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comédie - Page 10

  • La marche sur Rome

    (Dino Risi / Italie / 1963)

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    1552413056.jpgJean-Paul Rappeneau a raconté à la radio, il y a quelque temps, une anecdote intéressante. Ayant terminé La vie de château, il avait assisté à une projection de son film en compagnie de l'un des grands spécialistes de la comédie italienne (je ne me rappelle plus si il s'agit de Risi, Monicelli ou Comencini). Tout heureux d'avoir si bien réussi son coup, il demanda son avis à l'italien. Celui-ci finit par répondre à peu près ceci : "Oui, c'est pas mal, mais chez nous, les comédies à partir d'événements historiques importants, on fait ça depuis longtemps."

    La marche sur Rome (La marcia su Roma) est réalisé par Dino Risi entre Une vie difficile et Le fanfaron. Moins abouti que les deux oeuvres qui l'encadrent, le film prouve au moins, une nouvelle fois, à quel point les cinéastes italiens de l'époque étaient gonflés dans leurs choix de sujets. On suit ici les pérégrinations de Domenico Rocchetti et d'Umberto Gavazza, anciens combattants qui, peu après la première guerre mondiale, se joignent au mouvement fasciste. Ils prennent part à la célèbre marche sur Rome d'Octobre 1922, dont le but était de faire pression sur le Roi d'Italie afin qu'il fasse appel à Mussolini pour former un gouvernement. Cette marche, organisée en réaction à une défaite électorale, est d'abord traitée dans la franche rigolade. Risi (et ses nombreux scénaristes, parmi lesquels Scola, Age et Scarpelli) fait de ces fascistes des clowns. Si l'optique peut toujours se discuter, il faut souligner cependant que le comique traduit aussi une justesse de réflexion et d'analyse des auteurs quant aux mécanismes d'enrôlement, à la nostalgie de la guerre qu'éprouve les soldats rendus à la vie civile et à la rancoeur des paysans sans terre. Les gags ne sont pas toujours d'une extrême finesse mais le duo Gassman-Tognazzi, réuni pour la première fois, est déjà efficace.

    Umberto (Tognazzi), plus lucide que Domenico, raye une à une les lignes du programme fasciste au fur et à mesure que les promesses lui semblent bafouées au cours de leur périple. Par moments, la vision se noircit. Le rire se coince quand arrivent quelques plans rendant compte de l'avancée vers Rome : on voit les fascistes se regroupant et convergeant de plus en plus nombreux. Une fois mise à jour la faiblesse du gouvernement en place qui les laisse passer, les défilés-démonstrations de force dans la capitale sont tirés de documents d'archives. Risi termine alors son film sur une idée dévastatrice. Sur d'authentiques images du Roi et d'un amiral conversant sur un balcon, il plaque ce dialogue : "- Que pensez-vous de ces fascistes ? - Ce sont des gens sérieux, nous pouvons leur laisser un peu de pouvoir - Oui, essayons pendant quelques mois."

  • Juno

    (Jason Reitman / Etats-Unis / 2007)

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    1249970646.jpgCela faisait quelque temps que je n'étais pas tombé sur un petit film indépendant américain (j'entends ici le qualificatif au sens musical et culturel du terme, plutôt qu'économique). Le dernier se trouvait être Ghost world de Terry Zwigoff, datant de 2001 mais vu seulement quatre ans plus tard. Sous forme de vignettes ironiques, on y parlait de la culture indé, du refus du conformisme, de l'amour de la musique et de l'importance des pratiques artistiques de chacun, pour aboutir à une réflexion touchante sur ce qui nous paraît cool ou ringard. Steve Buscemi et l'ado Thora Birch formaient un savoureux duo dépareillé, sous les yeux d'une jeune fille qui gagnait déjà à être connue, Scarlett Johansson.

    Chronique de l'adolescence, Juno aborde les mêmes rivages que Ghost world, avec un peu moins de réussite toutefois. L'héroïne a 16 ans, est lycéenne et enceinte, résolue à accoucher mais aussi à faire don de son bébé à une famille en mal d'enfant. Un prologue décalé suivi d'un beau générique animé, sorti tout droit d'une pochette d'album, nous embarque dans l'histoire. Les quatre saisons rythment la grossesse de Juno, ses rapports avec le père involontaire, avec sa famille recomposée et avec le couple adoptant qu'elle a choisi elle-même. Aussi agréable que soit le récit, le film peine parfois à rendre naturel un désir farouche d'originalité. Le personnage de Juno est très attachant mais les dialogues à l'humour décalé lui donnent trop souvent réponse à tout, abusant des réparties malines, apparaissant parfois comme une version ado de Woody Allen, d'ailleurs cité dans le film. Le rythme faiblit par moments, surtout dans les scènes très dialoguées où la mise en scène est bien sage. On entend avec plaisir des discussions sur les mérites comparés de Dario Argento et Herschell Gordon Lewis ou sur Sonic Youth, mais ces passages font un peu trop explication de texte (le jeu autour des références était mieux intégré dans Ghost world). Mark, le passionné de culture rock s'illustrant maintenant dans les rengaines publicitaires, est peut-être le double du cinéaste, coincé entre expression personnelle et désir de plaire.

    Bon, arrêtons avec les petites réserves. Finalement, le film réussit plutôt là où l'on craint qu'il ne se casse la figure : dans le noeud dramatique, dans ce passage obligé sur la route de la perte de l'innocence. Juno, l'excellente Ellen Page, n'est jamais aussi touchante que quand les événements lui échappent. En allant au bout d'un choix qui étonne (et avec lequel chacun dans l'histoire, semble s'accommoder), Reitman parvient à faire passer une sorte de "consensus dans la marge", sans doute un poil trop rose mais plaisant. En levant le pied sur les répliques, le dernier quart d'heure offre de jolis moments suspendus : une séquence d'accouchement très bien filmée, des scènes où Michael Cera enlace la petite Ellen Page comme Martin Donovan enlaçait la petite Adrienne Shelly dans Trust me, et ce dernier plan qui, en reprenant une nouvelle fois la belle ballade des Moldy Peaches, nous signifie que nous ne sommes pas dans un film français mais bien là où il est possible de faire converger pendant quelques instants la trajectoire de figures attachantes, l'amour de la musique indépendante et le cinéma.

  • Les trois âges

    (Buster Keaton et Eddie Cline / Etats-Unis / 1923)

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    1857263675.jpgLes trois âges (Three ages) est le premier long-métrage que Buster Keaton a pu réaliser, après avoir fait ses armes dans de nombreux courts. Il décida de proposer une parodie d'Intolérance de Griffith. Si le choix paraît culotté, les risques sont tout de même très calculés. D'une part, l'original est suffisamment connu pour que le détournement marche pleinement chez les spectateurs de l'époque. D'autre part, en traitant un même sujet à trois époques différentes de l'humanité (la préhistoire, l'antiquité romaine et l'Amérique contemporaine), Keaton garde finalement le rythme des courts et moyens métrages burlesques précédents, repoussant à plus tard la construction d'une intrigue plus étoffée. Ce premier effort long est tout à fait plaisant mais on n'y trouve que par intermittences le génie comique de l'auteur, qui sera en place de manière plus évidente l'année suivante avec Sherlock Jr (début d'une période dorée qui ne dura, rappelons-le, que 6 années).

    En cinq ou six segments, on passe de l'un à l'autre des trois âges, toujours dans le même ordre. La trame est des plus simples : un jeune homme aime une femme convoitée par un autre, plus fort, plus noble, plus riche. La rivalité entre les deux soupirants s'exacerbe jusqu'à un triple happy end. Les trois principaux comédiens (Keaton, Wallace Berry et Margaret Leahy) tiennent les neuf rôles, gardant même leurs noms véritables dans la partie moderne. L'intérêt est donc celui d'un film à sketches, même si il y a aussi le plaisir de voir, à partir du développement d'une situation au temps préhistorique, quelles variations vont apporter les deux autres époques. Le type de comique varie sensiblement d'une partie à l'autre, induisant chez le spectateur une préférence pour telle ou telle. La préhistoire et Rome sont sources de beaucoup de gags anachroniques, de carton pâte, de détournements d'objets (un casque de légionnaire qui sert d'anti-vol au char), de ridicule dans les costumes, d'humour animalier (plus ou moins acceptable entre un dinosaure en animation, un éléphant qui n'a de mammouth que les défenses et un lion en peluche). Plus finement évoqués sont les rapports plein de brutalité existant entre les individus aux temps les plus reculés (et le gag des femmes qui sont ramenées à la grotte traînées par les cheveux m'a fait bien rire, désolé Mesdames).

    Keaton est plus à son avantage dans le contemporain. Sans folklore, les personnages prennent tout de suite plus d'épaisseur. De plus, le jeu autour du corps malmené est plus net. Les deux meilleurs moments du film se trouvent donc dans cette partie. D'abord un match de football américain voit Buster se faire régulièrement aplatir par son rival. Ensuite, une étourdissante course poursuite passe en deux ou trois minutes du commissariat à un toit d'immeuble, puis à une caserne de pompiers, pour finir à l'église. Une dernière remarque : si Les trois âges n'est pas le meilleur Keaton, il doit très bien marcher auprès des enfants. A vérifier.

  • La règle du jeu

    (Jean Renoir / France / 1939)

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    Révision de classiques renoiriens (3/3).

    Bien sûr, La règle du jeu, c'est notre monument national : celui qui, chez les professionnels, distance jour après jour Les enfants du paradis pour le titre de "meilleur film français de tous les temps", celui qui, chez les critiques, après avoir supplanté Charlot et le bon vieux Potemkine, n'a plus comme rival que Citizen Kane au niveau international (attention à la montée de La nuit du chasseur, quand même), celui qui, dans les lycées, a été le première oeuvre cinématographique inscrite au programme du bac. Je vous l'accorde, tout cela sent l'embaumement consensuel, le bon goût officiel. Mais peu importe après tout. Cela n'empêche pas d'y revenir régulièrement dans cette Sologne de 1939, par exemple avec le beau coffret dvd des Editions Montparnasse, sorti il y a de cela 3 ou 4 ans, et dont les multiples bonus démontrent la richesse inépuisable. Surtout, cela n'empêche pas de l'aimer un peu plus à chaque fois. Voici ce que je retiens de ma énième visite :

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    L'interprétation : D'une équipe impeccable se détache le duo que forment le Marquis de la Chesnaye et le braconnier Marceau (respectivement Marcel Dalio et Carette), "couple" le plus simple et le plus drôle, par-delà la différence de classe. Les répliques et les attitudes de Carette sont inoubliables, comme cette façon qu'il a de lâcher à la fin d'une longue tirade et dans le même souffle "Tu veux une cigarette ?", à l'attention de Schumacher (Gaston Modot). Dalio, en marquis poudré, intelligent et détaché, nous touche dans son refus de se laisser aller à l'émotion lorsqu'il congédie Marceau ou quand il réalise qu'Octave est lui aussi amoureux de Christine, sa femme.

    Les dialogues : Du célèbre "Tout le monde a ses raisons" à l'onctueux "Bonjour Schumacher, tu veux mon lapin ?", le plaisir est continu. Au plus fort de la pagaille, la plus belle trouvaille est bien cet échange entre le Marquis et son intendant : "- Corneille, faîtes cesser cette comédie ! - Laquelle Monsieur le Marquis ?".

    La technique : Pratiquement pas un seul plan n'est anodin ou passe-partout. La continuité est parfaite entre les lieux. Mais la grande affaire de La règle, c'est la profondeur de champ. Celle qui, associée à la fluidité d'une caméra qui balaye tout le décor, permet de capter tant d'intrigues parallèles en même temps.

    Le rythme : La brillante introduction à l'aéroport du Bourget puis dans les appartements parisiens du Marquis est déjà secouée par la brève et extraordinaire séquence de l'accident de voiture de Jurieux et Octave. A partir de là, l'arrivée des convives au Château de la Colinière déclenche ce tourbillon incroyable qui ne cessera qu'au petit matin suivant. Renoir, tout en conservant l'épaisseur humaine de chaque personnage, orchestre un ballet mécanique d'une complexité et d'une rapidité folle. Le point d'orgue esthétique du fameux croisement entre maîtres et serviteurs est le plan séquence qui colle aux basques de Schumacher cherchant Lisette en même temps que Christine, qui, elle, flirte avec Saint-Aubin sous les yeux de Jurieux...

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    La morale : La mort rôde. La partie de chasse est montrée sans chichis, en insistant bien sur ces lapins abattus en pleine course (comme plus tard un homme...). Le soir, au plus fort de la fête, la petite représentation théâtrale provoque l'invasion de fantômes dans toute la salle, amorcée par ce plan magnifique qui part du piano mécanique pour cadrer la scène et les spectres. La description de cette société qui court à sa perte est ironique, certes, mais de là à voir dans La règle du jeu une préfiguration des massacres des années noires suivantes ou une volonté de dénoncer violemment un ordre établi, il y a un pas que certains ont toujours fait trop rapidement à mon avis. Il y a trop d'humanité dans le regard de Renoir pour condamner qui que ce soit et se laisser aller à tant de pessimisme.

    Photos : Allocine.com

  • Promets-moi

    (Emir Kusturica / Serbie / 2007)

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    436109579.jpgLes quelques extraits entr'aperçus au moment de Cannes n'étaient pas très engageants, la rumeur s'est faîte très négative et la sortie du film fin janvier a été accompagnée par un déluge de mauvaises critiques. Ainsi redoutée, la catastrophe n'a finalement... pas lieu. Kusturica avec Promets-moi, livre une farce, réalisée dans son coin. A la suite de Underground, il est évident que le cinéaste n'a plus souhaité se frotter aux grands sujets. Il a ainsi signé des oeuvres de plus en plus simples et lumineuses. On peut regretter qu'au cours des dix dernières années, chaque rendez-vous soit un peu moins marquant que le précédent, mais pour l'instant, l'énergie suffit encore à emporter le morceau. Kusturica semble finalement vouloir faire du cinéma comme il fait de la musique, sans se prendre la tête. Et effectivement, ses films ressemblent de plus en plus aux concerts du No Smoking Orchestra (voir le formidable documentaire tourné par Kusturica lui-même sur son groupe : Super-8 stories), soit du rock balkanique qui ne se singularise pas par sa subtilité mais qui est tout simplement une belle machine à danser et transpirer.

    Avec son histoire de grand-père qui envoie son petit-fils vers la ville afin que celui-ci s'y trouve une femme, le Serbe n'innove guère en termes de thématique : opposition entre campagnards et citadins, initiation amoureuse, liens de fraternité inattendus, goût de la fête... Kusturica mélange sa sauce et fait brillamment n'importe quoi, osant les pires gags zoophiles, les chutes cartoonesques, les péripéties sans queue ni tête. Qu'importe le scénario après tout (et franchement, se souvient-on de celui de Chat noir chat blanc?), ici ne compte que la rigolade et le plaisir de filmer. Tous les acteurs en font des tonnes, ce qui n'est pas toujours désagréable. Avec ses grimaces et ses gesticulations, ce burlesque énorme, qui ignore avec aplomb la frontière qui le sépare du comique troupier, vaut avant tout par sa franchise. Absence de second degré et refus du ricanement : c'est un hommage enfantin, une volonté de retrouver l'innocence et l'émerveillement face aux images cinématographiques. Il faut prendre comme cela ces corps qui tombent dans des chausses-trappes, ces machines bricolées et improbables. L'humour déployé ici n'est pas bien fin mais atteint souvent son but. De toute manière, le temps que l'on se dise que là c'est vraiment limite, Kusturica invente déjà autre chose derrière. Peut-être qu'un gag sur deux seulement marche, mais dans le tourbillon, on ne s'en rend pas bien compte, ne retenant que les meilleurs (le punching ball humain, l'homme-canon...).

    Dans la grosse rigolade ou la paillardise, le metteur en scène inspiré est quand même toujours là, assemblant ses plans par un montage rapide mais toujours lisible dans le chaos. Si la musique, signée par le fiston, n'a toujours pas retrouvé la qualité des partitions que proposait Goran Bregovic il y a dix ou quinze ans, elle entraîne encore facilement. Quant à la politique, Kusturica ne garde que quelques vacheries bien senties lancées vers les Américains ou l'Europe. Tout cela suffit pour passer un très agréable moment devant ce film, qui serait même une belle réussite sans la dernière demie-heure, trop répétitive et moins étonnante. Je m'en voudrai de terminer sans parler du couple de jeunes tourtereaux, Jasna et Tsane. Kusturica leur réserve les scènes les plus touchantes, sans jamais verser dans la mièvrerie, et réussit à surprendre en partant d'idées rabattues de séduction maladroite. Mes deux moments préférés du film les concernent. D'abord lorsqu'ils se retrouvent à se parler devant la télévision diffusant la fin de Taxi driver de Scorsese. Hommage sympa mais inutile se dit-on, avant que Kusturica ne montre leurs regards se porter discrètement de temps en temps vers la télé et que finalement un sursaut terrible les secouent devant l'image violente de De Niro tirant sur sa victime. L'autre moment est aussi bref. Vers la fin, surchargée de musique, un plan d'une quinzaine de secondes cadre Jasna essayant son voile de mariée. Tsane s'affaire derrière elle, tout en dansant. Elle dodeline en rythme, souriante. Le beau visage de Marija Petronijevic transmet à cet instant toute la magie dont le cinéma de Kusturica est parfois capable.

  • La visite de la fanfare

    (Eran Kolirin / Israël / 2007)

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    380f54e5b72e2f9e4f9c36cfbf983e53.jpgSéance de rattrapage du film-surprise de la fin de l'année dernière. Un peu partout ont été salués, à juste titre, la finesse du traitement, la qualité de l'interprétation, l'humour pointilliste et la belle manière de dire beaucoup à partir de trois fois rien. L'éclatante réussite du premier film d'Eran Kolirin tient d'abord à la volonté de confronter non pas deux cultures, mais des solitudes. Aucune allusion politique directe n'est faîte. Ce ne sont que des histoires personnelles qui s'échangent.

    La fanfare de la police du Caire débarque par erreur dans un bled paumé d'Israël. Partant d'un tel postulat, évacuer tout discours sur le conflit israëlo-arabe est un exploit. Kolirin dit ne pas avoir voulu faire un film sur la paix car plus on en parle, plus il y a la guerre. Il faut donc repartir d'en bas : travailler l'humain, gagner une conscience après l'autre. On s'autorise donc la nostalgie d'une culture partagée des grands mélos du cinéma arabe, on façonne des personnages au gré de séquences savoureuses dont l'assemblage distille petit à petit une belle émotion. Exemplaire, la scène dans le parc entre Dina et le chef de la fanfare passe de l'impossibilité d'expliquer ce que l'on ressent à conduire l'orchestre à un flot descriptif sur le plaisir de la pêche puis à une confession émouvante, lâchée comme par mégarde. Séquence d'un charme fou, parmi d'autres, à l'image d'un film qui diffuse ainsi, à force de petites touches, sa belle musique jusqu'à un concert final qui n'a pas besoin de signer une apothéose émotionnelle mais qui se pose plutôt là comme une jolie virgule.

  • Thomas est amoureux

    (Pierre-Paul Renders / Belgique / 2000)

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    7bd9b321facaba134a714c63f264351a.jpgL'intérêt et l'originalité de Thomas est amoureux, premier long-métrage de son auteur (qui a apparemment signé en 2006 Comme tout le monde avec Chantal Lauby, G. Melki et Th. Lhermitte, titre qui ne m'évoque rien du tout), reposent entièrement sur un principe de départ radical : de la première à la (presque) dernière image, nous épousons exactement le regard du héros, dirigé vers son écran d'ordinateur. Tout le film n'est composé que de la succession de conversations par visiophone entre Thomas, dont la voix nous guide sans que jamais nous ne le voyons, et ses interlocuteurs. Le cadre est donc rigoureusement déterminé par les webcams de ces derniers. Le procédé est revendiqué d'emblée par une introduction animée étonnante qui nous entraîne dans une partie de cyber-sex avec un avatar numérisé. L'époque du récit n'est pas précisée mais semble être celle d'un futur assez proche. L'une des qualités du film est de rendre crédible les innovations techniques, les décorations des intérieurs et les costumes, en les montrant encore relativement proches des nôtres.

    Pierre-Paul Renders a fait de son Thomas, en quête d'une âme-soeur qui resterait derrière son écran, un agoraphobe incapable de sortir ou de laisser entrer qui que se soit chez lui. Ce choix justifie ainsi le récit d'une vie uniquement rythmée par les connexions et permet quelques scènes assez comiques lors des passages des livreurs ou réparateurs dans le sas d'entrée de l'appartement. Le handicap de Thomas, qui a bien réussi dans la vie en tant que concepteur informatique, l'a poussé à se faire prendre en charge entièrement pas une compagnie d'assurance. Celle-ci subvient à ses besoins, lui offre un psy et bien plus encore. Elle gère finalement toute sa vie et va jusqu'à intervenir dans son intimité-même. Là se pointe le défaut majeur du film : quasiment chaque scène, comique ou plus grinçante, nous martèle un message sur la déshumanisation des rapports humains ou sur la mise en place d'une société technologique et liberticide. La dernière demie-heure est de ce point de vue assez lourde malgré un joli dernier plan. L'autre faiblesse, moins gênante, de Thomas est amoureux est la conséquence directe du parti-pris de départ : l'impression d'un défilé de sketches, que l'on pourrait imaginer diffusés sur Canal+ par exemple, ne s'évanouit pas totalement avec le temps, malgré l'émergence de quelques personnages attachants.

    Cela dit, l'objet est singulier, parfois touchant, plutôt drôle et arrive par instants, entre deux messages d'alerte appuyés, à parler de cette fascination que l'on peut éprouver quand quelqu'un nous adresse paroles et regards par écran interposé.

  • California dreamin'

    (Cristian Nemescu / Roumanie / 2007)

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    594f2f5aee3a6dfb20d7d325868aa31b.jpgLa réussite roumaine du semestre, California dreamin' (Nesfarsit) est le premier et donc unique film de Cristian Nemescu, décédé en août 2006 en pleine post-production de son long métrage. Comme ses plus talentueux compatriotes, le jeune cinéaste souhaitait se pencher sur l'histoire récente de son pays et, partant d'une matière réaliste, dériver vers la fable politique. Mandaté par l'OTAN pour le soutien technologique des raids américains sur Belgrade lors de la guerre du Kosovo de 99, un convoi ferroviaire se retrouve bloqué par Doiaru, chef de gare d'un coin perdu de Roumanie. Démunis et privilégiant, parfois à contre-coeur, la diplomatie, le Capitaine Jones et son petit groupe de Marines n'ont d'autre choix que de tuer le temps pendant cinq jours en se mêlant à la population locale.

    Il faut se laisser aller devant ce montage désarçonnant, ce rythme chaotique, cette caméra une nouvelle fois portée. Si on commence par se demander si ce style est adéquat quand sont posés situation et enjeux et si l'intérêt tiendra jusqu'à la ligne d'arrivée, fixée 2h35 plus tard, au bout de quelques minutes, la question ne se pose plus dès lors que Nemescu, suivant la rumeur puis les ballades des soldats aux alentours, trace des cercles concentriques autour de la gare, nous présentant toujours plus de personnages et donnant une belle ampleur au film. Cette manière, qui prend son temps en restant précise, trouve sans doute sa plus belle expression dans la longue séquence de la fête du village, à laquelle sont invités les Américains, où le fait d'entendre massacrer Love me tender par un Elvis de campagne n'empêche pas l'émotion devant ces rapprochements de corps dont le désir n'est qu'à grand peine entravé par la maladresse.

    La comédie se joue essentiellement sur le choc des cultures, thème propice au rire et développé très subtilement ici (dès la scène de l'hymne américain joué pour mettre au garde à vous le Capitaine qui commençait à sérieusement s'énerver). De même, l'idée de barrière linguistique peut donner de si belles séquences, pour peu qu'elles soient menées patiemment et honnêtement, qu'on se lamente en pensant à tous ces films mêlant diverses nationalités et se limitant régulièrement au seul anglais. Après le tissage d'un subtil réseau de relations entre les uns et les autres et l'écoulement de la chronique, revient sur la fin la parabole politique, que l'on avait un peu oubliée. Parfaitement amenée par le scénario, lancée par la formidable diatribe de Jones face aux villageois réunis, elle prend une forme limpide. Ainsi, comme à leur habitude, les Américains exacerbent et détournent les antagonismes locaux vers leurs intérêts personnels, sous couvert d'ingérence humanitaire, et finissent par quitter une région qu'ils ont contribué à mener un peu plus vers le chaos.

    L'un des tours de force du film est de dénoncer des traditions ou des agissements par la caricature, tout en laissant sa chance à chaque personnage. Celui du Capitaine Jones pourrait endosser toutes les critiques faîtes à l'Américain trop sûr de lui. Des petites touches repoussent cette tentation. Voyez la façon qu'il a de répondre d'un simple "Je ne le suis plus" à la question de Doiaru "Êtes-vous marié ?". Il n'en faut pas plus, pas besoin d'un gros plan ou d'une relance dans le dialogue. Le lien avec le spectateur est noué. Pareil sort est réservé au chef de gare aux tendances mafieuses. Par la grâce de l'interprète fétiche de Pintilie, Razvan Vasilescu, ce personnage par ailleurs si peu recommandable peut retourner tout notre jugement par sa réplique imparable : "Je vous ai attendu depuis tout ce temps" (depuis la fin de la seconde guerre mondiale où la Roumanie attendait plutôt l'arrivée des G.I. que celle des soldats russes) "vous pouvez attendre quelques jours...". Parallèlement, notre sympathie, cette fois dénuée d'ambiguïté, se porte logiquement sur le principal couple qui se forme sous nos yeux. Un sensible Jamie Elman se lie à une brunette à croquer : Maria Dinulescu. La fille rêve, non pas bêtement de partir pour L.A., comme le croit son camarade de lycée, mais tout simplement de quitter cet endroit. Nemescu aime ses amoureux et leur offre une petite parenthèse enchantée dans un enchaînement parfait : la plus belle scène d'amour vue depuis longtemps, une coupure d'électricité générale, de l'eau qui jaillit des canalisations quand ils s'embrassent et un trajet musical en bus pour le retour. Le moment est magique mais naturel et a même des conséquences ironiques, non pour les deux jeunes gens mais pour l'entourage. Qu'aurait fait de cette suite de séquences un cinéaste bien de chez nous, genre Klapisch, sinon un truc vaguement poético-gnangnan à base d'images hyper lêchées ? Ici, ça palpite, tout simplement.

  • Une époque formidable

    (Gérard Jugnot / France / 1991)

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    4894fcdff335b9c67fb80f709734c245.jpgLa découverte très tardive d'Une époque formidable est pour moi une bonne surprise. Tout d'abord, cette déchéance d'un cadre vers la clochardisation, bénéficie avec Jugnot-acteur de la personne adéquate pour incarner le personnage principal de Michel Berthier. Son registre de français médiocre, peaufiné au fil des ans, rend parfaitement crédible la trajectoire vers le bas décrite ici. Quand débute l'histoire (après un savoureux prologue relatant un cauchemar du héros), Berthier est déjà licencié et, ressort classique, il fait croire à sa compagne qu'il travaille toujours. Le récit de la déchéance est très bien amené, dans un enchaînement autant dramatique que, chose plus difficile, comique. On relève bien une scène trop facile de rébellion envers une journaliste interviewant complaisamment les SDF et un inévitable clin d'oeil au "Salauds de pauvres !" de La traversée de Paris. Ces excès sont cependant bien rares, au milieu de répliques bien senties, modulées de salves vulgaires en mots d'auteurs plus écrits. Bien rythmé, solidement interprété jusque dans les personnages secondaires (Charlotte de Turkheim, pas mal en prostituée de garage beuglant "Au suivant..."), le film a une vraie mise en scène, utilisant très bien les espaces urbains. La musique, souvent atroce dans ce genre de production, n'est pas désagréable (on se pince d'autant plus en découvrant qu'elle est signée de Francis Cabrel).

    Le personnage de Toubib, incarné par Richard Bohringer, devient un peu trop envahissant sur la fin, poussant très moralement Berthier à retourner vers sa femme. Celle-ci est jouée par Victoria Abril. La complicité la liant à Jugnot et le bagage de sympathie que véhicule chacun laissent peu de doutes quant à la possibilité d'une réconciliation finale. L'acteur-cinéaste a d'ailleurs un peu de mal pour boucler son film, hésitant entre la note pessimiste et le happy end. La mort d'un compagnon de galère rappelle la triste réalité des choses, mais est vite oubliée, Jugnot gardant en réserve les larmes pour le dénouement. Cette sentimentalité de l'auteur, si elle atténue la charge, n'est pas non plus indigne, pour preuve la jolie séquence des retrouvailles fortuites avec le fiston. L'ensemble, constamment drôle, est semble-t-il basé sur un vrai travail d'observation. Les clichés sur la vie des clochards sont traités avec sincérité et vigueur. Les tirades moralisatrices sont évitées et l'évocation, au passage, des actes d'exploitation à l'encontre des immigrés et des SDF se fait sans tirer la manche du spectateur. Bref, cette modeste mais réelle réussite inciterait à plus d'espoir et d'enthousiasme, si l'on ne s'avisait qu'elle a déjà 17 ans d'âge et que Gérard Jugnot n'a semble-t-il guère retrouvé cette inspiration par la suite. Mais indéniablement, Une époque formidable rappelle, par son statut de comédie réellement travaillée (scénario et mise en scène), qu'un véritable auteur comique tel que l'ex-Splendid, par-delà ses limites et ses possibles égarements par ailleurs, vaut toujours mille fois mieux que tous les Michael Youn de notre beau pays.

  • Buffet froid

    (Bertrand Blier / France / 1979)

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    Tomber par hasard sur le début d'une rediffusion télé de Buffet froid, c'est avoir l'assurance d'être à nouveau pris par le jeu de Blier, de rester jusqu'au bout et de conforter son idée que c'est bien le chef-d'oeuvre (le seul ?) de son auteur. Mettant en veilleuse son goût pour la provocation au profit de celui pour l'absurde, Bertrand Blier peut se permettre les mots d'auteurs les plus irrésistibles. Son père Bernard n'a qu'à les laisser couler, comme il le fait pour celui-là, parmi tant d'autres : "Ca sent le tabac. Et quand ça commence à sentir le tabac, ça veut dire que ça va bientôt sentir le roussi. J'aime pas beaucoup ça...". Du point de vue des dialogues, le film est déjà l'un des plus drôles de tout le cinéma français, restant à l'abri de toute facilité comique (car entendre Bernard Blier dire régulièrement "Vos gueules !" n'est pas vulgaire mais réjouissant). L'étrange trio qui se forme, avec des tempéraments si opposés, marche à merveille. Jean Carmet en chien battu, assassin qui a peur de son ombre, se tient souvent sur le bord du cadre, dans un coin, sauf quand il pique ses mémorables crises. Et dans le rôle d'Alphonse Tram, c'est le Depardieu des années 70, soit cette période bénie où tout lui était possible.

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    Drôle, le film est aussi particulièrement noir. Toutes les dix minutes, une personne est assassinée. Tous les personnages féminins semblent être des anges de la mort. Même la nymphomanie est inquiétante. L'une des trouvailles de génie de Blier, est de situer son histoire nocturne dans ces tours inhabitées, dans ces rues silencieuses et de la finir dans une campagne tout aussi dépeuplée. Car Blier ne stigmatise pas la vie moderne dans les grands ensembles pour proposer ailleurs une échappatoire. Même la campagne est "chiante". Même la musique classique est synonyme de mort (Ah !, le commissaire Morvandieu racontant comment il a "branché sur le 220" le violon de sa femme). Pas la peine de chercher ailleurs à effacer ses cauchemars ou ses pulsions meurtrières, c'est partout pareil.

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    Cette vision terrible de la ville a aussi le mérite de mettre en évidence l'une des grandes qualité du film, souvent peu mise en avant dans les commentaires en comparaison avec les dialogues : sa mise en scène. Blier joue remarquablement des déplacements de ses comédiens dans les halls déserts, derrière les vitres, devant les murs nus, et soigne le moindre de ses mouvements de caméra (tel ce court travelling vers l'ascenseur rouge, curieuse amorce du Shining de Kubrick, et plus sérieusement, utilisation de cette couleur vive reprise au final avec cette barque pétante que dirige l'ange exterminateur Carole Bouquet).

    La perfection atteinte dans l'absurde, le retournement de la morale, le déplacement des conséquences, a dès sa sortie en 79 provoqué des rapprochements avec l'oeuvre de Bunuel, notamment ses derniers films français. Si la proximité est difficile à nier, il me semble cependant que bien des différences peuvent être également soulignées. Le film de Blier obéit, malgré ses divagations, à une ligne narrative claire. Le dénouement referme la boucle de façon parfaite. Et enfin, l'humour bunuelien est beaucoup plus insaisissable et beaucoup moins direct.

    Photos : allocine.fr & artevod.com