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  • Vive le sport

    (Fred Newmeyer et Sam Taylor / Etats-Unis / 1925)

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    vivelesport.jpgIl n'y a pas que Chaplin et Keaton dans la vie. Il est vrai que diffuseurs et distributeurs ne nous laissent pas trop le choix quand ils s'intéressent à l'âge d'or du burlesque hollywoodien (aura-t-on droit sur Arte, cette année encore pour Noël, aux films, certes géniaux, de Chaplin ?). Ainsi, je crois bien n'avoir jamais rien vu signé d'Harold Lloyd avant cette semaine. Et ne parlons même pas de Fatty, Charlie Chase, Harry Langdon ou Larry Semon... Rappellons toutefois que tout le monde connaît au moins une photo d'Harold Lloyd : celle où on le voit suspendu au-dessus du vide, accroché à l'aiguille d'une horloge, au sommet d'un building (image tirée de Safety last / Monte là-dessus).

    Vive le sport (The freshman, soit "le nouveau") nous conte le récit, maintes fois réactivé par le cinéma hollywoodien, de l'homme simple tentant d'intégrer, armé de ses seuls rêves et de sa bonne volonté, un milieu très codé (ici universitaire, ailleurs politique, culturel ou social...). D'abord bousculé, moqué, pris pour un idiot par la plupart de ses condisciples, le héros saura in fine retourner les événements à son avantage et gagner l'estime de chacun, ce dont quelques rares personnes dans leur coin (et toujours, parmi elles, une jeune femme) n'avaient jamais douté.

    Le film débute calmement et de manière classique, avec les préparatifs et l'arrivée de Harold à l'Université de Tate : quelques gaffes se retournant immanquablement vers le doyen, les brimades des anciens... Puis, progressivement, on se rend compte que la mise en scène (officiellement signée Newmeyer et Taylor mais ne laissant aucun doute sur le statut d'auteur de Lloyd, à l'image par exemple du Cameraman de Keaton, réalisé par Edward Sedgwick) use remarquablement de tous les ressorts comiques, jusqu'aux plus inattendus : des gags "sonores" (Harold pense s'être brisé le dos en se penchant quand un voisin casse du petit bois dans son jardin), des jeux graphiques dans les cartons (les onomatopées s'inscrivant en désordre sur l'écran quand le héros pousse les cris de guerre de son équipe sportive), des formules percutantes ("Le coach est un dur, du genre à se raser au chalumeau").

    L'inévitable histoire d'amour donne lieu à de merveilleux petits instants comiques et ce dès sa naissance. Dans le train qui le mène à l'université, Harold aide Peggy, assise à ses côtés, à faire ses mots croisés. Le mot sur lequel elle bute a pour définition : "Ce que vous aimez dire à votre amoureux". Les deux jeunes gens cherchent alors à haute voix tous les deux et égrènent en toute innocence des "Mon coeur", "Amour", "Chéri"..., sous les yeux attendris de la vieille dame installée derrière eux. Le couple se retrouvera bien sûr plus loin (et d'aussi belle manière, dans un reflet de miroir), pour ne plus se quitter. L'actrice Jobyna Ralston est délicieuse et d'une justesse rare.

    Quelques chutes et bris de vaisselle parsemaient la première partie, qui n'était bien qu'une mise en place. La narration, fidèle en cela à la tradition burlesque, se base sur un effet de crescendo. Une première séquence d'entraînement de football nous le montre : Harold Lloyd est bien l'un des génies de l'expression comique corporelle. A partir de ce moment-là, le héros sera sans cesse malmené, cogné, déshabillé. Comme si le masque de l'Américain modèle, devait être déchiré afin que celui-ci assume sa vulnérabilité et ose afficher sa corporéité, si besoin jusqu'au graveleux. Une extraordinaire séquence traduit cette évolution nécessaire. Harold organise le bal de l'université pour épater tout le monde. Bien évidemment, il est retardé par la confection de son costume, confiée à un tailleur victime de vertiges réguliers. Pressé par le temps, il déboule à la fête avec ses habits à peine cousus, le tailleur à ses basques, au cas où... Lloyd tient alors à peu près vingt minutes sur ce seul point de départ : un costume qui se découd de partout au fur et à mesure. Une inventivité folle nous entraîne vers un gag toutes les dix secondes, dans une progression redoublée par les mouvements des danseurs et par une mise en scène jouant merveilleusement des différents espaces (la salle, la petite pièce derrière le rideau où se tient le tailleur et l'entrée où Peggy tient le vestiaire).

    Une autre séquence d'anthologie clôturera le film : celle du match de football où brille le héros, pourtant au départ simple porteur d'eau de l'équipe. Lloyd parvient là à développer une scène que l'on trouvait dans Les trois âges de Keaton, et à en décupler la force comique, par la variété des gags et la mobilité de la caméra.

    J'ai parlé plus haut d'Américain modèle. Avec son visage blanc, ses petites lunettes et ses habits de tous les jours, Harold  Lloyd, même dans Vive le sport, finit toujours par s'intégrer à la société. Il n'est ni Chaplin le paria, ni Keaton l'éternel décalé. Si critique il y a, elle vient de l'intérieur et le burlesque ré-ajuste les valeurs plus qu'il ne les piétine. Ici, les flèches portent sur l'esprit de compétition, l'envie d'être populaire à n'importe quel prix. Au final, porté en triomphe par la foule, comme il en avait rêvé, Harold ne croise qu'un seul regard, celui de Peggy, puisque bien évidemment tout ça ne vaut pas l'amour...

  • Mademoiselle Else

    (Paul Czinner / Allemagne / 1929)

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    mademoiselleelse.jpgDécouverte totale que cette Mademoiselle Else (Fräulein Else) dont seul, au générique, le nom de Karl Freund à la photographie ne m'était pas inconnu. Paul Czinner, né austro-hongrois et réalisateur d'une vingtaine d'opus des années 20 aux années 60, signe là un très beau drame mondain, tiré de l'oeuvre d'Arthur Schnitzler (qui n'eut donc à attendre ni Ophuls ni Kubrick pour être adapté brillamment).

    Mademoiselle Elseest bien un film de la fin du muet et participe pleinement à l'effervescence de l'époque : techniques et langage du jeune septième art sont maintenant parfaitement maîtrisés et permettent toutes les expériences, des récits les plus virevoltants aux explorations les plus intimes. C'est vers ce deuxième chemin que s'engouffre Paul Czinner, même si il ne résiste pas à la tentation de se griser de mouvements et de surimpressions dans la première partie, à l'occasion du voyage de son héroïne. Il nous décrit une cellule familiale bourgeoise avec infiniment de précision et d'attention, au fil de longues séquences, pas forcément décisives en terme de récit, mais faisant toujours preuve de dynamisme et d'inventivité. Il dirige également un groupe de comédiens prodigieux, à la retenue et à la justesse confondantes. Nous nous attachons tout d'abord au Dr Thalhof qui, après quelques hasardeux placements en bourse, se retrouve au bord du gouffre et de la prison. Albert Bassermann l'incarne magnifiquement, intériorisant ses émotions, ne laissant parler que ses mains et son regard (la femme de Thalhof s'oppose à lui par le caractère, la comédienne s'oppose, elle, à Bassermann par son jeu très expressif).

    Après une belle séquence, d'une longueur surprenante (dans la continuité, Thalhof tente de sortir avec un revolver dans sa poche, sa femme l'en empêche, il a une attaque, elle l'accompagne jusqu'à son lit, le soigne et le regarde s'endormir), nous quittons la maison pour retrouver Else, la fille, qui profite de vacances aux sports d'hiver, en compagnie de son cousin. Voici donc Elisabeth Bergner, star de l'époque et muse du cinéaste. Trop âgée pour le rôle vous dirons les littéraires. Assez fascinante vous dirai-je, dans le passage de la fille à la femme, se déplaçant en sautillant tout en faisant déjà sentir une fêlure d'adulte. La douloureuse transformation est provoquée par l'annonce par courrier des malheurs paternels et la demande express qui lui est faîte d'aborder le riche Von Dorsday, ami du père, susceptible de prêter l'argent nécessaire. Cet homme, dont Else évite plutôt la compagnie, ne semble pas spécialement pervers ou libidineux (Albert Steinruck, au même niveau que les deux autres). Il apprécie tout simplement la présence d'une belle jeune femme à ses côtés. Le marché qu'il proposera au final à Else n'en est que plus surprenant et déstabilisant : pouvoir la voir nue. Après avoir entendue la proposition inouïe, celle-ci se retrouvera dans sa chambre et sera logiquement filmée, vacillante, face à son miroir... Subtilité et force. Quelques minutes plus tard, le dénouement, terrible, nous fera dire que nous ne sommes décidément pas si loin de Eyes wide shut.

    Dans le deuxième tiers de Mademoiselle Else se trouve une séquence sublime. Premier mouvement : Von Dorsday quitte la salle de restaurant pour faire quelques pas dans le hall. La caméra le précède en un travelling arrière le long du tapis. Else apparaît derrière lui. Elle n'ose pas l'aborder et lui parler de son père. C'est Von Dorsday qui, à partir de maintenant, est au centre et guide le récit, et donc, la caméra. Deuxième mouvement : arrivé au bar, il s'arrête pour discuter. Else doit absolument s'approcher. La caméra est maintenant derrière elle et le travelling se fait vers l'avant, comme pour la pousser. Troisième mouvement : le jeu du chat et de la souris se poursuit. La caméra va alors les chercher tous les deux, en aller-retours panoramiques de l'un à l'autre, pour enfin les réunir dans le cadre, côte à côte. Le plan rapproché peut alors advenir. Les mains se serrent, l'invitation au bal est faîte, la tragédie est en marche...

  • Notre-Dame de Paris

    (Wallace Worsley / Etats-Unis / 1923)

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    notredame.jpgClassique du muet hollywoodien, Notre-Dame de Paris (The hunchback of Notre Dame) accuse lourdement ses 85 ans. Si l'adaptation du roman de Victor Hugo est l'occasion d'un travail technique consciencieux au niveau des décors et de la photographie, on ne peut pas dire que la mise en scène de Wallace Worsley se signale de manière particulière. La caméra reste désespéremment statique. De rares plongées vertigineuses sur le parvis de Notre-Dame rompent heureusement ce faux-rythme visuel. La plus belle montre Quasimodo se laisser glisser le long d'une corde jusqu'à Esmeralda, ligotée devant la porte de la cathédrale. De même, sur la fin, un beau plan très bref recourt enfin à la profondeur de champ quand Jehan sort de l'ombre pour se jeter sur la jeune femme.

    Assez longue, l'exposition accumule les présentations de personnages qui ensuite prendront en charge des récits secondaires vite expédiés. Le mélodrame nous touche trop peu et le cinéaste souligne lourdement chacune de ses intentions en collant après chaque intertitre son illustration par l'image. Un budget confortable a permis de nombreuses scènes de foule, très vivantes, parfois trop : le moindre figurant ne cesse d'agiter les bras. Le jeu de tous les comédiens est d'ailleurs outrancier et n'aide pas à dépasser les stéréotypes. La jeune héroïne effrayée prend la pose et met ses bras devant son visage, le fourbe Jehan ne quitte jamais son rictus et ses habits noirs (sinon pour un déguisement de prêtre destiné à tromper les geôliers d'Esmeralda)... Attrait principal du film, Lon Chaney ploie sous les prothèses, dans l'un de ses plus célèbres rôles mais certes pas le plus subtil. Mieux vaut le revoir en Fantôme de l'Opéraou, mieux encore, chez Browning ou Sjöström.

    La morale du film : les rois sont des tyrans, la populace est poussée à la révolte pour de mauvaises raisons et seuls trouvent le repos ceux qui savent se placer sous la protection de Dieu.

  • Tempête sur l'Asie

    (Vsevolod Poudovkine / URSS / 1928)

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    tempete.jpgEn plein coeur de l'Asie Centrale, Bair, un jeune Mongol, doit quitter la yourte familiale pour aller vendre ses peaux de bêtes au marché de la ville. Arnaqué par un tout puissant acheteur étranger (la région est sous domination anglaise), il provoque un esclandre et doit fuir. Dans les montagnes, il croise alors la route d'un groupe de partisans rouges, qui luttent contre l'occupant. Plus tard, il tombera aux mains des Anglais. Ces derniers, après avoir eu l'intention de l'abattre, s'aperçoivent qu'il est le descendant de Gengis-Khan. Ils décident alors de s'en servir comme homme de paille, le proclamant souverain d'un pays qu'ils veulent contrôler en sous-main.

    Tempête sur l'Asie (Potomok Chingis-Khana) commence comme un documentaire sur le mode de vie des Mongols, chose déjà rare, surtout dans ces années du muet. Mais après cette mise en place et avec l'accélération des événements, c'est comme un véritable western que se suit le film de Poudovkine. On y trouve des chevauchées fantastiques et des fusillades entre les rochers. On y trouve surtout un souffle naissant d'une grande beauté plastique, à l'occasion de magnifiques séquences de pleine nature (la course sur le lac gelé, l'immensité de la taïga...). Mais Poudovkine n'est pas qu'un grand photographe de paysages. D'une part, sa mise se fait très précise dans les intérieurs. L'opposition entre la yourte, chaleureuse et trouée de lumière et la caserne ou le palais, froids et obscurs, le montre bien. D'autre part, le réalisateur soviétique sait filmer à hauteur d'homme. Quand le héros sauve la vie du chef des partisans, l'échange des regards suffit à traduire les sentiments. Peu de temps après, accueilli au campement, il s'aperçoit, provoquant l'hilarité générale, que celui qui l'a accompagné tout le long du chemin est en réalité une jeune femme. La preuve : elle allaite son bébé. Si les officiers anglais sont traités avec férocité, tout n'est pas non plus tout blanc ou tout noir : le soldat qui est chargé d'abattre Bair est particulièrement réticent.

    L'un des traits les plus intéressants et originaux du film est son traitement des moines bouddhistes. Si le regard porté sur eux est moins acerbe que celui porté sur les Anglais, la critique de la religion est claire : endormissement du peuple et collaboration passive avec l'occupant. L'attaque est tantôt souriante, comme lors de l'entrevue du commandant avec le vénérable représentant de Bouddha (un bébé de quelques mois), tantôt cinglante, quand le montage met en parallèle les préparatifs des moines et ceux, ridicules et pompeux, des huiles anglaises, avant la cérémonie. Ce montage parallèle se fait plus ample et plus didactique encore quand il mêle aux images de cette rencontre consensuelle entre généraux et religieux celles du pillage auquel se livre au même moment les soldats à l'encontre des éleveurs mongols.

    Avançant par vastes tableaux, tous très beaux, le film n'évite pas quelques longueurs ici ou là (sur une durée de plus de 2 heures), mais après une évasion rocambolesque, on tombe sur un dénouement en forme d'apothéose. Destiné en 1928 à porter au plus haut l'étendard révolutionnaire et à galvaniser les foules, il prend aujourd'hui une dimension plus poétique. Le nouveau Gengis-Khan se lance à bride abattue vers son destin et apparaissent derrière lui des dizaines de cavaliers (en surimpression, ce qui accuse le sentiment de surnaturel). Mais c'est bien la formidable tempête qui s'est levée qui balaye les ennemis et non des coups de sabres. Sous nos yeux, militaires, casquettes, et fusils roulent sous les bourrasques, offrant un beau et étrange ballet, avant que le dernier carton, plein de verve anti-impérialiste, nous ramène aux difficiles réalités du combat révolutionnaire.

  • Tartuffe

    (Friedrich Wilhelm Murnau / Allemagne / 1926)

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    tartuffe.jpgLorsque l'on s'attend à une simple adaptation par Murnau (et Carl Mayer) de la pièce de Molière, la surprise est de taille. Avec son Tartuffe (Herr Tartüff), le cinéaste allemand offre à la fois le texte et son explication, du moins l'une des leçons que l'on peut en tirer. Un bourgeois, âgé et malade, se fait cajoler par sa gouvernante qui lorgne sur sa fortune. Au moment où le vieillard se décide enfin à écrire au notaire en faveur de celle-ci, son petit-fils, mal-aimé car vivant une vie dissolue de comédien, débarque et s'aperçoit vite du manège. Mis à la porte, il s'adresse soudain à nous (par carton interposé), face à la caméra, pour nous prévenir que les choses ne se passeront pas comme cela. Il revient le lendemain, grimé, et parvient à organiser dans le salon de son grand-père, à l'attention des deux occupants des lieux, la projection d'un film de cinéma, titré Tartuffe. C'est ainsi qu'après vingt minutes, un nouveau film, celui attendu, commence.

    Pendant cette longue introduction, Murnau use d'un certain naturalisme avec ces gros plans de visages ridés, au bord de la grimace, et ces détails triviaux dans les accessoires. La variété des cadrages et la fluidité confondante du montage, font vivre de façon unique ce décor d'appartement bourgeois et éloignent le spectre du théâtre.

    Car au travers de cette adaptation, c'est bien toute la puissance du cinéma qui est convoquée. Et d'abord sa capacité de révélation. Le grand-père finira par ouvrir les yeux (et Murnau insiste sur l'éblouissement provoqué par le retour de la lumière dans la pièce, après le noir de la projection), quand lui aura été contée l'histoire de Tartuffe, le faux dévot qui se fait l'ami du riche et brave Orgon, dans le seul but de le déposséder de sa fortune. Dès lors, nul besoin de s'appesantir. En quelques plans, la gouvernante se retrouve dans la rue et les deux hommes réconciliés. Un dernier carton nous pose la question "Est-on vraiment sûr de la personne qui se trouve à nos côtés ?"

    Mais les mérites du Tartuffede Murnau ne se limitent pas à cet encadrement original. Le récit principal recèle lui aussi mille merveilles. Il est aisé de retrouver d'oeuvre en oeuvre, au fil d'une carrière pourtant multiforme (et courte), des traces de fantastique. On n'y échappe pas ici non plus. L'art du décor y est déjà pour beaucoup. Le château d'Orgon est réduit à l'image à quatre ou cinq pièces, et pourtant, tout y est (voir l'utilisation magistrale  du hall, avec son escalier et les différents paliers). Dans les chambres ou les salons, les reflets et les ombres de l'expressionnisme se mêlent aux jeux théâtraux des rideaux. Le personnage de Tartuffe, surtout, véhicule une inquiétante étrangeté. Son apparition est retardée par Murnau. "Satan est entré dans la maison" prévient la domestique. Plus tard, quand elle lui portera un chandelier, seul un bras passera dans l'entrebâillement de la porte pour le saisir, tel un monstre. Ce Tartuffe qui lorgne vers les décolletés d'Elmire, la femme d'Orgon, serait risible avec son nez constamment collé sur son livre de prières si Emil Jannings, massif et huileux, ne le rendait si malsain.

    Pour faire tomber le masque de Tartuffe et libérer ainsi son mari de son emprise, il faut qu'Elmire tente le diable sous les yeux de son bien-aimé. Sur l'écran, Lil Dagover, comme son personnage, nous a, pendant un moment, bien caché son jeu et sa capacité à éveiller le désir. Troublants, ses abandons (mêmes feints), la révèle à tous : Tartuffe, Orgon et le spectateur. Son remerciement final à Dieu est alors de bien peu de poids après l'avoir vue capable de tant d'ensorcellements et après avoir assisté à une telle charge contre les dévots. Murnau, lui, nous aura mis en garde contre tous les hypocrites et fait comprendre qu'il faut toujours aller voir dessous les choses pour y trouver la vérité, belle (les jambes d'Elmire sous sa robe) ou moche (les semelles crottées de Tartuffe affalé sur son hamac).

  • L'invitation au voyage & La coquille et le clergyman

    (Germaine Dulac / France / 1927 & 1928)

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    1134631653.jpgFigure de proue de l'avant-garde française des années 20 aux côtés de Louis Delluc, Marcel L'Herbier ou Jean Epstein, Germaine Dulac signe en 1927 L'invitation au voyage, film d'une quarantaine de minutes, prenant comme point de départ un poème de Baudelaire. Une femme délaissée par son mari se rend un soir seule dans un cabaret. Repoussant les avances d'un premier homme, elle accepte ensuite celles d'un officier de la marine et, entre deux verres et deux pas de danse, laisse ses pensées voguer vers des fantasmes d'adultère et d'aventures exotiques.

    Nous quittons donc le cabaret par moments, grâce aux songes de cette femme. Germaine Dulac nous fait partager ses rêveries. Elle s'appuie sur l'ambiance du lieu et, bien que le film soit bien sûr muet, sur la musique qui aide tout autant à voyager (différents numéros se succèdent sur la scène et dans la salle). Le décor du dancing est réaliste. A l'opposé, ce sont les brèves séquences évoquant la vie maritale qui semblent irréelles : le mari n'est vu que de dos, la représentation de la chambre et du salon est réduite à quelques meubles. Le silence aidant, les réactions des personnages sont étranges. L'homme semble visualiser lui aussi les fantasmes de romance maritime de la femme : il ouvre un hublot au-dessus de leur siège et fait mine de fixer l'horizon... qui se révèle être une arrière cour sordide. De la même manière, plus tard, la réalité reprendra le dessus. L'officier découvre que sa conquête est mère de famille (le jeu des mains, des alliances et des médaillons donne de très beaux plans de détails). Il en invite aussitôt une autre à la table, bien plus habituée des lieux. La femme n'a plus qu'à rentrer chez elle pour se coucher avant le retour de son mari. Pas de moralisme cependant, car quelque chose a réellement bougé.

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    Après le merveilleux, le cauchemar. La coquille et le clergymanest un scénario d'Antonin Artaud. Dulac décide de le mettre en images et se rapproche du surréalisme. Au contraire de celle de Bunuel, qui tournera quelques mois plus tard Un chien andalou, sa mise en scène ne tient pas vraiment du collage, ni de la discontinuité, du renversement ou de la provocation. Si obscure soit-elle, une histoire nous est bien contée. Un ecclésiastique se sert d'une étrange coquille dans un sous sol pour faire quelques expériences. Un militaire arrive, s'en empare et la jette à terre. L'homme de foi le poursuit alors partout, pour contrarier sa relation avec une belle femme, lui-même étant certainement en proie au désir.

    Le film n'a comme logique que celle d'un rêve ou d'un cerveau malade. La sexualité est plus qu'allusive, comme dans cette scène où l'ecclésiastique en vient à arracher, dans l'église, le corsage de la femme, découvrant sa poitrine. Toute cette séquence, organisée autour d'un confessionnal, est d'ailleurs assez stupéfiante de par le corps à corps violent entre les deux hommes, un dédoublement de personnalité et plusieurs trouvailles visuelles. L'ambiance nous fait penser à quelque chose, on est pas sûr, on verra plus tard... Le fantastique se fait ainsi beaucoup plus inquiétant que dans L'invitation au voyage. Les décors sont sombres, les personnages apparaissent et disparaissent tels des spectres, courent comme des vampires ou des morts-vivants, bras tendus. Puis arrive cette séquence où l'homme en noir poursuit calmement ses deux proies, en traversant une pièce vide en direction d'une porte qui donne sur une pièce vide qu'il faut traverser jusqu'à une porte qui donne sur une pièce vide... Juste avant, un plan inversait pour un instant, sans raison, la position du poursuiveur et de la poursuivie. Enfin, l'ouverture de la dernière porte nous emmène dans une grande salle décorée au sol de motifs géométriques. Si tout cela ne vous dit rien, c'est que vous n'avez malheureusement jamais eu la chance de voir l'anthologique séquence du dernier épisode de Twin Peaksdans laquelle l'agent Dale Cooper se retrouve dans le "monde noir". Car ce sont bien les mondes parallèles de Lynch qu'évoque aujourd'hui La coquille et le clergyman (un plan bref nous montre l'homme descendant un escalier alors qu'il n'a plus de tête et c'est tout Eraserheadqui revient dans la nôtre). Voilà un croisement singulier qui donne encore au film de Germaine Dulac une dimension nouvelle.

    Dès la première projection publique au Studio des Ursulines, Artaud dénigra le travail de Dulac et les surréalistes s'empressèrent de crier à la trahison. Des années plus tard, Ado Kyrou dans son ouvrage Le surréalisme au cinéma adopta la même position, dénonçant notamment la féminisationdu scénario. La plupart des historiens et critiques de cinéma ont depuis suivi cette ligne dure, balayant l'oeuvre de Dulac d'un revers de manche, ne louant que ses scénaristes ou se limitant à informer qu'elle fût à l'origine du premier film surréaliste. La découverte de ces deux courts poèmes m'incite plutôt, pour ma part, à voir les autres (peu nombreux, Germaine Dulac n'ayant plus tourné à partir de 1933, jusqu'à sa mort en 1942).

  • Les trois âges

    (Buster Keaton et Eddie Cline / Etats-Unis / 1923)

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    1857263675.jpgLes trois âges (Three ages) est le premier long-métrage que Buster Keaton a pu réaliser, après avoir fait ses armes dans de nombreux courts. Il décida de proposer une parodie d'Intolérance de Griffith. Si le choix paraît culotté, les risques sont tout de même très calculés. D'une part, l'original est suffisamment connu pour que le détournement marche pleinement chez les spectateurs de l'époque. D'autre part, en traitant un même sujet à trois époques différentes de l'humanité (la préhistoire, l'antiquité romaine et l'Amérique contemporaine), Keaton garde finalement le rythme des courts et moyens métrages burlesques précédents, repoussant à plus tard la construction d'une intrigue plus étoffée. Ce premier effort long est tout à fait plaisant mais on n'y trouve que par intermittences le génie comique de l'auteur, qui sera en place de manière plus évidente l'année suivante avec Sherlock Jr (début d'une période dorée qui ne dura, rappelons-le, que 6 années).

    En cinq ou six segments, on passe de l'un à l'autre des trois âges, toujours dans le même ordre. La trame est des plus simples : un jeune homme aime une femme convoitée par un autre, plus fort, plus noble, plus riche. La rivalité entre les deux soupirants s'exacerbe jusqu'à un triple happy end. Les trois principaux comédiens (Keaton, Wallace Berry et Margaret Leahy) tiennent les neuf rôles, gardant même leurs noms véritables dans la partie moderne. L'intérêt est donc celui d'un film à sketches, même si il y a aussi le plaisir de voir, à partir du développement d'une situation au temps préhistorique, quelles variations vont apporter les deux autres époques. Le type de comique varie sensiblement d'une partie à l'autre, induisant chez le spectateur une préférence pour telle ou telle. La préhistoire et Rome sont sources de beaucoup de gags anachroniques, de carton pâte, de détournements d'objets (un casque de légionnaire qui sert d'anti-vol au char), de ridicule dans les costumes, d'humour animalier (plus ou moins acceptable entre un dinosaure en animation, un éléphant qui n'a de mammouth que les défenses et un lion en peluche). Plus finement évoqués sont les rapports plein de brutalité existant entre les individus aux temps les plus reculés (et le gag des femmes qui sont ramenées à la grotte traînées par les cheveux m'a fait bien rire, désolé Mesdames).

    Keaton est plus à son avantage dans le contemporain. Sans folklore, les personnages prennent tout de suite plus d'épaisseur. De plus, le jeu autour du corps malmené est plus net. Les deux meilleurs moments du film se trouvent donc dans cette partie. D'abord un match de football américain voit Buster se faire régulièrement aplatir par son rival. Ensuite, une étourdissante course poursuite passe en deux ou trois minutes du commissariat à un toit d'immeuble, puis à une caserne de pompiers, pour finir à l'église. Une dernière remarque : si Les trois âges n'est pas le meilleur Keaton, il doit très bien marcher auprès des enfants. A vérifier.

  • La petite marchande d'allumettes

    (Jean Renoir / France / 1928)

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    1424416480.jpgUn petit film de Renoir, par sa durée (une trentaine de minutes), par son importance au sein de la filmographie et par le peu de moyens dont le cinéaste a disposé. Bien qu'ayant déjà réalisé le prestigieux Nana (1926), il en est encore à se chercher et à expérimenter. Ici, tout tient du bricolage, souvent ingénieux, avec ces maquettes de la ville sous la neige, ces surimpressions et autres effets visuels.

    La petite marchande d'allumettes est bien l'adaptation du célèbre conte d'Andersen, si triste à entendre quand on est tout gamin. Renoir n'a malheureusement pas cherché à étoffer le court récit et n'a pas insisté plus que cela sur l'aspect social. Il propose une illustration possible mais pas une incarnation véritable. De la présentation des malheurs de la jeune fille, on passe vite à la visualisation de ses hallucinations, qui constituent la plus grande partie du film. La perte de la raison à cause du froid et de la faim, difficile à rendre en travaillant ainsi en petit décor et sous la neige artificielle, ne sert pas la gorge comme elle devrait. Dans le rôle titre, Catherine Hessling, muse du Renoir des années du muet, est tout à fait bien mais n'est pas vraiment une fillette.

    La séquence du rêve démarre sur une longuette animation de jouets au milieu desquels l'héroïne baguenaude, mais continue avec une course qui aère soudain le film. Cette très belle poursuite à cheval dans les nuages donne à voir des images dont la beauté évoque celle des trajets ferroviaires de La bête humaine. L'aisance technique dont Renoir fait preuve ici démontre également, encore une fois, à quel point cet aspect de son cinéma a été plus ou moins volontairement occulté au fil du temps, laissant trop souvent croire au miracle de l'improvisation et de l'enregistrement tout simple de la vie. Au terme de la chevauchée, la victoire de la Mort et le retour au réel, avec son carton tombant comme un couperet ("Il faut être bien bête pour croire que l'on peut se réchauffer avec une boîte d'allumettes"), libèrent enfin l'émotion que suscitait dans notre mémoire embrumée le conte d'Andersen.

  • Fantôme

    (Friedrich Wilhelm Murnau / Allemagne / 1922)

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    9779bdd6014320228ed927f6bd2cd28f.jpgIl y a bien longtemps, il me semble avoir lu dans un vieux numéro de feu-Les Inrockuptibles une phrase du genre : "Murnau est le seul cinéaste à n'avoir réalisé que des chefs d'oeuvres". Si ce type de propos peut faire son petit effet auprès d'apprentis cinéphiles, il ne reflète en rien la réalité. Il existe bel et bien des "petits" Murnau. Une donnée simple invalide déjà ce jugement péremptoire : sur les 21 titres signés par Murnau, 8 sont considérés comme perdus, soit la majorité de ceux précédants Nosferatu (1921), auxquels s'ajoutent L'expulsion (1923) et Four devils (1928), l'un des 4 films américains de l'auteur (chose amusante : sur imdb, toutes ces pièces manquantes ont tout de même reçu chacune au moins une vingtaine de notes, sûrement venant de cinéphiles ayant prit leurs rêves pour des réalités). De l'aveu même d'un des responsables de la Fondation Murnau, interrogé en 2004 par Positif, il ne faut d'ailleurs pas trop espérer tomber un jour sur un trésor enfoui, le cinéaste semblant avoir réalisé à ses débuts des oeuvres tout à fait conventionnelles.

    A côté des grands classiques, parmi les films méconnus et récemment restaurés, La découverte d'un secret (1921) avait bénéficié d'une diffusion sur Arte, il y a de cela plusieurs mois. J'avoue ne pas en avoir retenu grand-chose. Fantôme (Phantom) a un peu le même statut mineur mais s'avère beaucoup plus intéressant. Sortie à la suite de La terre qui flambe et de Nosferatu, il n'a certes pas la grandeur de ses deux immédiats prédécesseurs, ayant un peu de mal à faire oublier sa longueur et son aspect "bavard". C'est peut-être le prix à payer pour un scénario complexe (adaptation de Thea von Harbou), moins pour son déroulement que pour le nombre élevé de protagonistes, soit une bonne dizaine, tous très importants. Des transitions remarquables permettent les échanges et les passages d'un groupe à l'autre, tissant ainsi un réseau serré (voir la belle séquence du dancing, où le héros tombe par hasard sur sa soeur).

    L'histoire de ce Lorenz Lubota, écrivain amateur rendu à moitié fou par un coup de foudre dont il ne pourra jamais profiter, nous est racontée par lui-même s'imposant comme thérapie d'écrire un livre sur ses malheurs. Personnage aussi énervant que fascinant, Lorenz semble vivre dans un autre monde que son entourage (on le voit plongé dans ses lectures dans le misérable appartement familial). Aveugle devant tous les pièges tendus vers lui, il n'a pas le caractère du pigeon classique, bête ou crédule. Il fantasme sa vie. Cela donne des séquences étonnantes, où l'on pressent qu'il va se ridiculiser totalement ou passer pour un fou, en ne se rendant jamais compte qu'il agit à l'encontre de toute logique. L'acteur, Alfred Abel, a la quarantaine bien tassée, ce qui produit un effet étrange lorsqu'on le voit courir après les jeunes femmes ou côtoyer un frère et une soeur bien plus jeunes que lui. De même, sa sortie de prison, suppose-t-on, des années après, le montre inchangé. Tout cela s'accepte quand on a bien à l'esprit que nous sommes face à un récit déroulé par Lorenz, comme un rêve. Il est alors logique qu'il se projette en lui-même, gardant son âge.

    Ce subtil décalage, ce sentiment de cauchemar, Murnau le fait naître avec finesse, utilisant très peu les figures habituelles de l'expressionnisme, tendant plutôt vers un grand réalisme des décors et des attitudes. Une lumière somptueuse, tant pour éclairer les intérieurs que les rues, retrouve ses éclats dans une copie restaurée parfaite. La précision technique (profondeur de champ, mouvements de caméra ou montage) du cinéaste est ici, une nouvelle fois, marquante.

    Une source d'information sur les films perdus de Murnau : Encinémathèque

  • Les rapaces

    (Erich von Stroheim / Etats-Unis / 1924)

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    Le dernier opus des frères Coen remet en mémoire toute une mythologie des grands espaces arides de l'Amérique et, entre mille évocations, donne l'envie d'un bref retour vers Les rapaces (Greed), l'un des très grands muets, signé par Stroheim. Dans le dénouement de ce dernier film, la nature désertique y observe, imperturbable, deux hommes perdus s'affronter jusqu'à la mort. Dans un dernier souffle, l'un trouve de justesse la force d'enserrer une menotte autour du poignet de l'autre, le condamnant lui aussi, à côté d'un cheval mort et de sacs pleins de dollars. Par son pessimisme et ses prolongements vers l'absurde, cette fin préfigure certaines oeuvres de Huston ou de post-modernes plus proches de nous.

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    Stroheim orchestre dans Les rapaces un mélodrame à trois personnages : McTeague, l'homme frustre devenu dentiste, Trinia, une nouvelle cliente, présentée par Marcus, ami du premier et un peu plus que simple cousin de la seconde. L'union de McTeague et Trinia, la jalousie, l'amour démesuré pour l'argent sont parmi les éléments déclencheurs de drames en série. L'oeuvre ne se limite donc pas, loin de là, à sa célèbre séquence finale. C'est bien tout le film qui est d'une ampleur et d'un pessimisme impressionnant. Avant de s'aérer comme on l'a vu plus haut, la mise en scène offre une succession de "morceaux de bravoures en chambre". Deux séquences mémorables jouent par exemple sur la profondeur de champ de façon incroyable. La première concerne l'aveu de McTeague à Marcus à propos de son amour pour Trinia, à une table d'un café, alors que derrière la vitre des passants se promènent sur le bord de mer, composition amenant un saisissant contraste entre le calme de l'arrière-plan et la tension progressive émanant de l'échange entre les deux hommes. La seconde nous permet d'admirer lors de la cérémonie de mariage dans l'appartement de McTeague, le passage en contrebas de la fenêtre, d'un cortège d'enterrement.

    Cela amène à parler du symbolisme de Stroheim. Celui-ci passe beaucoup par l'emploi des animaux, chats et oiseaux en particulier. Mais le motif de l'oiseau en cage ne se limite pas au symbole, il entre dans la narration en temps qu'enjeu dramatique. Dans l'introduction, McTeague, devant la mine où il travaille, recueille un oiseau blessé, qui est aussitôt balancé dans le fossé par un autre ouvrier. La réaction aussi violente qu'imprévisible de McTeague pose le personnage : limité et réagissant sans mesure. Plus tard, dans un bar, il explosera non parce que Marcus lui a lancé un couteau à quelques centimètres de sa tête mais parce que celui-ci lui a cassé sa pipe. Pour en revenir au symbolisme des oiseaux, notons aussi la géniale scène d'échange des cadeaux pendant le mariage. Quand Marcus offre une montre, McTeague donne à sa femme un couple d'inséparables en cage.

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    L'autre registre dans lequel évolue Stroheim est celui du naturalisme. Il se délecte de montrer quantité de détails d'habitude dissimulés (doigts dans le nez, envies d'uriner, mains mutilées). Une belle part de provocation entre en jeu dans ce cinéma-là (on se rappelle du plan de Folies de femmes où Stroheim lui-même tire avec son pistolet vers la caméra, donc le spectateur), y côtoyant une vision terrible de la nature humaine. Dans Les rapaces, ce ne sont plus des aristocrates pervertis que le cinéaste filme, mais des misérables marqués par la vie, incapables de sortir de l'engrenage et plongeant dans la bêtise et la folie. De ce point de vue, rarement aura-t-on fait ressentir aussi fortement la peur panique du sexe à travers ce personnage de Trinia. N'ayant pu rester pure, elle reporte son obsession de la virginité sur ses pièces d'or, qu'elle lustre à longueur de journées, les déclarant intouchables par d'autres mains que les siennes. Zasu Pitts incarne de manière hallucinante cette femme. Gibson Gowland est lui aussi un extraordinaire McTeague. Les deux nous donnent d'ailleurs la scène de ménage la plus forte du cinéma muet, où l'on "entend" littéralement l'homme crier vers sa femme.

    Moderne, fortement évocatrice, unique par son aspect provocateur (il faudra ensuite attendre l'arrivée de Bunuel pour ressentir le souffre de cette façon), toute l'oeuvre de Stroheim, cinéaste des années 20, devrait plaire jusqu'à notre-ami-le-jeune, souvent réticent devant ces films sans couleur avec des gens qui ouvrent grand la bouche mais qu'on entend pas parler.