Film
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Noblesse oblige (Robert Hamer, 1949)
****Bien aimé il y a longtemps, c'est en fait, sans doute, le chef d'œuvre du genre. Le coup de génie de Hamer a été d'utiliser la même tactique que son héros : n'être en surface que tact et délicatesse pour mieux faire exploser par en-dessous une incroyable charge. L'ironie du film est constante et dévastatrice. Tous les us et coutumes de la noblesse y passent (cérémonies, loisirs, repas, affaires), tous les lieux où son pouvoir est assuré sont comme profanés mais presque sans y toucher. Jusqu'au procès final à la Chambre des Lords. Cette séquence ne ralentit pas le film, comme on pourrait le craindre, pour cette raison (l'ajout d'un territoire signifiant) et parce qu'elle enrichit encore le récit, sous-tendue qu'elle est par un nouveau stratagème insoupçonné. C'est d'ailleurs le rythme de la totalité qui est infaillible. Non pas qu'il soit invariable. La succession des meurtres n'a par exemple rien de mécanique, tous ne mobilisant pas les mêmes efforts, et les intrigues amoureuses leur étant remarquablement rattachés. Par ailleurs, si le film est resté célèbre pour la performance multiple d'Alec Guinness, celle-ci n'en est qu'une des richesses, jamais envahissante, extrêmement bien diluée dans la coulée. Joan Greenwood, Valerie Hobson et Dennis Price méritent autant d'éloges, le dernier participant à rendre le personnage principal fascinant. Sa confession en voix off recouvre l'ensemble du film. On la prend d'abord pour une facilité avant de comprendre qu'elle est indispensable à l'entière réussite. C'est elle qui rend particulièrement sensible l'ironie, en donnant à la fois le point de vue (donc l'adhésion) et la distance. Tous ces éléments sont merveilleusement imbriqués et puisque, dans les interstices, un souffle d'humanité persiste (le désir partagé - "immoral" lui aussi mais "vrai" - entre l'homme et chacune des deux femmes), le déploiement de tant de méchancetés est accepté avec grand plaisir. -
L'Horoscope de Jésus Christ (Miklos Jancso, 1989)
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Tourné juste avant la levée du rideau de fer hongrois, le film représente de façon expérimentale, sombre et onirique une société contemporaine hantée par les fantômes staliniens et se cherchant un avenir. Le récit est extrêmement difficile à suivre et il faut se raccrocher au personnage principal, à nouveau interprété par Gyorgy Cserhalmi, poète que l'on prend d'abord pour une figure christique avant qu'il soit nommé Joszef K ("pour Kaffka, avec deux f" est-il dit). Jancso filme cette fois dans des appartements, en cadre serré laissant peu d'espace aux acteurs mais toujours dans l'étirement du temps, ce qui a pour conséquence de rendre leurs allées et venues souvent arbitraires et leurs sautes d'humeur parfois pénibles. Les changements de lieux mettent à mal la continuité et l'avancée se fait plutôt par tableaux, pour autant de rencontres du personnage avec des femmes aimées qui se terminent dans la violence et toujours sous le regard d'individus mystérieux. Car dans la confusion des discours historiques, des inquiétudes du moment, des chants populaires, des effets de miroirs, des dédoublements et des escamotages, le message le plus évident porte sur l'oppression due à une surveillance constante qui rend les identités douteuses et qui entraîne vers la folie. Testée dans "La Saison des monstres", l'installation d'écrans dans le cadre, diffusant des images de la même scène ou de scènes passées, est ici systématisée. L'intérêt du balayage de ces multiples moniteurs par la caméra, qui allonge encore les plans, est très relatif et n'aide pas à éclaircir la chose.
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Contagion (Steven Soderbergh, 2011)
**C'est évidemment LE film prémonitoire de la pandémie de COVID-19, impossible à découvrir aujourd'hui de la même façon qu'en 2011. De manière étonnamment complète, Soderbergh et son co-scénariste Scott Burns, en repensant au SRAS de 2002, y décrivent des réactions en chaîne, abordent des thématiques et élisent des types de protagonistes que la réalité s'est chargée de valider dix ans plus tard (jusqu'au bilan humain, pas si éloigné). C'est ce qui rend le film assez passionnant à regarder. On voit également d'autant mieux comment il "fictionnalise". Le déclenchement est rapide et les premiers décès, brutaux, saisissent vraiment. L'immersion des stars dans le flux général, mondial, est très réussi dans la première partie qui laisse espérer une fiction égalitaire et sans crête dramatique trop évidente. Ce pari n'est malheureusement pas tenu sur la durée, les risques restant très mesurés : la vedette foudroyée en dix minutes (Gwyneth Paltrow) revient en vrais-faux flashbacks ; l'éparpillement initial subit un recentrage progressif ne donnant à voir que le traitement états-unien de la crise (entraînant vers des représentations plus familières, celles du film catastrophe, de fin du monde ou de zombies) ; enfin, les auteurs, pour dénouer tout ça, n'ont pas pu ou voulu ignorer totalement la notion d'héroïsme. -
La Saison des monstres (Miklos Jancso, 1987)
*D'abord le choc de voir Jancso filmer au présent et comme dans un polar, avec cadavre de professeur gisant dans une chambre d'hôtel à Budapest. Étonnante aussi l'utilisation des postes de télévision qui dédoublent la vision d'un même objet sous un autre angle. Malheureusement, le film noir deviendra vite complètement opaque. Car Jancso quitte aussitôt le centre-ville pour retourner dans son décor de prédilection, ce corps de ferme et cette retenue d'eau, déjà vus à maintes reprises. Dès lors, son film se limite à une transposition formelle contemporaine, sans le poids de l'Histoire. Les voitures ont remplacé les chevaux pour assurer les courses folles. Les bourrasques sont produites par les hélicoptères, omniprésents. Tous les acteurs fétiches sont là (pour la troisième fois, au moins, depuis "Agnus Dei", Jozsef Madaras et Gyorgy Cserhalmi s'offrent une baston dans la poussière) mais habillés en jeans et blousons. Seuls ou par grappes, ils se mettent encore à courir, à s'arrêter, à tomber, à se relever. On sait de moins en moins pourquoi. On nous parle de science et de religion, de la langue hongroise et des exilés, tandis que les explosions se multiplient, que le feu et l'eau fusionnent. Chacun tire les ficelles tour à tour, en duperies enchâssées. Ces professeurs réunis en célébration festive sont rejoints par quelques jeunes femmes, des comédiennes de cirque nous dit-on. Elles sont le plus souvent nues, embrassées par les uns et les autres, en rondes infinies, entraînées dans les bras mais dans une ivresse partagée, gardant leur liberté (s'il faut, elles giflent ou frappent entre les jambes). Si le déséquilibre induit par ces nudités quasi-systématiques est plus flagrant que jamais, ces filles sublimes sont moins femmes-objets (les hommes n'ont guère plus d'épaisseur au sens traditionnel du terme appliqué à des personnages classiques) que femmes-idées (certes pas faciles à cerner). -
Los Olvidados (Luis Buñuel, 1950)
***Le plus dur et le plus direct des Buñuel. L'absence de concession dans la représentation réaliste d'un quotidien violent rend le film toujours aussi impressionnant, ne permettant pas d'attendrissement réconfortant. Sa seule "faiblesse" est la hauteur morale octroyée au directeur de la ferme-école, même si son stratagème bienveillant (laisser sortir Pedro avec de l'argent) a une conséquence fatale à la Oliver Twist. Dans la description de cet établissement de rééducation, la vision provisoirement plus optimiste des choses relaie sans doute l'appel lancé en ouverture du film aux forces progressistes. Quoi qu'il en soit, l'après est plus terrible encore que l'avant, avec le cercle de morts du dénouement (et par la suite l'histoire de l'humanité n'a pas vraiment pris la bonne voie). Les chances laissées à ces gamins par la société sont infimes, poussés au crime et mis en danger dès qu'ils tombent sur plus fort qu'eux : la petite Meche qui finit toujours par être agressée, Pedro accosté par un vieux saligaud de bourgeois dans la rue. Cette dernière scène est vue de l'intérieur d'une vitrine de magasin, le son des dialogues inaudible. Même en voulant établir un constat clair, Buñuel expérimente, ce qui décuple la puissance de son film. Dans ce contexte, la séquence du rêve, par exemple, pourrait paraître déplacée mais il n' en est rien. D'une part parce qu'elle enrichit la connaissance du personnage, d'autre part parce que son étrangeté est préparée par petites touches en amont (particulièrement à travers le bestiaire mobilisé : la poule qui apparaît brusquement face à l'aveugle mis à terre). Et même dans cet univers-là circule ce désir chauffé à blanc, lors de la plus que troublante ronde de séduction entre El Jaibo (Roberto Cobo qui sera, je l'avais oublié, dans "Ce lieu sans limite" de Ripstein) et la mère de Pedro (Estela Inda, encore un de ces éclats féminins chez Buñuel). -
Le Passage du canyon (Jacques Tourneur, 1946)
***Quand, dès l'une des premières scènes, dans un court plan en pied, on remarque par hasard, sans désignation par la caméra, que l'homme que l'on retrouve dans le couloir de l'hôtel après l'avoir vu traverser la rue boueuse a effectivement les bottes sales, on sait déjà que le film va être bon. Tavernier en bonus DVD, comme Lourcelles dans son dico, le désigne comme le premier western moderne. On comprend pourquoi. Dans la verticale du 1:33 se dressent les montagnes et les arbres de l'Oregon, et se pressent d'innombrables personnages. La multiplicité et la fluidité des passages de l'un à l'autre créent le fort sentiment de communauté, tandis que les délaissements assez fréquents du héros Dana Andrews montrent bien que la vie s'étend au-delà. Héros, d'ailleurs, c'est vite dit, car personne là dedans n'est vraiment sans reproche et tout le monde semble se tenir sous la menace de quelque chose (pas seulement des Indiens, qui subissent clairement l'accaparement des terres et dont l'attaque dévastatrice est déclenchée par un salaud de Blanc). Les pionniers se débattent comme ils peuvent, au milieu des éléments, avec leurs démons, leurs sentiments ambivalents et le cadeau empoisonné de l'or. Les événements dramatiques, au final, arrangeront bien les choses de l'amour mais cela ne fait pas oublier que des rapports particulièrement complexes ont été établis précédemment entre ces hommes et ces femmes (et de longue date, tout le monde se connaît déjà, dès le début). Et le tout en couleurs, subtilement cohérentes (les habits de chacun semblent s'accorder soit au décor, soit à leur tempérament) ou soudain très visibles, comme le rouge (le plan presque gore sur le crâne ensanglanté de Ward Bond lors de la bagarre de saloon est comme l'annonce de son triste destin : être scalpé). -
L'Homme au complet blanc (Alexander Mackendrick, 1951)
***Très bonne comédie sociale, précisément sur le monde de l'entreprise, développant une réflexion intéressante sur une invention (un tissu inaltérable) et ses possibles conséquences en termes d'emploi et d'équilibre économique. A partir d'un sujet pas forcément engageant sur le papier, Mackendrick réalise de manière très sûre, dynamique, avec des rythmes variés, des idées visuelles (les portes et les systèmes de cache) et sonores (la petite musique faite par les fluides dans les tubes à essai semble annoncer le travail de Tati autour de ses bruitages de matériaux). Les personnages ne sont jamais unidimensionnels, pas même le principal, pourtant obsessionnel, brillamment interprété par Alec Guinness. -
Harold et Maude (Hal Ashby, 1971)
**(ne connaissant pas le cinéma de Hal Ashby, hormis "Retour") Film typique du mouvement de bascule culturelle au sein du cinéma hollywoodien, avec plusieurs points d'originalité : l'énorme différence d'âge entre le couple formé (mais même s'il a l'air d'un adolescent, Bud Cort, sortant tout juste de "Brewster McCloud" - difficile de ne pas le citer tant on y pense -, avait quand même 22 ans), la pertinence du casting pour l'incarner (Cord donc, et Ruth Brown, pas 80 ans comme il est dit mais "seulement" 74), l'idée intéressante et développée comiquement de l'obsession de la mort à travers les enterrements et les fausses tentatives de suicide. La caricature est parfois un peu trop poussée et les personnages un peu trop déconnectés de la réalité mais certains passages sont efficaces. Le style d'Ashby me semble un peu hésitant, le nombre élevé d'insertions de chansons de Cat Stevens trahissant peut-être un manque de fluidité par ailleurs. -
Deux Sœurs (Mike Leigh, 2024)
**Mise à l'épreuve par un personnage de tous les autres, du spectateur et du film entier (qui se retrouve au final, comme tout le monde, moins ouvert que bloqué). -
Le Cœur du tyran (Miklos Jancso, 1981)
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Un jeune prince élevé en Italie est rappelé chez lui à la mort de son père. Sa mère, étrangement plus jeune que lui, semble atteinte de démence. Son oncle ambitieux ne cesse de mentir. Son ami italien (Ninetto Davoli) ne sait plus où donner de la tête au milieu des hongroises nues. Des acteurs multiplient les intermèdes. Les Turcs s'en mêlent. Sous-titré "Boccace en Hongrie", le film paye sa dette au théâtre. Même s'il recoupe toutes les préoccupations de Jancso, l'obscur scénario n'a pas grande importance, tant les revirements, les résurrections, les changements de ton sont nombreux, en un éclat de rire. L'artifice est assumé jusqu'au bout : chacun avoue finalement avoir tenu un rôle, avoir joué la comédie. L'intérêt du film est purement de mise en scène. L'imagination de Jancso paraît sans limite pour trouver d'étonnantes solutions visuelles rendant ce théâtre (tout est filmé en studio) parfaitement cinématographique. Limité par la réalité, le décor devient à l'écran mouvant, flottant, insaisissable, la caméra ne cessant de glisser latéralement tout en jouant de la profondeur grâce au zoom ou aux amorces. Les acteurs, aux réapparitions parfois stupéfiantes en bout de plan, glissent eux aussi pour achever de donner cette impression de rêve (avant un retour brutal à la réalité et à l'extérieur).