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comédie - Page 7

  • La Famille Tenenbaum

    (Wes Anderson / Etats-Unis / 2001)

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    tenenbaums.jpgLa Famille Tenenbaum (The Royal Tenenbaums) ou la comédie américaine la plus surévaluée de la décennie.

    Dès un prologue tant vanté, prenant la forme d'un album de famille déjantée et traînant déjà en longueur, la réussite technique et décorative soutient, sous couvert d'originalité, un bon paquet d'idioties. Nous sommes devant un cinéma de la vignette ironique. Chaque plan est autonome et du découpage ne naît aucune progression narrative. Anderson parvient même, à l'occasion du "morceau de bravoure" du film, à filmer un plan-séquence qui ne lie pas les différents groupes auxquels il s'intéresse mais semble les séparer en leur réservant des dialogues distincts sous forme de mini-sketch.

    Chantre d'un certain humour décalé, le jeune cinéaste use et abuse des champs-contrechamps fixes donnant à voir soudainement, de manière totalement inattendue, des personnages impassibles, accoutrés bizarrement et placés dans un cadre improbable, généralement surchargé de couleurs criardes et de bibelots concentrant toute la nostalgie de l'enfance. Wes Anderson ne semble connaître que cette figure de style. De plus, 1h45 de slowburn, ça finit par lasser et par donner l'impression que le film dure 3 plombes, sans parler de l'uniformisation du jeu des acteurs. Pris dans ce glacis, les trois gags burlesques (la chute de Danny Glover, le coup de couteau donné à Gene Hackman et l'accident de voiture d'Owen Wilson) tombent à plat, ne provoquant aucun effet notable sur le spectateur endormi.

    Chaque personnage n'est qu'un bloc. Seul celui d'Hackman évolue mais de façon totalement prévisible. Jusqu'au dernier quart d'heure, les protagonistes sont caractérisés par une unique tenue : Ben Stiller et ses deux garçons sont en survet' Adidas rouge (Ha Ha Ha !), Owen Wilson est en cowboy (Ho Ho Ho !), Luke Wilson ne quitte pas son bandeau de tennisman (Hi Hi Hi !)... A force de se décaler, le regard nous fait perdre tout contact avec le sujet et les personnages et l'humour devient incompréhensible.

    La bande-originale nous fait voyager à travers les différentes époques de la musique underground et indépendante. Si remarquable qu'elle soit, au lieu de charmer, elle ne fait que souligner les petites manières du cinéaste, par la maladresse de l'emploi qui en est fait (enchaîner autour d'une séquence de tentative de suicide deux chansons des regrettés Elliott Smith et Nick Drake, quelle classe ! et puis c'est tellement plus subtil que de faire appel au répertoire de Kurt Cobain ou de Ian Curtis, n'est-ce pas...?).

    Enfin, inutile de préciser que cette crise familiale ne fera que renforcer les liens et que tout le monde, au terme de cette histoire à l'eau de rose, se sera amélioré.

    Si ça se trouve, il vaut mieux fréquenter les Familles Addams, Foldingue, Pierrafeu, Cucuroux, Duraton... que sais-je encore...

     

    Merci (quand même) à Mariaque.

  • La grande lessive (!) & La cité de l'indicible peur

    (Jean-Pierre Mocky / France / 1968 & 1964)

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    grandelessive.jpgLa grande lessive (!) (oui, avec un point d'exclamation derrière) raconte la croisade du professeur de lettres Armand Saint-Just (Bourvil) contre la télévision. Celui-ci en a assez de faire son cours quotidien devant une classe assommée. A l'écran, nous voyons en effet tous les élèves dormir, affalés sur leur bureau. Jean-Pierre Mocky construit ainsi son film sur des gags énormes, rarement drôles, parfois navrants. Franchouillardises, fesses à l'air, poursuites pataudes, gesticulations vaines, dialogues grossiers et pauses poétiques reservées aux enfants, rien ne distingue vraiment La grande lessive du tout venant de la gaudriole cinématographique de cette époque et de la suivante (celle des pochades des années 70), si ce n'est son message gentiment anar.

    Pris séparément, on ne peut pas dire que les plans soient baclés, certains étant même assez soignés, mais leur articulation est bien fastidieuse et le rythme en découlant est trop inconstant. De ce point de vue, seule la séquence vaudevillesque dans le grand appartement de Michel Lonsdale, purement mécanique, trouve sa forme et son tempo. L'érotomanie du personnage de Francis Blanche peut à l'occasion arracher quelques sourires, mais le meilleur numéro du film, le seul à être entièrement convaincant, est celui de Jean Poiret en patron de la télévision nationale.

    citeindiciblepeur.jpgJ'avais découvert il y a quatre ans un Mocky moins connu mais plus satisfaisant : La cité de l'indicible peur (initialement distribué sous le titre La grande frousse, dans un montage renié par le cinéaste). Les premières minutes, consacrées à l'évasion du criminel Mickey, sont laborieuses et inquiètent vraiment, mais l'arrivée de l'inspecteur lancé à ses trousses dans un petit village terrorisé par les attaques d'une "Bête" redonne espoir. Le film s'améliore effectivement au fil du récit, de plus en plus surprenant et irréel, et semble défricher les rivages absurdes où accosteront plus tard les meilleurs films de Blier, Buffet froid en tête.

    Esthétiquement agréable à regarder et construite adroitement (en évitant l'effet sketchs), la comédie bénéficie en outre d'une brillante interprétation. Bourvil est très étonnant dans son rôle d'inspecteur sautillant et chantonnant (bien plus qu'il ne le sera dans La grande lessive, caché derrière un personnage univoque et au final peu attachant). Autour de lui s'agitent de grands barjots, réjouissants (Francis Blanche, Jacques Dufilho, Jean-Louis Barrault), remarquables (Jean Poiret en gendarme, René-Louis Lafforgue, le boucher faisant la Bête), voire géniaux (Raymond Rouleau en Maire de village peroxydé au sourire indélibile et finissant, sans s'en rendre compte, une phrase sur deux par le mot "...quoi!" en guise de ponctuation).

  • OSS 117 : Rio ne répond plus

    (Michel Hazanavicius / France / 2009)

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    oss1172.jpgLa même chose, en mieux (à tous points de vue), pour aboutir enfin à ce miracle : une comédie française hilarante, soignée, audacieuse et surtout, réellement travaillée.

    Michel Hazanavicius et son co-scénariste Jean-François Halin ont envoyé cette fois-ci OSS 117 en mission à Rio, le forçant à faire équipe avec le Mossad ("-...le quoi ? - Le Mossad, les services secrets israéliens.") afin de récupérer un microfilm détenu par un ancien nazi. Dès le début, on se réjouit d'une écriture réfléchie, aux effets soupesés non dans le sens d'une recherche de compromis mais bien dans celle de la bonne place d'un curseur poussé le plus loin possible sans mettre en danger la cohérence de l'ensemble. Les scènes ne se réduisent jamais à un gag ou une réplique mais vont à leur terme, dans une succession logique et parfaitement articulée. Avant de partir pour le Brésil, OSS 117 récupère les plans d'un pédalo, imaginé par un copain de bureau. Bien plus tard (le temps que le spectateur les oublie), ceux-ci lui serviront lorsqu'il s'agira de traverser un fleuve infesté de crocodiles. Mais, là réside l'habileté du cinéaste, ce pédalo ridicule, nous ne le verrons pas, l'énorme gag visuel nous étant épargné par une ellipse (qui en décuple d'autant la force). Ailleurs, à l'occasion d'une réception, OSS 117 se déguise en Robin des Bois (celui d'Errol Flynn). L'effet est déjà réjouissant en tant que tel, mais il y aura mieux : transfiguré par son habit, notre homme lancera un vibrant "message d'espoir" à ces dignitaires nazis dont il "comprend la colère". Plusieurs fois, il est fait allusion au vertige dont souffre le héros. L'éternel retour du souvenir traumatisant d'un passé de trapéziste ne se fait toutefois pas seulement dans le but d'ajouter un clin d'oeil esthétique mais nous prépare à un dénouement bâti sur d'élégantes variations hitchcockiennes.

    Le contexte historique (celui des années 50) contribuait déjà à la bonne tenue du premier épisode. L'idée de situer le deuxième en 1967 est tout aussi riche. Les ahurissantes lectures géopolitiques dont nous gratifie le meilleur espion français sont proprement irrésistibles. Parmi tant d'autres, un brillant dialogue tournant autour de la définition d'une dictature égratigne bien malicieusement la France de De Gaulle. Même en fréquentant le monde des hippies, si facile à moquer, Hazanavicius s'en sort. Le moralisme dont fait preuve OSS 117 à leur encontre est toujours aussi savoureusement con mais surtout, le passage obligé vers la drogue et l'amour libre nous vaut une séquence particulièrement étonnante, centrée autour des fesses à Dujardin.

    Soulignons que le jeu de ce dernier a gagné en précision, tant dans ses expressions que dans ses mouvements. Son corps devient source de burlesque par sa façon de traverser les pluies de balles en se protégeant le visage, de sursauter à la rencontre de son ombre, de s'acharner à vider un crocodile. Dans le rôle féminin, je découvre avec plaisir Louise Monot, parfaite en double d'OSS 117 qui a oublié d'être idiote. Cette Dolorès, obligée de cohabiter avec lui et repoussant clairement ses basses avances, sait contrer fermement les propos racistes sans donner de leçon (l'une des faiblesses du premier épisode).

    Et sur ce plan-là, elle a du boulot ! Les dérapages machistes, xénophobes et antisémites ("ces propos maladroits" comme le dit OSS) abondent, débouchant de manière surprenante sur les définitions des humours juifs et nazis. Hazanavicius et Halin, c'est certain, seraient vite virés de Charlie Hebdo s'ils y travaillaient. Faire rire de ce qui n'est pas drôle (puisqu'incorrect ou vraiment vaseux) et nous faire demander si l'on rit de la bêtise du personnage ou de ce qu'il dit : voilà bien l'un des tours de force du film. Bien plus que Le Caire, nid d'espions, Rio ne répond plus est un feu d'artifice de répliques, désarmantes de connerie ("- Le génocide. - Ah oui... Quelle histoire !") ou savoureuses par leur désuétude ("Je vais l'occire", "Vous avez vos vapeurs ?"), et c'est tout à l'honneur des auteurs que cette série de mots "bientôt cultes" soit bien plus délicate à placer que les (trop) fameux "Félix il a un gros kiki", "Okkkay !" et autres expressions du Nord.

    Bien sûr, ces inventions de dialoguistes tourneraient à vide sans une mise en scène pertinente. On se pince donc en se voyant de surcroît gratifiés de belles idées, qu'elles soient visuelles (les tâches de sang des diverses victimes ou du crocodile, les héros désignés par leur accoutrement au milieu d'uniformes nazis), sonores (la poursuite autour des chutes d'eau) ou rythmiques (le flash-back gigogne de la double séance de torture de l'agent secret par le général SS). L'usage récurrent du split screen ne renvoie pas à un film en particulier, il s'insère parfaitement à l'esthétique et au récit. Ainsi, sans que l'efficacité comique ne s'amenuise, l'écart se trouve resserré entre le monde décrit, qui a sa cohérence, et le regard humoristique le surplombant. L'oeuvre s'est extraite du pastiche, elle est devenue autonome. Un miracle, oui.

  • OSS 117 : Le Caire, nid d'espions

    (Michel Hazanavicius / France / 2006)

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    oss117.jpg

    Le cinéma comique français propose d’ordinaire de si affligeants produits de consommation que l’on ne peut s’empêcher d’apprécier d’abord cet OSS 117 par défaut, c'est à dire en remarquant l'absence des écueuils les plus partagés dans cette branche. Tout d'abord, le film ne joue (presque) pas sur la vulgarité (à deux ou trois exceptions près : on se serait passé du gag du pistolet-phallus et des répliques de la fin sur le "kiki" qui enfoncent un clou qui n’en avait guère besoin, celui de l’homosexualité latente du héros). Il ne s’éparpille pas non plus dans ses références et ses renvois. Aucun clin d’œil à la télévision ou la publicité ; il n’est ici question que de cinéma, l’habillage du film parodiant l'esthétique d'un certain genre cinématographique et les séquences étant pensées en ces termes et non balancées comme autant de sketchs autonomes. De manière toute aussi agréable, le film ne se réduit pas à un support de merchandising : la séquence musicale n’est pas là pour faire vendre un disque ou lancer une danse idiote mais repose uniquement sur l’efficacité comique. De plus, Jean Dujardin est la seule vedette d'un casting pour lequel on a préféré les gueules de l’emploi aux apparitions people. Enfin, les millions d'euros du budget ne sont pas gaspillés puisque l’idée d’une certaine époque est bien rendue (les signes de richesses renvoient au genre et l’ironie de la vision évite l'écueil de la reconstitution pompeuse).

    Plus méritoire encore, le n’importe quoi de l’intrigue se développe dans un contexte étonnement précis pour ce genre de production (l’Egypte de Nasser, le mandat du président Coty). Parmi les scénes comiques les plus percutantes, on retient d'ailleurs celles qui font accumuler à OSS 117 les pires énormités colonialistes (le rapport paternaliste que celui-ci entretient avec l'employé de son usine est particulièrement savoureux). C'est que cet Hubert Bonisseur de la Bath est un con, un vrai. Lorsqu'il désoude ses adversaires, ce ne sont pas sa force et son adresse qui le démarquent, ce sont sa suffisance et son incommensurable connerie. L'agent secret ne retiendra rien de son séjour chez les Égyptiens, sinon l'apprentissage du mambo ! Cet abruti le restera et cela nous épargne tout message.

    Si le film est drôle, on ne peut pas dire qu'il soit réellement hilarant. Le soin apporté à l'ambiance (jusque dans les transparences et les trompe-l'oeil) tend à lisser un peu trop l'image. Les séquences qui étirent les effets comiques sont assez convaincantes (ces rires interminables, ces dialogues bâtis sur des phrases toutes faîtes), mais la mise en scène ne laisse pas de place au burlesque et la folie attendue ne se libère pas (le potentiel d'un dénouement à rebondissements multiples et improbables ne semble pas bien exploité). Dans le rôle-titre, Dujardin est assez bon, même s'il a un peu trop tendance à vouloir cligner de l'oeil vers le spectateur. Il suffirait d'un rien, parfois, pour qu'il sorte de son personnage, ce que Peter Sellers, l'un de ses probables modèles, ne faisait jamais.

  • Ménage à trois

    (Abram Room / URSS / 1927)

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    Menage 05.jpgNous glissons sur les rails. A la faveur d'un virage, nous voyons la locomotive et les premiers wagons du train. La cadrage est oblique. Nous sommes bien dans ce cinéma russe formaliste des années 20, se dit-on. Sauf que le plan suivant nous révèle que la caméra épousait en fait parfaitement le regard de Volodia, le jeune voyageur penché vers l'extérieur. Dans Ménage à trois (Tretya meshchanskaya, mieux connu auparavant sous le titre Trois dans un sous-sol), Abram Room commence par en appeler à l'expressivité de l'avant-garde pour mieux situer son récit dans Moscou la Moderne. Puis il dilue ces expériences visuelles, les absorbe en rétrécissant l'espace arpenté aux dimensions d'un sous-sol aménagé en appartement et en se recentrant sur son sujet : celui de l'étrange manège amoureux de trois personnages. Cette histoire d'ouvrier qui lance involontairement, fraternellement dirait-on, un ami dans les bras de sa femme, pourrait prêter à deux traitements que Room repousse aussi vigoureusement l'un que l'autre, le vaudeville et la leçon de morale. Il y a bien des jeux de cache-cache, des passages par les portes et les fenêtres, des échanges de position d'un lit à l'autre mais aucune mécanique ridicule dans ces mouvements. L'expression corporelle n'élude pas les hésitations, les gestes semblent couler naturellement et l'humour vient de l'observation attentive plutôt que du débordement et de l'exagération.

    Abram Room compte moins sur l'éclat de morceaux épars, qu'ils soient esthétiques ou comiques, que sur les habiles transitions d'une scène à l'autre, plan après plan, pour peaufiner minutieusement son récit. L'introduction du film, déroulée en montage parallèle, montrait d'un côté un couple se réveillant doucement, préparant ses petites affaires, ronronnant comme le chat de la maison et d'un autre, l'arrivée par le train de l'élément perturbateur, de la nouveauté. Quelques semaines plus tard, au terme d'une belle ronde, l'un des trois membres du trio ainsi formé choisira de partir pour débloquer une situation devenue aussi étouffante que celle des premiers temps. Mais ce n'est pas Volodia qui prendra place dans le wagon (logiquement, à l'écran, le train part dans l'autre sens par rapport à celui du début, clôture idéale du film) et le couple restant n'est pas le même. Et ce n'est pas non plus celui que l'on croit. Entre ces deux temps, plusieurs passages nous auront marqué par leur caractère direct et poétique, par leur subtil agencement surtout. La séquence de séduction entre Volodia et Lioudmila mériterait d'être décrite dans le détail, tant elle émerveille par l'art de l'articulation et de la progression narrative. Elle va de l'exaltation qu'apporte un baptême de l'air à un trajet tranquille en tramway, d'une plongée dans le noir d'une séance de cinéma à la lumière qui se rallume au retour dans l'appartement, de ces compliments devant le miroir à ce jeu de cartes qui se termine sur une image évocatrice mêlant délicatesse et crudité : le valet de carreau est retourné et couché sur la reine de coeur. Ne reste plus qu'à réaliser un fondu au noir et enchaîner sur le nouveau couple au petit matin.

    Une fois la réalité du ménage à trois acceptée, de façon plus ou moins facile, un inter-titre joueur, le seul du film se permettant une telle prise de distance, nous titille agréablement : "Que va-t-il se passer ?". C'est que, une fois les éléments mis en place, toutes les combinaisons envisageables sont essayées, y compris la moins évidente (le comique lié à la méprise et la franche camaraderie délestent-ils vraiment ce baiser aveugle et langoureux entre hommes de toute ambiguïté ?). On l'a déjà dit, rien de vainement mécanique dans ce ballet en huis-clos, grâce notamment à l'utilisation merveilleuse du décor. Dans cette pièce exiguë, lit conjugal et canapé sont normalement séparés par un paravent et situés à l'opposé l'un de l'autre. Or aucun plan d'ensemble ne permet d'estimer une réelle distance et les champs-contrechamps collent littéralement les deux recoins. La frontière n'est jamais marquée. Il est donc aisé et logique de passer d'une couche à l'autre.

    Ainsi l'histoire n'avance pas selon les règles du comique de situation théâtrale, encore moins par l'agencement de péripéties soumises à un jugement moral mais bien en suivant un mouvement cyclique naturel. Plutôt que de dire "Tout le monde a ses raisons", Abram Room fait un éloge de la franchise dans les rapports amoureux, franchise qui passe par la reconnaissance des qualités et des défauts de chacun. Le dénouement n'a pas le mauvais goût de la résignation, mais le regret d'un bonheur intense bêtement laissé filé perce, sans toutefois gâcher le sentiment d'une autre liberté acquise. Dans cette nouvelle société russe, tout semble alors possible. Que cette rénovation soit envisagée sous l'angle de l'intimité, voilà ce qui donne à Ménage à trois toute sa valeur et sa fraîcheur. Venant de ce cinéma-là, et même en ayant à l'esprit que les conditions de création en 1927 ne sont pas les mêmes que dans les pesantes années 30, la surprise est de taille de voir un film qui soit si peu contraint.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Les toilettes du Pape

    (César Charlone et Enrique Fernandez / Uruguay / 2007)

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    toilettespape.jpgEn nous collant d'entrée à la roue de Beto, père de famille uruguayen vivant de la contrebande transfrontalière cycliste et quotidienne de divers denrées, de manière attentive et empathique, les co-réalisateurs des Toilettes du Pape (El baño del Papa), César Charlone et Enrique Fernandez, nous mènent moins vers De Sica et son voleur de bicyclette que vers Ken Loach, celui des comédies graves et des petites victoires dans la défaite. Oeuvrant au sein d'une cinématographie des plus discrètes bien qu'ayant déjà donné naissance à au moins un coup d'éclat (Whisky de Juan Pablo Rebella et Pablo Stoll en 2004), les cinéastes arrivent avec ce premier long-métrage à faire naître chez le spectateur un peu plus que l'inévitable sympathie (parfois condescendante) qu'entraîne un tel effort.

    Dès l'introduction, qui nous plonge en terrain accidenté dans une course poursuite inégale entre passeurs à vélo et douanier conduisant un puissant 4x4, la mise en scène bouscule la beauté du paysage et de la lumière rasante par un dynamisme venant du montage, de la mobilité du cadre et de la proximité des corps. La vivacité du style empêche la belle image de sombrer dans le cliché touristique. En conséquence, et même lorsqu'il s'agit de se poser en revenant à la maison, le rythme se fait quelque peu chaotique. L'inconvénient en est la mise en péril de la continuité des séquences. On sent parfois les auteurs coincés dans les articulations du récit et nous les voyons s'en sortir uniquement en passant par de brefs flash-backs superflus sensés faire comprendre sans ambiguïté aux spectateurs l'état d'esprit du personnage. Mais les petits heurts ont aussi leurs avantages. Ainsi, une toute petite chose anodine (un rendez-vous en cachette, un mensonge par omission) peut être évoquée en passant, sans insister ni y revenir, ce qui permet de laisser planer un doute, de faire marcher l'imagination. Ainsi également, la radio (la fille de Beto rêve d'étudier à Montevideo pour en faire son métier) et la télévision (une équipe de journalistes retransmet en direct la journée événement depuis la petite ville où le Pape Jean-Paul II doit prononcer un discours) n'apportent pas un surplus de réalisme mais plutôt une dimension presque fantastique, décelable notamment dans ces étranges moments, semblant briser la continuité temporelle, où le père apparaît sur l'écran sous les yeux de sa femme et sa fille.

    On suit en arrière-plan les préparatifs d'une population comptant bien profiter de la venue dans leurs rues de milliers de fidèles en installant des stands de chorizo ou de galettes. Le récit principal tourne lui autour de Beto, de son idée si étonnante mais si logique de bâtir dans son jardin des toilettes qui soulageront les passants contre quelques pièces et de sa course après l'argent nécessaire à leur construction. Un compte à rebours journalier s'égrène mais l'histoire avance à son rythme, tranquillement, sans provoquer de suspense artificiel. Ce sont des petites pierres qui sont posées ici et là par les deux auteurs, pierres qu'ils ont le bon goût de ne pas transformer en éboulis scénaristiques : la survie financière, l'inévitable profiteur, l'espoir d'un ailleurs radiophonique...

    Un grand événement apporte aux personnages des petites espérances (bien évidemment, il faut, en vérité, intervertir les deux qualificatifs). Il est impossible de ne pas s'attacher à ces figures, d'autant plus que tous les interprètes jouent justes et imposent d'emblée une présence évidente. Les cinéastes filment résolument à hauteur d'homme, de femme et d'adolescente et, même dans les situations inhabituelles, gardent le cap d'un respect scrupuleux de la pertinence des réactions en dédramatisant les crises, non par gentillesse mais par l'usage réaliste du compromis et de la compréhension mutuelle.

    La réussite du film n'est pas totale. On regrette quelques facilités musicales, quelques lourdeurs humoristiques (le fou du village) ou la maladresse de la mise en scène de certains détails (la façon dont est filmée la mère, cachotière, au moment où elle va chercher des billets dans son bocal ne laisse aucun doute sur l'importance que prendra plus tard la préservation de ce maigre pécule). Mais ces toilettes du Pape restent tout de même des plus accueillantes. On y dit avec humour et lucidité deux ou trois choses essentielles sur la famille, la religion et la dignité.

    (Chroniques dvd pour Kinok)

  • Historias minimas

    (Carlos Sorin / Argentine / 2002)

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    historiasminimas.jpgHistorias minimasest un petit film argentin qui a le charme et les limites de son projet tout entier contenu dans son titre. Ce road movie nous propose de suivre trois trajectoires distinctes mais convergeant vers un même point géographique : la ville de San Julian, en Patagonie. Le vieux Don Justo s'y rend en stop et en cachette de son fils pour récupérer son chien fugueur, Maria, partant du même village, son bébé dans les bras, prend le bus pour participer à la finale d'un jeu télévisé et Roberto, le représentant de commerce, doit conduire pour visiter une cliente qu'il semble apprécier particulièrement.

    Le ton est celui de la chronique réaliste saupoudrée d'humour. On remarque, au fil de ces portraits de petites gens (la plupart des comédiens ne sont pas des professionnels), une gentillesse partagée par tous et qui sera à peine démentie au cours des trois dénouements plus doux-amers. Les seules vibrations négatives sont transmises par la télévision, présente à chaque étape du trajet, et par l'argent. Le périple de Maria aboutit à une scène convenue de jeu télévisé avec présentateur baignant forcément dans sa suffisance et son mépris des candidates.

    Des trois personnages principaux, le plus attachant est celui du commercial, sa psychologie étant plus évolutive et sa fonction le rendant plus dynamique et volubile. Il est au centre des séquences les plus drôles, notamment celles liées au gag récurrent du gâteau d'anniversaire qu'il faut redécorer de pâtisserie en pâtisserie, au fil des doutes de Roberto concernant son destinataire, le fils (ou la fille ?) de sa cliente. L'itinéraire de Don Justo laisse plus sceptique en lestant un cabot d'un poids moral qui masque un peu trop facilement un drame bien réel (de ce point de vue, l'Histoire vraiede Lynch, à laquelle on pense parfois, était bien plus touchante).

    La mise en scène de Carlos Sorin n'est pas d'une originalité foudroyante, malgré la belle lumière de bout du monde, mais le cinéaste trouve un bel équilibre dans le traitement polyphonique du sujet. Nous épargnant un banal montage parallèle, il passe d'un récit à l'autre en laissant s'écouler des durées très variables et en avançant ainsi par blocs. La gestion des croisements des intrigues et des rencontres des personnages est intelligente, ceux-ci étant souvent avortés ou repoussés et, lorsqu'ils adviennent, ce qui est rare, toujours inattendus. Dans ce monde poliment déséspéré (ou aux petites espérances), les leçons tirées par chacun sont similaires mais les destins restent uniques et les histoires personnelles bien séparées.

  • Un baiser s'il vous plaît

    (Emmanuel Mouret / France / 2007)

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    Unbaisersvp.jpgA Nantes, Gabriel rencontre Emilie, parisienne de passage, mariée et repartant le lendemain. Le courant passe si bien entre les deux, qu'après le dîner, il lui demande un baiser "sans conséquence", ce qu'elle lui refuse poliment. Elle se justifiera en lui racontant jusqu'au milieu de la nuit, l'aventure vécue par deux de ses amis : Judith et Nicolas. C'est cette histoire qui, sous forme de flash-back, est au centre du film.

    Dans Un baiser s'il vous plaît, un récit en cache un autre (ou deux), le comique cache une réflexion sur l'amour, l'amitié et le désir, une couette cache deux corps nus. L'humour naît ici du décalage entre ce que ressentent réellement les personnages et ce qu'ils veulent bien admettre (Judith et Nicolas sont attirés l'un par l'autre mais refusent de reconnaître qu'ils sont emportés par la passion même au plus fort de l'étreinte, cherchant à analyser sans cesse leur comportement, à leurs yeux inadéquat, comme si leur corps était détaché de leur esprit). Ce refus de se voir tel que l'on est ne contamine pas, heureusement, le regard d'Emmanuel Mouret cinéaste. On sent son plaisir à filmer cet argument. De plus, un jeu permanent avec ce milieu bourgeois, engoncé, cultivé et parisien se dégage du film. Sans aller jusqu'au second degré ou l'ironie féroce, l'insistance à placer les personnages en pleine discussion devant des bibliothèques ou des tableaux et l'étalement des séquences de bavardages font sourire.

    L'aberrante logique des réactions des personnages provoque quelques passages assez irrésistibles (dont une mémorable séquence de rupture empreinte de calme et de compréhension mutuelle parfaitement inattendue), le seul problème étant que le comique est strictement limité à ce registre. Le film n'avance donc pas beaucoup et au bout d'une heure, Mouret se décide à changer de cap en lançant Judith, Nicolas et Caline, l'ex de ce dernier, dans un fumeux stratagème. La mise en place de celui-ci est assez savoureuse mais ses conséquences sont décevantes, destinées qu'elles sont à ramener tout le monde sur terre, à tirer vers la morale de l'histoire. Le quatrième protagoniste, qui n'était jusqu'alors qu'une silhouette, prend de l'importance et offre au spectateur les premières réactions censées et réalistes dans ce microcosme si étrange, créant ainsi un déséquilibre malvenu.

    On finit par se détacher des personnages et le retour de bâton ne suffit pas à les rendre plus proches (après tout, comme aurait dit ma grand-mère, "ils sont bien bêtes et c'est bien fait pour eux"). Ce relatif désintérêt s'étend même au couple de départ (celui de Gabriel et Emilie), pourtant porteur de plus de réalité. Mais terminons sur une bonne note : le film est souvent drôle et remarquablement interprété (par Mouret lui-même, Virginie Ledoyen, Julie Gayet, Michael Cohen et l'épatante Frédérique Bel, dans le rôle de Caline, tête-à-claque très émouvante).

  • Les nuits de la pleine lune & Le rayon vert

    (Eric Rohmer / France / 1984 & 1986)

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    Lune 06.jpg"Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison". Voilà le sous-titre du quatième film de la série des Comédies et proverbes d'Eric Rohmer. Quatre chapitres égrennent autant de mois, de novembre à février, le premier posant on ne peut plus clairement la situation (qui, comme souvent dans la série, ne colle pas exactement terme pour terme au proverbe choisi). Deux longues conversations entre Louise et son copain Octave et entre Louise et son ami Rémi détaillent le point de départ du récit et semblent déjà en imaginer toutes les conséquences possibles. Le pour et le contre sont pesés, les risques identifiés. De l'instabilité de Louise naît l'intrigue et ce sont ses trajets incessants entre ses deux maisons qui vont rythmer le film. Le générique de début est porté par un panoramique allant de la rue à l'immeuble de banlieue de l'héroïne et logiquement, quand arrivera celui de la fin, la caméra bougera dans le sens inverse. Ces mouvements qui parsèment Les nuits de la pleine lune ne se limitent pas à accompagner les déplacements des personnages mais font entrer en jeu une problématique sociale en abordant la question des "nouvelles villes" naissant aux abords des grandes agglomérations et provoquant des mutations importantes dans les modes de vie (avec cette attention à l'environnement, nous avons là l'une des composantes du cinéma de Rohmer qui fait que celui-ci peut être qualifié à la fois d'intemporel et de précisemment daté).

    L'idée du trajet, au-delà de la mesure d'un territoire, est reprise pour aborder l'intime, Louise allant d'un partenaire à l'autre. Mais elle n'est pas la seule car ici chaque rencontre, quasiment chaque salutation, semble porter en germe une histoire possible. Donnant à sentir régulièrement une circulation des désirs, le film est sur ce point l'un des plus francs de son auteur.

    "Tu donnes l'image de quelqu'un de complètement éthéré alors que, en réalité, tu es tout à fait physique." La remarque que fait Octave à Louise pourrait après tout s'appliquer à Rohmer. Dans Les nuits de la pleine lune, la parole est primordiale, comme toujours, mais elle laisse aussi toute sa place à l'expression corporelle. Notons d'abord que les personnages conversent souvent en faisant autre chose en même temps (préparer un thé, s'habiller...), ce qui dynamise leurs bavardages. Ensuite, Rohmer les filme dans tous leurs états, y compris les moins grâcieux puisque nous les voyons, hommes ou femmes, dénudés, essuyant leur transpiration ou changeant de vêtements. Si le cliché veut que chez ce cinéaste, tous les acteurs jouent de la même façon et prennent la même diction, il faut ici nuancer les choses. La distribution apparaît en effet au départ, très hétérogène. Fabrice Lucchini s'installe dans son rôle d'écrivain mondain (terme que son personnage réfute assez brillamment). Pascale Ogier joue de son corps très mince, de ses intonations de jeune fille et nous touche particulièrement lorsqu'elle laisse éclater ces sortes de crises de nerfs calmes. Tchéky Karyo est le plus étonnant des trois car le plus "déplacé", Rohmer se servant magnifiquement de son allure lourde, de son regard toujours au bord de l'explosion et en même temps terriblement las. Ces différences de jeu, essentiellement dûes aux corps des comédiens (et auxquelles il faut ajouter l'apparition de Laszlo Szabo, apportant tout à coup un autre registre, une vision plus globalisante et moins terre à terre), le cinéaste en fait une force structurante de son récit. D'ailleurs, ce qui reste le mieux en tête après une première vision des Nuits de la pleine lune a peu à voir avec l'image traditionnelle véhiculée par le cinéma de Rohmer puisque reviennent en mémoire avant tout ces longues séquences de danse et ces scènes de ménage entre Louise et Rémi.

    D'autres éléments contredisent la thèse d'un cinéma bavard et ennuyeux. Entre en jeu un véritable plaisir du récit, à tel point qu'il ne faudrait peut-être pas grand chose pour que l'on bascule à certains moments dans un film de genre. On l'a dit, tous les possibles sont envisagés dès le départ, mais à cela s'ajoutent ensuite des fausses-pistes, des méprises et des revirements. Octave se voit traité de flic, un simple passage aux toilettes d'un bar provoque un moment de suspense et pendant quelques secondes l'escalier que gravit Louise et qui mène à la chambre de Rémi prend une allure hitchcockienne. On le voit donc, au-delà de sa rigueur, le cinéma de Rohmer ne manque pas de surprises.

     

    Rayon 08.jpgExpérience inédite pour Eric Rohmer que ce Rayon vert. Après avoir laissé Pascale Ogier décorer les appartements de son personnage des Nuits de la pleine lune, il laisse cette fois-ci Marie Rivière et les acteurs l'entourant collaborer au scénario et aux dialogues, sous forme d'improvisations développées à partir d'une certaine trame. A la mise en scène de suivre. Rohmer délaisse donc quelque peu sa position d'organisateur au regard acéré et sollicite moins son oeil de plasticien. Nous perdons alors en rigueur ce que nous gagnons en naturel et en liberté. Frappent ici la simplicité des gens filmés et de leurs propos, l'abondance des scènes de repas décontractés, un goût pour la déambulation purement documentaire et l'étirement de séquences a priori sans enjeu dramatique. Devant ce cinquième opus de la série Comédies et proverbes, on ne peut que se faire à nouveau la remarque : Eric Rohmer est sans doute, parmi les grands auteurs de la Nouvelle Vague, celui qui est resté le plus fidèle aux principes techniques, esthétiques et narratifs du mouvement.

    S'étalant sur une période de vacances estivales, le récit en épouse le rythme particulier, au gré de balades et de rencontres, sans réels soucis d'équilibre temporel (une longue semaine à Cherbourg puis un séjour expéditif de quelques heures à la montagne, des scènes très courtes ou des discussions attablés sans fin) ni d'homogénéité de registres (séquences de drague ludiques ou pathétiques, échanges profonds ou prosaïques, agitation des groupes ou plages solitaires). C'est aussi peu de dire que Rohmer s'attache à son héroïne, soumettant tout son film à ses hésitations et ses états d'âme. Ne se remettant pas d'une rupture sentimentale, lâchée par une amie au moment de partir avec elle en Grèce, ne sachant plus que faire, Delphine est mal dans sa peau. Les autres ne cessent de la pousser à "se bouger", à extérioriser et à donner d'elle ce qu'elle ne veut pas. Mais Delphine reste farouchement fidèle à sa vision romantique de l'existence, quitte à passer par de terribles moments de dépression.

    Si la jeune femme ne sait jamais vers où et vers qui aller, plutôt que d'instabilité, il faut parler d'un état vague. Nous sommes en effet souvent au bord de la mer mais, plus sérieusement, c'est de cette manière que Delphine définit elle-même son rapport au monde et aux autres à l'occasion de sa discussion à coeur ouvert avec la jeune suédoise. Et d'ailleurs, pourquoi tout devrait-il toujours être clair et transparent ? La sincérité et le bien-être doivent-ils nécessairement passer par l'extraversion ? Faisant sien ce rapport imprécis et fuyant de Delphine à ce qui l'entoure, le film avance ainsi comme à tâton mais laisse glisser par en-dessous le sentiment qu'il y a tout de même, au bout, un point précis à atteindre. Il ne peut advenir qu'un seul dénouement. Comme Delphine, nous croyons à cette rencontre possible. Des signes balisant sa route la conforte dans cette espérance (les apparitions de ces cartes à jouer, de ces affiches et de ces couleurs pourraient l'abuser mais elle reste lucide dans sa superstition, admettant que dans son état si réceptif, elle peut très bien sur-interpréter ces clins d'oeil du destin).

    Passés les instants de déceptions et les heures trop calmes, le grand moment de la rencontre rêvée arrive enfin, dans un hall de gare. Et ce chamboulement se voit immédiatement sur le visage de Dephine (Marie Rivière est éblouissante) et dans ces gestes. La boule qui lui pesait dans le ventre a disparu d'un coup et elle ne peut plus se contenir. Elle dit tout, tout de suite. Préparées par le faux-rythme de tout ce qui précédait, les dix dernières minutes du Rayon vert affirment magnifiquement une croyance dans le cinéma et dans son pouvoir d'émotion et d'émerveillement. Chaque élément a tendu vers cet instant où tout fait sens, où, selon l'adage, on voit en soi et en ses proches. Là, sur cette falaise, face au soleil couchant, un phénomène météorologique parfaitement connu est aussi un événement magique, Baudelaire ("Ah ! Que le temps vienne. Où les coeurs s'éprennent", sous-titre du film) et Jules Verne dialoguent, le cinéma devient à la fois peinture et musique, le début (d'un amour) et la fin (d'une journée, d'un récit) se rejoignent. Comme un faisceau lumineux, tout converge, et cela avec l'économie de moyens habituelle au cinéaste. Si Le rayon vert n'est pas la plus pure des oeuvres de Rohmer, c'est assurément l'une des plus émouvantes.

     

    (Chroniques dvd pour Kinok)

  • A bord du Darjeeling Limited

    (Wes Anderson / Etats-Unis / 2007)

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    darjeelingltd.jpgSéance de rattrapage, à la faveur du festival Télérama, de l'un des petits succès de l'an dernier : A bord du Darjeeling Limited (The Darjeeling Limited) de Wes Anderson, auteur déjà culte comme diraient feu-Les Inrockuptibles mais dont je n'avais encore jamais croisé la route.

    Commençons par citer des noms puisque ce cinéma-là se veut référentiel et revendique son appartenance à une famille artistique. Tournant en Inde, Anderson convoque Satyajit Ray par le biais des musiques de ses films et n'oublie pas de remercier James Ivory à la fin du générique. Il invite Bill Murray, Angelica Huston et Barbet Schroeder à jouer une poignée de minutes (le dernier endosse avec plaisir le bleu de travail d'un garagiste spécialisé dans les voitures allemandes). Il co-signe le scénario avec son acteur Jason Schwartzman et Roman Coppola. Ces réunions de people classe et cool baignant dans le ciné indépendant US et la french touch musicale pourraient s'avérer agaçantes si l'on n'y trouvait pas une certaine qualité (ce film-là), voire une qualité certaine (les trois longs-métrages de Sofia Coppola).

    Ce Darjeelingdébute donc par un court-métrage séparé, tenant lieu de prologue, dans lequel un certain Jack Whitman renoue avec son ex-compagne. Située dans la chambre d'un hôtel parisien, cette mise en bouche est assez belle, Anderson réussissant à séduire le spectateur avec trois fois rien. Le cinéaste laisse les choses en suspens à l'image (usage du ralenti pour un déplacement a priori anodin), dans les dialogues (qui n'éclairent pas toute l'histoire du couple) et les comportements (le temps de réaction un peu lent de Jason Schwartzman que l'on remarque avant qu'il s'active).

    Mis au centre du prologue aux côtés de Natalie Portman, Jason Schwartzman a droit à un traitement de faveur qui ne sera pas contredit par la suite, bien que son personnage soit encadré par ses deux frères (le trio sillonne l'Inde à bord d'un train, dans un périple spirituel destiné à resserrer les liens distendus entre eux mais également à renouer avec leur mère, partie sans laisser d'adresse après la mort de leur père). L'acteur créé ici l'une des figures les plus attachantes vues sur un écran ces derniers temps. L'homme et sa petite moustache apportent en tout cas plus de nouveauté que ses deux acolytes : Adrien Brody et ses lunettes et Owen Wilson et ses bandages. La balance met ainsi un peu de temps à s'équilibrer entre les trois mais le huis-clos burlesque finit par porter ses fruits. On pense, dans les meilleurs moments de Darjeeling, au Jarmusch de Down by lawpour les périgrinations de loosers magnifiques ou au cinéma de Hal Hartley pour ses répliques tirant vers la formule absurde par leur déboulement à contre-courant du dialogue. Les gags récurrents finissent par être assez irrésistibles (notamment, celui, musical, de la chanson folk que Jack lance régulièrment dans les moments intimes). Anderson transmet son plaisir de filmer ce train, louvoyant entre réalisme coloré et onirisme artificiel et assumé. Il en ressort de très belles séquences (les panoramiques brouillant les repères spatiaux lors de l'arrêt en plein désert) qui n'étouffent jamais l'humour.

    Nous sommes donc conquis lorsqu'une bifurcation porte un sale coup au récit. Le train, en laissant à quai nos trois frères au bout d'une heure, nous rend un bien mauvais service. Fini le huis-clos décalé, voici venu le temps de s'émouvoir. Après l'esprit, le coeur. La séquence de l'accident et de la mort du petit indien brise le charme et l'on ne voit alors que trop bien où Anderson veut en venir : c'est au contact des gens et non dans les temples visités en touristes que les frères Whitman vivront leur expérience spirituelle et pourront se retrouver vraiment. De plus, le message est reçu avec une désagréable sensation : faire mourir un gamin autochtone, à peine une silhouette, n'importe ici qu'en termes scénaristiques de prise de conscience des héros. Le film aura beaucoup de mal à se relever par la suite, versant parfois dans le sentimentalisme (et ce n'est pas la déstabilisante arrivée de la séquence de l'enterrement du père, en flash-back, qui arrangera les choses).

    Quel merveilleux voyage cela aurait été si nous étions resté dans le wagon jusqu'au bout, avec cette serveuse dont un miroir bien placé révèle un dos et un tatouage des plus sexys, avec ce serpent fugueur, avec ces trois adultes refusant de vieillir...

    Passée cette parenthèse sympathique, dès demain, suite et fin des aventures de Fantômas.