***
Film
-
Le Rideau déchiré (Alfred Hitchcock, 1966)
Gamin, je ne sais pas si c'est le premier Hitchcock que j'ai vu, mais c'est le premier que j'ai aimé, au point de le regarder plusieurs fois à cette époque. En revanche, je n'y étais pas revenu depuis. Certes c'est un peu long, il n'y a plus de "métaphysique" (seulement des mathématiques), c'est juste de l'espionnage, en pleine guerre froide et sans aucune équivoque malgré la fausse piste initiale. Malgré cela, je trouve toujours Paul Newman excellent et Julie Andrews très bien. On sent qu'Hitchcock recycle certaines choses mais, à un tel niveau, pourquoi pas ? C'est aussi fort dans les changements d'échelle, du plan de détail au plan très large, que dans les variations de tempo, de la dilatation des scènes à la fulgurance d'une seconde (comme le réflexe de Newman qui rattrape l'argent volé par les soldats déserteurs aux passagers du bus, inspiration qui sauve cette scène, la seule à être, dans l'engrenage, vraiment tirée par les cheveux).Et sinon, obsession Twin Peaks : la traversée du musée désert pour échapper à la vigilance de Gromek, avec ces avancées transversales de Newman dans les plans, l'effet de répétition entre les deux salles successives, le motif géométrique noir et blanc au sol, le seul bruit des talons comme ambiance... on dirait la traversée de la black lodge par Cooper poursuivi par son double maléfique (on pourrait d'ailleurs aussi voir ce lieu du musée comme le point de passage d'un monde à l'autre pour le prof. Armstrong dont la vraie loyauté et la fausse trahison nous sont révélées à la sortie, à la ferme). -
Le Prix du danger (Yves Boisset, 1983)
*
Comme je le suspectais, mon souvenir de jeune ado rendait plus tragique, plus violent et plus ample quelque chose d'assez riquiqui et, surtout, faible techniquement. Les scènes d'action sont très moyennes (la séquence avec les avions est catastrophique), aucun effort n'est fourni pour aider à saisir une différence entre ce qui est vu par les téléspectateurs de la fiction et ce qui est vu par le spectateur du film, la photographie est quelconque et le travail sur le son semble inexistant, sans souci de l'ambiance, égalisant toutes les voix par une post-synchro généralisée, probablement en raison d'un tournage essentiellement yougoslave. Marie-France Pisier et Bruno Cremer n'ont pas de mal à paraître sobres à côté des seconds rôles et bien sûr de Michel Piccoli en roue un peu trop libre et de Gérard Lanvin (amusante Isabelle Jordan dans le Positif de l'époque : "magnifique dans Extérieur nuit, très bon dans Une semaine de vacances, intéressant dans Le Choix des armes et convenable dans Tir groupé, il prolonge cette courbe descendante dans l'emploi du personnage en crise : on aimerait bien qu'une habilleuse inspirée perde tous les blousons d'un prochain film et lui essaie un costume trois pièces. Ça nous changerait."). Pour autant, il est terrible de constater à quel point Boisset aura vu juste. Le jeu de la mort est certes encore contenu dans les recoins du net mais les discussions entre Cremer, Pisier et Piccoli (de loin les meilleures scènes), mêlant et malmenant spectacle, morale et politique, restent fortes car glaçantes d'actualité, imaginables sans ajustement, avec le même cynisme et les mêmes alibis, dans d'autres bureaux peuplés d'ordures, ceux de nos chaînes d'opinion d'extrême droite.
-
L'Etranger (François Ozon, 2025) & L'Etranger (Luchino Visconti, 1967)
*/**
Hyper-chiadé et parfaitement lisse, modernisé juste comme il faut (touche de solidarité féminine et un peu plus de place laissée aux personnages arabes), le film d'Ozon m'a laissé indifférent. L'interprétation va du mauvais (Lottin) au terne (Voisin) en passant par le convenu (Lavant qui engueule puis pleure son chien). Comme Ozon tient à son image pop-rock, il s'offre Killing an Arab en générique de fin sans se soucier du fait que cela entre en contradiction avec la manière illustrative qui précède. Le seul avantage est de m'avoir donné envie de découvrir le Visconti malgré sa faible réputation.Au moins celui-ci est un film vivant. Par la couleur, par les zooms et autres mouvements presque fébriles, par le montage parfois brutal. La partie consacrée au procès est visuellement dynamisée par la pertinente idée des éventails agités par le public. Trouvaille nullement gratuite puisque la chaleur est ressentie tout au long du film, la sueur dégoulinant sur chaque visage. Même si, à l'exception du principal, les rôles sont tenus par des français (Anna Karina, Georges Géret, Bernard Blier, Georges Wilson, Bruno Cremer...) privés de leur voix dans la version italienne, tout le monde est meilleur dans cette adaptation-là. Reste le cas Mastroianni. Il est vrai que, démarrant avec son peps et son sourire habituels, il ne peut empêcher que ça coince ensuite par endroits, lorsqu'il s'agit de montrer la passivité, l'indifférence ou l'indécision du personnage. Celles-ci paraissent alors en décalage, comme le geste fatal, sauf peut-être à y voir une sorte de schizophrénie, non-conforme au roman même si c'est une autre façon d'envisager l'inexplicable. Évidemment, le film aurait été tout autre si Delon avait pu jouer Meursault, comme prévu initialement par Visconti. -
Les Vitelloni (Federico Fellini, 1953)
***
J'avais un souvenir assez léger du film en tant que "comédie dramatique". Or cette chronique, où entrent beaucoup de souvenirs personnels de Fellini et de ses deux coscénaristes Tullio Pinelli et Ennio Flaiano, est recouverte du début à la fin d'un épais voile de tristesse. Si un fond de tendresse persiste, le regard porté sur ces personnages d'hommes italiens pas vraiment déconstruits est tout de même particulièrement critique. Fellini n'hésite jamais à appuyer là où ça leur fait mal, à leur faire balancer, les uns aux autres, les reproches les plus durs, tout soudé que soit le groupe. Même s'il peut être pris pour un film de transition, il n'en est pas moins passionnant. Son ampleur, son élargissement sensible bien au-delà de la petite bande, viennent déjà du talent de Fellini pour les digressions, les surprises narratives, les passages inattendus d'un personnage à un autre, la circulation énergique au cœur des foules, les touches oniriques ou absurdes qui bientôt s'épanouiront en longueur. Chacun des Vitelloni est caractérisé mais la multiplicité de leurs interactions fait la richesse et parfois l’ambiguïté du tableau. La fin est l'une des plus belles qui soient, l'émotion sur le quai de la gare étant décuplée par cette idée géniale de travelling ferroviaire en chambre.
-
La Balade sauvage (Terrence Malick, 1973) & Mean Streets (Martin Scorsese, 1973)
****
Un heureux hasard m’a permis de revoir à la fois le Malick et le Scorsese. Et de me rendre compte à quel point ils peuvent être croisés.
Les deux ont été présentés pour la première fois en octobre 1973 à New York, à quelques jours d’intervalle. On peut soutenir que leur auteur a fait "mieux" tout de suite après, disons encore plus "beau" ou plus "maîtrisé", avec Les Moissons du ciel et Taxi Driver (par dessus la commande, fort bien exécutée d’ailleurs, de Alice n’est plus ici pour Scorsese). Mais Badlands et Mean Streets ont la force des cristallisations. Tout est déjà là, dans un état pur, ce qui en fait des grands films tout en les rendant peut-être plus attachants que les suivants.
Sur une base criminelle bien établie ils développent tout de suite un univers personnel. Lumière du jour, superbes plans généraux, instants muets seulement rattachés à la narration par la musicalité de la mise en scène pour l’un, lumières artificielles de la nuit, plans séquences tortueux, agitation et logorrhées dans un rythme chaotique pour l’autre. Malick fait naître un sentiment de plus en plus étrange face à l’inconséquence terrible et désarmante de ses fugitifs. Scorsese saisit d’entrée par l’énergie folle et tourbillonnante qui propulse son Charlie, tiraillé et qui s’épuise à "sauver" Johnny Boy.
On a deux utilisations bien différentes de la musique et de la voix off. On a également deux doubles avènements : Martin Sheen et Sissy Spacek, Harvey Keitel et Robert De Niro. Les autres, ils disparaissent au passage des premiers, se retrouvent constamment autour des seconds. D’un côté une fuite irréfléchie, de l’autre un cercle infernal.
Le personnage de Sheen se prend pour James Dean, celui de Keitel ne jure que par John Wayne. Et cerises sur les gâteaux méta-cinématographiques : Malick et Scorsese qui apparaissent en personne, mais pour mettre en danger leurs personnages, perturbant une prise d’otage ou commettant le massacre final. Drôles de signatures. -
La Disparition de Josef Mengele (Kirill Serebrennikov, 2025)
*
Déçu, même si j'avais été l'un des rares à ne pas avoir succombé au charme de "Leto". La première partie possède sa force, à la fois dynamique et plastique, avec pour points d'orgue les étonnants plans séquences de la fuite dans la rue puis du mariage entre amis nostalgiques du Troisième Reich. Puis il y a la séquence-choc d'Auschwitz. Si l'on pense immédiatement à "La Zone d'intérêt", ce n'est pas vraiment, à mon sens, par opposition (l'un montrerait ce que l'autre masque) mais parce que, tout simplement, l'ouverture s'effectue de la même façon, par une scène intimiste et douce en bord de rivière. Ensuite, l'horreur arrive mais Serebrennikov maintient (heureusement) une certaine distance par plusieurs partis pris. Mais cette séquence n'est pas une bascule, juste une entaille douloureuse dans le récit. Car on reprend ensuite le fil, ou plutôt la ronde, avec les mêmes procédés, le même régime. J'ai alors décroché devant ce qui m'est apparu comme du ressassement plus monotone que vertigineux, l'impression que, à suivre la longue deuxième heure, on n'est pas plus avancé.
-
Law and Order (Frederick Wiseman, 1969)
***
Immersion parmi les agents de la police municipale de Kansas City, au commissariat et en interventions extérieures. C'est l'un des rares Wiseman que je n'avais encore jamais vu et c'est peut-être le plus brutal, formant de ce point de vue une sorte de diptyque avec Hospital, tourné l'année suivante. Encore que, dans ce dernier, le cadre hospitalier "contenait" la détresse humaine, il était fait pour la canaliser sinon l'apaiser totalement. Ici, la violence, souvent aggravée par le racisme, est présente partout. L'approche frontale la rend saisissante, parfois difficile à supporter. Puisque la caméra suit les hommes en uniformes, arrivant donc après les faits, c'est essentiellement la violence policière qui est montrée lors des arrestations (portes défoncées, coups, étranglements...). Et celle-ci est assumée par les responsables. Wiseman a obtenu les autorisations nécessaires de la part des autorités locales, qui l'ont laissé filmer ce qu'il voulait. Ce mélange américain d'oubli de la caméra et de confiance absolue dans la transparence démocratique (apparemment, le film a été diffusé sans problème particulier) reste unique et fascinant. Bien sûr, le travail du lien social ressort également : les agents dialoguent avec la population, apaisent des tensions, font ce qu'ils peuvent avec les ivrognes, recueillent les enfants perdus... Si le film paraît si brutal, cela tient aussi au style (et à la technique), moins posé qu'il ne le sera par la suite. Quelques "trucs" persistent (par exemple la caméra semblant trouver le sac à main perdu dans l'herbe avant le flic qui le cherche) et, entre les moments attrapés dans l'urgence, les séquences de transition manquent encore de fluidité, mais on trouve déjà ces pauses permettant le pas de recul comme l'échange entre deux policiers autour des salaires ou l'extrait de meeting où Nixon vient instrumentaliser le sentiment d'insécurité. Enfin, la rudesse tient à la condensation (à peine 1h20) qui produit un effet d'accumulation. De fait, c'est lorsqu'il doublera la durée de ses métrages que Wiseman signera ses premiers véritables chefs-d’œuvre, dans la décennie suivante, Juvenile Court et Welfare.
-
Ce que cette nature te dit (Hong Sangsoo, 2025)
***
Bizarre bizarre ce on-ne-sait-plus-combien-tième film de HSS. Il est à la fois transparent, direct, évident, dans la qualité de son interprétation, dans sa narration et dans ses thèmes, critique de la bourgeoisie éclairée, interrogations sur la pratique poétique, sur l'indépendance de l'artiste, sur le confort matériel. Mais dans l'extrême longueur des séquences se produisent des renversements, des changements de point de vue sur les personnages, phénomènes culminant évidemment dans la bascule alcoolisée au moment du dîner. Par ailleurs, il y a ces hésitations étonnantes au début, ces personnages dont on parle longtemps avant leur apparition, ces instants d'attente fébrile pour l'invité, cet étrange circuit nocturne avec chute, ces mêmes cadrages qui reviennent... Sans que rien ne soit changé des procédés habituels (si je comprends bien, le cinéaste est maintenant quasiment tout seul avec ses comédien(ne)s), j'ai vu, en creux, plutôt qu'une comédie familiale, un terrible film d'horreur, un sanglant survival, le grand slasher de HSS.
-
Nouvelle Vague (Richard Linklater, 2025)
**
C'est globalement amusant et plaisant parce qu'assez vif (alors même qu'il n'y a pas d'enjeu dramatique, juste le déroulement des jours de tournage). Le soin apporté à la reconstitution (+ le format et le noir et blanc) fait qu'il n'y a pas de gêne à ce niveau-là. On sent le besoin de Godard de tourner à tout prix et, ce qui m'a paru au début l'angle le plus original du film, malheureusement pas trop développé ensuite, le mélange d'amitiés et de jalousies parcourant (et poussant) le groupe des Cahiers. C'est un bon making-of mais son principe de reproduction l'empêche d'être un grand film car on n'y voit pas (moi en tout cas) ce qui appartient à son auteur. L'inventivité d'un geste, d'une situation ou d'un dialogue semble toujours due à Godard, à ses collaborateurs ou à son époque, mais pas aux responsables de "Nouvelle Vague", qui est une sorte d'agréable capsule.
-
A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960) & A bout de souffle, made in USA (Jim McBride, 1983)
**** & °A bout de souffle c'est vraiment l'un des très rares films qui donnent effectivement l'impression de tout renverser, et cet effet persiste à chaque revoyure, notamment grâce à la dynamique incroyablement syncopée de la première demi-heure, puis par l'autre genre de provocation qui consiste à s'enfermer très longuement dans une chambre, avant de retrouver la liberté du mouvement et de la rue dans le dernier tiers.Le remake de Jim McBride, cinéaste par ailleurs intéressant, est, lui, d'une nullité absolue. La déconstruction et la distance imposées par Godard faisaient accepter tous les coups de tête, tous les propos excessifs, toutes les oscillations paradoxales des personnages. Observés dans la continuité d'une narration hollywoodienne, ceux-ci deviennent des idiots irresponsables. Valérie Kaprisky est mauvaise parce qu'elle ne fait rien, Richard Gere est mauvais parce qu'il en fait trop. Pourtant la transposition n'est pas du tout gênante en elle-même et aurait pu fonctionner (puisque Godard était parti pour réaliser un "film noir" et utilisait plusieurs éléments américains). Mais rien ne va dans la mise en scène, au point qu'il est décourageant de tout lister. Je relève donc la seule chose réellement étonnante du film : les moments de nudité en full-frontal de Richard Gere.