Et le temps de La cérémonie, grand choc de 1995, s'éloigne (certes, j'ai raté celui qui pourrait mettre à mal tout ce que j'avance, notamment sur la reprise éternelle des mêmes figures chabroliennes : L'ivresse du pouvoir).

    Dernière chose venue à l'esprit devant La fille..., les points communs avec David Lynch, et particulièrement Inland Empire : le portrait de la jeune femme blonde, les chambres du bordel dans l'obscurité du haut de l'escalier, la caméra très proche des visages, l'épilogue à l'ambiance fantasmatique...