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(Kenji Mizoguchi / Japon / 1939)
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L'ami Neil a écrit la semaine dernière une belle note sur Les soeurs de Gion. J'en profite pour apporter ma pierre à l'édifice, grâce à ma découverte relativement récente des Contes des chrysanthèmes tardifs (Zangiku monogatari), nouvelle preuve que la grandeur du cinéma de Mizoguchi n'est pas à chercher uniquement dans les oeuvres des années 50.
A Tokyo, à la fin du XIXe siècle, Kikunosuke doit se préparer à succéder à son père, grand acteur de kabuki. Chacun sait qu'il n'est pas assez bon mais tout le monde le flatte hypocritement. Seule Otoku, servante de la famille, ose lui dire la vérité. Une histoire d'amour naît entre les deux, ce qui provoque le renvoi de la jeune femme. Kikunosuke préfère quitter sa famille, vivre avec Otoku et travailler son art, quitte à intégrer des troupes de seconde zone et traverser des périodes difficiles. Un concours de circonstances lui offre la possibilité de faire ses preuves sur une grande scène et d'être accepter à nouveau par sa famille. Mais Otoku reste indésirable. Kikunosuke ne la reverra que trop tard.
Contes des chrysanthèmes tardifsest bien l'égal des grands films ultimes de Mizoguchi. Sa technique à base de plans-séquences est ici tout aussi envoûtante. L'effet est spectaculaire quand l'action se situe dans les loges du théâtre où tous s'affairent et se croisent. Il est aussi intime et magique quand il accompagne la promenade nocturne des deux futurs amants, le travelling modulant sa vitesse au rythme de leur pas de deux. Ailleurs, des recadrages dévoilant tout à coup un interlocuteur insoupçonné ajoute de la surprise à la fluidité. Devant cet art de la mise en scène, comment pourrait-on s'ennuyer une seule seconde au cours de ces 2h30 ?
L'histoire d'amour entre Otoku et Kikunosuke est parmi les plus émouvantes qu'ait offert Mizoguchi. Le fameux thème du sacrifice de la femme est une fois de plus mis en avant, mais ce renoncement ici se comprend, et doublement : du point de vue de l'énorme différence de classe, qui sera cruellement réaffirmée jusqu'à la fin et du point de vue du métier de Kikunosuke et de la volonté commune aux deux amants de tout faire pour lui permettre d'atteindre son but, celui de devenir un grand artiste de scène.
L'intrigue du film, mélodramatique, est limpide et sans grand coup de théâtre sinon celui qui remet le héros sur une grande scène (victoire atténuée par la perte momentanée mais douloureuse d'Otoku). Toutes les séquences de kabuki sont admirables, filmées sur la longueur et rendant compte du spectacle comme rarement. La représentation qui doit décider de l'avenir de l'acteur est la seule qui intègre de courts plans de coupes sur les protagonistes spectateurs, suspendus au jeu de Kikunosuke. Ce procédé, passage obligé qui donne souvent des scènes ratées (l'éclosion trop soudaine d'un grand talent), passe merveilleusement ici car nous avons bien vu le héros bourlinguer pendant des années et il est logique qu'il puisse se révéler enfin à son public à ce moment précis.
Comme celles de la plupart des grands mélos, la fin des Contes des chrysanthèmes tardifs mêle le grandiose et le déchirement. Kikunosuke est fêté par une population en liesse mais le prix à payer pour cet aboutissement est bien trop élevé.
(Mario Peixoto / Brésil / 1931)
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Vu comme ça, ça a l'air facile le cinéma. Vous filmez longuement trois beaux jeunes gens dans une barque perdue au milieu d'une mer d'huile, dans un noir et blanc contrasté, sans autre son que la Gymnopédie n°2d'Erik Satie (réorchestrée par Debussy dans une version à tomber) et vous obtenez l'une des plus belles séquences du monde.
Le brésilien Mario Peixoto termine en 1931 Limite, son premier film, alors qu'il est âgé de 21 ans. Il ne réalisera rien d'autre jusqu'à sa mort en 1992. Rarement titre aura été aussi pertinent : limite géographique, limite psychologique, limite de la narration. Trois personnages, donc, se retrouvent en perdition en pleine mer. Entre deux retours dans cette barque, des bribes d'histoires nous sont contées, qui semblent les concerner. On nous parle d'une femme évadée de prison, on en voit une autre bouleversée jusqu'à chercher un vertige suicidaire, puis un homme s'affoler après une visite au cimetière. Entre autres choses... Le "récit" se boucle avec la barque qui coule et une seule survivante accrochée à un bout de bois.
Limiteest l'un des exemples les plus fascinants de cinéma non narratif. Peixoto est proche des avant-gardes européennes des années du muet et il expérimente à tout-va. Il compose de multiples plans documentaires comme autant de natures mortes ou filme les arbres et les champs comme des êtres humains. Il s'enivre de plongées et contre-plongées, de travelings latéraux et de mouvements circulaires tel L'homme à la caméra. Ce fétichiste des pieds (des scènes entières sont cadrées au ras du sol) oppose l'immobilisme imposé dans la barque aux déplacements incessants des épisodes intermédiaires. On fait au moins autant de kilomètres en suivant les personnages marcher que dans un film de Gus Van Sant.
J'avoue avoir été, tout le long de ces presque 2 heures, régulièrement perdu (1). L'absence de cartons, à deux exceptions près, n'aide pas à s'y retrouver. L'expérience demande beaucoup d'attention et l'ennui menace parfois. Mais le film offre de telles beautés, qu'il semble devoir rester bien ancré dans la mémoire.
(1) J'ai trouvé sur le site du Ciné-club de Caen, ce résumé qui éclaircit tout.
(Lajos Koltai / Hongrie / 2005)
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L'une des postures critiques qui m'insupporte le plus est celle qui pose la représentation des camps de concentration et d'extermination nazis comme le tabou absolu du cinéma, celle qui assène régulièrement que depuis Shoahde Claude Lanzmann, il n'est plus possible d'aborder frontalement cette catastrophe. Si il est évident que le sujet requiert mille précautions, que l'esthétisme peut vite rendre toute mise en scène détestable, que certaines choses, comme une chambre à gaz vue de l'intérieur aux côtés des victimes, ne peuvent pas être filmées (et encore, quelqu'un, un jour, trouvera peut-être un moyen acceptable de le faire), pourquoi décréter un interdit total ? Pourquoi aucun cinéaste ne devrait essayer ? La liste de Schindler et La trêve, entre autres, ont ainsi été discrédités tour à tour (je ne parle pas de La vie est belle, que j'aime beaucoup, car son propos n'était pas de traiter de manière réaliste de la shoah). Effectivement problématiques, essentiellement en raison de choix de mise en scène très contestables pour certaines séquences (la petite fille au manteau rouge ou les douches chez Spielberg, la génuflexion de l'officier nazi face au déporté libéré chez Rosi), ces deux films n'en sont pas pour autant odieux.
Être sans destin (Sorstalansag) est l'adaptation cinématographique d'une autobiographie, modulée en roman, d'Imre Kertesz, publiée en 1975. L'auteur, prix Nobel de littérature, s'est chargé lui-même de l'écriture du scénario et a confié la réalisation au "débutant" Lajos Koltai, grand chef opérateur des films d'Istvan Szabo notamment. Gyorgy a quatorze ans en 1944. Les juifs hongrois, relativement protégés jusque là par la dictature en place, alliée à l'Allemagne, subissent à leur tour les déportations. La première partie du récit nous montre les préparatifs du départ du père de Gyorgy pour un camp de travail et l'arrestation inattendue du garçon dans les jours suivants. L'épisode central, le plus long, décrit son séjour à Auschwitz (camp d'extermination) puis à Buchenwald (camp de concentration). Enfin, nous assistons à son retour à Budapest, suite à la libération du camp par les Américains.
Commençons par les réserves. La première, qui saute aux oreilles, est la musique d'Ennio Morricone, d'un sentimentalisme qui va à l'encontre des autres choix de Kertesz et Koltai (on a même droit à la flûte de pan). Les séquences à Auschwitz en sont heureusement dépourvues, ce qui traduit peut-être l'embarras des auteurs face à cette partition. La seconde tient à quelques moments où Koltai se laisse un peu dériver vers la trop belle composition : un ou deux plans oniriques sur Gyorgy et surtout une plongée sur les détenus obligés de rester debout immobiles dans la cour du camp pendant des heures et se balançant de fatigue tels des herbes ondulant sous le vent.
Mais à part ces scories, ce souci plastique porte ses fruits. La photographie est remarquable, passant insensiblement des bruns et ocres des premières scènes dans les intérieurs cossus de Budapest à un quasi-noir et blanc dans les camps, pour finir avec seulement quelques touches de couleurs qui réapparaissent avec le retour à la vie. Dans les carrières nazies, les tenues rayées des déportés se fondent dans le gris de la pierre. Entrecoupés de fondus au noir, ce sont des flashs de la vie dans l'univers concentrationnaire qui sont proposés, plutôt qu'un récit clairement articulé. C'est la grande qualité du film, ce qui fait que le pari est réussi. On est vraiment dans un flux de la mémoire, dans une succession d'instants comme autant de souvenirs terribles. Grâce à ce choix de narration, l'impression est forte d'une gestion du temps qui n'appartient plus ni au personnage, ni par extension, au spectateur. Ce flottement temporel est de plus en plus prégnant, jusqu'au passage à l'infirmerie où Gyorgy, à moitié mort, ne sait plus où il est, pourquoi on le soigne, qui gère le camp.
Sûrs de leurs choix esthétiques et moraux, Kertesz et Koltai se permettent même de placer une réponse à La liste de Schindler, avec une scène de douche dont le "suspense" est autrement mieux justifié que chez Spielberg. Gyorgy/Kertesz, incarné avec excellence par le jeune Marcell Nagy, est le personnage idéal. Ce n'est ni un enfant auquel la réalité échapperait, ni un adulte qui prendrait à bras le corps le récit. Gyorgy se laisse porter par les événements (il ne fuit pas lors de la rafle alors que le policier hongrois lui fait un signe de la tête) et se propose en quelque sorte pour guider notre regard. A quelques rares exceptions près (voir plus haut), Koltai garde le point de vue de l'enfant. Sa défaillance, son horrible blessure, son état dans les dernières semaines sont bouleversants. Les séquences du retour sont elles aussi remarquables, par leur retenue et leur capacité à rendre la fracture irrémédiable entre ceux qui reviennent des camps et ceux qui les attendent (et qui posent toujours la question : "Comment c'était ?", question à laquelle aucune réponse ne peut alors être formulée).
Être sans destin, passé inaperçu lors de sa sortie française en 2006, est bien, à ce jour, le film de fiction réaliste le plus satisfaisant sur le sujet.
(Erick Zonca / France / 2008)
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Ce n'est pas de gaieté de coeur que je m'apprête à dire du mal de Julia. J'avais beaucoup apprécié, à la fin du siècle dernier, La vie rêvée des anges et Le petit voleur. Ce retour était donc attendu et intriguait d'autant plus avec ce projet : tourner aux Etats-Unis l'histoire d'une femme sous influence (celle de l'alcool principalement) qui a cette idée folle de kidnapper un enfant de 8 ans afin d'extorquer à sa famille deux millions de dollars.
Le problème n'est pas tellement la transplantation d'un univers. Zonca s'adapte parfaitement et sans le générique, nous serions bien en peine de démontrer que le film est réalisé par un européen. Julia, avant d'être un film noir, est un portrait de femme. Du début à la fin, la caméra reste collée à Tilda Swinton, qui se jette corps et âme dans son rôle. Dans la première partie, où on la suit de bars en bars s'enivrer jusqu'à se réveiller complètement paumée le lendemain matin dans des lits inconnus (Zonca, par son montage, nous réserve les mêmes surprises qu'elle), l'actrice réussit l'une des choses les plus difficiles au cinéma : rendre plausible l'état d'ivresse et son pendant pâteux du lever du jour.
Le kidnapping, au cours duquel, forcément, tout va de travers, fait bifurquer le film. La dureté et l'inconscience de Julia envers Tom, le gamin, donnent une série de scènes glaçantes et l'évolution de leurs rapports est des plus réalistes. Le tourbillon organisé autour de Julia semble se calmer avec ce tête à tête imposé, d'autant plus que le drôle de couple se retrouve dans le désert californien. On s'aperçoit alors que cette femme, rendue tout à fait imprévisible par l'alcool, est finalement tout aussi insupportable à jeun. Son irresponsabilité confine à la bêtise. Pourtant, Zonca tient absolument à nous accrocher à elle (il faut reconnaître que son point de vue est rigoureusement épousé, nous ne suivons qu'elle, en laissant hors champ tout protagoniste quitté). Mais tenir aussi longtemps à côté d'un tel personnage est une sacrée gageure et le soutien d'une mise en scène d'équilibriste est nécessaire. Celle de Zonca est agitée et énergique, malheureusement elle n'est que cela. Il y a trois ans, Lodge Kerrigan avec Keane, proposait, sur un thème très voisin, le portrait d'un homme au bord du gouffre. Le voyage dans un esprit dérangé, ramassé sur 1h40, se révélait autrement plus impressionnant que les fatigantes 2h20 de Julia. Pour continuer dans les confrontations défavorables (Zonca lui-même nous y incite dans ses entretiens très référencés), la partie mexicaine ne soutient pas la comparaison avec la moindre séquence d'Amours chiennes et le long tunnel de la dernière demi-heure ne fait passer la tension des situations que par une hystérie collective particulièrement pénible.
Je peste assez contre le manque d'ambition des cinéastes français pour ne pas regretter fortement cet échec. Il ressemble assez à celui de Bruno Dumont avec Twentynine Palms. Espérons donc que Erick Zonca enchaîne avec son Flandres à lui.
(Stanley Kubrick / Grande-Bretagne / 1971)
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Mon (déjà ancien) projet de me procurer tous les films de Kubrick disponibles en dvd pour passer quinze jours à les revisiter un par un étant en veilleuse, je profite qu'Orange mécanique (A clockwork orange) soit encore frais dans ma mémoire après l'avoir revu il y a quelques semaines, pour lâcher diverses remarques sur ce classique par ailleurs mille fois commenté :
- L'introduction est toujours aussi saisissante : les trois premières séquences démarrent de la même façon par un plan fixe de détail en amorce et la vision qui s'élargit grâce à un travelling arrière.
- Trois parties dans le film, mais aussi un renversement en miroir : avant son arrivée à l'hôpital, Alex est confronté tour à tour au clochard, à ses Drougs devenus policiers et à l'homme de la villa. Le bourreau est devenu victime et la violence s'est déplacée.
- Le montage court le dispute aux plans séquences fixes. Souvent, les protagonistes déboulent du fond du décor, façon de mettre en valeur les volumes.
- Orange mécaniqueimpose une heure de représentation de la violence, de sa jouissance et de son absurdité, filmée à l'exacte distance. Cette violence est "chaude" (l'instinct, l'énergie déployée, les sauts aériens dans l'affrontement avec le gang rival) ou "froide" (l'agression préparée du couple, les coups donnés par Alex qui chante a capella). Passée cette première partie, viennent la prison et la politique. Le rythme se calme, dans un ralentissement propice à la réflexion sur la violence et ses différentes formes, en attendant un nouveau déchaînement dont Alex sera cette fois la victime.
- Comme tous les Kubrick, c'est un film-monde, une bulle autonome. Cette société n'est pas très éloignée mais ce n'est pas tout à fait la nôtre (aucun plan de rue réaliste avec figurants). Elle est à la fois futuriste et passée. Le film est-il vraiment une mise en garde ? Pas sûr. C'est en tout cas un constat, une vision politique claire et l'aboutissement d'une pensée pessimiste.
- Le souvenir de la violence atténue dans la mémoire l'importance de l'humour noir, du grotesque, du masque. L'expressivité des visages est poussée jusqu'à la grimace et une étrange absurdité baigne quelques scènes.
- On y voit tous les films suivants se coltinant le thème de la violence, les meilleurs comme les pires. Les traces les plus évidentes se retrouvent dans les recherches esthétiques de Gaspar Noé, dans l'inquiétude et le grotesque chez Lynch, et dans le regard froid de Haneke.
- Film important, fort et clair, passage obligé de nos jeunesses cinéphiles, parmi les nombreux monuments Kubrickiens, celui-ci, en dehors du problème d'un vieillissement esthétique sans doute plus rapide que les autres, serait le chef-d'oeuvre imparfait (la partie centrale à la prison un peu plus faible), en comparaison duquel on préfère quatre ou cinq autres titres plus beaux, plus humains, plus tristes ou plus mystérieux.
Photos : premiere.fr et dvdbeaver.com
(Peter Greenaway / Grande-Bretagne - Pays-Bas - Pologne / 2007)
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Retour en demi-teinte pour Peter Greenaway avec cette évocation d'épisodes de la vie de Rembrandt s'articulant autour de la réalisation du tableau La ronde de nuit. Celui-ci est censé glorifier une milice, soit une quinzaine de gardes civiles, personnalités de haut rang aux fortes ambitions marchandes et politiques. L'oeuvre a fait date en rompant avec les conventions picturales en vigueur, notamment par la présentation dynamique des corps en un temps où les peintres proposaient dans cet exercice des portraits figés.
Toujours stimulé par les jeux intellectuels, Greenaway, partant de ce tableau aux nombreux détails énigmatiques, a développé une intrigue montrant que Rembrandt, s'acquittant à contre-coeur de cette commande, a peint sciemment une oeuvre accusatrice révélant les activités meurtrières de ses commanditaires. Cependant, si l'on s'attend à une sorte d'enquête criminelle par le biais de l'art, La ronde de nuit (Nightwatching) déçoit quelque peu. Je me suis retrouvé fréquemment perdu au milieu de ces multiples personnages sollicitant Rembrandt et le goût de Greenaway pour les références culturelles et les phrases à double sens ne m'a guère aidé à reprendre pied. On finirait par croire le film réservé aux spécialistes de la peinture du XVIIe. Si l'on a plaisir à retrouver l'esthétique théâtrale si particulière du britannique, elle semble ici plus froide, comme en sourdine (à l'instar de la musique, qui n'est pas signée cette fois-ci par Michael Nyman).
Le film est long (2h25) mais, oserait-on-écrire, plus long au début qu'à la fin (ce qui vaut mieux que l'inverse). Car au bout d'une heure, Greenaway daigne enfin nous montrer le fameux tableau et ses indices. La confrontation des sujets-commanditaires avec le résultat final, organisée et théâtralisée par Rembrand, est une scène formidable qui éclaire enfin et accélère le récit. Dans le même esprit, la discussion lors de l'exposition du tableau, cet échange entre Rembrandt et De Roy, fait office pour le spectateur d'explication de texte pédagogique tout à fait bienvenue et pertinente. Ainsi, c'est bien dans cette seconde partie du film que l'on retrouve toutes les qualités du cinéaste. La scène de la mort de Saskia arrive à émouvoir grâce à la distanciation. La répétition, procédé qui donna de si belles choses dans les années 80 chez Greenaway, charge d'émotion également les trois apartés que Rembrandt réserve au spectateur pour présenter ses trois femmes successives. Se remarquent enfin les obsessions habituelles du gars Peter : corps singuliers offrant une fois dénudés une beauté certaine et cohabitation dans les dialogues d'un langage savant et d'invectives grossières.
(Claude Faraldo / France / 1973)
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Entre L'an 01 de Gébé et Doillon et les Ferreri de l'époque, voici Themroc, autre fable politique post-68. Un homme refuse un jour l'abrutissant métro-boulot-dodo que la société lui impose. Quittant l'usine, il rejoint son immeuble, se mure dans sa chambre avec sa soeur et détruit à coup de masse la façade donnant sur la cour. De cette caverne, il ne bouge plus que pour partir chasser la nuit un gibier bien particulier : le CRS. Cette révolte animale se propage au voisinage et culmine dans une orgie dont l'ampleur sonore semble faire vaciller la ville entière et donc la société.
Ce que Themroc partage avec L'an 01 dans sa mise en images d'une utopie, c'est l'humour potache. Les seconds rôles sont tenus par les comédiens du Café de la Gare (Bouteille, Coluche, Dewaere, Guybet, Miou-Miou...), interchangeant les habits d'ouvriers, de flics ou de passants. Quant au lien avec le cinéma de Ferreri, il se fait par la présence de Piccoli et par le choix d'une fable sur un protagoniste qui s'isole pour mieux résister. Il est sûr, cependant, que la mise en scène n'est pas à la hauteur de celle de l'italien. Tout est filmé ici "à l'arrache". Mais surtout un sérieux problème de rythme à l'intérieur des séquences se pose. Une fois l'idée établie, les scènes s'étirent, les plans semblent se répéter sans rien apporter de neuf. Cela ne gêne pas dans l'introduction montrant très bien l'aliénation des groupes d'ouvriers convergeant vers l'usine, mais c'est beaucoup plus embêtant par la suite.
Choix déstabilisant, Themroc est un film sans dialogues. Le début est complètement muet. Ensuite, les séquences à l'usine font entendre des échanges dans un charabia incompréhensible et le personnage de Piccoli finit par ne plus s'exprimer que par grognements, pratique qui gagne tous ceux qui se rallient à sa cause. L'animalité se caractérise ainsi, autant que par la libération des instincts sexuels et territoriaux. En dehors de l'introduction et des dernières scènes (les meilleurs moments), le combat contre la société en place se limite à une lutte contre la police, ce qui ne pousse pas bien loin la réflexion. D'un style approximatif ressortent tout de même quelques intuitions pertinentes : le gendarme testant son autorité devant son miroir, le militaire giflé sans réagir par Piccoli et se vengeant en tabassant un jeune ou la tentative d'étouffement de la révolte par la construction d'un mur. Au milieu de ce foutoir, les acteurs, Piccoli en tête, se donnent à fond.
(Jim Jarmsuch / Etats-Unis / 1997)
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Year of the Horse a (déjà) dix ans. Jarmusch y filme Neil Young (lequel venait de signer la bande originale de Dead man) en compagnie de son groupe Crazy Horse. Le cinéaste sortait donc de son fameux western avec Johnny Depp, qui le relança au moment où son cinéma commençait sérieusement à s'essouffler. On pouvait ainsi s'attendre à ce que le documentaire prenne lui aussi un chemin original. Il n'en est rien. Jarmusch utilise la formule classique alternant bribes d'entretiens et morceaux live. Il n'hésite même pas à intercaler par endroits des scènes de la vie des rockers en tournée et l'une des choses les plus barbantes et inutiles qui soit : des images de techniciens s'affairant à installer le matériel avant le concert.
Des entretiens avec les membres du groupe ne ressort rien de bien fracassant. Poncho Sampedro, guitariste, en rigolant à moitié, raille régulièrement Jarmusch à coups de : "Tu crois qu'un petit cinéaste branché comme toi va arriver à percer le secret du Crazy Horse en posant deux ou trois questions ?". Et effectivement, entre une tentative infructueuse de définir leur son si particulier et l'évocation des disparus depuis le début de l'aventure, seuls quelques phrases se retiennent, telle celle de Neil Young confiant que David Briggs, défunt producteur, leur a apprit à être de plus en plus "purs" dans leur musique. C'est effectivement l'une des explications possibles de leur incroyable longévité artistique. En dehors des interviews, des séquences filmées lors de tournées en 76 et en 86 sont insérées. Elles ajoutent à l'hétérogénéité de l'ensemble, malgré leur intérêt "historique", la mise en évidence d'un changement de mode de vie, en particulier avec l'abandon des drogues, et la preuve par l'image du lien tissé entre chaque membre. Young, dans sa discographie pléthorique, multiplie les rencontres et les changements de style. Il revient pourtant toujours, entre deux projets solo ou parallèles, vers le Crazy Horse. Son refus de se considérer comme plus important que les trois autres peut passer pour un discours convenu, mais à chaque séquence live c'est bien cette fusion des quatre personnalités (toujours regroupés au centre de la scène, à se toucher presque, quelque soit sa taille) qui impressionne.
Car heureusement, il y a la musique. Et Jarmusch opte pour le seul choix acceptable dans ce genre de film : laisser chaque morceau se dérouler dans son intégralité, ce qui ne va pas forcément de soi quand on sait l'habitude qu'a Neil Young de les étirer au-delà des dix minutes. La captation est sobre, en longs plans généraux ou plus rapprochés, malgré quelques brefs inserts de paysages ou de spectateurs complètement hors-contexte (la rigueur dans la construction n'a jamais été le point fort de Jarmusch). Year of the Horse n'a donc rien d'un pièce majeure dans la filmographie du cinéaste. Son intérêt tient quasi-exclusivement dans cette dizaine de séquences live noyées sous des flots de guitares bruitistes et magnifiques où l'on admire la fougue, l'intensité, la mise en danger perpétuelle d'un artiste incontournable, le seul de sa génération à ne pas se reposer sur son statut mythique, à ne pas livrer de shows nostalgico-mégalo-routiniers et à sortir annuellement des albums aussi beaux que ceux ayant fait sa gloire il y a maintenant près de 40 ans. Il faut absolument que je me procure Neil Young : Heart of gold, concert filmé par Jonathan Demme et sorti sur les écrans en 2006 (ne serait-ce que pour confirmer que Demme est le meilleur cinéaste dans le genre, lui qui travailla avec les Talking Heads pour l'admirable Stop making sense en 86).
(Dino Risi / Italie / 1963)
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Jean-Paul Rappeneau a raconté à la radio, il y a quelque temps, une anecdote intéressante. Ayant terminé La vie de château, il avait assisté à une projection de son film en compagnie de l'un des grands spécialistes de la comédie italienne (je ne me rappelle plus si il s'agit de Risi, Monicelli ou Comencini). Tout heureux d'avoir si bien réussi son coup, il demanda son avis à l'italien. Celui-ci finit par répondre à peu près ceci : "Oui, c'est pas mal, mais chez nous, les comédies à partir d'événements historiques importants, on fait ça depuis longtemps."
La marche sur Rome (La marcia su Roma) est réalisé par Dino Risi entre Une vie difficile et Le fanfaron. Moins abouti que les deux oeuvres qui l'encadrent, le film prouve au moins, une nouvelle fois, à quel point les cinéastes italiens de l'époque étaient gonflés dans leurs choix de sujets. On suit ici les pérégrinations de Domenico Rocchetti et d'Umberto Gavazza, anciens combattants qui, peu après la première guerre mondiale, se joignent au mouvement fasciste. Ils prennent part à la célèbre marche sur Rome d'Octobre 1922, dont le but était de faire pression sur le Roi d'Italie afin qu'il fasse appel à Mussolini pour former un gouvernement. Cette marche, organisée en réaction à une défaite électorale, est d'abord traitée dans la franche rigolade. Risi (et ses nombreux scénaristes, parmi lesquels Scola, Age et Scarpelli) fait de ces fascistes des clowns. Si l'optique peut toujours se discuter, il faut souligner cependant que le comique traduit aussi une justesse de réflexion et d'analyse des auteurs quant aux mécanismes d'enrôlement, à la nostalgie de la guerre qu'éprouve les soldats rendus à la vie civile et à la rancoeur des paysans sans terre. Les gags ne sont pas toujours d'une extrême finesse mais le duo Gassman-Tognazzi, réuni pour la première fois, est déjà efficace.
Umberto (Tognazzi), plus lucide que Domenico, raye une à une les lignes du programme fasciste au fur et à mesure que les promesses lui semblent bafouées au cours de leur périple. Par moments, la vision se noircit. Le rire se coince quand arrivent quelques plans rendant compte de l'avancée vers Rome : on voit les fascistes se regroupant et convergeant de plus en plus nombreux. Une fois mise à jour la faiblesse du gouvernement en place qui les laisse passer, les défilés-démonstrations de force dans la capitale sont tirés de documents d'archives. Risi termine alors son film sur une idée dévastatrice. Sur d'authentiques images du Roi et d'un amiral conversant sur un balcon, il plaque ce dialogue : "- Que pensez-vous de ces fascistes ? - Ce sont des gens sérieux, nous pouvons leur laisser un peu de pouvoir - Oui, essayons pendant quelques mois."