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  • Peindre ou faire l'amour

    (Arnaud et Jean-Marie Larrieu / France / 2005)

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    peindreoufaire.jpgLa découverte d'Un homme, un vrai (2003), toute petite chose auteuriste, ne m'avait aucunement incité à continuer plus avant l'aventure avec les Larrieu. Il fallut donc attendre l'intrigante bande-annonce des Derniers jours du monde pour me décider à tenter à nouveau ma chance. Le résultat étant plutôt satisfaisant, la diffusion télé fort opportune de Peindre ou faire l'amour prenait la valeur d'une oeillade. Et voici comment, en quatre jours, mon rapport au cinéma des deux frangins s'est trouvé totalement renversé. Croyez-moi, j'en suis autant étonné qu'un Daniel Auteuil au petit matin de sa première nuit d'échangiste.

    Neuf fois sur dix, si la première séquence d'un film nous séduit, le reste suit tout seul. Madeleine (Sabine Azéma), qui aime peindre en amateur pour se détendre du boulot, installe son matériel sur le flan d'une colline et voit bientôt entrer dans son cadre un promeneur aveugle qui s'avère être le maire du village d'à côté (Sergi Lopez). La concentration de Madeleine bientôt perturbée par l'amusement devant l'étrange trajectoire de la silhouette en contrebas, l'attention visuelle et auditive portée à la nature, le frissonnement provoqué par l'air vivifiant annoncent un film sur le désir et le titillement des sens.

    Les Larrieu prennent tout d'abord un plaisir évident à filmer la campagne et sa lumière, à y placer une Sabine Azéma rayonnante (voir les poses qu'elle prend lorsqu'elle fait visiter à son mari la propriété qu'elle souhaite acquérir). Faire d'Adam, le personnage-catalyseur, un aveugle leur permet d'introduire immédiatement une dimension sensuelle exacerbée. Adam est très sensible aux odeurs, les parfums l'aidant à se guider. Plus tard, William, le mari de Madeleine, pourra lui dire "Tu sens fort", phrase plus triviale que les envolées de leur ami aveugle mais aussi troublante. Adam "voit" également mieux que les autres dans l'obscurité, ce qui nous vaut une séquence plongée intégralement dans le noir, effet de mise en scène justifié comme rarement et donc particulièrement savoureux (il s'agit pour Adam de raccompagner sans lumière Madeleine et William chez eux, à travers bois).

    Personnages et paysages sont carressés en de longs plans (peut-être un peu trop régulièrement soutenus par la musique, bien que celle-ci soit agréable et fort bien "ressentie", comme lors du retour de William et Madeleine après leur promenade où ils retrouvent leur fille et son petit ami sur la terrasse en train d'écouter un disque à plein volume, la scène baignant longuement dans cette ambiance). L'intérêt du récit tient à la tension érotique qui semble naître avant tout du lieu. L'achat de cette nouvelle maison provoque un rapprochement entre William et Madeleine qui, au début du film, n'étaient pas présentés au spectateur ensemble, malgré leur vie commune. Le désir est inséparrable de l'habitat : il ne se passe rien chez Adam et le voyage à Wallis-et-Futuna a ennuyé le couple.

    La mise en scène des Larrieu est simple et sensuelle (par moments trop chaste : la deuxième séquence dans le noir, lors de la scène d'amour à quatre, aurait gagné en trouble si elle n'était pas si vite coupée). Lorsqu'Eva, la femme d'Adam (interprétée par Amira Casar), demande à Madeleine de peindre son portrait, elle se déshabille entièrement sans la prévenir. Le découpage nous fait alors épouser exactement le regard de Madeleine, celle-ci regardant d'abord Eva enlever ses bottes et sa ceinture, réalisant alors ce qu'elle fait, détournant les yeux pour préparer fébrilement ses pinceaux et les relevant enfin, au moment où elle sait que son amie est nue, la découvrant comme nous.

    Dans la vie de Madeleine et William, le séisme sexuel d'un ménage à quatre est tel que l'on redoute un retour de bâton. Mais les Larrieu tiennent bien leur ligne. Les conséquences souterraines du cataclysme sont observées calmement (la fuite de la maison) et la mauvaise foi humoristique trahit la violence de la remise en question (William : "Ce sont des échangistes, ils sont dangereux !", profitons en pour saluer ici Auteuil qui, en cette année-là, réussissait à Cannes un grand écart spectaculaire puisqu'on le retrouvait également à l'affiche du film qui aurait dû obtenir la palme d'or, Caché de Michael Haneke).

    Une dernière partie inattendue mais rendue logique par la mise en scène nous attache définitivement à la rêverie érotique des frères Larrieu.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1971)

    Suite du flashback.

     

    cahiers229.JPGpositif124.JPG1971 : Positif continue à équilibrer ses numéros entre regards rétrospectifs vers Hollywood (textes de Bertrand Tavernier sur Wellman et Tourneur, de Robert Benayoun sur W.C. Fields, dossier sur Preminger, numéro spécial Capra) et soutien fervent aux nouveaux auteurs s'affirmant aux quatre coins de la planète cinéma (présentation de Michel Soutter et Jerry Schatzberg, défense d'Arthur Penn, Elio Petri et Claude Sautet, entretien avec Marcel Ophuls pour Le chagrin et la pitié, dossiers Oshima et Makavejev). En 1971, apparaissent les signatures d'Alain Garsault (à propos de Corman et Fisher), Jean-Loup Bourget et Lorenzo Codelli.
    Le nom d'Oshima se trouve également mis en avant par les Cahiers, à côté de celui des frères Taviani et de Dziga Vertov (le cinéaste russe aussi bien que le groupe du même nom, créé, entre autres, par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin). Plusieurs textes théoriques de Jean-Louis Comolli, Jean Narboni, Jean-Pierre Oudart ou Pascal Bonitzer sont publiés par la revue. Un numéro spécial Eisenstein est préparé par Bernard Eisenschitz, avant que celui-ci ne soit mis à l'écart de la rédaction. Se détachant du PC, les Cahiers "enjambent" Positif en suivant en cours d'année Tel Quel et Philippe Sollers sur la voie du maoïsme.


    Janvier : Le cuirassé Potemkine (Sergueï M. Eisenstein, Cahiers du Cinéma n°226-227) /vs/ La reconstitution (Lucian Pintilie, Positif n°123)

    Février : ---/vs/ Les hommes volants (William Wellman, P124)

    Mars : Sous le signe du Scorpion (Paolo et Vittorio Taviani, C228) /vs/ W.C. Fields (P125)

    Avril : ---/vs/ Little Big Man (Arthur Penn, P126)

    Mai : Dziga Vertov (C229) /vs/ Raphaël ou Le débauché (Michel Deville, P127)

    Juin : ---/vs/ Le messager (Joseph Losey, P128)

    Juillet : La Nouvelle Babylone (Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg, C230) /vs/ W.R. ou Les mystères de l'organisme (Dusan Makavejev, P129)

    Août : La cérémonie (Nagisa Oshima, C231) /vs/---

    Septembre : ---/vs/ Il est mort après la guerre (Nagisa Oshima, P130)

    Octobre : Vladimir et Rosa (Jean-Luc Godard, C232) /vs/ Walking down Broadway (Erich von Stroheim, P131)

    Novembre : Le moindre geste (Jean-Pierre Daniel, C233) /vs/ Portrait d'une enfant déchue (Jerry Schatzberg, P132)

    Décembre : Vent d'Est (Groupe Dziga Vertov, C234-235) /vs/ La grande muraille (Frank Capra, P133)

     

    cahiers230.JPGpositif127.JPGQuitte à choisir : Les trois titres choisis d'octobre à décembre par les Cahiers étant bien peu diffusés et Oshima se trouvant pareillement célébré dans le camp d'en face, se remarquent surtout dans leur liste les deux classiques russes d'Eisenstein et Kozintsev-Trauberg. De l'autre côté, aucune aberration apparente et plusieurs titres aimés (le Pinitilie, le Penn, le Deville, le Losey, le Capra). Petite déception personnelle : je ne connais aucun des deux films de "mon" mois, celui de novembre de cette année-là. Allez, pour 1971 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Un prophète

    (Jacques Audiard / France / 2009)

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    prophete.jpgUn prophète était probablement l'un des plus sérieux prétendants à la Palme d'or du dernier festival de Cannes, sera assurément bien placé dans ma liste de fin d'année et s'impose pour l'instant comme le meilleur film français sorti en 2009. J'avoue toutefois qu'il m'est assez difficile d'en rendre compte. Ce nouvel Audiard m'a laissé sur une étrange sensation de film inattaquable. Je ne parle pas ici d'un éventuel étalage de bonnes intentions (on n'y trouve pas, fort heureusement, la prudence qui tétanise la majorité des cinéastes lorsqu'ils se penchent sur les réglements de comptes communautaires, prudence qui trahit leur peur de voir leurs histoires particulières être prises pour des généralités et qui les pousse au final à ne rien dire du tout de la réalité). Non, je parle en fait de la difficulté extrême qu'il y a à s'y agripper et à en tirer quelques fils. Je me trompe peut-être mais il me semble ne pas être le seul à avoir ainsi buter quelque peu contre sa surface (si celle de Dasola est assez enthousiaste, les notes d'autres blogueurs émérites comme Vincent et Rob Gordon laissent paraître une admiration très contenue). L'attente était-elle trop forte, après les échos, prolongés tout l'été, de l'excellent accueil cannois ? Il y a de cela, mais pas seulement.

    Dans Un prophéte, chaque séquence semble évidente, par son traitement esthétique, par le jeu d'acteur qu'elle donne à voir et par sa place au sein d'un scénario parfaitement agencé. L'évidence laisse-t-elle sans voix ? L'entrée en matière est absolument remarquable. Malik est envoyé en Centrale pour 6 ans et découvre la taule. On suit son arrivée, le dépôt de ses vêtements, la fouille, l'entretien avec le surveillant, la plongée dans cette lumière si particulière et les premiers croisements de regards qui font baisser les yeux. Audiard n'a pas besoin de nous jeter à la figure des bastonnades et des tortures stylisées à la Hunger pour faire affleurer la crainte et l'envie d'être n'importe où sauf ici. Le lieu (construit pour le tournage, si j'ai bien suivi) est investi de manière extraordinaire, notamment en visualisant les tensions entre les différents clans à travers leur occupation du territoire de la prison (les différents bâtiments, les différentes parcelles dans la cour, les différents lieux de rendez-vous des caïds).

    Manipulé et poussé à tuer un détenu gênant, Malik se retrouve sous la protection du Corse Luciani, qui le prend sous son aile et lui fait de plus en plus confiance. Au milieu des nationalistes, Malik reste toutefois "l'Arabe", tandis que les "Barbus" le traîtent de sale Corse. Il semble coincé, mais, profitant des "leçons" et des connaissances de Luciani (à l'insu de ce dernier) et d'un régime de semi-liberté, il parvient à se frayer son chemin en navigant dangereusement mais intelligemment entre les diverses mafias italiennes, corses, arabes et gitanes. La ronde criminelle qui se joue sous nos yeux est absolument passionnante, le système de réseaux multiples faisant rebondir d'un groupe à l'autre en élargissant sans cesse le champ d'action, tout en restant relié au centre névralgique que constitue la prison. La description des trafics et de la vie quotidienne à la Centrale est striée par des séquences de thriller impeccablement rythmées et fortement incarnées. Peut-être Audiard aurait-il pu assêcher encore son film en s'en tenant à cette observation et à ces griffures car les trouées irréelles, bien qu'elles marchent la plupart du temps (le fantôme de l'homme tué montrant à nouveau une évidence : la hantise d'un acte insoutenable), se trouvent légèrement en-deça du reste.

    En plus du plaisir de voir enfin un cinéaste français qui ne prenne pas de gants pour filmer la criminalité dans son pays, à la suite de certains américains et italiens, j'ai apprécié, comme tout le monde, l'interprétation d'ensemble, la solidité du scénario, le retour sur la thématique du lien filial construit et coupé, la gestion du temps (plus de 2h30 sans regarder sa montre) et l'équilibre tenu entre la fascination et la répulsion (jusqu'à la scène finale).

    Alors quoi ? Audiard, après trois films déjà remarquables, avait passé un palier avec De battre mon coeur s'est arrêté (2004), entre autres grâce à la mise en scène des corps, au travail réalisé avec Romain Duris, à l'appel du pied vers le meilleur cinéma américain des années 70 (à propos d'Un prophète, on pourrait très injustement ironiser sur l'inscription scorsesienne, en arrêt sur image, des noms de certains personnages dans un coin de l'écran, en disant que l'on s'attend presque à entendre débouler les Rolling Stones sur la bande-son, mais Audiard, très raisonnablement, module son effet au fil du temps). Les mêmes qualités se retrouvent d'un film à l'autre et on sent qu'il ne reste plus qu'une marche à gravir, vraiment pas loin, celle qui mène au chef-d'oeuvre. Peut-être faudra-t-il revoir Un prophète dans dix ans pour décider s'il se tient toujours juste en dessous du meilleur film français sur le sujet (Le Trou de Jacques Becker) ou s'il en est l'égal.

  • Les derniers jours du monde

    (Arnaud et Jean-Marie Larrieu / France / 2009)

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    lesderniersjours.jpgOn ne peut pas dire que Les derniers jours du monde, le nouveau film des frères Larrieu, soit tendu comme un string, tant au niveau du scénario qu'à celui de la mise en scène. Ça flotte, ça tangue, ça digresse, ça monte, ça descend, c'est de l'à-peu-près et du n'importe quoi, c'est foutrement inégal et, en bout de course, fichtrement intéressant.

    Robinson (attention, ceci est une piste !) Laborde est un homme déboussolé par sa liaison adultère avec Laetitia, une jeune brésilienne. Ayant perdu la trace de celle-ci, vivotant seul dans son appartement à Biarritz, il observe, détaché, le chaos dans lequel est plongé le monde entier : attentats, attaques de missiles, empoisonnements des ressources, catastrophes naturelles, fuites des gouvernants, exodes des populations...

    Le récit de la passion qui emporte Robinson est menée de façon bien trop routinière : calepin d'écrivain, voix off, flash-backs. De plus, les Larrieu ont choisi pour le rôle de Laetitia une actrice au charme étrange... et auquel je suis resté totalement étranger. On doit alors résister à quelques escapades amoureuses toutes plus soporifiques les unes que les autres : la plage naturiste, le voyage à Taïwan, le mini-polar au Canada. Mathieu Amalric, qui doit faire avec une prothèse en lieu et place de sa main droite (un pauvre Mac Guffin plus encombrant que burlesque), n'a pas à se forcer pour rendre l'hébétude de son personnage avec ses yeux globuleux, sa coiffure et sa dégaine. Les cinéastes auraient donc pu tout aussi bien se limiter à une simple évocation de son passé par la parole, comme ils l'ont fait pour celui d'Ombeline, la libraire qui croise Robinson à Biarritz et qui l'accompagne vers l'Espagne au moment de l'évacuation de la Côte Atlantique.

    Ombeline, c'est Catherine Frot et c'est tout un poème. Impériale, l'actrice s'offre une petit moment d'anthologie : un monologue lâché par inadvertance sous l'emprise de la sangria (une séquence d'ivresse réussie c'est rare). Plus loin, au moment où elle apprend que Toulouse devient capitale de la France et que chacun doit y rester, elle aura cette réaction admirable : "J'aurai préféré Bordeaux. J'y ai des amis qui auraient pu nous loger dans leur château. On aurait pu faire l'amour et boire du vin toute la journée." Aux côtés de Mme Frot, Karin Viard n'est pas en reste, libérant le troublant érotisme de la mère de famille, et Sergi Lopez est égal à lui-même, terriblement doux et légèrement inquiétant.

    Peu à peu, le vide se fait autour de Robinson, ce qui nous le rend plus proche et plus émouvant, alors que ses premières larmes (l'aveu de son adultère) ne convainquaient qu'à moitié. Ce qui nous amène à ce thème, ambitieux, de la fin du monde. Qui l'eût cru, voilà l'endroit où les Larrieu réussissent le mieux à emporter notre adhésion. Sur ce plan-là, le début est certes également hésitant. On passe ainsi, avec étonnement, de la panique de l'exode depuis Biarritz à l'insouciance de la feria de Pampelune. La population en rouge et blanc semble bien indifférente aux problèmes du monde. Filmer de manière documentaire cette marée humaine apporte cependant, indirectement, de l'eau au moulin des cinéastes : ces plans impressionnants captent dans le même mouvement l'archaïque, l'apocalyptique et le vivant.

    Tout le long du périple de Robinson, un équilibre est maintenu entre l'absurde et le dramatique. L'image de la biche dans une rue déserte a trop souvent été employée ailleurs pour garder toute son étrangeté mais celles de Paris traversé à la seule lueur d'une lampe torche ne s'oublieront pas de sitôt. L'état de guerre et de catastrophe est simplement et remarquablement rendu. Les comportements de chacun paraissent bien vus, la plupart des survivants profitant de l'inconséquence soudaine de leurs actes (coucher avec son père, fracasser la tête d'un homme, vivre intensément, souvent par le sexe, chaque nouvelle rencontre...).

    Ainsi, à l'image de la musique, qui passe des bandas du Pays Basque à Bertrand Burgalat et Léo Ferré, le film s'améliore au fil de ses 2h10 (la longueur, c'est de saison). Le temps passe sans que les Larrieu ne paraissent vouloir en finir. On est toujours dans le n'importe quoi, mais on s'habitue, on profite, on est de mieux en mieux. On passe par un château où se tiennent des orgies bunuéliennes et on se quitte après un final astucieux et touchant, dans lequel les cinéastes trouvent une équivalence inversée au plan attendu de l'homme seul dans la ville fantôme : deux corps nus courant dans des rues bien vivantes.

  • Public enemies

    (Michael Mann / Etats-Unis / 2009)

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    publicennemies.jpgChicago et ses environs, 1933-1934 : John Dillinger braque des banques, est traqué par l'agent Melvin Purvis, s'évade de prison, tombe amoureux de la jolie Billie, voit ses compagnons tomber un à un et finit plombé par la police à la sortie d'un cinéma.

    Johnny Depp est John Dillinger. Un ou deux critiques ont cru devoir louer sa prestation "en retrait de son rôle". Non seulement la remarque dénote une confusion entre subtile économie et distance ironique mais surtout, elle confirme une nouvelle fois que pour certains, la modernité cinématographique ne saurait être débusquée ailleurs que dans le second degré (on pourrait parler d'un cinéma du sourire en coin). Dans Public enemies, Michael Mann s'approprie au contraire une série d'archétypes et ne cherche jamais à les surplomber, à marquer un détachement, à tomber dans le pastiche. Bien aidé par un casting sans faille (Depp et son magnétisme naturel, Christian Bale glaçant et Marion Cotillard libérée de ses postiches piafesques), il en tire d'emblée un avantage certain : les personnages s'imposent en quelques plans, faisant l'économie d'une explication psychologique de leurs comportements (nul retour vers le passé dans ce récit couvrant tout juste deux années d'une vie). Les comparses de Dillinger existent immédiatement et peuvent ainsi mourir juste après aux côtés de leur boss que l'on perçoit réellement bouleversé. John Dillinger regarde les hommes mourir, recueille leurs dernières paroles, plonge ses yeux dans les leurs. Tout naturellement, l'un des flics lancé à ses trousses tendra son oreille lorsque le bandit marmonnera en crachant le sang sur le trottoir et se fera ultime messager. Belle façon de magnifier un autre stéréotype.

    La fumeuse fable urbaine de Collateral n'ajoutait que du vide au maniérisme de la mise en scène. Cette fois, étant assuré de la solidité de son matériau de base, Michael Mann peut tirer les bénéfices de ses exercices de style. Public enemies est effectivement une expérience visuelle unique. La séquence de la fusillade dans l'hôtel semble réinventer l'esthétique des frères Coen (ai-je rêvé ou bien le flic abattu s'appelle réellement Barton ?) et, plus généralement, jamais des lieux aussi peu éclairés qu'un dancing ou un sous-bois n'ont été filmés de cette manière, sombre et nette à la fois. La haute définition est également utilisée par Mann pour apposer sur son fond de reconstitution historique la chair de ses personnages. Les visages envahissent l'écran et laissent voir leurs reliefs infinis. Voici du vivant plaqué sur du mécanique ? Ajoutons que cette proximité est une proximité idéalisante : la quasi-totalité des cadrages se font non pas à hauteur des yeux mais à hauteur de poitrine, en fine contre-plongée, de sorte que ces figures soient toujours légèrement plus grandes que nous.

    S'approchant de la fin, Michael Mann s'offre une séquence assez gonflée dans laquelle l'ennemi public n°1 visite les locaux de la brigade chargée de son arrestation. L'idée pouvait pousser à la rigolade ou aux fanfaronnades mais Depp et son cinéaste préfèrent laisser affleurer le frisson de l'excitation, enrobé d'une dimension fantasmatique libérée par la forme (le flottement de la caméra) aussi bien que par le fond (en observant les photographies placardées de ses compagnons, tous "décédés", Dillinger voit à la fois son passé et son futur, "d'où il vient" et "où il va"). Ensuite, pour boucler le film, Mann peut s'appuyer sur des faits réels de rêve. Le face à face entre Dillinger et Clark Gable, son double cinématographique dans le Manhattan melodrama de W.S. Van Dyke, provoque un émouvant phénomène de reconnaissance auquel s'ajoute une non moins émouvante réminiscence de la figure aimée, au travers de l'image de Myrna Loy, son vison, ses grands yeux, ses cheveux noirs. Ou comment évoquer la puissance de l'image cinématographique sans asséner de discours.

    S'étirant parfois exagérément (2h20 tout de même), un peu trop frénétiquement découpé en quelques endroits (je préfère au chaos de la première évasion l'enfilade de portes à franchir lors de la deuxième), Public enemies est tout de même pour moi le meilleur Mann, haut les mains !

  • Inglourious basterds

    (Quentin Tarantino / Etats-Unis - Allemagne - France / 2009)

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    ingloriousbasterds.jpgOui...

    Oui, Tarantino est sans doute le seul grand cinéaste populaire capable de provoquer chez le public une excitation palpable lorsque le noir se fait dans la salle.

    Oui, l'introduction d'Inglourious basterds est extraordinaire, imposant d'abord un léger recul par sa vision léonienne de la France occupée avant de se ré-approprier avec force la séquence, par un étirement du dialogue au-delà du raisonnable et par une caméra tournant dangereusement autour des protagonistes.

    Oui, le texte est brillant et les jeux de langages sont d'autant plus savoureux qu'ils font entendre plusieurs langues et accents (français, allemand, américain, anglais, italien). Surtout, ce respect de l'idiome est moins un gage de réalisme qu'un élément moteur de la narration (cela dès l'ouverture du film avec le passage du français à l'anglais, diaboliquement justifié en fin de séquence).

    Oui, la scène de l'échange en italien est l'une des choses les plus drôles vues et entendues cette année au cinéma.

    Oui, Christoph Waltz a mérité son prix cannois pour son interprétation de ce terrible manipulateur nazi polyglotte, à l'élocution et au vocabulaire parfaits. Les meilleures scènes du film sont celles où il apparaît (ajoutons simplement celle du bistrot, où il est absent, et retranchons l'ultime séquence du sous-bois).

    Oui, il est toujours intéressant de se retrouver dans une production hollywoodienne aussi arythmique, où les moments les plus saisissants sont de longues plages de dialogues.

    Oui, Inglourious basterds transpire l'amour sincère du cinéma, ce qui peut donner lieu à des trouvailles sans pareil (la décision d'utiliser la pellicule nitrate pour l'incendie).

    Mais...

    Mais, le couple que forment Mélanie Laurent et Daniel Brühl, malgré la sympathie que chacun peut dégager par ailleurs, est bien pâlot et Brad Pitt, depuis Burn after reading, commence à prendre un peu trop goût à la caricature comique.

    Mais, un effet de mise en scène pataud comme, lors de la deuxième rencontre entre Shosanna et Landa, le bref retour explicatif d'une image de la première, même utilisé sous couvert de second degré, reste un effet pataud.

    Mais, si faire un film dont on pourrait sans dommage retirer ou ajouter des bobines, des personnages ou des intrigues, c'est prouver une liberté et une aisance, c'est aussi prendre le risque de la dilution du récit et du détachement du spectateur.

    Mais, cette violence est souvent pénible en ce qu'elle pousse le spectateur à ricaner (ricaner de se voir choqué).

    Mais, Tarantino conforte son public dans ses certitudes. Pendant tout le film, le Colonel Landa aura été en position de force dans ses confrontations, rendant leur dénouement inéluctable. Cette vérité, Tarantino la réfute brutalement dans sa dernière séquence, sans autre raison que de laisser chacun à sa place, du bon et du mauvais côté. Dans le cinéma, les nazis applaudissaient aux exploits guerriers du Héros de la nation. Au final, Tarantino demande à son spectateur de faire la même chose devant le geste vengeur de Brad Pitt.

    Mais, quand on ne manque pas de tancer Paul Verhoeven ou Bryan Singer pour un trait de caractère trop épaissi ou une liberté romanesque avec l'Histoire, on passe tout à un Tarantino bien à l'abri derrière les paravents du post-modernisme cinéphile et du méta-film. Nul doute que lorsque quelqu'un l'interrogera plus tard sur ce qu'il pense des gamins persuadés qu'Hitler a été tué par un commando de juifs assoiffés de vengeance, il s'en sortira en répondant avec un large sourire : "Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende".

  • Solaris

    (Andreï Tarkovski / U.R.S.S. / 1972)

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    Le scientifique Kris Kelvin est envoyé en mission sur la station d'observation de la planète Solaris, afin de décider si le programme de recherche associé doit être poursuivi malgré l'incohérence des rapports reçus. A son arrivée, il découvre que l'un des trois occupants s'est suicidé et, comme le lui prédisent les deux autres, il a tôt fait d'observer d'étranges phénomènes, générés par la proximité de Solaris, à la surface océanique et "pensante". C'est ainsi que Khari, sa femme décédée dix ans auparavant, réapparaît.

    Solaris (Solyaris) est un film de genre et Tarkovski respecte plusieurs codes en mettant en scène des discussions scientifiques, la découverte inquiétante d'un vaisseau apparemment à l'abandon ou l'expérience d'une confrontation avec une entité inconnue (qualifiée, entre autres vagues descriptifs, de "monstre")... Ce lien générique, que l'on ne retrouve avec une telle évidence nulle part ailleurs dans l'oeuvre du cinéaste, peut faciliter l'approche des spectateurs novices ou rebutés par la réputation d'austérité des films de Tarkovski. Pour les autres, il est source d'étonnement, entraînant, dans un premier temps, une simplification inhabituelle des enjeux et une réduction au seul message humaniste. Cette impression première s'évapore par la suite et l'on se retrouve bel et bien dans ce monde très ouvert qu'est celui de Tarkovski. Un mouvement s'active, qui va de la mise en place d'un argument de SF pure au déploiement d'un grand film d'amour et à la réflexion empreinte de religiosité sur la nature humaine et son devenir, faisant retour au genre ici ou là, par exemple avec le développement du concept de l'humanisation progressive de l'Autre (qui permet le rapprochement avec plusieurs continuateurs, de Spielberg à Ridley Scott).

    solaris1.jpg

    L'inscription dans un genre, n'empêche pas Tarkovski de déjouer les attentes dans sa mise en scène, mise en scène du temps qui est surtout mise en scène de l'espace. Les panoramiques circulaires déroutent en captant un personnage plus tôt que prévu ou à un endroit où il ne devrait pas se trouver. La veille de son départ, Kelvin marche sur sa terrasse. Il disparaît derrière une cloison (la caméra est à l'intérieur de la maison) et alors que l'on devrait le retrouver tout de suite, dans la continuité du mouvement, c'est un cheval qui entre dans le champ avant lui. Chez Tarkovski, il n'y a pas d'étanchéité entre les mondes. Il peut pleuvoir dans une maison et lorsqu'un film est projeté à l'attention des personnages, ces derniers semblent dialoguer avec ceux qui sont à l'écran (idée géniale de Tarkovski qui ne nous dit pas immédiatement que l'homme témoignant dans le document et celui qui montre le film à Kelvin ne font qu'un). Cette projection introduit le noir et blanc dans Solaris. Ce bref changement chromatique se reproduira, justifié de manière esthétique et rythmique dans la séquence du retour de Burton en voiture, puis sans autre raison que la perte des repères, dans la station spatiale. Ces remises en question du temps et de l'espace par la mise en scène provoquent une série d'inversions stupéfiantes : brûler des photos amorce un retour du refoulé et ressusciter se révèle bien plus douloureux que mourir.

    Seul film de Tarkovski décemment distribué dans son pays, Solaris, de l'aveu de son auteur, est une réponse au 2001 de Kubrick. Ce qui frappe dans cette confrontation, c'est que la différence de dynamique entre la vision froide et matérialiste de l'anglo-saxon et celle, mystique et humaniste, du russe, semble, encore une fois, inversée. C'est 2001 qui est propulsé sans cesse par une dynamique ascensionnelle alors que tout, dans Solaris, semble cloué au sol. Alors que la verticalité du monolithe est accentuée par les contre-plongées, l'objet irradiant, très comparable, de Solaris, a la forme plate d'un vaste océan. Alors que le voyage de Bowman se transforme en long trip, celui de Kelvin ne dure à l'écran qu'une dizaine de secondes, réduit visuellement à un gros plan de visage. Alors que l'os projeté en l'air par le primate est raccordé à un vaisseau spatial, le décollage de la fusée emportant Khari n'est vu que du point de vue de Kelvin, resté sur la plateforme. Enfin, les sensations que libèrent les plans finaux de 2001 et de Solaris s'opposent également. Au nouveau foetus flottant dans l'espace, Tarkovski répond par un mouvement enfin vertical. Celui-ci, partant de la maison familiale apparemment retrouvée par Kelvin, semble tout d'abord embrasser le paysage mais la poursuite de la montée nous fait bientôt prendre conscience que l'océan de Solaris entoure en fait ce qui n'est qu'un îlot. Etrange effet obtenu par l'action de deux forces opposées, l'une nous élevant, l'autre nous compressant. Il est vrai qu'Andreï Roublev, quelques temps auparavant, nous l'avait déjà appris : il est impossible et inutile de tenter de s'arracher à la terre (qui plus est, russe). Cette ultime séquence met donc en jeu bien plus qu'un retour vers l'humain. Il y autre chose, comme une douleur.

    solaris2.jpg

    Ainsi, le seul trajet marquant est horizontal, ou plutôt, dans la profondeur, puisqu'il s'agit de la conduite d'une voiture s'engouffrant dans une série de tunnels d'autoroutes. Par le même type de progression, nous pénétrons les pensées de Kris Kelvin, mises à jour par un emboîtement des consciences. La femme qu'il a perdu et qui lui revient n'est pas tout à fait celle qu'il a connu mais celle dont il se souvient et plus précisément, celle dont il veut se souvenir. Elle est régénérée par Solaris en fonction de ce que cette force lit dans la mémoire et les fantasmes de Kelvin. La nouvelle Khari n'a donc aucun souvenir, aucun passé personnel. Elle vit de ce que Kelvin lui transmet. Dans une scène magnifique, elle fait face à un tableau de Bruegel (Les chasseurs dans la neige) et semble s'en imprégner, s'en nourrir, y chercher le moyen de ressentir, de s'humaniser. Et Kelvin la regarde. Admirablement, Tarkovski organise une série de transferts.

    Cette histoire d'amour singulière est déchirante, lestée de toutes les erreurs du passé. Le moment où la nouvelle Khari apparaît pour la première fois aux yeux de Kelvin touche au sublime, ces retrouvailles mêlant comme jamais "la joie et la souffrance".

    Comment percer le secret de ces images-là ? Pourquoi l'unique vision, en une poignée de seconde, d'une petite fille nous la rend si présente ? Comment en deux ou trois plans, arriver à faire ainsi ressentir la peur d'un garçon devant un cheval ? Il est assez stupéfiant de réaliser que l'on peut tout aussi bien, et avec la même force, croire au cinéma de Tarkovski en prenant l'océan de Solaris pour Dieu qu'en s'émerveillant simplement d'entrer dans le cerveau de Kris Kelvin.

    Et dire que ce n'est même pas son meilleur film...

     

    Photos : dvdbeaver

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1970)

    Suite du flashback.

     

    cahiers222.JPGpositif113.JPG1970 : Avis de tempête. Positif n'aime pas Othon, film-phare pour les Cahiers. Les esprits s'échauffent d'un numéro à l'autre : tandis que l'on trouve une attaque de 25 pages dans Positif contre les marxistes-léninistes-tendance-PCF des Cahiers, ces derniers rédigent, en compagnie de Tel Quel et de Cinéthique, un manifeste contre les gauchistes positivistes. La querelle, sans doute la plus violente de l'histoire des deux revues, se clôt sur des menaces juridiques. La politique n'adoucit pas les moeurs.
    Les Cahiers, suite à leur nouvelle orientation idéologique, subissent de nombreuses secousses internes (rupture avec Delahaye et Truffaut, rencontre difficile avec Rohmer). Du point de vue du cinéma, une large place est laissée à Mikhaïl Romm, Miklos Jancso, Luis Buñuel, Robert Kramer et, donc, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Paraissent aussi un dossier sur le cinéma japonais et un numéro spécial consacré au cinéma russe des années vingt, coordonné par Bernard Eisenschitz.
    Positif consacre un numéro entier au cinéma politique et propose des entretiens avec Kirk Douglas (Les sentiers de la gloire ne sont toujours pas distribués en France), Claude Sautet, Claude Chabrol, John Huston, Franklin Schaffner, John Frankenheimer. Hubert Niogret analyse Woodstock, Michel Ciment rencontre Billy Wilder et Frédéric Vitoux place ses espoirs en Coppola.


    Janvier : ---/vs/ Les sentiers de la gloire (Stanley Kubrick, Positif n°112)

    Février : ---/vs/ "La politique" (Les maquis de Guinée Portugaise, P113)

    Mars : Le petit garçon (Nagisa Oshima, Cahiers du Cinéma n°218) /vs/ Willie Boy (Abraham Polonsky, P114)

    Avril : Espoir (André Malraux, C219) /vs/ Les choses de la vie (Claude Sautet, P115)

    Mai : ---/vs/ Alice's restaurant (Arthur Penn, P116, )

    Juin : "Cinéma russe des années 20" (L'homme à la caméra, Dziga Vertov, C220-221) /vs/ L'arrangement (Elia Kazan, P117)

    Juillet : Tristana (Luis Buñuel, C222) /vs/ Promenade avec l'amour et la mort (John Huston, P118)

    Août : Othon (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, C223) /vs/---

    Septembre : ---/vs/ Les gens de la pluie (Francis Ford Coppola, P119)

    Octobre : Eros + Massacre (Yoshishige Yoshida, C224) /vs/ La vie privée de Sherlock Holmes (Billy Wilder, P120)

    Novembre : Morocco (Joseph von Sternberg, C225) /vs/ Le conformiste (Bernardo Bertolucci, P121)

    Décembre : ---/vs/ Le pays de la violence (John Frankenheimer, P122)

     

    cahiers223.jpgpositif120.JPGQuitte à choisir : A priori pas grand chose à regretter des deux côtés  (un Arthur Penn un peu bancal, peut-être). Ces Buñuel, Vertov, Sternberg, Kubrick, Sautet, Kazan, Wilder et Bertolucci me plaisent et ces Oshima, Straub, Yoshida, Huston, Coppola et Frankenheimer m'attirent. La différence ne se fait donc que sur le nombre de numéros parus dans l'année. Allez, pour 1970 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Le temps qu'il reste

    (Elia Suleiman / France - Belgique - italie - Grande-Bretagne / 2009)

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    tempsquireste.jpgPrologue : Un chauffeur de taxi conduit un mystérieux passager, immobile et muet (on reconnaît dans l'ombre la silhouette de l'acteur-cinéaste). En cours de route, la pluie se met à tomber, l'orage gronde, les éléments se déchaînent, la radio ne répond plus. L'homme au volant ne retrouve pas son chemin et se demande à voix haute "Où suis-je ?". Le réponse s'affiche alors sur le noir de l'écran : comme nous, il vient de tomber dans Le temps qu'il reste (The time that remains), une fiction d'Elia Suleiman.

    1948 : Des bataillons israéliens luttent contre les résistants palestiniens de Nazareth. Le cinéaste a toujours le don de composer des plans rigoureux et étrangement burlesques, bien que la reconstitution historique infléchisse légèrement cette propension, en donnant à voir quelques images plus fonctionnelles et plus dynamiques qu'à l'accoutumée et dont l'effet de signature est moins fort. Compte tenu du contexte, le gag se fait morbide (la Palestinienne se méprenant sur l'identité des soldats qu'elle encourage) et la figure de style privilégiée de l'intrusion par le bord du cadre illustre une menace (le pistolet s'approchant de la tempe). Fuad Suleiman est le héros de cette histoire. Résistant, fabriquant d'armes et sauveur de blessés : cette figure est héroïque. Son arrestation et les tortures qui s'en suivent finissent de l'idéaliser. Tabassé, il est jeté par des soldats israéliens par dessus un mur. Le corps mythique disparaît à nos yeux. Après un fondu au noir, le deuxième volet peut débuter et faire place au corps réel, au vécu. Car Fuad n'est pas mort, il a eu un fils, Elia.

    1970 : L'enfance d'Elia. C'est le temps de la famille et de l'école, c'est le temps qui passe autrement. Un temps qui semble se répéter. L'éternel retour des mêmes situations et conversations doit s'enrichir d'autres sentiments que celui perçu à la première occurrence, afin de maintenir l'intérêt du spectateur (généralement, c'est l'humour absurde qui émerge) et Suleiman a toujours su réaliser cela. Mais ce qui prédomine ici, dans la succession des contrôles des pêcheurs par les Israéliens ou des interventions en faveur du voisin prêt à s'immoler, c'est bien la lassitude. Le temps qu'il reste rend ainsi compte d'un épuisement. Un épuisement dû aux années de lutte qui n'ont pu changer le cours des choses et un épuisement qui se traduit notamment par la raréfaction de la parole. Toutefois, même plus lent et vouté (sa posture lorsqu'il attrape sa canne à pêche), le père, auréolé à jamais, reste impressionnant.

    1980 : Les pères sont toujours plus beaux, plus forts et plus courageux. Il est impossible aux fils de se sentir à la hauteur. De plus, la lassitude semble être transmissible : Elia, devenu jeune étudiant, regarde depuis son balcon l'intifada, sans descendre dans la rue. Certes, on dit qu'il doit quitter le pays puisqu'il a été dénoncé mais, alors que l'on connaît (ou devine) les activités paternelles, on ne connaîtra jamais les raisons de son exil.

    Aujourd'hui : L'absent/présent Elia revient au pays. Il ne parle pas. Que pourrait-il faire ? Il ne lui reste plus qu'à regarder, immobile, celle qui reste, la mère. Elia est un personnage et, en même temps, il ne l'est pas. Suleiman-l'acteur joue à incarner une idée : Elia filme sans caméra, sans rien, sans bouger. Que cette étrange posture, à la fois dedans et dehors, objet de notre attention et relai de notre regard, n'atténue pas l'insolite des situations ni ne mette en péril l'équilibre du récit, voilà l'un des tours de force du film. Plus tard, à Ramallah, il s'agira d'élargir le champ de vision, de regarder (de filmer) le monde (mais pas la télévision, qui a rendu la Tante Olga aveugle). En guise de conclusion, une suite de scènes absurdes et chorégraphiées, bien dans la manière du cinéaste, s'offrent à nous. Finalement, créer des images, c'est aussi résister. Certes, Elia n'agit que par la pensée (quand il saute le mur) mais son mérite est de donner à voir cette pensée en action, signe que l'épuisement n'est pas encore synonyme de désengagement.

    L'effet de surprise étant amoindri après Chronique d'une disparition (1996) et Intervention divine (2002) et le vide de sept années entre ce dernier et celui-ci paraissant bien long, Le temps qu'il reste peut décevoir certains. On y admire pourtant toujours l'art de l'ellipse (les magnifiques fins de chaque segment), des gags (souvent merveilleux, comme celui du taxi vers Ramallah avec la belle jeune femme à côté d'Elia et le pare soleil qui tombe, dévoilant la photo d'une pin up) ou de l'étirement des plans (le ballet à l'hôpital autour du blessé palestinien pourchassé par les soldats). Mais surtout, l'oeuvre est profondément émouvante.