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  • Trois camarades

    (Frank Borzage / Etats-Unis / 1938)

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    troiscamarades.jpgTrois camarades (Three comrades) s'ouvre sur le soulagement d'une poignée de soldats allemands célébrant dans leur cantine la fin de la guerre (celle de 14-18). Parmi eux, Erich, Otto et Gottfried portent un toast qui n'a pas grand chose d'enjoué. En démarrant au soir de l'arrêt des hostilités, le récit se déploie à partir d'une blessure dont la cicatrisation se révèlera impossible et se leste d'un sentiment de tristesse insondable.

    Le thème de la camaraderie, entraînant souvent humour et légéreté, aurait pu atténuer ce sentiment-là mais Borzage le traite de manière radicale, extrèmement pure. L'histoire des liens qui unissent les trois protagonistes principaux ne nous est pas contée, l'expérience commune de la guerre constituant un fondement suffisant pour la crédibilité de cette amitié inaltérable. De plus, ces trois ont "la même allure", comme le remarque Pat lorsqu'elle les rencontre et qu'elle tombe amoureuse d'Erich (et effectivement, au-delà de la caractérisation spécifique de leurs personnages respectifs, Robert Taylor, Franchot Tone et Robert Young laisse entrevoir le même feu intérieur et unificateur). Rarement la force d'un lien de cette nature aura été ressentie au cinéma aussi simplement et aussi directement.

    L'entrée en jeu de la jeune femme, Pat, devrait chambouler l'équilibre parfait du trio. Or, ce quatrième élément va consolider plus encore l'édifice (bâti en quelque sorte contre tous les autres). Otto et Gottfried, sans jamais s'interposer, sans jamais créer la moindre ambiguïté, vont se charger de protéger le couple formé par Erich et Pat car ils représentent les piliers les plus solides de cette construction, par leur pragmatisme et leur lucidité. Surtout, ils sont, selon leurs propres dires, des morts-vivants, contrairement à Erich, qui a vécu moins durement la guerre (il n'est resté au front qu'une année) et qui reste du côté de la vie.

    Être mort ou vivant, ou... ni l'un ni l'autre. Les conversations et les allusions en ce sens abondent comme s'accumulent les nuages menaçants dans le ciel et les émeutes dans la rue. Ces funestes et répétitifs présages laissent peu d'échappatoires possibles à l'heure du dénouement mais la grande originalité de celui-ci est d'enrichir le drame d'une série de transferts d'énergie. Ceux qui meurent aident les autres à vivre (et les accompagnent toujours après). Toutefois, malgré le spiritualisme qui enrobe l'oeuvre, et à notre grand étonnement, Borzage évite la lourdeur du thème sacrificiel. Tout d'abord, les décès prennent la couleur sombre de l'inéluctable mais n'ont rien de suicidaire. Surtout, dès le début, l'inter-dépendance des personnages dans ce petit cercle a été démontrée, notamment dans la séquence du taxi saccagé : Gottfried, sachant que ses activités politiques mettent en péril la sécurité de ses deux amis, renonce dorénavant à s'impliquer. Le lien est si fort que le moindre événement vécu par l'un affecte tous les autres.

    Dans une société allemande du début des années 20 totalement déboussolée, les quatre se construisent une bulle (le tournage en studio et l'usage criant des transparences et des décors simplifiés accentuent encore cette sensation). Ils se constituent en noyau insécable. Le mariage de Pat et Erich est célébré dans le bar en la seule présence de Gottfried, d'Otto, du maire, du tenancier et de son employé, les habitués trouvant porte close. Aucune crise interne ne vient perturber le groupe, toutes éclatent uniquement à l'extérieur : dans la rue, dans la société. Des trois amis, Gottfried semble être le seul à tenter un moment autre chose vers l'extérieur, en côtoyant un camarade se lançant dans la rue dans des discours politiques. Le regard que porte Borzage sur les différents groupuscules s'affrontant au dehors reste évasif : un mouvement vaguement pacifiste d'un côté et une organisation martiale et violente de l'autre. Gottfried assurera avoir finalement choisi l'action politique mais son aveu vient si près de la fin qu'il ne semble engager que lui. Il n'entraîne pas le film avec lui. Et en effet, dans l'ultime scène, pendant que la ville gronde au loin, on parle de partir pour l'Amérique du Sud.

    Ce lieu est largement fantasmé. Il n'est convoqué que par les faux souvenirs qu'Erich aimait égréner devant Pat. Il symbolise donc un ailleurs, voire une autre dimension, plutôt qu'un lieu précis. Ce dénouement sonne comme un désengagement mais la blessure de la guerre semble avoir rendu impossible tout sursaut de ce point de vue. La guerre n'a pas servi de leçon, il ne sert à rien de crier "plus jamais ça". Il ne reste donc qu'à se plonger (ou s'élever) dans l'amour absolu (ou dans l'amitié absolue puisqu'ici, l'un n'exclue pas l'autre au point que l'un ressemble exactement à l'autre), cet amour né d'une déchirure et qui devient nécessité (Erich existe à peine avant sa rencontre avec Pat ; c'est d'ailleurs, dans les premières minutes, le moins "caractérisé" des trois).

    Dans son style discret et sensible, Borzage recouvre son histoire triste d'un manteau neigeux. S'il s'autorise, à l'occasion, des effets visibles de mise en scène (toujours à bon escient : la vengeance d'Otto, l'ultime redressement de Pat), ce sont des images simples qui frappent et qui déchirent : le cadavre de Gottfried serré contre Erich à l'arrière de la voiture conduite par Otto, à la recherche du meurtrier, ou la séparation sur le quai de la gare où Pat demande aux deux hommes de se retourner pour qu'elle puisse trouver la force de partir. Ce sont aussi ces gros plans sur le visage souffrant mais lumineux de la merveilleuse Margaret Sullavan.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1968)

    Suite du flashback.

     

    cahiers200.jpgpositif94.JPG1968 : En début d'année, c'est "l'affaire Langlois" qui agite le monde du cinéma et dès leurs numéros de mars, les Cahiers et Positif affichent leur soutien au directeur de la Cinémathèque. Dans la foulée surviennent les événements de mai dont les deux revues rendent abondamment compte en juin et juillet, des Etats Généraux du Cinéma au Festival de Cannes en passant par la recension des nombreux films et reportages nés des mouvements de révolte printaniers.
    Les Cahiers, qui, contrairement à Positif, avaient pendant quinze ans revendiqué un certain désengagement, prennent alors un virage vers une lecture politique des films les conduisant notamment à rejeter le cinéma "officiel". En cette année où Jean-Louis Comolli et Jean Narboni se partagent le fauteuil de rédacteur en chef, la revue publie des numéros consacrés à Jerry Lewis ou Carl Dreyer mais défend surtout un certain cinéma français, celui de Philippe Garrel, de Jean-Daniel Pollet et bien sûr de Jacques Rivette.
    Positif oscille également entre l'ancien et le nouveau, proposant un retour sur Edmond T. Gréville, des entretiens avec Anthony Mann et Fritz Lang, une présentation de Bernardo Bertolucci et de Fernando Solanas. Deux oeuvres phares sont analysées en profondeur : De sang froid et 2001 (avec un long texte de Michel Ciment en octobre puis, en fin d'année, un entretien avec Stanley Kubrick). En 68 est lancée la première "Semaine Positif" (les cinéastes dont les films sont présentés se retrouvent au sommaire du numéro de février). Enfin, le n°96 voit un cahier rose relatant les événements de mai voisiner avec un riche "lexique de l'érotisme au cinéma".


    Janvier : Trois sur un sofa (Jerry Lewis, Cahiers du Cinéma n°197) /vs/ Terre en transes (Glauber Rocha, Positif n°91)

    Février : La veuve joyeuse (Ernst Lubitsch, C198) /vs/ Trio (Gianfranco Mingozzi, P92)

    Mars : La mariée était en noir (François Truffaut, C199) /vs/ Guêpier pour trois abeilles (Joseph L. Mankiewicz, P93)

    Avril : Henri Langlois (C200-201) /vs/ Metropolis (Fritz Lang, P94)

    Mai : ---/vs/ De sang froid (Richard Brooks, P95, )

    Juin : L'amour fou (Jacques Rivette, C202) /vs/ "L'érotisme" (Raquel Welch, P96)

    Été : Premier amour, version infernale (Susumu Hani, C203) /vs/ Boom (Joseph Losey, P97)

    Septembre : L'amour c'est gai, l'amour c'est triste (Jean-Daniel Pollet, C204) /vs/---

    Octobre : Model Shop (Jacques Demy, C205) /vs/ 2001, l'odyssée de l'espace (Stanley Kubrick, P98)

    Novembre : La voie lactée (Luis Buñuel, C206) /vs/ Half a sixpence (George Sidney, P99)

    Décembre : Vampyr (Carl Th. Dreyer, C207) /vs/ Un soir, un train (André Delvaux, P100-101, )

     

    cahiers207.jpgpositif98.JPGQuitte à choisir : Les choix de Metropolis et Vampyr s'annulent (comme ceux des couvertures de l'été, consacrées à deux oeuvres audacieuses mais bancales) mais ensuite les films de Delvaux, Mankiewicz, Brooks et Kubrick surplombent ces Truffaut, Lubitsch et Buñuel-là. Ceux de Lewis, Rivette, Pollet et Demy suffiraient-ils à rétablir la balance, même sans parler du Rocha et du Mingozzi ? Allez, pour 1968 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Angoulême 2009

    tarantino.jpg

    Compte-rendu festivalier (à la Michel Ciment) :

    La sélection

    Le festival de Cannes 2009 d'Angoulême 2009 (Garden Nef Party, 17 et 18 juillet), en sélectionnant une nouvelle fois la crême de la crême, a confirmé son statut d'évènement mondial régional incontournable. Quelques grands auteurs (Franz Ferdinand, Gossip, The Ting Tings, Ghinzu, Phoenix) étaient présents, côtoyant des artistes moins reconnus (mais parfois plus méritants). Les sélectionneurs ont largement privilégié les anglo-saxons : cinq britanniques et huit américains (avec un avantage qualitatif, au final, pour les premiers). La France ne faisait toutefois pas trop pâle figure avec ses huit représentants (signalons cependant que sept d'entre eux choisissaient pour s'exprimer la langue de Britney Spears). La Belgique ne proposait qu'un seul spectacle mais de haute tenue, celui de Ghinzu. On regrette (?) l'absence totale des roumains, taïwanais, mexicains...

    Les tendances

    Climatique, la tendance fut, en soirée, à la fraîcheur et à une humidité quasi-automnale qui usa les organismes. Sur un autre plan, cette année, un thème particulier rapprochait de façon évidente plusieurs prestations, signe de l'influence toujours prégnante de Michelangelo Antonioni, celui des rapports homme-femme au sein du couple. En effet, quatre formations se limitaient à un simple duo : Joe Gideon and the Shark, John and Jehn, Blood Red Shoes et The Ting Tings. Tous ne renouvelaient pas la réflexion mais la formule la plus basique (celle des Blood Red Shoes avec elle à la guitare et lui à la batterie) ne fut pas la moins pertinente. De manière plus anecdotique, nous aurons aussi noté la reprise d'une figure popularisée récemment par Philippe Katerine et son groupe ("Et je coupe le son...") : l'arrêt sur image "live". Les musiciens restant figés sur la scène pendant quelques secondes : The Ting Tings, Stuck in the Sound et un troisième (Ghinzu ?) nous ont fait le coup.

    Les déceptions

    Pour raisons de santé, le set de Santigold fut annulé au dernier moment. L'attente du dernier show du samedi, celui d'Etienne de Crecy devint alors trop longue pour nous, meublée qu'elle était par le deuxième passage des Night Marchers (du punk-rock un brin épuisant). De toute manière, l'électro française n'était pas à la fête. L'album de Vitalic, sans être ébouriffant, semblait promettre quelques pics technos sautillants. Las, le set du monsieur fut laborieux, ne décollant jamais, pas aidé non plus par les défaillances techniques de son light-show. Pétrifiés par l'ennui et le froid, nous allâmes donc nous coucher avant l'ultime concert du vendredi également (dommage pour Boss Hog).

    Les Versaillais de Phoenix sont des stars mondiales, courent les gros festivals de Tokyo aux States, font la bise à Sofia Coppola, mais sont assez fraîchement supportés chez eux. Personnellement, cela doit bien faire dix ans que j'essaie d'aimer ça, d'aller plus loin que les deux-trois chansons pop bien troussées qu'ils parviennent à écrire pour chaque livraison. Mais non, je n'y arrive pas et ce n'est pas ce concert-là, impersonnel, sans aucune ampleur ni singularité sonore, n'enthousiasmant personne au-delà du dixième rang des groupies, qui me fera changer d'avis.

    Les bien-bien-c'est-pas-mal-bof-bof

    Joe Gideon and The Shark aligne des morceaux très chaotiques mais évoluant tous un peu de la même façon (avec un début "parlé" calme et une explosion sonore à la suite) ; les p'tits jeunes de Papier Tigre s'amusent à destructurer leur musique assez bruyamment, dans un style à la Sloy ; The Jim Jones Revue enfile les rock'n'roll purs et durs (pas vraiment notre tasse de thé mais l'honnêteté nous pousse à écrire que l'assistance se secoua avec véhémence).

    Gossip était en tête d'affiche. L'imposante Beth Ditto ne se ménage pas et la musique se déleste des arrangements qui encombrent un peu les albums. L'ensemble n'est pas désagréable, ni transcendant. Nous attendions d'un pied plus ferme les Cold War Kids, dont nous prisons assez les compositions en montagnes russes, flirtant toujours avec la grandiloquence sans y tomber. Le résultat fut mitigé : l'énergie semblait tourner à vide et la musique s'uniformiser.

    Les bonnes surprises et les révélations

    Rahzel, impressionnant et sarcastique human beat box, et Master Mike, DJ et homme de l'ombre des Beastie Boys, se sont partagé la scène pour un mix qui, loin du ratage Vitalic, donnait envie de sautiller même aux allergiques à l'électro et au hip-hop. De leur côté, les frenchies de Stuck in the sound ont déroulé leur énergique et attirante noisy pop. On ne peut pas se tromper sur les origines de Sleepy Sun. Ça vient de San Francisco et ça s'entend : du rock psychédélique chanté en chemise à fleurs. On commence par en sourire avant d'être réellement hypnotisé. Izia, fille de Jacques H., chante en anglais du rock assez classique mais bien foutu : belle voix, présence indéniable et identité sonore déjà bien établie. Bref, à suivre de près.

    Ceux qui ont fait le boulot

    Le duo John and Jehn, s'étant aguerri à Londres, revient au pays pour nous faire profiter d'un rock froid et serré à souhait, lorgnant vers les 70's de Suicide ou de The Fall. Un cran au-dessus pour ce qui est de larguer des bombinettes pop : The Ting Tings, toujours aussi plaisamment superficiels. Les tubes ne perdent pas grand chose à la relative cure d'amaigrissement imposée par un show assumé à deux, "avec la pêche", comme diraient les autres. Très attendu par nos services, TV On The Radio choisit de montrer sa face la plus énergique, délaissant quelque peu les expérimentations sonores gravées sur disques. La musique perd un peu de son mystère mais le mur du son bâti là restera en mémoire (et les oreilles siffleront longtemps).

    Le palmarès

    Caméra d'or : Blood Red Shoes. Parmi les "groupes à deux", celui de Laura-Mary Carter et de Steven Ansell aura livré la performance la plus marquante, la plus intense. Équilibre parfait entre les deux voix se relayant ou se superposant, entre les assauts de guitare de Madame et les impressionnants déboulés rythmiques de Monsieur : cette pop tendue, à la fois minimaliste et puissante est à ranger direct aux côtés de celle des White Stripes et autres Kills (cette video stroboscopique en rend assez bien compte).

    Prix du Jury : Zone Libre vs Casey. Pas les plus attendus au départ et une bonne petite claque à l'arrivée. Le croisement de deux urgences, celle du rock (Zone Libre : Serge Teyssot-Gay, toujours aussi affûté, mais aussi Cyril Bilbeaud, ex-Sloy, et Marc Sens) et du hip-hop (la rappeuse Casey) fait de sacrées étincelles, balançant quelques violentes évidences toujours bonnes à redire et faisant sacrément bouger son petit monde (une video, ).

    Grand Prix : Ghinzu. Lunettes et costumes noirs font d'abord craindre le gros show hautain mais le doute est vite dissipé devant la générosité et l'énergie dégagées par le quintet belge. Belle ampleur sonore, morceaux impeccables. Contrairement à Phoenix, Ghinzu n'a nul besoin de demander aux spectateurs de taper dans leurs mains pour un simulacre de liesse : l'onde se propage sans mal jusque dans les rangs de ceux qui ne connaissent pas bien la musique de ces messieurs (le lendemain, apparemment dans la même forme, ils étaient ).

    Palme d'or : Franz Ferdinand. Au final, le favori l'emporte, laissant loin derrière toute concurrence. Sans changer les fondamentaux (toujours la même formation de base), le groupe n'a cessé, depuis ses débuts, de se bonifier sur scène et d'enrichir sa palette, enfilant les tubes imparables (quelle collection, tout de même) tout en continuant à surprendre, à prodiguer de subtiles variations. Tout cela tourne admirablement rond et Alex Kapranos chante de mieux en mieux. Justifiant pleinement sa place en tête d'affiche, le groupe écossais a semblé contenter tout le monde, du début à une fin en apothéose, attendue et pourtant surprenante encore dans l'enchaînement des morceau-de-bravourisés 40' et Lucid dreams". Classe. ( ou ).

     

    Fin de l'interlude et retour au cinéma dans la semaine...

     

    En photo people : Mélanie L. et Quentin T. (qui n'étaient pas, à ma connaissance, à Angoulême)

     

  • Mets donc un disque, qu'on se repose

    Nightswimming is on Pause...

    ...pour une dizaine de jours.

    Puisque, cette année, je vous entraîne mensuellement vers les lointains rivages temporels de 1984, je vous propose, pour meubler agréablement la parenthèse, de jeter une oreille sur cette playlist concoctée par mes soins et estampillée nineteen eighty-four :

     


    Découvrez Cocteau Twins!

     

    Et comme en septembre prochain, pour évoquer la rentrée 84, il faudra forcément parler du film ayant mêlé le mieux, en ce temps-là, images et musique, pourquoi ne pas s'y replonger un peu :

  • Les corps sauvages

    (Tony Richardson / Grande-Bretagne / 1958)

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    Lookback 09.jpgA la fin des années 50, au moment même où, en France, la Nouvelle Vague commence à redistribuer les cartes, le Free Cinema britannique explose de l'autre côté du Channel. Moins formaliste et revendiquant moins fortement la pratique de la terre brûlée esthétique, le mouvement qui vit s'épanouir les oeuvres de Tony Richardson, Lindsay Anderson et Karel Reisz, est en revanche bien plus clairement combatif sur le plan social et politique, tournant essentiellement son regard vers les classes moyennes et ouvrières.

    L'étiquette Free Cinema s'est fondue avec celle des "Jeunes gens en colère" ("Angry young men"), courant littéraire contemporain ayant donné matière à plusieurs scenarii portés à l'écran par les membres du groupe. Look back in anger, exploité chez nous sous le titre Les corps sauvages, est le film initiateur du mouvement. La pièce de théâtre du même nom avait fait sensation quelques mois auparavant et imposé l'auteur John Osborne et le metteur en scène Tony Richardson. Le passage à l'écran se réalisa grâce à ces deux mêmes personnalités, toutes deux agées de moins de trente ans et ayant créée la Woodfall Film Productions (qui produira, à la suite de ce premier long-métrage, et entre autres, Samedi soir, dimanche matin de Karel Reisz, La solitude du coureur de fond de Richardson ou, plus tard, Kes de Ken Loach).

    Ne démentant pas son titre, Look back in anger est l'une des oeuvres les plus révoltées qui soient, centrée qu'elle est sur un véritable bloc de colère : le personnage de Jimmy Porter, interprété par un Richard Burton beau comme un dieu et fiévreux comme un damné. Sa colère permanente est d'autant plus violente qu'elle éclate en vase clos, au sein de la structure nucléaire du couple. Elle apparaît donc tout d'abord presque comme un jeu pervers entre mari et femme, aux effets démultipliés par la présence d'un tiers spectateur, Cliff, l'ami de Jimmy, vivant dans le même appartement. Les railleries, les éclats de voix, les invectives fusent le long de dialogues très littéraires, bardés de références. Les inclinaisons artistiques des protagonistes le justifient : les deux hommes, d'origine ouvrière, vendent des friandises sur les marchés tout en lisant, en écrivant ou en jouant du jazz ; seule Alison, la femme de Jimmy, vient d'une classe supérieure, celle de la vieille Angleterre. La trivialité la plus crue peut toutefois surgir dans les mots ou les gestes, rendant plus explosive encore la situation. Richardson alterne d'ailleurs temps forts dramatiques et moments creux du quotidien (prendre les repas, faire la vaisselle), s'affranchissant ainsi de la convention rythmique théâtrale du découpage en actes. La recherche d'un équilibre purement cinématographique se prolonge avec l'insertion de nombreuses séquences extérieures, captées notamment sur un marché, et qui apportent bien plus qu'une simple aération.

    L'autopsie d'un couple est une problématique dans l'air du temps (à l'époque, Antonioni met en place sa thématique et son esthétique) que Richardson aborde avec un regard intense et très sûr, allant cadrer en fin de séquences de magnifiques gros plans de Burton, de Mary Ure ou de Claire Bloom. Cette problématique, il la croise avec le social, par un glissement progressif, un élargissement de la portée de la colère de son protagoniste. La révolte de Jimmy rayonne par cercles concentriques, atteignant au fur et à mesure plusieurs cibles qui dépassent de loin le cadre du foyer. En éclatant à l'encontre de l'armée, de l'église, de l'empire colonial, des petits fonctionnaires d'un état sclérosé ou de la famille, cette révolte perpétuelle nous rend Jimmy extrêmement touchant, lui qui s'épuise à exploser ainsi, qui le sait et qui ne peux faire que ça, même avec le sentiment d'être "toujours du mauvais côté". Cette rage, il ne l'exprimera jamais mieux qu'avec sa réponse à la question que lui pose sa vieille amie Mrs. Tanner : "- What do you really want, Jimmy ? - Everything... and nothing..."

    Il est difficile d'aller plus avant dans l'étude de cette colère sans dévoiler les deux coups de théâtre émaillant les dernières minutes de Look back in anger. Soulignons toutefois qu'ils procèdent d'une logique certaine du point de vue de l'intégrité et de la sincérité des personnages. Le dénouement prend l'allure d'une résignation alors qu'il est, profondément, signe de victoire.

    Démarrant dans une explosion de jazz et défilant constamment sous tension, Look back in anger est un film peu aimable et pourtant très attachant, dont le Naked de Mike Leigh renverra trente-cinq ans plus tard bien des échos. Puisant dans le théâtre la grande complexité des caractères et s'appuyant sur de magnifiques comédiens (Richard Burton dans l'un de ses meilleurs rôles, Mary Ure à la blondeur aveuglante et la brune Claire Bloom qui n'a qu'à lever les yeux pour embraser l'écran), le film de Tony Richardson a toute la force des coups d'essai-coups de poings.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Cloverfield

    (Matt Reeves / Etats-Unis / 2008)

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    cloverfield.jpgUne simple idée peut-elle suffire à faire tenir un film droit ? Parfois oui, comme c'est le cas avec Cloverfield. A Manhattan, Hud se retrouve avec une caméra numérique dans les mains, chargé de couvrir la fête donnée en l'honneur de son pote Rob. En pleine nuit, coupures de courant et explosions sément la pagaille aux alentours. Des monstres attaquent New York et Hud va filmer l'incroyable. Sur l'écran, nous ne verrons rien d'autre que le déroulement intégral de cet enregistrement.

    L'idée n'est pas totalement neuve. Le concept se rapproche de celui de la caméra subjective exclusive de La dame du lac, du Dossier 51, de La femme défendue et de bien d'autres. Plus évident encore est le parallèle avec le Projet Blair Witch, qui fit son petit effet il y a dix ans de cela. Cloverfield, à mon sens, dépasse toutefois aisément ce modèle (déjà assez intéressant) en de nombreux endroits.

    Les moyens dont a disposé Matt Reeves lui ont permis de faire entrer dans ce cadre restrictif toutes les richesses visuelles du film catastrophe. La tentation a dû pourtant être grande d'infléchir de temps à autre le parti-pris de départ en élargissant le champ afin de contenter le spectateur, plutôt que d'escamoter ainsi continuellement certaines visions et d'expulser sans ménagement certains protagonistes du récit. En collant à l'illusion du document amateur, Cloverfield propose un jeu assez réjouissant de cadrages-décadrages, titillant sans cesse la frustration du spectateur dans son désir de voir entièrement ce qu'un seul point de vue ne peut appréhender. Il en va de même du montage ou plutôt de son "absence" car en se limitant à un simple bout-à-bout d'images, le film, d'une part, laisse intacts des plans ou des séquences sans enjeu (nous ne parlons pas ici seulement de la longue introduction que constitue le début de la soirée, terriblement banale mais parfaitement indispensable à la cohérence du projet) et d'autre part, ne comble jamais les béances qui se créent ici ou là avec ces propos ou ces événements qui restent cachés dans les plis, la caméra étant sur "off". Ce qui n'est pas enregistré n'existe pas. Cadrages et montage nous stimulent ainsi constamment. Le travail sur la lumière est lui aussi tout à fait appréciable, alors que l'on pourrait s'attendre à une certaine uniformité. Chaque séquence semble baigner dans une ambiance différente. Pour aller du début de la nuit au petit jour, nous passons des lumières vives et festives de la fête à un aparté sous un ciel étoilé, d'un nuage de poussière destructeur au noir horrifique d'un tunnel de métro, des rayons irréels et aveuglants des torches militaires au jour retrouvé d'un coin de Central Park (pour la plus belle séquence du film où un espace de verdure et un coin de ciel bleu tisse un fil d'espoir ténu, ce paysage étant d'autant plus précieux et émouvant qu'il est tronqué par le cadre immuable de la petite caméra).

    Pour se laisser prendre au jeu de Cloverfield, il convient d'accepter deux conventions mettant a priori à mal la vraisemblance. La première est que le filmeur empoigne sa caméra aussi souvent et en toutes circonstances, y compris les plus dramatiques. La chose n'apparaît pas aberrante si longtemps que cela : que l'on songe à la frénésie avec laquelle le moindre événement dans le monde se trouve aujourd'hui aussitôt enregistré par ses témoins directs. La seconde est que les héros se trouvent toujours là où il se passera quelque chose. L'acceptation de cette règle équivaut à celle du genre tout entier. De plus, elle se réalise d'autant mieux que cette accumulation de péripéties est entrecoupée par les ellipses radicales signalées plus haut. Tout est donc affaire d'équilibre et Matt Reeves y parvient parfaitement par l'établissement d'un rythme impeccable ménageant habilement deux pauses bienvenues (l'une dans une station de métro, l'autre  dans une arrière-boutique) entre les différentes montées dramatiques.

    Certains ont pointé l'insuffisance psychologique des personnages. On peut à nouveau en appeler au respect du genre cinématographique (auquel on doit quelques figures imposées, bien intégrées toutefois, dans l'ensemble : la destruction sidérante d'un édifice symbolique ou la révélation de visions surréalistes en plein chaos), mais pas seulement. La neutralité, voire la banalité qui se dégage des caractères permet une projection plus rapide du spectateur, auquel on propose avant toute chose d'éprouver des sensations, et elle amène un certain réalisme, chacun d'entre nous sachant pertinemment qu'il n'est jamais vraiment lui-même et à son avantage lorsqu'il se retrouve avec une caméra collée sous son nez.

    Bien évidemment, Cloverfield s'inscrit fortement dans son époque non seulement par la technologie qui s'y déploie mais aussi et surtout en proposant une nouvelle chronique du temps des périls ravageant l'Amérique sur son propre sol. Vécus à travers une expérience singulière et limitée et surtout captés de manière "amateur", ce type de regard s'étant chargé, depuis le 11 septembre 2001, au moins, d'un caractère de vérité absolue, les premiers instants de l'attaque nous offrent sans doute l'évocation la plus satisfaisante à ce jour du traumatisme américain car débarassée du pathos et de la problématique de la reconstitution et renonçant ainsi à expliquer l'inexplicable.

    Que l'on ne se trompe pas cependant : la grande force de Cloverfield vient du fait qu'il s'agit avant tout d'un spectacle (vu, certes, sous un angle très particulier) et que ce spectacle n'ouvre que progressivement des pistes de réflexion très diverses. L'an dernier, le film a été régulièrement étudié en parallèle avec deux autres oeuvres au thème et à l'esthétique proches, REC de Jaume Balaguero et Paco Plaza et Diary of the dead de George A. Romero. Je ne connais pas encore le premier mais le second me semblait échouer gravement par son harassante volonté de bâtir son récit sur un message pré-mâché, celui de la prolifération étourdissante et dévitalisante des images. Sur un canevas comparable, Cloverfield ne cède jamais au dirigisme moral et tient remarquablement son pari, celui de faire partager, sans transiger, une expérience à la fois spectaculaire et parcellaire.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1967)

    Suite du flashback.

     

    cahiers187.jpgpositif82.JPG1967 : L'évènement c'est, quinze ans après sa naissance, la parution réellement mensuelle de Positif, acquise pour de bon en février. Pour la revue, l'année s'ouvre sous les auspices de Richard Brooks mais l'évantail géographique se fait de plus en plus large : on trouve au fil des numéros des entretiens avec Miklos Jancso ou Ruy Guerra et les couvertures consacrent Nico Papatakis, Jan Nemec et Dusan Makavejev (avec la une la plus déshabillée de l'histoire de la revue jusque-là). Frédéric Vitoux et Patrick Rambaud écrivent quelques textes. Von Sternberg, Welles et Ford se croisent dans l'impressionnant sommaire du numéro de mars. On bataille ardemment pour Belle de jour alors que Blow-up divise la rédaction...
    ...comme Mouchette tiraille celle des Cahiers. Dans les pages de ces derniers commencent à apparaître les noms de Sylvie Pierre, Pascal Kané et Noël Burch. Sirk, Demy, Buñuel, Skolimowski font l'objet de dossiers. Truffaut et Godard font toujours partie de la famille (un entretien chacun) alors que, chose difficile à concevoir quelques années plus tôt, Narboni et Delahaye vont rencontrer Claude-Autant Lara. La liste des couvertures ne le laisse pas paraître mais le "cinéma du tiers-monde" est toujours soutenu, à travers notamment Glauber Rocha. Enfin, Renoir revient sur le devant de la scène avec la reprise de La Marseillaise. Les Cahiers, comme Positif un peu plus tard, s'entretiennent avec le cinéaste à cette occasion.


    Janvier : La Comtesse de Hong-Kong (Charles Chaplin, Cahiers du Cinéma n°186) /vs/---

    Février : Les demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, C187) /vs/ Les professionnels (Richard Brooks, Positif n°81)

    Mars : Persona (Ingmar Bergman, C188) /vs/ Cul-de-sac (Roman Polanski, P82)

    Avril : Belle de Jour (Luis Buñuel, C189) /vs/ Rosalie (Walerian Borowczyk, P83)

    Mai : La Chinoise (Jean-Luc Godard, C190, ) /vs/ Blow-up (Michelangelo Antonioni, P84)

    Juin : El Dorado (Howard Hawks, C191) /vs/ Une affaire de coeur (Dusan Makavejev, P85)

    Juillet : La grande combine (Billy Wilder, C192) /vs/ Belle de Jour (Luis Buñuel, P86)

    Septembre : Jerry la grande gueule (Jerry Lewis, C193) /vs/ Toto (P87)

    Octobre : Voyage à deux (Stanley Donen, C194) /vs/ Les martyrs de l'amour (Jan Nemec, P88)

    Novembre : L'horizon (Jacques Rouffio, C195) /vs/ Bonnie and Clyde (Arthur Penn, P89)

    Décembre : Bonnie and Clyde (Arthur Penn, C196) /vs/ Les pâtres du désordre (Nico Papatakis, P90)

     

    cahiers196.jpgpositif85.JPGQuitte à choisir : L'équilibre numérique étant enfin atteint, c'est l'ouverture au monde qui pénalise cette fois-ci Positif. En effet, qui a vu à la fois le court-métrage de Borowczyk, Rosalie, Une affaire de coeur, Les martyrs de l'amour et Les pâtres du désordre ? Pas votre serviteur en tout cas. En revanche, du côté des Cahiers, l'ensemble des titres est bien connu. Donc, comme l'on retrouve Buñuel et Penn des deux côtés, il reste à jouer Polanski et Antonioni contre Demy, Bergman, Godard et Hawks. Allez, pour 1967 : Avantage Cahiers.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Le grand couteau

    (Robert Aldrich / Etats-Unis / 1955)

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    Big knife 10.jpgCinéaste de l'excès et du grotesque, Robert Aldrich, quels que soient les sujets auxquels il s'attela au cours de sa longue carrière, n'avait pas pour habitude de faire dans la demie-mesure. En filmant en 1955 Le grand couteau (The big knife), basé sur l'adaptation que fit James Poe d'une pièce de Clifford Odets, il s'attaque au mirage hollywoodien, alors toujours entraîné dans les remous du Maccarthysme. Le regard qu'Aldrich porte sur le monde du cinéma est particulièrement acide. Les rapports entre les gens du spectacle semblent n'obéir qu'à des régles d'allégeance et de services rendus aux plus puissants en échange d'une protection financière. Cette micro-société a tout d'une structure à caractère mafieux. La mise en scène se charge de valider ce parallèle. Le premier face-à-face entre l'acteur réticent Charles Castle et son producteur Stanley Hoff se pare de tous les atours du polar et l'élément scénaristique déclencheur de la crise finale achève de déplacer le récit à la lisière du genre criminel.

    Le héros du Grand couteau, la star Charles Castle, est un acteur encore très populaire mais fatigué de ne se voir confier que des rôles sans consistance dans des productions purement commerciales, lui qui rêvait quelques années plus tôt d'ébranler le système en accompagnant de nouveaux artistes tels Huston, Wilder, Kazan, Mankiewicz (cités nommément). L'homme droit et idéaliste, au grand désespoir de sa femme, est devenu un professionnel docile, prêt à prolonger un contrat d'exclusivité avec son monstrueux producteur qui finirait de l'enterrer artistiquement. A force de compromissions, Charles Castle a franchi un à un les différents cercles de l'enfer et le récit consistera à laisser venir tous les démons à sa porte. Il doit ainsi se confronter successivement à la mégère journaliste, à son producteur, à l'homme d'affaire sans scrupules de ce dernier, à la femme aguicheuse de son agent, à la starlette risquant la réputation du studio. Tous le tentent une dernière fois, éprouvant le peu de moralité qui lui reste. Castle, portant bien son nom, est absolument cerné de toutes parts dans sa villa, ces diables ayant la faculté de débouler à n'importe quel moment et de n'importe où (de l'entrée principale, où personne ne s'annonce jamais, de l'escalier tombant de l'étage, de la baie vitrée donnant sur le jardin).

    Jack Palance campe ce personnage piégé tel un félin blessé, capable de bondir brusquement vers ses agresseurs (la caméra d'Aldrich s'élevant alors, afin de faire apprécier l'explosivité de la réplique). Tendu, nerveux, il saisit le moindre objet à sa portée, à la recherche d'un apaisement impossible. Ses proches se chargent parfois de le contenir : son entraîneur personnel ne cesse de le toucher, comme l'on caresse un animal (moments extrêmement physiques, chargés d'ambiguïté mais aussi faisant resentir une certaine infantilisation). Constamment à fleur de peau, Palance n'a aucun mal à jouer, avec la même justesse et la même intensité, la sobriété et l'ivresse.

    Instables, les personnages du Grand couteau semblent toutefois taillés d'un seul bloc, représentant certaines catégories de caractères, et il s'agit moins d'observer leur évolution que leur effritement. La conduite du récit, qui garde effrontément sa structure (et son cadre) théâtrale, se fait en proposant une série de choix, parfois jusqu'au manichéisme. Cependant, un réel approfondissement naît de cette succession de nouveaux dilemmes qui donnent parfois l'impression d'oblitérer les précédents : signer un contrat ou pas, tromper sa femme ou pas, résister ou pas, accepter un arrangement ou pas, être honnête avec soi ou pas. Ce surplus dramatique, Aldrich l'accompagne à sa façon, très directe et très expressive visuellement. L'exacerbation des affects par la mise en scène fait penser plus d'une fois au cinéma d'Elia Kazan. Deux autres caractéristiques poussent également à la comparaison : l'origine théâtrale de l'argument et le jeu des acteurs. Celui de Rod Steiger semble mimer celui de Brando. Dans la peau du producteur Hoff, peroxydé, affublé d'une oreillette et de lunettes noires, il va et vient entre l'émotion brute et un au-delà du cabotinage, tout cela s'accordant finalement assez bien avec le style d'Aldrich (et pouvant toujours se justifier dans ce monde en perpétuelle représentation qu'est Hollywood).

    La violence s'accompagne donc d'une volonté satirique certaine, dont la musique prend une bonne part. La partition de Frank De Vol se fait commentaire musical plutôt qu'illustration. Le thème lié aux apparitions de Stanley Hoff est militaire et une conversation très tendue peut se trouver finalement désamorcée par une boutade accompagnée de quelques notes guillerettes. La brièveté de ces instants musicaux, soulignant quelques moments forts, laisse peu de doute sur le second degré visé. L'ultime envolée elle-même semble jouer un double-jeu, celui de l'émotion devant les larmes versées et celui du détachement face à ces personnages abandonnés dans leur souricière.

    On peut assurément préférer d'autres Aldrich à celui-ci, coincé qu'il est entre le ravageur En quatrième vitesse et le puissant Attaque ! (où l'on retrouvera cet hallucinant Jack Palance). Son rythme est plus lent, les dialogues y sont abondants. S'y affirme toutefois l'assurance et la vigueur d'un style peu enclin aux bonnes manières.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Etranges étrangers

    (Marcel Trillat et Frédéric Variot / France / 1970)

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    Etrangers 03.jpgÉtranges étrangers est au centre de la nouvelle livraison de la collection "Histoire d'un film, mémoire d'une lutte", dirigée par Tangui Perron pour Scope Editions et Périphérie, centre de création cinématographique. Après un premier livre-dvd qui s'appuyait sur le film de Jean-Pierre Thorn, Le dos au mur, ce deuxième numéro confirme que nous tenons là l'une des initiatives éditoriales les plus passionnantes de ces dernières années, redonnant vie à des oeuvres cinématographiques militantes rares et les accompagnant d'une documentation extrèmement riche et instructive.

    Le documentaire de Marcel Trillat et Frédéric Variot fut conçu pour le magazine filmé Certifié exact de la Scopcolor, une coopérative ouvrière de production émanant du CREPAC (Centre de recherche pour l'éducation permanente), association de syndicalistes et d'économistes soucieux de proposer une alternative à l'information gouvernementale relayée par une ORTF fermement reprise en main à la suite des évènements de Mai 68. La diffusion du magazine (une vingtaine de numéros, de 1969 jusqu'à la liquidation de la coopérative en 1980) était assurée, selon un système d'abonnement, par des MJC, des foyers, des comités d'entreprises, des syndicats...

    Étranges étrangers est tourné en janvier 1970, au moment où l'état français décide enfin de se pencher sur le problème des bidonvilles de la région parisienne et où naît, dans la presse et l'opinion publique, le premier véritable débat autour de l'immigration, tout cela à la suite de l'émotion que suscita un drame à Aubervilliers : la mort, le soir de la Saint-Sylvestre, de quatre travailleurs africains, asphyxiés dans leur taudis. Le film prend la forme d'une enquête sur les conditions de vie des immigrés, construite classiquement. La caméra nous plonge tout d'abord dans la nuit de la gare d'Austerlitz où arrivent des Portugais, accueillis par quelques compatriotes et surtout des policiers. Ensuite, nous serons menés de chantiers en foyers, de bidonvilles en taudis, pour finir aux côtés d'ouvriers maghrébins poussés à la grève.

    Sont donc mises en lumière (parfois au sens propre, lorsqu'il s'agit de descendre dans les caves), par les réalisateurs, les conditions de vie déplorables de ces travailleurs que l'on ne veut pas voir. Parallèlement, sont enregistrés les fantasmes xénophobes d'une partie de la population française (les violences racistes se multiplieront dans les années 70) et les tensions que provoquent l'omniprésence de la police et le cynisme des patrons.

    Le style du film est celui du cinéma direct. Les réalisateurs gardent au montage les présentations faites lorsqu'ils arrivent dans un foyer ou sur un chantier, ne gomment pas les difficultés d'approches de certains travailleurs, les refus et les échecs, passent outre les brèves défaillances sonores ou lumineuses (ce qui ne nous renvoie nullement vers l'amateurisme). Cette méthode de travail, le passage du temps aidant, nous vaut une belle piqûre de rappel, coincés que nous sommes dans notre époque moderne où la télévision (et parfois le cinéma) nous abreuve de reportages mensongers, faussement empathiques, mis en scène grossièrement sous le prétexte du "refus de l'ennui du documentaire". Notre télévision transpire la peur du réel.

    Dans Étranges étrangers, le réel est bien là, dans toute sa brutalité et sa complexité. Il affleure essentiellement grâce au déploiement d'une parole, celle des immigrés, qui peut prendre possession du large espace qui lui est laissé. Cette parole, que l'on ne comprend pas toujours très bien, se présente dans toute sa singularité. Nous sommes devant l'évidence de l'altérité et au-delà du jugement puisque le regard n'est pas dirigé pour encadrer ou pour classifier, seulement pour rendre compte d'une certaine réalité.

    La forme de l'enquête éloigne des tentations du film-tract. Si la parole des immigrés est mise en avant, s'entendent également celle des syndicalistes accompagnant les luttes de ces travailleurs invisibles, celle des maires communistes de Seine-Saint-Denis confrontés à la concentration forcée, sur leurs communes, de cette population et celle des passants compatissants ou au contraire, dédaignant ces indigènes bien heureux de s'entasser dans des caves insalubres. La séquence la plus forte rendant le point de vue de "l'autre bord" est sans aucun doute l'enregistrement d'un entretien avec Francis Bouygues. Bousculé par les questions faussement ingénues de Marcel Trillat, celui qui dit vivre "au milieu des étrangers" et donc les connaître parfaitement (88% de ses ouvriers étant des immigrés), ne met pas longtemps à lâcher de longues jérémiades sur l'instabilité de cette main d'oeuvre qui cause bien des soucis à son groupe.

    Tout en affirmant sa démarche militante, il s'agit de débusquer plutôt qu'asséner et cette façon de procéder - faire tomber les masques des adversaires ou pousser les opprimés à témoigner - permet au film de préserver aujourd'hui encore toute sa force. L'implication des auteurs est évidente et leur volonté de montrer des immigrés en lutte arrache ces derniers à leur éternelle image de victime. Étranges étrangers est un film éloquent et clair. Les qualités d'interviewer de Marcel Trillat, qui sait, à la manière de Marcel Ophuls, provoquer des blancs très parlants dans le discours de Mr Bouygues, et qui enregistre, comme Raymond Depardon, aussi bien la parole que son refus, achèvent de convaincre de l'importance de cette oeuvre de témoignage.

    (Chronique dvd pour Kinok)