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70s - Page 8

  • Le convoi

    leconvoi.jpg

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    Présenter Le convoi comme un titre mineur mais s'intégrant parfaitement dans la filmographie de Sam Peckinpah cela a plus d'allure et plus d'attrait que de le qualifier de lourde comédie d'action relatant les aventures d'un groupe de routiers sympas. Pourtant, durant sa première partie, le film n'est rien d'autre que cela. Le cinéaste n'y va pas de main morte pour s'installer dans ce genre, osant notamment une bagarre de "saloon" résolument parodique à voir l'usage du ralenti qui est fait, tendant ici à déréaliser et à épaissir le trait. Cette course poursuite entre trois chauffeurs et un policier pervers n'est ni très glorieuse ni très intéressante, à l'image des conversations codées ayant cours entre les routiers à travers leur CB.

    Ces échanges continus par ondes radio, si réalistes qu'ils soient, contribuent à une saturation des plans particulièrement éreintante. Car ce n'est pas tant le rythme qui fatigue mais l'accumulation à l'intérieur du cadre et d'une séquence à l'autre. Le film de Peckinpah nous saoule de messages, de sirènes de voiture de police, de klaxons de camions, d'une musique country que l'on apprécierait peut-être si elle était utilisée moins systématiquement, de défilés de poids lourds (un, puis deux, puis trois... jusqu'à cinquante, cent ?), de nuages de poussière et de fumées noires. Dans le même élan, le comique s'affiche grossièrement et nous empèche de prendre au sérieux tout ce qui se passe sur l'écran y compris lorsque la violence et le drame pointent leur nez (passage à tabac d'un Noir, lutte "à mort" entre le leader et le policier).

    La dimension politique du Convoi a également du mal à s'affirmer clairement au milieu de ce cirque mais elle nous retient assez pour ne pas rendre le film totalement négligeable. Suite à un acte de rébellion contre l'ordre policier, Rubber Duck se retrouve en tête d'un groupe de routiers auquel se joignent tous les éléments contestataires de la société américaine croisés dans les régions traversées pour atteindre le Mexique. Des hippies aux femmes libérées, du Noir opprimé à l'individualiste réfractaire, l'échantillon représentatif n'est pas mis en évidence de manière très fine mais dans la partie centrale du film, la plus intéressante et la moins lourde, on sent très bien, au-delà d'une amusante tentative de récupération politique par les autorités, que les diverses espérances et revendications formulées ne fusionnent jamais véritablement et que la vision désenchantée, détachée et pessimiste de Duck prédomine (soit, par extension, celle de Peckinpah).

    L'aventure se poursuit malheureusement dans un troisième acte au scénario toujours à la lisière de la bêtise (la crédibilité fut apparemment le moindre des soucis des auteurs), sacrifié, comme tout le reste, à la recherche de l'effet. L'évidence de la transposition dans l'univers du western éclate en plein jour mais celle-ci, d'une part, donne un tour plus attendu encore au récit (poursuite, vengeance, duel) et, d'autre part, pousse le cinéaste à composer des plans plutôt risibles, comme celui qui présente avant l'assaut un alignement de camions comme autant de cavaliers sur la colline. L'éclat de rire final, en plein chaos (comique), devient une figure "Peckinpahienne" inopérante car accusant la vanité non seulement du monde décrit mais surtout de sa représentation à travers ce film décevant, dont je garderai tout de même l'image d'Ali McGraw conduisant sa décapotable les jambes écartées et la jupe relevée sur les cuisses.

     

    leconvoi00.jpgLE CONVOI (Convoy)

    de Sam Peckinpah

    (Etats-Unis / 110 min / 1978)

  • Le moine

    kyrou,france,italie,fantastique,70s

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    Le hasard me permet de faire une transition pleine de souplesse : après mon texte sur Positif, je peux enchaîner avec une note consacrée à ce film d'Ado Kyrou, l'un des principaux animateurs des premières années de la revue.

    Le moine est la transposition au cinéma du scandaleux roman gothique du même nom écrit par Matthew Gregory Lewis en 1796. Luis Buñuel, qui avait longtemps caresser le projet de cette adaptation, se chargea d'en écrire le scénario en compagnie de son compère Jean-Claude Carrière, mais choisit finalement d'en confier la réalisation à son ami, assistant et exégète Ado Kyrou (déjà auteur de quelques courts métrages et d'un long, Bloko, en 1965). En dépit de ce parrainage, le film connut bien des difficultés de distribution et fut rapidement mis aux oubliettes. Si l'on aurait pu s'attendre à ce que la sortie récente de la version de Dominik Moll lui redonne une certaine visibilité, il n'en fut rien. Tout juste certains critiques mentionnèrent rapidement son existence, Positif se signalant fort étrangement par son silence, comme elle l'avait fait en 1973 (alors que Bloko fut largement commenté).

    Mauvais signes que tout cela ? Pas forcément. S'il n'est pas transcendant, l'ouvrage n'a rien de déshonorant et son intrigue se suit avec intérêt. La patte de Buñuel se fait sentir dans plusieurs détails, dans quelques dialogues résonnant de manière absurde, dans l'apparition d'un bestiaire étrange... La dernière séquence, surtout, est un hommage (trop) direct à L'âge d'or. Mais au-delà de ces signes disposés ça et là, Ado Kyrou parvient à se démarquer en insistant sur les aspects gothiques et fantastiques, en abordant sans détour le thème de la sorcellerie et en adoptant une structure narrative basée sur une suite d'éclats, autant de choix que l'on retrouve peu ou pas du tout dans l'œuvre de son mentor, qui a, de son côté, tendance à aplanir les choses, à les ramener dans un entre-deux improbable.

    Le cheminement est donc ici chaotique. Le film est fait de grands fragments disjoints, les sauts d'une séquence à l'autre sont importants, au point que, parfois, le doute peut s'installer provisoirement dans l'esprit, le temps de reconstituer une continuité. Mais ce type de construction, plein de heurts, soutient apparemment aussi le roman d'origine. A un découpage en champs-contrechamps est souvent préféré l'usage de plans longs et posés, ce qui induit une sorte de faux-rythme entre les pics. Les personnages eux-mêmes sont soumis à de spectaculaires changements d'humeur, ces revirements déstabilisant encore et accentuant l'étrangeté.

    Franco Nero est fiévreux (pléonasme ?) et Nathalie Delon est filmée en tentatrice insaisissable, fortement érotisée, proche et inatteignable à la fois (on pense aux écrits de Kyrou sur Marlene Dietrich). Cette direction d'acteurs, l'opposition entre quelques beaux cadres fixes de la nature environnante et les nombreux intérieurs sombres et l'alternance entre les effets liés au genre et les grandes plages de calme et de retenue font qu'une certaine distance s'installe entre nous et l'horreur de l'histoire qui est contée. Car le mal est ici présent partout, chacun est coupable. Le seigneur, bienfaiteur de l'église, est un assassin d'enfants, le moine Ambrosio, prônant la chasteté, force les jeunes filles, l'inquisition torture même après l'aveu. Et les pauvres ne sont pas plus bienveillants ni mieux attentionnés. La vision est noire (les violences faites aux jeunes personnes sont certainement le frein principal à la diffusion du film), mais Kyrou a eu raison d'ouvrir plusieurs pistes sans vraiment les refermer au final. Entre un délire, un cauchemar, une diablerie ou une machination, nous pouvons choisir selon notre inclinaison, ou pas.

    Merci à Fred.

     

    kyrou,france,italie,fantastique,70sLE MOINE

    d'Ado Kyrou

    (France - Italie - Allemagne / 90 min / 1972)

  • En famille (4)

    kelly,donen,oury,zep,etats-unis,france,comédie,musical,animation,50s,70s,2010s

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    Le génie de Kelly, la maîtrise de Donen, la pertinence de Comden et Green (au scénario)... Inutile d'insister sur tout cela. Mais en revoyant Chantons sous la pluie pour là énième fois, je me suis surtout dit que ce qui le rendait décidément inaltérable, c'était son double statut d'œuvre divertissante et réflexive. Le rêve hollywoodien est ici réalisé dans le sens où le spectateur, quelque soit son âge, sa culture, son humeur et son niveau de lecture, est accueilli avec la même grâce. Car ce film porte en lui son propre commentaire, tout en nous laissant libres de le lire ou pas. Gene Kelly cherche d'emblée la connivence, entrant dans le champ avec un sourire ostensiblement affiché et nous réservant, à nous seul, la vérité sur le parcours de son personnage, grâce à l'insertion d'images contredisant les propos tenus face à ses fans. Comme ils le font de l'opposition entre bons et mauvais acteurs, les auteurs s'amusent de celle existant entre "culture de masse" et "haute culture", l'intégrant à une écriture du comique qui repose notamment sur la gêne (ressort classique dans la comédie hollywoodienne, qui, ici, n'est jamais activé contre les personnages puisque le dépassement de cette gêne est aussi donné à voir, comme le montre la séquence de la fête dans laquelle Debbie Reynolds sort du gâteau et découvre dans l'assistance Gene Kelly, qu'elle vient de rencontrer et de rabrouer pour la vulgarité de son art : désarçonnée, elle se donne pourtant à fond jusqu'au terme de son numéro de music hall un peu nunuche).
    Quand nous pouvons savourer la réflexion sur le genre et l'approche historique précise, d'autres, les plus jeunes par exemple, peuvent profiter du caractère instructif du spectacle. Derrière les frasques des stars, se discerne l'hommage aux artistes et techniciens de l'ombre (dans le duo Don Lockwood - Cosmo Brown, soit Gene Kelly - Donald O'Connor, c'est bien le moins célèbre des deux, le compositeur, qui trouve généralement les solutions aux problèmes artistiques). De même, toute la machinerie du septième art est exposée, à l'occasion bien sûr de la déclaration d'amour chantée dans le studio désert mais figurant bientôt un extérieur au clair de lune magique ou encore de la balade des deux amis qui les fait passer devant plusieurs plateaux où se tournent des films de série. Par conséquent, un peu plus tard, lorsque se fait le numéro Good morning dans la maison de Don Lockwood, celle-ci apparaît comme un pur décor, avec ce faux mur de cuisine à travers lequel passe la caméra et une chute finale sur un canapé, accessoire utilisé peu de temps auparavant pour le Make 'em laugh d'O'Connor dans le studio de cinéma.
    La dernière partie du film est toujours aussi éblouissante. Peu après le fameux numéro-titre (quelles admirables variations de rythme !), vient le morceau de bravoure Broadway melody, merveilleusement détaché du reste du récit, illustration d'une idée que Don Lockwood explique à son producteur (celui-ci ayant du mal à la "visualiser" et décidant probablement de ne pas en tenir compte pour le film en cours de réalisation). La (seconde) première du film dans le film est l'occasion de dénouer l'intrigue. Kelly et Donen tirent alors un parti admirable du lieu tout en rendant un nouvel hommage au music hall. Et enfin, Don Lockwood rattrape Kathy Selden, le chant et la musique reviennent, le spectacle descend dans la salle, le cinéma est partout. Debbie Reynolds se retourne brusquement vers Gene Kelly et son visage en larmes bouleverse, que l'on soit n'importe quel type de spectateur...

    De Donen à Oury et de Kelly à Montand, la chute s'annonçait rude, mais elle fut quelque peu amortie. Le corniaud était, dans mon souvenir, meilleur que ce qu'il est réellement. Avec La folie des grandeurs, la modification de mon jugement se fait dans le sens inverse. Alors que je m'attendais à revoir une œuvre médiocre, je me suis retrouvé devant une comédie assez agréable, pas loin d'être une vraie réussite.
    Inspiré du Ruy Blas de Victor Hugo, le scénario fait preuve de consistance et ménage de plaisants rebondissements. Ainsi, bien campés sur leurs jambes, les auteurs du film peuvent glisser des anachronismes de langage ou de comportement, des pointes d'absurde, du comique plus distancié que d'ordinaire (les apartés que nous réserve Montand, la lecture de la lettre qui se transforme en dialogue avec une voix off, les clins d'œil au western italien). Les gags sont nombreux et atteignent souvent leur but.
    Le film a, de plus, une vivacité certaine. Le soin apporté à l'ensemble (décors, costumes, photographie, interprétation de qualité égale) fait que le rythme est tenu sans réel fléchissement. Les scènes d'action, souvent pathétiques dans ce genre de production, sont réalisées avec vigueur (la capture de César par Salluste, l'évasion du bagne dans le désert) et même lorsqu'elles gardent un pied dans le pastiche, elles ne tombent pas dans le ridicule. Il y a certes quelques facilités ici ou là et une musique bien faible, signée de Polnareff, mais le refuge dans un passé lointain et le relatif éloignement géographique autorise mieux les fantaisies. La mise en scène d'Oury n'a rien d'exceptionnel, les différents mouvements s'effectuant de manière assez rigide, mais tel raccord ou telle plongée ont leur efficacité.
    Le dynamisme provient de l'histoire, de l'équipe de réalisation, mais aussi et surtout, du remplacement de Bourvil par Montand. Alors que le premier restait toujours en-dessous de De Funès, encombrait parfois ses avancées, le second lui tient parfaitement tête et parvient à se caler sur son rythme effréné. Montand apporte sa verve et, par rapport à son prédécesseur, rend infiniment moins gnan-gnan les épisodes romantiques (qui sont de plus, ici, accompagnés d'une légère ironie, via le décorum ou le regard de De Funès).

    De Montand à Hallyday, la chute s'annonçait encore plus tragique que la précédente, mais elle fut en fait, elle aussi, assez peu douloureuse. D'ailleurs, j'exagère un peu. La présence de Johnny Hallyday dans Titeuf, le film est limitée, en terme de durée et bien sûr parce que nous nous retrouvons ici uniquement face à son "avatar" dessiné. Toutefois, il faut dire que ces quelques minutes du film de Zep constituent sans aucun doute le meilleur clip vidéo que nous ait jamais offert l'ex-idole des jeunes. La chose a échappé au journaliste de Télérama en charge de la critique de ce Titeuf. Dans l'hebdo, le film est descendu sous le prétexte qu'il marcherait à l'esbroufe. Trois éléments prouveraient, selon l'auteur du texte, la réalité de l'arnaque : la bande originale, l'inadéquation entre le coût du projet et son résultat et enfin le choix de la 3D. La musique est effectivement inégale (le fond étant touché avec un morceau réunissant quatre tocards de la chanson française) mais... relativement en accord avec le sujet et les personnages. Et Zep réussit quand même à placer ces vieux punks des Toy Dolls (pas n'importe où de surcroît). Le fric dépensé et la publicité accompagnant la sortie, à vrai dire, je m'en tape. Reste le problème de la 3D, à propos duquel... je ne peux me prononcer, ayant vu le film en 2D. Cela reste le seul point sur lequel je pourrai m'accorder avec Télérama car je ne vois en effet pas très bien ce que la technique peut apporter dans ce cas précis.
    Ceci étant précisé, je dois dire que, de mon côté, c'est au contraire la modestie du film qui m'a plu. Pas de voix people pour de nouveaux personnages (les aficionados, dont je ne suis pas, peuvent éventuellement se plaindre de ce manque de nouveauté), pas de translation spectaculaire du monde de Titeuf (l'amusante introduction préhistorique est une fausse piste) : on reste au ras de la rue, au niveau de la cour de récré. Le fait que Zep ait obtenu le contrôle total de sa création était sans doute, déjà, un gage de fidélité sinon de qualité. L'esprit cracra et bébête de la série et de la BD est heureusement préservé, ce qui nous vaut un festival de gros mots, de blagues pipi-caca et de pensées sexuelles idiotes. L'histoire est toute simple, ancrée dans le quotidien, juste réhaussée visuellement par les illustrations des délires de Titeuf et de ses copains. L'esthétique du film n'est pas transcendante mais quelques idées se remarquent, ainsi que plusieurs micro-gags à l'arrière-plan. La thématique abordée est celle d'un passage d'un âge à l'autre draînant ses inquiétudes. Si l'issue ne fait guère de doute (happy end pour les parents, plus en demie-teinte pour Titeuf qui doit encore avancer...), cette structure classique donne l'assise nécessaire pour un passage réussi au format long.

     

    chantons00.jpglafoliedesgrandeurs00.jpgtiteuf00.jpgCHANTONS SOUS LA PLUIE (Singin' in the rain)

    de Gene Kelly et Stanley Donen

    (Etats-Unis / 103 mn / 1952)

    LA FOLIE DES GRANDEURS

    de Gérard Oury

    (France / 108 mn / 1971)

    TITEUF, LE FILM

    de Zep

    (France / 87 mn / 2011)

  • Les mille et une nuits

    pasolini,italie,erotisme,70s

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    En regardant Les mille et une nuits, j'ai eu l'impression que Pasolini cherchait à se placer dans la modernité cinématographique en repassant par le primitif. Adaptant un récit mythique, il ne l'actualise pas mais, en quelque sorte, "l'archaïse" par un traitement frontal et un appel direct à la croyance du spectateur. Peut-être même Pasolini voulait-il faire un film qui aurait pu être destiné à ceux qui écoutaient ces contes dans les temps anciens, un cinéma des siècles premiers...

    Aujourd'hui et maintenant (comme en 1974 ?), il me semble que la tentative échoue car l'organisation, si brutale, de la matière vient trop souvent jouer contre l'idée même de récit et de narration. L'absence totale de transitions entre les plans, le hiatus existant parfois entre les prises purement documentaires et les compositions soutenant la fiction, les trucages volontairement (?) basiques (et assez laids) rendent l'avancée chaotique. Ce "primitivisme" trouve bien sûr une résonance dans le style de jeu demandé par le réalisateur. Pleurer ou rire, pleurer et rire : l'acteur pasolinien en est souvent réduit à cela et, qui plus est, souvent à contretemps, et, encore une fois, sans transition d'un état à l'autre. De plus, on observe tout au long du film une disjonction entre le corps et la parole. Cela est évidemment dû à la nécessité de doubler les acteurs non-italiens mais la démarche de Pasolini va bien au-delà puisque régulièrement, des phrases entendues ne raccordent sur aucun mouvement de bouche. Il y a là, entre image et texte, un écart assumé mais qui, personnellement, me gêne. De fait, les passages les plus satisfaisants sont pour moi les moins bavards, à l'image de l'épisode népalais.

    De celui-ci, et de quelques autres, émane une certaine étrangeté, sensation qui m'a rendu ce troisième volet de la "trilogie de la vie", malgré les importantes réserves que je viens de formuler, moins pénible que le deuxième, les sinistres Contes de Canterbury. A cette qualité, il faut en ajouter d'autres. Les nombreux paysages traversés sont particulièrement beaux et l'intégration des figurants y est plus naturelle que dans le film précédent. Toujours par rapport à ce dernier, l'absence de paillardise et de vulgarité est appréciable. Il faut noter toutefois que Pasolini, avec le temps, continue d'aller plus loin encore dans la crudité des images érotiques mais, paradoxalement, celles-ci choquent moins ici. C'est que la sexualité, même si elle peut être, en certaines occasions, vecteur de cruauté (jusqu'à la mutilation), semble globalement plus apaisée, plus harmonieuse, plus lumineuse (elle peut cependant déranger encore aujourd'hui mais pour une raison liée à l'évolution de notre regard, depuis les années 70, sur la sexualité des plus jeunes : pour ces scènes, Pasolini filme souvent, dans Les mille et une nuits, des adolescents). Enfin, dernier élément atténuant ma sévérité, le récit, entre quelques passages assez ennuyeux, ménage quantité de relances inattendues puisqu’il reste fidèle au principe originel de l’emboîtement des histoires contées. Il nous est ainsi, dans la dernière partie, presque impossible de nous repérer, de savoir à quel niveau nous nous situons exactement et combien de boîtes gigognes nous avons ouvert.

    Devant ces Mille et une nuits, j’admets donc plus facilement les beautés intermittentes de ce cinéma-là et je comprends un peu mieux que pour certains, il soit d’une grande importance, mais, étant maintenu à trop grande distance pas ce style heurté, je ne parviens toujours pas à les rejoindre dans leur admiration pour le Pasolini des années 70, cinéaste qui, décidément, ne m’attire réellement que par ses œuvres de la décennie précédente.

     

    Milleetunenuits.jpgLES MILLE ET UNE NUITS (Il fiore delle mille e una notte)

    de Pier Paolo Pasolini

    (Italie - France / 130 mn / 1974)

  • Affreux, sales et méchants

    scola,italie,comédie,70s

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    Le film d'Ettore Scola est récemment ressorti en DVD chez Carlotta. Deux collègues kinokiens s'en sont fait successivement l'écho, sous la forme de la sentence définitive pour l'un et de la chronique détaillée pour l'autre, se rejoignant toutefois pour placer haut l'objet dans l'échelle des valeurs. De mon côté, je souhaitais depuis un petit moment repartir, à l'occasion, à la rencontre de ces Affreux, sales et méchants zonards romains. Les deux interventions sus-citées me décidèrent d'accélérer les retrouvailles.

    Ce jalon tardif mais fameux de la comédie italienne, je l'avais découvert il y a de cela un bon paquet d'années et... je n'avais pas aimé ça du tout. La révision étant aujourd'hui faite, je peux me lancer dans une critique en forme d'autocritique et en quatre points.

    1. J'avais dû trouver la mise en scène de Scola inégale et approximative.

    Pourtant l'utilisation du zoom ou le détail que constitue le remplacement, pour le tournage d'une séquence agitée (celle des motards), d'un nourrisson par un poupon ne sont pas les preuves d'un quelconque laisser-aller stylistique, car ce qui ressort de ces presque deux heures de film ce sont bien l'invention et la précision de la mise en scène. Celle-ci repose en grande partie sur les plans-séquences. Le premier mouvement, accompagnant une silhouette dans la pénombre, est déjà ponctué par une trouvaille bien sentie : le plan s'arrête sur le visage d'un homme ne dormant avec son fusil que d'un œil, l'autre étant seulement, pense-t-on à ce moment-là, masqué par le drap. Puis vient l'extraordinaire plan balayant la baraque de l'intérieur, au petit matin. En panoramique circulaire, la caméra ne cesse de buter sur des corps à moitié endormis ou éructant déjà. Calées sur l'image, les paroles se chevauchent, émergent puis baissent d'intensité successivement. Le tour de l'endroit est effectué trois fois, avec à chaque passage une pause un peu plus longue désignant le Roi de cette cour, le dénommé Giacinto Mazzatella. Le procédé est parfait pour atteindre le double but recherché : singulariser le personnage tout en intégrant la star qui en a la charge (Nino Manfredi) au cadre et à la troupe qui l'entoure, composée de comédiens venus du théâtre et de non professionnels. A la fin du film, ce mouvement sera bien sûr répété pour mettre en forme l'ultime gag dans une conclusion logique, aussi drôle que terrifiante.

    De la technique du plan-séquence, Scola tire parti de plusieurs façons. Si elle peut induire une répétition et une circularité, la longueur du plan peut également servir à ménager la surprise. Lorsque l'adolescente passe prendre, de baraque en baraque, les enfants de chaque famille, on pense qu'elle les amène vers quelque école mais il s'avère qu'elle va en fait les regrouper pour les parquer dans un enclos en bordure du bidonville. Les plans-séquences, par leur magistrale organisation, remplissent aussi bien sûr leur mission la plus évidente : donner à voir le chaos et l'agitation perpétuelle, en faisant vivre mille micro-récits et en faisant exister un décor incroyable. Créé pour les besoins du film, le bidonville paraît avoir été trouvé sur place (la tentation initiale du documentaire a laissé des traces, tout comme la participation de Pasolini au projet, juste avant sa mort). Forcément fait de bric et de broc, il permet à Scola de jouer des touches de couleurs, des oppositions, des contrastes. Mais c'est surtout sa situation géographique qui le singularise, sur une hauteur, au-dessus des immeubles bourgeois romains et d'une voie ferrée filant vers le centre-ville. Cet arrière-plan est régulièrement présent dans l'image mais sans insistance. La discrète composition, qui ne prend jamais la place de ce qui se joue sur le devant de la scène, suffit à dire les choses. 

    2. J'avais dû trouver le film rempli de facilités comiques.

    Or le trait est beaucoup plus vif et acéré que gras. Seule, peut-être, la séquence de voyeurisme de Giacinto surprenant l'un des ses fils, "pédé", en train de s'occuper de sa belle-fille, semble trop longue et quelque peu gâchée par des cadrages farfelus. Ailleurs, la vacherie des répliques fait très souvent rire, saisit parfois jusqu'à décontenancer, mettrait presque mal à l'aise à l'occasion. L'art de la caricature épate, comme cette idée de faire tenir le rôle de la grand-mère par un homme (et effectivement, avant d'avoir lu cette révélation, elle nous paraissait si étrange cette mamie gâteuse !). 

    3. J'avais dû trouver que les acteurs en faisaient des tonnes, Manfredi en tête.

    C'est bien pourtant, concernant ce dernier, de grande maîtrise et d'extraordinaire présence qu'il faut parler. Manfredi est indispensable au film, il est notre vecteur. Il est la porte d'accès du spectateur au monde d'Affreux, sales et méchants. La famille élargie de Giacinto jalouse celui-ci en raison de l'existence de son "magot" obtenu suite à l'accident du travail lui ayant coûté son œil gauche et qu'il ne veut partager avec personne : cette histoire veut que tous les regards convergent vers lui et le nôtre, logiquement, suit. Le personnage est odieux, autant que ceux qui l'entourent, mais dans l'œil de Manfredi se met parfois à briller une étincelle et toute notre émotion s'y engouffre. On sait combien l'alcoolisme est difficile à jouer. Or, il y a ici ces moments magnifiques dans lesquels Scola nous montre Giacinto comme absent à lui-même, affalé devant un verre ou traversant le bidonville en titubant (ces plans donnent l'impression de commencer un peu avant et de se terminer un peu après ce que la convention imposerait).

    4. J'avais dû trouver que Scola faisait son film sur le dos des pauvres.

    Je l'avais mal vu : si Affreux, sales et méchants est une comédie détonnante, c'est aussi l'un des films les plus enragés qui soient. Lorsque Giacinto met le feu à sa baraque se fait sentir toute la colère du cinéaste. Le désespoir manque ici de tout brûler. L'histoire donne à voir, au final, un "statu quo en pire" et il n'y a rien ni personne à sauver. Ou plutôt si, une seule petite parcelle, celle de l'enfance. Aux gamins élevés à coups de taloches et peut-être mis à l'écart avant tout pour être protégés des adultes, Ettore Scola réserve ses seules images empathiques, façon de faire tenir un espoir infime.

    Pour répercuter ce scandaleux état des choses, Affreux, sales et méchants n'en passe donc pas par l'apitoiement, pas plus qu'il ne nous montre des belles âmes à la recherche d'une dignité. Il fonctionne autrement, de façon bien plus audacieuse. De la même manière que la situation géographique du bidonville, au sommet d'une colline, est affirmée, le tournant dramatique s'effectue sur une terrasse surplombante. Nous assistons alors à la chute du Roi, au plus bas. Mais filmée de haut. Scola a tenté et réussi avec Affreux, sales et méchants un pari fou : faire que les extrêmes se rejoignent. La scène la plus forte du film en est la marque. Le sordide (le dégueulis) se mêle au sublime (la mer). Après un tel sommet (que dire de Manfredi dans cette séquence...), le fait que Scola, avant l'ultime plan déjà évoqué, patine quelque peu dans les dernières péripéties n'a pour ainsi dire que peu d'importance. Son film est impressionnant et j'avais tort de le mépriser la première fois.

     

    scola,italie,comédie,70sAFFREUX, SALES ET MÉCHANTS (Brutti, sporchi e cattivi)

    d'Ettore Scola

    (Italie / 115 mn / 1976)

  • Théo Angelopoulos (coffret dvd 7 films)

    La reconstitution (Anaparastasi) (Théo Angelopoulos / Grèce / 1970) ■■■□

    Jours de 36 (Meres tou '36) (Théo Angelopoulos / Grèce / 1972) ■■■□

    Le voyage des comédiens (O thiasos) (Théo Angelopoulos / Grèce / 1975) ■■■

    Les chasseurs (Oi Kynigoi) (Théo Angelopoulos / Grèce - France / 1977) ■■

    Alexandre le Grand (O Megalexandros) (Théo Angelopoulos / Grèce - Italie - Allemagne / 1980)

    Athènes (Athina) (Théo Angelopoulos / Grèce - Italie / 1983) ■■■□

    Voyage à Cythère (Taxidi sta Kythira) (Théo Angelopoulos / Grèce - Italie - Grande-Bretagne - Allemagne / 1984) ■■■□

    angelopoulos00.jpgLa présente initiative de la maison Potemkine est à saluer comme il se doit. Elle procède à une nouvelle mise à jour de films devenus quasiment inaccessibles et permet de remettre en perspective une œuvre qui avait tendance à se figer, faute de renouvellement des regards portés sur elle. La découverte du Voyage des comédiens à Cannes en 1975 par la critique internationale fit soudainement de Théo Angelopoulos l'un des artisans majeurs de la modernité cinématographique. Aux jeunes cinéphiles français des années 2000, en revanche, il ne fut guère donnée l'occasion de suivre une quelconque "actualité Angelopoulos" : Eleni fut distribué négligemment en plein été 2004 et The dust of time, présenté au Festival de Berlin en 2009, est à ce jour encore relégué dans un tiroir. Entre les deux, une génération, la mienne, a pu suivre la carrière du cinéaste au moment où sa reconnaissance était à son sommet, durant les années 80/90. Si l'on partait alors du milieu de cette période, remonter en direction de la source, jusqu'à L'apiculteur (1986) ou Voyage à Cythère (1984), c'était plutôt voir confirmée la réputation du cinéaste, tandis que se laisser porter par le courant chronologique aboutissant provisoirement à L'éternité et un jour (1998), c'était certes apprécier son talent indéniable mais aussi assister à son couronnement en tant que poète officiel du cinéma européen - statut partagé par Wim Wenders et, un temps, par Krzysztof Kieslowski -, le voir traiter des maux d'un continent entier au risque d'endosser l'habit du sinistre professeur d'histoire contemporaine et, accessoirement, constater sa mauvaise humeur lorsqu'il n'obtenait pas une Palme d'or. Pour tous, ce coffret Potemkine, regroupant les sept premiers films, arrive donc à point nommé.

    reconstitution3.jpgL'œuvre entière étant reconnue au moins pour sa cohérence, nous ne sommes guère étonnés de trouver dès La reconstitution, plus qu'ébauchées, les principales marques du style Angelopoulos. Il s'inspire ici d'un fait divers s'étant déroulé dans un village montagnard : le meurtre d'un homme, de retour d'Allemagne, par sa femme et son amant. La tragédie classique sous-tend déjà le récit mais l'approche est réaliste, presque documentaire avec quelques notations sociologiques sur le dépérissement des petits villages de Grèce, l'émigration des travailleurs, la dureté des conditions de vie. Le caractère prosaïque des scènes, la grisaille qui les enserre, les allers-retours géographiques et le manque évident de moyens provoquent la répétition et une certaine restriction, mais un principe fort est énoncé : il faut travailler la notion d'espace et de là (faire) réfléchir sur le temps qui s'y inscrit. Ainsi, le décor, toujours naturel, prend toute son importance, remarquablement photographié en noir et blanc et parcouru par la caméra et les protagonistes. Ces déplacements donnent leur rythme aux séquences, le modifie parfois en cours de route, en fonction des croisements et des changements de sujet qui peuvent se réaliser dans le plan lui-même.

    Le fil narratif propose un va-et-vient entre plusieurs temps, plus exactement, entre plusieurs strates puisque nous sommes invités à suivre trois types de reconstitutions distincts mais que le cinéaste se plaît à entremêler : la reconstitution du crime par les enquêteurs, dans la maison et le jardin de la victime, celle qu'un groupe de journaliste effectue en interrogeant les villageois et enfin, celle que nous voyons sous forme de flash-backs retraçant le parcours des amants criminels une fois leur forfait commis. Déjà, Angelopoulos manie avec brio les niveaux de perception et de représentation. Et ce récit fait de couches successives nous place vite devant cette évidence : aucune reconstitution n'est à même de percer le secret des motifs. Le plan final l'assène avec force, ce morceau de bravoure reprenant l'action fondatrice du récit tout en la maintenant hors-champ. Une cour, des allées et venues et une porte qui reste fermée. La scène symbolise tout le film et son propos. Ce n'est pas la dernière fois qu'Angelopoulos usera du procédé...

    jours2.jpgQuittant les constructions de pierres humides et grisâtres de La reconstitution, le cinéaste réalise avec Jours de 36 un film en couleurs. Mieux, un film en pleine lumière (à l'exception d'une séquence primordiale, point de bascule du récit, visuellement superbe et inversant un fameux effet de Fritz Lang pour montrer un assassinat à l'aide d'un simple trou noir sur une surface blanche). Toutefois, si les décors sont illuminés par un soleil écrasant, le discours, lui, est opacifié, ou du moins, déplacé. En 1972, Théo Angelopoulos ne peut parler de la dictature que subit alors son pays. Il choisit donc d'exposer les prémisses de celle qui s'installa en 1936.

    Comme il le dit lui-même, la dictature est inscrite dans le travail formel du film. Dans Jours de 36 se trouvent les premiers panoramiques à 360° de l'œuvre d'Angelopoulos et cette figure de style renvoie bien sûr ici au monde carcéral, de même qu'elle sert à pointer du doigt une société figée rendant possible par son inertie la prise en main militaire. Désemparés devant le geste de révolte d'un prisonnier, le directeur du bagne, les magistrats et les politiques entament autour de la cellule un ballet absurde et ridicule puis finissent par laisser la place au tireur d'élite de l'armée. L'ironie du cinéaste vise avec précision la classe au pouvoir.

    La méthode utilisée pour le plan final de La reconstitution devient principe directeur. L'esthétique du plan long s'impose sans partage, tout en maintenant un refus, celui de donner une solution unique, celui de laisser penser qu'il n'existe qu'une vérité. Si son point de départ est une nouvelle fois de l'ordre du fait divers, Angelopoulos ne s'intéresse qu'à ses répercussions sur la société. Il refuse d’en élucider le mystère originel. Lorsque la porte sur laquelle notre regard aura longtemps buté s'ouvre enfin, seule la mort nous est donnée à voir, sans explication. De même que le gros plan n'existe pas, que les statuts et les rôles respectifs des protagonistes dans cette histoire ne sont éclairés que plusieurs secondes après leurs entrées en jeu, les dialogues importants sont escamotés par la mise à distance, le chuchotement ou l'ellipse pure et simple. Tout reste au stade de l'allusion, faisant de Jours de 36 le film du non-dit et du non-montré.

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    Lorsque Théo Angelopoulos commence le tournage du Voyage des comédiens, la dictature des colonels est encore en place, bien que finissante. L'aventure est donc chaotique. Le résultat d'autant plus impressionnant. Exigeant par sa longueur inusitée (près de 4 heures), ainsi que celle de ses plans qui, pour la plupart, se constituent en séquences entières, le film révèle une beauté empreinte de solennité. Nous est conté ici le destin des membres d'une troupe de comédiens itinérants au cours de la période 1939-1952, l'un des tours de force résidant dans le passage d'un temps de l'histoire à un autre, par delà les années, dans le même plan, sans aucune coupe. Passé et présent de la narration (1952, tel qu'il est posé par le début du film) sont donc liés jusqu'à opérer un paradoxal et admirable renversement final. Toutefois, une certaine linéarité est préservée, le récit progressant bien de l'avant à l'après-guerre, juste ponctué de quelques retours vers le futur. La passé est présent, travaillant souterrainement, surtout parce qu'on le raconte. La mémoire, individuelle et collective, est mise en scène.

    De façon inattendue, le film apparaît finalement moins complexe dans sa construction et sur le plan historique (les signes permettant de se situer dans cette histoire de la Grèce sont infimes mais suffisants : un vêtement, une couleur, un slogan, un discours...) que dans les rapports qu'il interroge entre culture populaire, culture classique, théâtre, cinéma... Ce qu'il montre tout d'abord, c'est le conflit opposant l'Art et l'Histoire. Le spectacle joué par les comédiens est une pièce du répertoire classique grecque. Or, toutes les représentations se voient perturbées, par un bombardement, une arrestation... Les artistes qui semblent s'écarter de l'Histoire (un des premiers plans du film les montre bifurquer d'une artère principale alors que s'avance vers eux un groupe de soldats, puis y revenir une fois celui-ci passé) ne peuvent donc que s'y engouffrer ou être happés par son souffle.

    Toutefois, du Voyage des comédiens, se retient surtout la série de distanciations que propose le cinéaste. Trois récits sont faits directement au spectateur, comme autant de témoignages, et certaines morts, certaines compositions plastiques, sont ouvertement théâtrales. Même lorsqu'elle ne prend pas comme sujet spécifique la représentation de la pièce jouée par les comédiens, la mise en scène d'Angelopoulos peut tirer le réel vers le théâtre. La composition qui soutient la séquence du peloton d'exécution ou le spectacle exigé sur la plage par les soldats anglais sont deux des multiples exemples de ce mouvement réflexif. Il n'est pas jusqu'au travelling circulaire qui ne tente de participer à cet effort, faisant entrer le monde dans un espace scénique. Tout s'organise pour faire sentir la frontière entre la scène et la salle, entre l'espace in et l'espace off. Le off, c'est nous, spectateurs. Notre place est désignée et Angelopoulos peut alors d'autant mieux nous titiller (les déshabillages), nous forcer (la scène de viol, difficilement soutenable puis magistralement "désamorcée") ou nous faire gamberger (l'arrestation hors-champ). Nous nous étonnons sans cesse de constater que ce cinéma-là produise un temps si résolument théâtral.

    Ces remarques peuvent laisser croire à un film envahit par la théorie. Or, celui-ci ne se tient heureusement pas exclusivement à ce programme car, peu à peu, la caméra d'Angelopoulos se rapproche de ses sujets. Alors qu'il filmait essentiellement des groupes en marche, le cinéaste commence, à mi-chemin, à individualiser et ainsi à créer une émotion plus directe. Lorsque la troupe explose, ne restent que quelques personnages dont nous suivons de plus en plus intensément le parcours douloureux. S'explique alors la supériorité du Voyage des comédiens sur l'ensemble présenté ici : la distanciation voisine avec l'émotion.

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    chasseurs3.jpgLe succès obtenu a poussé le cinéaste à innover encore, à faire une nouvelle proposition forte, tout en poursuivant sur la piste ouverte par les deux premiers opus de sa "trilogie historique". Pour clore celle-ci et traiter des années 49 à 77, il choisit alors de radicaliser son usage du plan-séquence (une quarantaine de plans seulement, pour un film de 2h25), de traduire plus systématiquement la porosité entre les époques, et de tirer les comportements du nouveau groupe qu'il dépeint vers l'absurde et le grotesque. Avec Les chasseurs, il s'en prend à cette classe privilégiée toujours au pouvoir en 1977 malgré ses compromissions passées sous la dictature. Un panel représentatif est réuni dans un hôtel, à l'occasion du Nouvel An. C'est dans cet endroit que l'Histoire refait surface, sous la forme du cadavre inexplicablement "frais" d'un maquisard communiste. Les bourgeois, se sentant assaillis, se prêtent alors, chacun leur tour, sous le prétexte de dépositions pour la police locale, à une série d'aveux prenant valeur de justification des comportements de leur classe à plusieurs moments-clés de l'histoire grecque récente.

    Bien évidemment, ce sont ces témoignages qui provoquent les glissements temporels chers à Angelopoulos. On note cependant qu'ils sont moins amples, moins précis historiquement (pour le non-connaisseur), mais aussi plus fréquents et plus voyants que dans Le voyage des comédiens. La répétition du procédé freine quelque peu l'adhésion et atténue le plaisir du récit dans son ensemble.

    Chacune des dépositions des Chasseurs tourne au spectacle. L'ironie est reine, jusque dans l'utilisation des chants et des danses, moments primordiaux dans tous les films du cinéaste. La distanciation est donc, cette fois-ci, constante. Aucune scène n'y échappe dans ce petit théâtre de l'absurde qui fait naître une parenté, la tentation du fantastique et du surréalisme aidant, avec l'œuvre d'un Buñuel. A ceci près que les plans-séquences des Chasseurs accusent l'artifice théâtral alors que L'ange exterminateur et son découpage beaucoup plus serré accédait à une dimension toute autre, d'une certaine façon plus purement cinématographique.

    Ce quatrième opus est un film d'après la dictature, un film sur la claustration, celle du pouvoir maintenant (après celle des opposants de Jours de 36). La situation de l'hôtel le démontre, placé qu'il est au bord de l'eau, comme sur une île. Un film d'après la dictature mais un film foncièrement pessimiste. Si le maquisard est un fantôme qui effraie la droite au pouvoir, celle-ci reste sûre d'elle et joue littéralement à se faire peur. Le dernier plan du film reprend le premier et efface tout.

    Régulièrement déroutant, déceptif dans son déroulement mais parfois impressionnant à l'intérieur de ses différents segments (une partie de foot imaginaire, une danse royale se prolongeant en transe sexuelle...), le film n'est pas le plus attachant de son auteur mais, étant, selon ses propres dires, le plus étrange qu'il ait réalisé, il accompagne durablement le spectateur.

    alexandre2.jpgAlexandre le Grand, pourtant plastiquement très étudié, marque finalement moins l'esprit. Après sa trilogie sur l'histoire récente de son pays, Angelopoulos recule dans le temps, jusqu'en 1900, et évoque des événements moins situables et, en apparence, moins déterminants. Cette ambitieuse allégorie illustre la transformation d'un héros libérateur en tyran et se veut geste poétique.

    Pour la première fois, on touche sans doute la principale limite du cinéma d'Angelopoulos. L'esthétique reste basée sur le plan-séquence éloigné, la durée est encore inhabituelle et si le fil narratif est linéaire, il est soumis à une progression par larges blocs. La monotonie n'est pas évitée mais il y a surtout cette poésie imposante - dans le sens où elle nous est effectivement imposée. Les premières minutes sont fabuleuses, proposant un enchaînement de plans magiques qui culmine avec l'élection divine de ce nouvel Alexandre. Mais se cantonnant ensuite dans un village de montagne et ses alentours pour décrire l'effondrement d'une utopie, le film accumule les compositions majestueuses et symboliques manquant de mystère et de tension.

    La direction chorégraphique des masses encerclantes ou encerclées et la finalité des mouvements de caméra peuvent s'admirer mais deviennent prévisibles ou sur-signifiants. Les personnages, lestés du poids du mythe, manquent de nous émouvoir, bien qu'il n'y ait plus guère qu'un seul niveau de lecture, celui du poème politique. Si les répercussions existent, nous avons cette fois-ci tendance, sur la durée, à les négliger. Angelopoulos, militant de la liberté laissée au spectateur, se rend-il compte que, parfois, sa mise en scène peut contraindre ce dernier, tout au moins, l'intimider ?

    athenes1.jpgAu moment où le ciel commence à devenir trop lourd, une éclaircie change le cours des choses. Avec le documentaire Athènes surgissent les premières images du présent d'Angelopoulos (celles de La reconstitution se donnaient aussi comme contemporaines mais étaient filtrées par le noir et blanc, la rigueur de la mise en scène et la distance intellectuelle qu'imposait le parti pris de départ) et l'idée de la maîtrise absolue du plan est bousculée. Des travellings automobiles sur les allées ou les façades, des panoramiques sur les paysages ou les monuments, servent de support documentaire, d'illustration ou de contrepoint à ce qu'énonce la voix-off. Angelopoulos y évoque lui-même, sous forme poétique et éclatée, quelques souvenirs de son enfance athénienne, entrecoupés de poèmes de George Seferis. L'enjeu est ici de rechercher les traces du passé de la ville antique, de se remémorer les événements historiques trop vite oubliés, y compris les plus récents, de déceler ce qui fut recouvert par les couches successives du temps.

    "J'ai toujours eu l'impression d'habiter une ville factice, faite de décors en cartons." Angelopoulos réalise un film à la première personne, film qu'il montre en train de débuter et de se terminer, lui donnant la forme du journal intime. L'Histoire se trouve filtrée par une subjectivité affirmée, une mémoire personnelle. Angelopoulos prépare là, clairement, son film suivant. Court documentaire résultant d'une commande télévisuelle et occupant ainsi dans l'œuvre une place à part, ce bel essai est loin d'être négligeable. 

    cythere2.jpgDernier titre du coffret, Voyage à Cythère prolonge ce mouvement vers l'intime, donne le sentiment que le cinéaste entre vraiment dans le cercle, qu'il se recentre et qu'il se rapproche. Sa caméra se tient plus près des visages, comme elle ne l'a jamais été auparavant, rendant l'individualisation précise et l'identification possible. Plutôt que de travailler la matière historique à travers l'étude d'un nouveau groupe, Angelopoulos met en scène le retour d'un homme âgé qui fut traversé par l'Histoire, qui en fut le jouet et non l'acteur. Cet ancien maquisard, la nouvelle société grecque refuse de l'accueillir et va jusqu'à le repousser vers la mer, sur un radeau fort symbolique. L'image est très puissante. Apparaissant allégorique à l'excès, elle peut en fait être vue de bien des façons.

    Car si Angelopoulos se tourne ici plus volontiers vers l'intérieur, il ne se résigne pas pour autant à signer une œuvre unidimensionnelle. Les événements ne se laissent pas deviner et les rythmes de chacune des parties sont différents. Le film s'inscrit finalement dans un univers mental, non celui du vieux communiste, mais celui de son fils, cinéaste, qui l'accompagne partout au point de parfois raconter son histoire, de faire naître lui-même ces images de son père. La grande qualité du Voyage à Cythère est de laisser l'hypothèse de la mise en abyme, du film dans le film, en suspens. Elle ne fait qu'affleurer de temps à autre, à l'occasion d'une variation d'éclairage ou de l'utilisation d'un décor en apparence réaliste mais tendant à la pure représentation, tel ce bistrot portuaire, arpenté de long en large lors de la magnifique dernière partie. Ce resserrement autour de l’intime met à jour un état de crise au moins autant existentiel qu’historique et, par là, Angelopoulos se rapproche de l’un des ses modèles, Michelangelo Antonioni.

    Voyage à Cythère, au moins dans sa première partie, possède une dimension concrète que n’ont pas les précédents. La ville d’aujourd’hui (de 1984) en arrière-plan, par ses couleurs, son frémissement continu et ses bruits, lui donne un ancrage réaliste et actuel. Les figures qui s’y meuvent sont donc moins hiératiques, l’image est moins enjolivée par la patine du passé, le plan est plus vivant. Certes, la lenteur caractérise encore les divers déplacements, mais elle se justifie par le choix d’un personnage principal avançant avec difficultés vers la fin de son existence. Dans l’ensemble, le découpage se fait d’ailleurs plus vif, les plans moins longs et les dialogues plus abondants. Si les ellipses ne sont pas rares, les transitions d’une séquence à l’autre sont plus sensibles, atténuant l’impression de blocs successifs. Il faut voir là, sans doute, une influence déterminante, celle du scénariste Tonino Guerra, qui collabore alors pour la première fois avec Angelopoulos. Le virage amorcé est important : ce travail en commun se fera de la même manière sur la quasi-totalité des films suivants du cinéaste grec. Mais ceci est une autre histoire, avec ou sans "H" majuscule. 

     

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  • Gloria mundi

    (Nico Papatakis / France / 1976)

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    gloria mundi.jpgVictime en 1976 d'une censure qui ne dit pas son nom (des bombes posées dans des cinémas parisiens le projetant provoquèrent l'arrêt de son exploitation au bout de quelques jours seulement) et malgré une resortie en salles en 2005, Gloria mundi reste un film rare, souvent inconnu (personnellement, ayant pourtant vu et apprécié, de Papatakis, La photo et Les équilibristes, j'ignorais son existence). A le découvrir aujourd'hui, on comprend vite les raisons de cet ostracisme. Œuvre furieuse, Gloria mundi, faisait tout pour déplaire à tout le monde.

    Je dois préciser pour commencer que la version 2005 est une version remaniée par Papatakis lui-même. Le cinéaste a intégré quelques touches numériques, notamment pour visualiser les spectres que croit voir l'héroïne à un moment donné et pour illustrer brièvement la répression de la manifestation d'octobre 1961 par un plan large de policiers français jetant à la Seine des Algériens. D'autres séquences ont été ajoutées sans le prétexte technologique, parmi lesquelles la première du film.

    Dans celle-ci, située dans les années 50, un gradé explique avec calme et fermeté à quelques uns de ses nouveaux subordonnés comment faire parler les Arabes. Il suffit de placer les pinces aux endroits sensibles, les parties génitales essentiellement. En fin d'exposé, le militaire encourage ses soldats à toutes les brutalités que peut leur "inspirer leur patriotisme". La sécheresse de la mise en scène accentue encore la violence du propos. Cette violence sera constante dans le film et n'épargnera personne.

    Passé le prologue, nous nous retrouvons au présent, au milieu des années 70, dans une banlieue parisienne délabrée et lugubre (les plans extérieurs sont saisissants). Galia est une jeune comédienne préparant un film sur la torture que tournerait Hamdias, son metteur en scène-démiurge que l'on ne voit jamais à l'écran mais qui est plusieurs fois apostrophé par l'héroïne malgré son absence, la véritable actrice, Olga Karlatos, fixant alors la caméra de Papatakis. Ces deux-là étaient en couple à l'époque de Gloria mundi et cela ajoute encore du trouble à une œuvre qui n'en manque pas. Galia est en effet une femme que sa quête de l'incarnation parfaite pousse à l'auto-mutilation, une femme en révolte permanente, une femme violentée et insultée. Olga Karlatos est filmée sous toutes les coutures, se donnant comme rarement une actrice a osé le faire.

    Le personnage rêve à la fois d'un destin de star de cinéma et d'actes révolutionnaires. Engagée, elle ferme pourtant la porte à un Arabe poursuivi par la police. Papatakis critique violemment tout et tout le monde : producteurs véreux, agents puants, mécènes condescendants, petites mains du parti, pseudo-révolutionnaires, bourgeois de gauche. Et Galia, avec son jusqu'auboutisme, et l'invisible Hamdias, manipulateur adoré et haï à la fois, sont loin d'échapper au jeu de massacre. Chaque rencontre que fait l'héroïne se termine sur une confrontation et il s'agit à chaque fois de dénoncer et de faire éclater sa rage (logiquement, le film se termine sur une explosion, sur le néant). Cette colère provoque un grossissement du trait, que n'amincit pas la volonté d'aborder la plupart des problèmes de ce temps-là, de l'Algérie à la Palestine.

    Film-limite, Gloria mundi repose sur une succession de séquences inégales et hétéroclites. Plusieurs niveaux de réalité sont arpentés, du fantasme au film dans le film. A certains endroits, Papatakis semble vouloir élever l'histoire de sa Galia au rang de mythe, semble diriger son Olga comme sur une scène de théâtre antique. Ailleurs, nous sommes dans la satire mordante ou dans le réalisme cru.

    Vers la fin, nous attend une longue scène assez hallucinante, une scène de torture infligée par des soldats français à une terroriste arabe, une scène du film que Galia a tourné avec Hamdias. Montrant une femme nue qu'on brûle à la cigarette et à qui on enfonce une bouteille de bière dans le vagin, elle devrait être insoutenable. Mais la mise en scène de Papatakis la rend "concevable", aussi dérangeante qu'elle soit. Il choisit un plan-séquence en plongée, une vue englobant toute la pièce, les trois militaires et la prisonnière. La première coupe et le rapprochement de la caméra n'interviennent que tardivement. De plus, cette scène a été, sinon clairement annoncée, du moins préparée par tout ce qui précède, notamment les répétitions de Galia cherchant le cri le plus juste. Surtout, Papatakis nous montre les réactions qu'elle provoque sur un public, puisque le film d'Hamdias est montré en projection privée. Il fait même dire à une bonne dame de gauche : "Je veux bien vous aider, mais la torture, je ne peux vraiment pas... Voir ça mimer par un comédien, c'est impossible..."

    Douze ans après le tournage de Gloria mundi, dans une interview accordée à Positif, Papatakis faisait cet aveu : "Le souvenir de ce film est très pénible pour moi. (...) Ce fut trop dur car je ne m'étais jamais autant impliqué personnellement."

     

    FIFIH2010.jpgFilm présenté au

  • Ice & Milestones

    (Robert Kramer / Etats-Unis / 1969 & Robert Kramer et John Douglas / Etats-Unis / 1975)

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    Ice et Milestones : ces titres étaient connus mais les films si peu vus. Les éditions Capricci les regroupent dans un coffret et redonnent ainsi vie à deux œuvres mythiques du cinéma indépendant et de la contestation américaine des années 70. Cette livraison DVD ne s'accompagne d'aucun bonus, ce qui peut paraître surprenant eu égard à la richesse sociale et politique du propos, à la complexité du fond et de la forme, à la multiplicité des pistes explorées. Pour mieux accepter cette absence, nous pouvons toutefois avancer que Robert Kramer a réalisé là, de son propre aveu, des films "ouverts", auxquels le spectateur doit se confronter "seul". Et, en un certain sens, ceux-ci n'ont guère besoin d'étude complémentaire puisqu'ils partagent cette étonnante caractéristique de proposer leur propre analyse au fur et à mesure de leur déroulement - argument qui, je l'espère, ne vous empêchera pas de poursuivre la lecture de la présente critique.

    Ice01.jpgEn 1969, le fer est encore chaud et les mouvements révolutionnaires et contestataires ne sont pas encore plongés dans leur crise du début des années 70 (aux origines diverses : fin de la guerre du Vietnam, radicalisation terroriste, repli communautaire...), crise dont Milestones tentera de tirer les leçons le moment venu. Le double mouvement qui propulse Ice, activisme et auto-critique, en est d'autant plus remarquable. Le statut des images qui le compose est ambigu : la fiction est évidente, ne serait-ce que par le point de départ du récit - la guerre déclarée par les Etats-Unis au Mexique -, mais l'esthétique s'apparente le plus souvent à celle du reportage (un reportage qui serait toutefois redevable à Cassavetes et au Godard d'Alphaville). De plus, le nombre de protagonistes est élevé, autorisant ainsi une multiplicité des points de vue, et de nombreux cartons de propagande révolutionnaire sont insérés, sans que nous soyons sûr de devoir les prendre au premier degré, leur présence pouvant véhiculer, plutôt que ceux des auteurs, les messages du "comité central révolutionnaire" censé dirigé les actions décrites.

    Ces actions menées, au cours d'une seule nuit, contre un état oppresseur, apparaissent nécessaires mais sont constamment interrogées. Elles se préparent au cours de longues discussions de groupe, desquelles émergent, autant que la ferveur, les doutes et les peurs. Toute la première partie du film est consacré à ces échanges. La parole est laissée à tous, y compris à ceux les plus en marge des groupes clandestins et à ceux qui restent intégrés à la société. Cette parole supporte donc la contradiction. De façon assez surprenante, Ice, tout porté vers l'action qu'il soit, décrit ainsi une révolution qui serait la somme de parties imprégnées de doute.

    Par conséquent, il apparaît logique que l'idée de cette révolution se structure à partir de l'intime. Nous assistons, entre les réunions et les rendez-vous clandestins, à plusieurs scènes de couple, scènes de drague ou scènes d'amour, et c'est bien à ce niveau-là que commencent à se déceler les possibles trahisons et compromissions. L'oppresseur lui-même en est conscient et sait où frapper : les tortures infligées aux activistes arrêtés sont d'ordre sexuel. Il s'agit apparemment de s'en prendre à la virilité des rebelles, ce que montre une séquence violente au début du film.

    Celle-ci nous saisit d'autant plus que l'explication n'en est pas donnée sur l'instant. Par ailleurs, nous notons que la victime est interprétée par Robert Kramer lui-même. Plus tard, avant qu'il ne soit tué, nous le verrons, bien que plus au calme, dans une position peu agréable, obligé de partager un appartement avec un couple d'amis peu enclin à lui faciliter son travail de traducteur pour le compte de son organisation. Ice multiplie ainsi les outils de distanciation, s'appuyant sur les slogans, le théâtre, le cinéma, l'improvisation. Il se termine sur une satire de la politique impérialiste, réalisée à l'aide de jouets d'enfants mais son véritable final a lieu dans une cabine téléphonique, autour de laquelle tourne la caméra, entre ténèbres et espoir. Tout du long, cette politique-fiction de Kramer bénéficie de l'adéquation évidente entre le propos, les moyens et l'esthétique.

    Milestones01.jpgTout prospectif qu'il soit, Ice renvoie constamment à son époque. Milestones, que Kramer coréalisa avec John Douglas, a tissé lui aussi un lien si fort avec la réalité de son temps qu'il est aussitôt devenu un film-phare de la décennie 70. A le découvrir aujourd'hui, avant ce qu'il montre, c'est la façon de le faire qui interpelle en premier lieu. Le film démarre comme un documentaire relativement traditionnel, construit à partir d'images prises dans la rue, au domicile ou au travail et de discussions longues et naturelles. Le montage plutôt serré, les champs-contrechamps, le déroulement même des échanges commencent cependant à donner l'impression de dialogues répondant à une incitation sur un thème donné. Puis surviennent la visualisation de rêves, une scène d'agression réaliste mais évidemment fictive, une scène de ménage, un cambriolage raté... La fiction est démasquée, envahit le film, bouscule nos repères. Un accouchement ne peut certes pas être "joué" mais la quasi-totalité de ce que l'on voit et entend dans Milestones a été écrit à l'avance.

    Il ne faut pas voir dans cette construction une manipulation déplaisante du spectateur. Tout d'abord, le fait de croire autant et si longtemps à une vérité documentaire absolue prouve la qualité du travail. Surtout, ce glissement et cette révélation ajoutent encore à la complexité et à la richesse d'une œuvre déjà "objectivement" monstrueuse. Sa durée de trois heures et vingt minutes confine au vertige. Elle permet de laisser une large place aux discussions et aux débats qui libèrent à nouveau une masse de contradictions, les personnes/personnages que filment Kramer et Douglas essayant de se repositionner après les désenchantements de la période post-68. Dilemmes et décalages ne cessent donc d'affleurer chez ces gens ayant cherché, à un moment ou un autre, à vivre leur vie autrement : les tiraillements se font entre désir de solitude et vie en communauté, nomadisme et sédentarisation, affranchissement familial et besoin de lien filial. Le tableau est riche et si les cinéastes ont suivi essentiellement des individus appartenant, au sens large, à un groupe dont ils faisaient partie, Milestones ne se réduit nullement à la description de la vie quotidienne "hippie".

    En effet, c'est bien l'histoire des Etats-Unis, pas moins, que convoque le film, puisque le récit est entrecoupé de souvenirs et de références photographiques ou cinématographiques renvoyant à l'esclavage, au génocide indien, à l'entre-deux guerres ou, bien sûr, au Vietnam. Ce récit, dont on pense qu'il va aboutir, à force de croisements entre les divers personnages, à la (re)constitution d'une communauté, éclate au contraire en mille morceaux, dans le temps, dans le paysage américain (le nombre de lieux arpentés est impressionnant) et dans l'espace mental des protagonistes (et donc des auteurs). Si le film paraît tout de même, en bout de course, se "boucler", il reste particulièrement ouvert (et ouvert aux quatre vents, ce qui provoque d'inévitables courants d'air : certains passages, certaines expériences humaines ne sont pas, prises séparément, d'un immense intérêt). L'accouchement final auquel nous assistons peut être pris pour une métaphore du film entier. De la façon directe, impudique et tenace dont il est présenté au spectateur, il paraît long et difficile mais au bout du compte honnête et libérateur. Là aussi, donc, l'espoir subsiste. Que Milestones intègre aussi intelligemment sa propre dimension réflexive et que les doutes qui s'y expriment permettent d'avancer, cela démontre que la grande œuvre polyphonique de Kramer et Douglas n'est pas une chronique du fourvoiement post-soixante-huitard mais bien un essai cinématographique chaotique et passionnant sur un moment-clé de l'histoire de la gauche américaine.

     

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  • L'exorciste & L'exorciste II : L'hérétique

    (William Friedkin / Etats-Unis / 1973 & John Boorman / Etats-Unis / 1977)

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    A sa sortie, L'exorciste (The exorcist) fit un triomphe au box-office (fin 73 aux Etats-Unis et à la rentrée 74 en France). En 77/78, L'exorciste II : L'hérétique (The exorcist II : The heretic), après un bon démarrage, s'effondra rapidement. La critique française, dans son ensemble, reçu avec mépris le film de Friedkin. Celui de Boorman, bien que malmené lui aussi, trouva en revanche plusieurs défenseurs acharnés. Je n'avais encore jamais vu L'hérétique et, malgré la forte impression que m'avaient laissés, adolescent, French Connection et L'Exorciste, cette phrase lue dans 50 ans de cinéma américain (Coursodon / Tavernier) m'est toujours restée en tête : "Ces deux films ont la particularité d'avoir eu, l'un et l'autre, une suite nettement plus intéressante mais beaucoup moins lucrative". Pour Positif, le second volet de L'Exorciste, signé d'un "auteur maison", surclassait alors largement le premier (couverture et 20 pages d'entretien en février 78). Pour Télérama, assez récemment encore, Boorman évitait "le Grand-Guignol, les effets sonores et le réalisme ordurier dans lesquels Friedkin s'était vautré". Cependant, depuis quelques années, la fortune critique des deux cinéastes semble avoir évolué de manière opposée. Friedkin, après une longue période de purgatoire a été remis au premier plan suite, notamment, à la réussite de Bug et a été progressivement ré-évalué par des critiques d'une autre génération, se rappelant probablement d'un choc de jeunesse (Thoret, Vachaud, Maubreuil...). La figure de Boorman, devient quand à elle de moins en moins visible, en partie à cause de la non-distribution en salles de ses deux derniers films en date. Malgré ce récent état de fait, je m'attendais donc à revoir tout d'abord un produit efficace mais douteux, voire répugnant, puis une œuvre profonde, inspirée et éminemment poétique de l'autre. Et il y a de ça. Seulement, au final, le jugement de valeur et l'intérêt suscité n'obéissent pas forcément à la logique de la supposée supériorité de l'imaginaire visionnaire sur l'horreur bassement réaliste.

    exorcist.jpgLa première heure de L'exorciste relate très peu d'événements et place tout juste, de ci de là, quelques signes rendus volontairement énigmatiques par le défaut d'explication données, par l'éclatement spatio-temporel du récit et par la suspension de la plupart des séquences au sein desquelles ils apparaissent (nous retrouverons plus loin ce procédé). Il ne s'y passe donc pas grand chose mais ce prologue décrivant des fouilles archéologiques en Irak, ce suivi des faits et gestes d'un ecclésiastique en pleine crise de foi et ces scènes de famille à la teneur quasi-documentaire intriguent fortement par le parallélisme imposé par le montage. Friedkin joue du flottement et de l'attente du spectateur, multipliant en ces endroits les ellipses étonnantes (la mort de la mère du Père Karras, par exemple), reportant au plus tard possible le croisement des différentes trajectoires qu'il décrit. Ces trouées et ces prolongations nous laissent dans l'expectative, nous laissent aussi, parfois, dubitatifs (a-t-on là des défauts de construction ou pas ?). Mais le maillage tient pourtant, et l'étrange réalisme de Friedkin (ainsi que la qualité d'ensemble de l'interprétation) fait que l'on s'attache à ces personnages. Par conséquent - mais n'est-ce pas un mécanisme de protection de notre part, redoutant le pire, pourtant connu ? -, plus que la possession elle-même, ce sont les rapports de chacun (scientifique, prêtre, mère de famille) avec la notion d'exorcisme qui passionnent.

    La progression orchestrée par le cinéaste est infaillible, celui-ci sachant exactement comment atteindre son but : estomaquer le spectateur. Au calme plat de la première partie, succède une montée de la tension par paliers, avant les débordements de la dernière demi-heure. L'univers du film, si éclaté au départ, se compresse progressivement à l'échelle de la maison de Georgetown et de la chambre de Regan, décor qui nous est remarquablement rendu présent.

    Friedkin réaliste, mais aussi, Friedkin accrocheur (raccoleur ?). Afin de nous saisir, il n'hésite aucunement à avoir recours à une esthétique du choc. La surenchère ordurière, verbale et physique, ne l'effraie pas (de là vient le rejet des critiques de l'époque : la "vulgarité" du style), la recherche de l'effet non plus. Il n'est dès lors pas étonnant que le film marque autant l'esprit à la première vision. A la seconde, se remarque l'usage d'un procédé expliquant lui aussi l'impact : Friedkin coupe toutes ses séquences à sensation à leur acmé, refusant de les laisser retomber, ne les laissant jamais se dénouer, enchaînant brutalement sur un autre lieu. D'où l'état de sidération du spectateur.

    L'efficacité et le spectaculaire assurent le maintien du statut de classique (malgré le fait que celui-ci ne soit finalement plus vraiment terrifiant). Ils ont aussi tendance à brouiller partiellement la réflexion. Le fond idéologique de L'exorciste apparaît trouble, peu aimable, sans que, là aussi, on ne distingue très bien ce qui échappe à Friedkin et ce qui lui est propre. Ce sont les médecins qui proposent l'exorcisme à la mère de Regan et les prêtres se sacrifient pour aider les flics à faire leur boulot. Science, religion et police ne s'opposent jamais, ne s'excluent pas mais s'épaulent pour le retour à l'ordre.

    Mais les soubassements douteux n'aboutissent pas toujours à de mauvais films...

    heretic.jpg... et les bonnes intentions suffisent rarement à faire les meilleurs.

    L'hérétique semble d'abord s'engouffrer dans l'une des zones d'ombre du précédent. Un nouveau protagoniste, le Père Lamont (Richard Burton, perdu), doit enquêter sur les circonstances exactes de la mort du Père Merrin, quatre ans auparavant. Pour cela, par télépathie, il voyage dans les souvenirs de Regan et se retrouve propulsé dans plusieurs dimensions, prenant part à une lutte entre le bien et le mal, lutte aux racines ancestrales (africaines) déjà étudiées par le Père Merrin (Max Von Sydow rempile donc pour quelques flash backs).

    En 77, les admirateurs de Boorman n'ont qu'un mot à la bouche : "Visionnaire". La conscience qu'en a le cinéaste lui-même se traduit par plusieurs choix.

    Tout d'abord, l'image doit constamment se dépasser elle-même pour accéder à un état de transe cinématographique. La technique est à la pointe (steadycam utilisée pour la première fois dans des séquences aussi longues), les décors sont stylisés (nature africaine recréée en studio) et futuristes (le laboratoire et l'appartement de Regan sont si modernes qu'ils en paraissent aujourd'hui affreusement démodés), les acteurs sont poussés vers la tension immédiate, l'éclat fiévreux, l'expression sans détour. Le risque est grand car si la transe n'est pas partagée par le spectateur, le mouvement créé devient simple manège.

    Ensuite, ce cinéma hyper-visuel est supposé faire avaler toutes les aberrations du scénario. L'effacement poétique des distances par la mise en scène ne rend pas moins incohérents les rebondissements et les allers-retours des personnages entre New York et Washington, entre l'Ethiopie et les Etats-Unis. De plus, à trop travailler l'image, il arrive que l'on en oublie d'écrire des dialogues un tant soit peu corrects et crédibles.

    Enfin, Boorman, qui fait alors son film contre le premier volet (il ne l'aime pas), sait voir au-delà de l'illusion religieuse et de la raison scientifique. Ici, les deux blocs (la police est absente, l'institution, le social, n'intéressent pas le cinéaste) sont réellement renvoyés dos à dos et dépassés par une force plus haute, plus poétique, métaphysique. Cela nous vaut un salmigondis extra-sensoriel qui rend incompréhensible le déroulement du récit dans son final (faute d'attention de notre part aussi, certainement).

    Un point positif ? Boorman parvient à révéler l'érotisme d'une Linda Blair qui a bien grandi, d'abord subtilement en la filmant régulièrement en chemise de nuit valorisante avant de le faire plus franchement lors du dénouement qui la jette, provocante et possédée, dans les bras de Burton.

    Personnellement, L'hérétique m'apporte une confirmation : John Boorman est tantôt génial ou du moins excellent (Le point de non retour, Duel dans le Pacifique, Leo the last, Délivrance, Hope and glory, Le Général, Tailor of Panama), tantôt terriblement assommant (Zardoz, L'hérétique, La forêt d'émeraude, Rangoon). Il ne connaît pas l'entre-deux.

  • La rage du tigre

    (Chang Cheh / Hong-Kong / 1971)

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    Depuis le lancement de ce blog, de fidèles commentateurs, et non des moindres (Julien, l'ami Vincent d'Inisfree, peut-être même notre bon Dr Orlof), ont profité de diverses occasions (la recension d'un Tarantino et de deux Misumi, entre autres...) pour chanter les louanges de Chang Cheh et de sa fameuse Rage du tigre (Xin du bi dao). Mes réponses furent à chaque fois quelque peu évasives. Aussi, afin de clarifier autant que possible ma pensée, j'ai décidé de retranscrire ici les brèves notes que j'ai pu écrire à l'époque de ma découverte du film, en mai 2006. Je vous les livre sans aucune modification et en assumant parfaitement la démarche, à la limite de la mauvaise foi, qui consiste à évoquer succinctement mais avec beaucoup de réserves un film non revu depuis quatre ans et à se placer ainsi dans une position rendant pratiquement impossible tout débat...

    laragedutigre.jpg"Seules deux scènes retiennent l'attention, et encore... la première est un flash : la mort du chevalier, écartelé par quatre cordes et coupé en deux d'un coup de sabre. La deuxième est l'ultime duel sur le pont, déjà jonché de plusieurs dizaines de cadavres, combattants zigouillés par le héros manchot. Le coup final porté grâce à l'usage de trois sabres (pour un seul bras) est assez beau car il explique d'autres scènes de jonglerie avec des oeufs ou des ustensiles de cuisine qui paraissaient ridicules.

    Il faut quand même être bien indulgent pour admirer ce film de série. Notons qu'en 1971, si on ne volait pas encore vraiment pendant les combats, il y avait déjà des bonds de plusieurs mètres assez improbables. Dernier léger intérêt : le dialogue incessant entre films de sabre asiatiques et western italien (hyper-violence, musique, thème de la vengeance)."

    Voilà, c'est dit...