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Film - Page 100

  • Laurel et Hardy conscrits

    (Edward Sutherland / Etats-Unis / 1939)

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    8fb342b4fab56cde468daef246a10b7e.jpgLors d'un séjour à Paris, Ollie tombe amoureux d'une jeune femme qui s'avère être déjà mariée. Plutôt que de se suicider, il choisit de s'engager dans la légion avec Stan. Plutôt agréable, Laurel et Hardy conscrits (The flying deuces) souffre d'une mise en scène bien platounette. La partie parisienne n'est ainsi qu'un simple enregistrement de sketches, plus ou moins réussis. Les effets comiques utilisés par Laurel et Hardy sont très proches de ceux des clowns de cirque (spectacle qui m'intéresse personnellement peu). Le duo joue constamment sur un registre enfantin (gesticulations dans le vide, pleurnicheries de Laurel, regards caméra de Hardy) qui lasse parfois. Le monde qui en découle est alors un monde sans conséquences réelles, un monde où même la mort n'est pas grave (étonnante fin, ici, avec la mort de Hardy, qui laisse Laurel repartir seul sur la route, sans émotion notable). Comme la mise en scène ne fait aucun effort pour inscrire les personnages dans le réel, l'effet est encore plus ressenti. Laurel et Hardy, en ce sens, apparaissent comme les comiques les moins réalistes du burlesque. Heureusement, le sens de l'absurde du duo rehausse le tout, comme dans la scène où Hardy tient absolument à se suicider en compagnie de Laurel.

    Le départ pour la légion entraîne une aération de l'intrigue et de la mise en images bienvenue. Dans le décor à ciel ouvert de la caserne, nous avons même droit à une pure idée visuelle avec le "champ" de linges étendus que Stan doit parcourir pour faire sécher une chemise et, à côté, la "montagne" qu'il doit gravir pour aller en chercher une autre. L'armée est une valeur sûre pour réussir des scènes comiques (mais déjà en 39, le sujet ne devait pas être perçu comme très neuf). Le dérèglement apporté par le duo, si il n'apporte pas la folie et le retournement complet des valeurs opéré par les Marx Brothers, offre de bons moments. La séquence musicale, parfois barbante, est ici paradoxalement acceptable dans son incongruité même (la petite danse en pleine poursuite, devant les soldats dans la cour). Issue de la grammaire solide du genre burlesque, le détournement d'objet surgit joliment quand Stan, emprisonné avec Ollie, utilise son sommier pour en faire une harpe. La scène se termine avec l'un et l'autre successivement emmêlés dans la trame du sommier. Ces longs corps à corps directs ou par objets interposés sont récurrents chez eux. Représentant la gêne et l'embarras, ils semblent toujours durer un peu trop longtemps ou être trop lents. Ce problème du rythme est flagrant dans d'une des dernières scènes, la tentative d'évasion en avion, rendu incontrôlable par les deux compères, où il est difficile de faire la part entre le laborieux et l'accumulation réjouissante des contretemps. Au-delà de cette séquence, l'uniformité du tempo caractérise tout le film.

    Pas d'accélération, pas d'émotion, pas de recherche de composition d'image, juste une situation et des gags. On peut voir le cinéma de Laurel et Hardy comme un comique brut, mis à nu, ne comptant que sur lui-même. Ce serait l'une des raisons du succès continu de leurs films chez le jeune public (Laurel et Hardy étant les seuls de l'âge d'or du burlesque américain a être encore reconnus par les enfants et les ados, Chaplin mis à part). Pour ce qui est des études critiques, il semble qu'elles portent surtout sur la période des courts-métrages, de la fin des années 20 au début des années 30 (le duo s'est formé en 1927), plutôt que sur les longs-métrages connus. Il faudrait voir à la suite plusieurs films pour vraiment fixer son jugement. Surtout pour moi, qui n'en ai vu que quelques uns de manière espacée, avec à chaque fois une impression différente, de la très bonne (Têtes de piochesBlockheads, 1938) à la très mauvaise (C'est donc ton frère / Our relations, 1937, vraiment trop familial). Surtout, Laurel et Hardy ramoneurs (Dirty work), un court de 1933, m'avait fait découvrir un aspect du duo qui disparaît pratiquement dans les longs cités plus haut (et qui était l'une des caractéristiques principales de leur style) : la destruction méthodique de leur environnement. Pendant les 15 minutes de Dirty work ne se pose pas la question de la construction narrative et du rythme, il ne s'agit que d'un crescendo dévastateur qui mène, par la simple présence des deux ramoneurs, du salon propret à la ruine totale de la maison. Là, vraiment, Laurel et Hardy sont à la hauteur de leur réputation.

  • Le mouchard

    (John Ford / Etats-Unis / 1935)

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    a1ab85812456ed1efd59587ef8210ae3.jpgUn Ford reçu très différemment selon les époques : meilleur film du monde dans les années 30 ou plus mauvais film de son auteur dans les années 60. La vérité est comme souvent entre les deux, plutôt vers le haut tout de même.

    Ce qui gêne le plus est le dénouement, avec la dernière scène dans l'église qui, en se tournant vers le religieux, fait resurgir le lourd symbolisme des premières minutes. La volonté de soigner chaque image en utilisant les trouvailles visuelles de l'expressionnisme sied moins à John Ford que la simplicité dont il usera plus régulièrement ailleurs (simplicité seulement apparente, les recherches esthétiques voyantes du Mouchard démontrant par ricochet que Ford travaille très précisément ses mise en scènes). La manière de traduire l'obsession de Gypo, qui voit et entend partout sa victime, est appuyée, usant de surimpressions ou de sursauts du personnage lorsqu'il est abordé. Cet excès de sérieux est balayé par la suite. Gypo, croyant avoir détourné les soupçons, se sent libéré et libère le film en même temps. Les moments forts du scénario sont admirablement menés, tels l'assaut du refuge de Frankie et sa mort. Le procès de Gypo est également intense, même si l'on ne peut s'empêcher de penser à M le Maudit, tourné quatre ans avant.

    Si Le mouchard ne prend pas une place auprès des plus grands Ford, il reste un beau film, prenant et émouvant, posant fortement les dilemmes de la délation et de l'exécution des traîtres. Et il ferait un bon double programme avec le dernier Ken Loach.

  • 4 mois, 3 semaines, 2 jours, 12h08 à l'est de Bucarest & La mort de Dante Lazarescu

    (Cristian Mungiu / Roumanie / 2007, Corneliu Porumboiu / Roumanie / 2006 & Cristi Puiu / Roumanie / 2005)

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    Roumanie championne du monde ! Bucarest capitale du cinéma ! C'est exagéré, mais tout de même : trois grands films sont apparus sur les écrans français en l'espace d'un an et demi, venus d'une cinématographie d'où n'émergeait depuis les années 70 que l'excellent Lucian Pintilie. Tour à tour primés à Cannes (successivement par le prix Un certain regard, la Caméra d'or et la Palme d'or), ce sont des premiers ou deuxièmes longs-métrages. L'émergence inattendue d'un petit groupe de jeunes cinéastes talentueux fait toujours plaisir et rassure. On se gardera de parler de révolution, ces trois films restant dans le périmètre de la chronique sociale. Des figures et des thématiques sont communes : l'économie de moyens, forcément, le réalisme, la prédilection pour le plan-séquence, la volonté de traduire l'état de la société roumaine (pendant ou après Ceausescu). Le plus remarquable est que ces similitudes aboutissent à des résultats si différents, preuve de la personnalité déjà affirmée de chacun. Soit : un drame vériste, une comédie et une odyssée absurde.

    940d226ea2d7d716ff56563e737d2e86.jpg4 mois, 3 semaines, 2 jours débute dans un foyer universitaire. Mise en scène aussi austère que le décor, silences, gestes anodins : à l'instar des deux autres films en question, le spectateur n'est pas pris en douceur et doit patienter pour entrer vraiment dans ces univers mornes et confinés. Nous suivons ici les préparatifs de Gabita et Otilia dans leur chambre. Cristian Mungiu pose l'ambiance de l'époque des dernières années sous Ceausescu (marché noir à tous les niveaux, importance des papiers d'identité) et caractérise déjà ses deux personnages, l'une inquiète, l'autre dynamique et débrouillarde. C'est celle-ci que la caméra suit dans les couloirs, puis dans la rue. L'illusion d'une captation en temps réel est donnée d'entrée, par la durée des plans, par le suivi de chaque mouvement (jusqu'aux chassés-croisés presque trop chorégraphiés dans les couloirs). Otilia se charge de récupérer une chambre d'hôtel et d'aller au devant de la personne contactée par Gabita pour l'avorter. La caméra colle aux basques de l'héroïne et rappelle celle qui suivait la Rosetta des frères Dardenne. On se dit alors que, si maîtrisé que soit le dispositif, il va falloir que Mungiu trouve autre chose.

    Et débute cette très longue séquence dans l'hôtel, véritable tour de force, pilier soutenant tout le film. Dans cette pièce, entre les deux filles et "Monsieur Bébé" va monter, par palliers successifs, une tension extraordinaire. Plus besoin d'artifice pour respecter l'unité de temps, Mungiu filme en plans fixes très longs, laissant parfois hors-champ un ou deux acteurs. Sûr de sa mise en scène et de la force de sa situation, il se permet aussi une fausse piste quand Otilia ouvre la valise du "docteur". La montée progressive vers la violence et de formidables trouvailles pour laisser hors-champ certaines choses, comme le refuge de l'une puis de l'autre dans les toilettes (gestes que répétera plus tard Otilia chez ses beaux-parents) font échapper au morbide et à la complaisance.

    Après le désastre, il ne reste que le silence (long plan fixe sur Otilia avec les jambes de Gabita en amorce), juste brisé par quelques phrases tendues, qui, plutôt que prolonger la crise, éclairent les événements des jours précédents (en un changement brutal d'axe de caméra, toujours sur Otilia). Après le repas chez le fiancé et la fameuse scène (ou plutôt le fameux plan) dont tout le monde parle, Mungiu envoie Otilia dans le noir profond de la nuit roumaine lors d'une séquence impressionnante, grand voyage vers l'angoisse. Un retour vers Gabita et un regard caméra apparaissent alors presque superflus.

    Je vois d'ici les programmateurs de salles s'arracher les cheveux pour faire venir le public au séances de cette Palme d'or. Reste le "problème" de l'avortement, qui semble polluer la sortie du film (et encore une fois, plus les journalistes en parle, moins il parle de cinéma et de mise en scène). Harcelé sur ses positions, Mungiu tente de répondre le plus sincèrement possible. Je ne me suis pas posé la question pendant la projection, j'avais sous les yeux un constat, un moment de vie sous un régime autoritaire, des images brutes, honnêtes. Il n'y a aucun message anti-avortement dans le film.

    048807a737c04094734fa465886a2dc9.jpgBeaucoup moins sombre, en début d'année est sorti 12h08 à l'est de Bucarest, comédie totalement fauchée et particulièrement inventive. La première partie présente dans leur environnement domestique les trois principaux protagonistes, futurs intervenants d'un débat télévisé sur la révolution roumaine. Chez Porumboiu aussi, les plans sont longs, distanciés et fermement cadrés, mais l'humour y entre, par petites touches d'abord, en particulier grâce à des dialogues très cinglants.

    Le morceau de bravoure du film est ce débat télévisé, auquel est consacré tout le reste du métrage. Tout part en vrille dès le départ : le premier invité est sans cesse contredit par les téléspectateurs appelant le standard et démentant sa présence dans la rue aux premières minutes de la révolution, le second passe son temps en faisant des cocottes en papier et l'animateur trop sûr de lui voit son débat lui échapper. La grande réussite comique tient à plusieurs choses : l'excellence des trois acteurs, le tempo parfait, l'invention des gags gestuels et le cadrage mal maîtrisé, puisqu'il épouse celui de l'unique cameraman de l'émission. Ce grand moment de cinéma est finalement aussi drôle que gonflé (et épousant le temps réel, soit près de 45 minutes en face de trois personnes et d'une photo sur le mur du fond).

    ca2f6bbdbfc3cbeaa5f61d9d81bac67d.jpgMais le chef d'oeuvre de cette vague roumaine était arrivé quelques mois plus tôt avec La mort de Dante Lazarescu. La construction est similaire : introduction dans l'appartement de Mr Lazarescu, vieillard malade, entouré de ses chats, à peine aidé par ses voisins et qui réussit tout de même à faire venir une ambulance, puis démarrage pour un long périple d'hôpital en hôpital. Le début, assemblage de plans séquences naturalistes, laisse se demander comment cela va pouvoir continuer. L'arrivée de l'infirmière, seule personne qui s'occupera réellement du malade, et le départ de l'appartement lance alors le film vers une odyssée incroyable.

    Ici aussi, l'illusion du temps réel est donnée : une nuit est condensée en 2h30, en raccourcissant uniquement les trajets et les analyses et laissant ainsi se dérouler de grands blocs temporels collés les uns aux autres. Plans longs, caméra à l'épaule : on se croirait embarqués dans un reportage sur les hôpitaux de Bucarest. Sauf que la maîtrise de Puiu dans le rendu du va et vient des personnages dans le champ est confondante. La galerie de portraits de médecins et de soignants est ahurissante; la terrible cruauté et la lassitude se mêlent à l'obligation morale de "faire le boulot malgré tout".

    Le travail sur le temps effectué par le cinéaste est prodigieux, par l'assemblage de ces blocs mais aussi par la répétition : les analyses, les diagnostics, les confrontations et les phrases rabâchées deviennent de plus en plus troublantes. La fatigue de la nuit se fait sentir sur l'infirmière, renvoyée d'un établissement à l'autre, autant que sur ses interlocuteurs hospitaliers. De même, le corps de Mr lazarescu s'affaisse de plus en plus, son esprit s'embrume. Bien que collée au plus près de la réalité, la mise en scène dégage peu à peu une dimension fantastique. Le quatrième et dernier hôpital ressemble bien à l'antichambre de la mort. Les soignantes sont des femmes brunes, lentes et lasses, apaisantes. La lumière est bleutée et métallique. La toilette pré-opératoire s'apparente à une préparation mortuaire. Cristi Puiu coupe brutalement son film. C'est très impressionnant.

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    Photo : Allociné.com

  • Le cinquième élément

    (Luc Besson / France / 1997)

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    14cca8c19d1bf444bac8c86426ca8461.jpgC'était dimanche soir. Retour d'un week end fatigant. Le fiston couché pour une fois à l'heure. Le cinquième élément sur France 2 et en VF. Certaines de mes connaissances avaient tenu des propos indulgents. Télérama aime bien. Pourquoi ne pas tenter ?

    On peut prendre le film par plusieurs bouts.

    Besson est à l'aise dans la science-fiction. Le dernier combat, son seul film intéressant, était certes de ce genre. Mais la SF de Besson, c'est celle des cours de récrés : scénario aux transitions incohérentes, thématique simpliste (le bien contre le mal), message humaniste bête (l'amour sauvera le monde). La peur de la catastrophe, les échos de notre société répercutés dans une fiction futuriste, Spielberg s'en chargera dans La guerre des mondes.

    Besson est un cinéaste essentiellement visuel. Donc il met plein de couleurs dans des grands décors. Il a une bonne idée à exploiter : le grouillement autant vertical qu'horizontal de la cité du futur (et encore, déjà dans Metropolis ou Blade runner...). En fait, nous n'avons droit qu'à une banale poursuite de voitures-fusées, accompagnée de quelques rires dont celui relatif à la pause McDonald des flics, pas du tout attendu dans sa conclusion. Mais bon, la beauté des scènes d'action verticales et la description d'un futur étouffé par les grandes entreprises, Spielberg s'en occupera avec Minority report.

    Besson a fait un film qui ne se prend pas au sérieux. Nous avons donc au moins un bon gros gag dans chaque scène. La plupart du temps c'est la technique de l'assurance mise à mal, du genre : "Calmez-vous, si c'était vraiment une bombe, l'alarme de l'hotel se déclencherait..." et l'alarme se déclenche bien sûr. Ou alors ce sont les répliques rigolotes que balance régulièrement Bruce Willis en pleine action. Indiana Jones, lui, s'en contentait de deux ou trois par aventure, il me semble.

    Besson aime ses personnages entièrement. Il ne peut donc jamais se résoudre à les faire mourir à la fin, enfin, pas vraiment, pas entièrement, disons que l'indécision fait office de poésie. Besson ne fait pas un cinéma qui prend la tête, pas psychologique quoi. Par exemple Lilou, le cinquième élément, c'est une femme, un esprit, un extra-terrestre ? Pas grave, la réflexion sur le rapport humain-robot, Spielberg l'abordera avec A.I.

    Besson est un fan. Fan de Kubrick, de Spielberg, de Lucas. Le problème, c'est qu'il ne connaît qu'eux. Donc pour imaginer des monstres, il ne peut que copier Star wars (enfin, ça, c'était en 97, avant qu'il ne soit président du festival de Cannes, où il a tout à coup réalisé que des gens faisaient des films même en Roumanie !). Alors que Le cinquième élément n'arrive pas à la cheville du moindre Jurassic park,comment imaginer un jour que Besson parvienne à la maturité du Spielberg des années 2000 ?

    Ce film m'a donc affligé d'un bout à l'autre. Mais je reconnais qu'il y a un mystère dans Le cinquième élément : la présence de Tricky en tueur à gages. Star du trip hop anglais, auteur d'albums vénéneux, sensuels, complexes. Pas vraiment des qualificatifs liés au cinéma de Besson, ni à la musique d'Eric Serra, qui a toujours été un supplice.

  • Mondovino & Chats perchés

    (Jonathan Nossiter / France - Etats-Unis / 2004 & Chris Marker / France / 2004)

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    968e9be2b21a3e59328a77a7721601ed.jpgArte vient de diffuser tout l'été Mondovino sous la forme d'une série de 10 épisodes de 50 minutes. Je n'avais pas vu la version de 2h30 présentée avec succès à Cannes puis dans les salles en 2004. Nossiter filme ses rencontres avec des professionnels du vin, de l'Europe aux deux Amériques. L'inquiétude face à l'uniformisation des productions, conséquence de la mondialisation, est énoncée par plusieurs protagonistes et, en creux, par le réalisateur lui-même. Malgré le fait que Nossiter s'en défende et qu'il use de la même courtoisie avec chacun de ses interlocuteurs, un clivage s'impose au spectateur, le montage passant avec ironie d'un pôle à l'autre : du petit producteur respectueux de son terroir aux grands pontes soucieux de vendre le même produit à tout le monde. On voit donc bien où vont les sympathies de Nossiter (ses savoureuses allusions aux préparatifs du Forum social à Florence qui concernent si peu les grands bourgeois qui reçoivent le réalisateur).

    L'extrême longueur du documentaire provoque quelques redites et qui n'est pas passionné par le monde du vin peut lâcher prise par moments. L'un des intérêts principaux du film est son aspect globe trotter qui permet de confronter les cultures (avec des résultats étonnants en Italie lors des rencontres avec deux grandes familles de nobles, l'une évoquant de façon quasi nostalgique le fascisme mussolinien, l'autre représentée par les deux jeunes frères, beaux gosses parfaits, sapés en Armani). On s'aperçoit ainsi que le trait le mieux partagé par les riches exploitants de tous les pays traversés est le mépris envers les travailleurs locaux.

    La caméra est très agitée, prenant sur le vif, jusqu'aux mouvements incontrôlés et inesthétiques. Nossiter choisit aussi de décadrer régulièrement l'interviewé, pour saisir dans le cours de la discussion un élément ou une personne à l'arrière-plan. Le procédé est surtout utilisé face aux "gros poissons" et c'est une manière de commenter indirectement l'inanité des propos tenus (ou de débusquer une attachée de presse inquiète de la tournure de l'entretien derrière une plante verte). Plus amusant : le leitmotiv des grilles infranchissables des grands domaines, celui des chiens et une bande son agréable (Ian Dury, Dominique A...). La vitalité, la passion et la simplicité de certains (petits producteurs, vendeurs) donnent l'image d'une résistance encore active face au rouleau compresseur économique. Mais comme dans le cinéma (le parallèle est de Nossiter lui-même dans son documentaire), le combat est rude.

    ac91c89476792fa7b26ca9ceb606d89b.jpgPassé lui aussi en son temps sur Arte (mais non diffusé en salles à ma connaissance), Chats perchés de Chris Marker a en commun, outre l'époque de la réalisation, l'usage de la caméra numérique, l'évocation de cet "autre monde possible" et plus accessoirement, un leitmotiv animal. Si Jonathan Nossiter semble rencontrer au cours de son périple autant de chiens que de viticulteurs, Marker, cela on le sait, adore depuis toujours filmer les chats. Personnalité secrète, Chris Marker semble avoir eu, depuis les années 50 et ses travaux avec Resnais notamment, plusieurs vies (et plusieurs noms, plusieurs métiers). Entre fictions et documentaires, cinéma et vidéo, télévision et cd-roms, l'oeuvre est difficile à suivre (et à voir, malgré quelques éditions DVD). En mémoire, quelques flashs : les luttes sociales du Fond de l'air est rouge (1977), son film le plus connu, le portrait d'Alexandre Medvekine, cinéaste russe des années 30, rendu si proche (Le tombeau d'Alexandre, 1993), un étrange jeu vidéo à la base d'une fiction de cinéma (Level 5, 1997) et surtout La jetée, réalisé en 62, qui a servi de point de départ au scénario de L'armée des douze singes de Terry Gilliam et qui est simplement le plus beau court métrage du monde.

    Ici, Chris Marker se lance à la recherche des auteurs de graffitis ayant fleuri sur les murs de Paris à partir de 2001, graffitis représentant un chat au large sourire. Le cinéaste étant un adepte des digressions et du coq à l'âne, l'enquête suit de multiples chemins. La vie dans la ville, l'art, la politique se mêlent. Militant infatigable, Chris Marker filme des manifestations anti-Le Pen ou anti-Bush, des marches pour les retraites, pour le Tibet (qui, contrairement à la démonstration des musulmanes réclamant le droit au voile, n'intéresse personne, remarque-t-il sobrement) etc... Ce bouillonnement lui rappelle les luttes de la gauche des années 60 et 70, mais, toujours avec humour, Marker pointe aussi les excès de certains slogans (Saddam Hussein n'a-t-il pas tout de même exterminé des Kurdes ?) et se fait carrément narquois par rapport aux manifestants pour l'école libre. Il croise parfois dans ces manifs des pancartes étranges où reapparaît le chat. L'enquête continue.

    Très travaillé, son documentaire donne l'impression rare de voir vraiment les gens vivre dans les rues parisiennes ou le métro, en captant des bribes d'existence, des visages (de jeunes femmes surtout), sans commentaire. La narration n'est soutenue que par des cartons qui relancent ou contredisent. Ces petites phrases incisives se font dévastatrices quand elles arrivent en contrepoint d'extraits de discours tenus par quelques politiques (de Chirac à Jospin, en passant par Raffarin et Mamère). Cette irrévérence salutaire peut aussi se faire ludique, comme dans la séquence où Marker intègre le fameux chat dessiné à des tableaux célèbres, démontrant que ce dernier est un personnage récurrent depuis au moins la préhistoire : belle manière d'élever la pratique du tag au rang d'art à part entière.

    Mais que peut l'art face à la guerre, face à la misère sociale ? Le désespoir pointe petit à petit. Le chat souriant ne pointe plus son museau dans les rues. L'art ne protège même pas l'artiste du pire. La preuve quand Marker évoque, pour finir, Bertrand Cantat, ce "jeune chanteur que le hasard l'avait fait filmer en 99 lors d'un concert de soutien aux sans-papiers". "Pas étonnant que les chats nous abandonnent".

    Chris Marker a 86 ans cette année : citoyen et poète, grand cinéaste.

  • Viva Zapata !

    (Elia Kazan / Etats-Unis / 1952)

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    bd1337cfa8a5874cf28fa7416959e4b8.jpgL'entrée en matière de Viva Zapata ! fait craindre l'hagiographie. La réception de pauvres paysans mexicains par leur président, Diaz, se termine sur la brusque apostrophe de l'un d'entre eux, Emiliano Zapata (Marlon Brando), resté jusque là en retrait, noyé dans le groupe. L'aura de la légende entoure déjà le petit paysan, avant quelque action que ce soit. Mais Kazan ne continue pas dans l'illustration schématique et s'efforce plutôt de détourner l'attente strictement biographique. Certes, le film décrit le parcours du fameux chef rebelle mais les faits d'armes sont vite expédiés, le cinéaste (et son scénariste, l'écrivain John Steinbeck, qui porta le projet pendant vingt ans) préférant faire passer, à travers le personnage, une réflexion sur le pouvoir, sur la révolution, sur les compromissions qui ne manquent pas de suivre. Contrairement à bien des portraits de "grands hommes", celui-ci insiste sur les réticences de Zapata à se placer à la tête d'une révolte et surtout à la tête d'un état, par peur de trahir un jour les idéaux des siens. De nombreuses scènes illustrent cette position et l'une d'elles est emblématique du style du film : celle de "l'escorte" de Zapata. Suite à son arrestation dans un village, des soldats mènent le révolutionnaire vers la prison. En chemin, chaque paysan croisé se mèle spontanément au cortège. Ainsi entourés et bientôt stoppés par les amis armés de Zapata, les soldats n'ont bientôt plus d'autre choix que de relâcher leur prisonnier. La mise en scène charge l'ensemble du lyrisme adéquat par la musique et les plans d'ensemble montrant le ralliement de chaque petit groupe. Mais là où l'on s'attendrait à une envolée fédératrice proférée par Brando dès ses liens coupés, celui-ci lance juste un petit regard de remerciement à l'un de ses compagnons.

    Tout est ainsi en tensions et contradictions : mise en scène et personnage de Zapata. Deux ou trois séquences montrent la rébellion de ce dernier face à une injustice. Pas seulement la rébellion, mais son incapacité à rester sans réagir. Zapata aspirerai à une vie tranquille, intégrée, mais cela n'est tout simplement pas possible dans cette société violente envers les plus pauvres. Son accession au pouvoir se fait alors contre son gré, lui qui refuse constamment d'être un guide, une icône. De fait, il s'enfuira très vite du palais présidentiel où on l'a installé, au cours d'une scène assez grandiloquente. Car la mise en scène expressionniste de Kazan est elle aussi toute en tiraillements. Tension entre la composition sans faille de l'image (parfois très voyante dans le choix des positions des corps dans le cadre) et la proximité charnelle, naturaliste, avec les acteurs. Tension entre les débordements soudains et l'introspection. Tension enfin entre complexité politique et psychologique (portée par Brando) et schématisme (porté surtout par le personnage de Fernando, l'intellectuel opportuniste). Ce Fernando est l'ange noir de Zapata, celui qui l'enverra à la mort puisque dès leur première conversation, sa main se pause machinalement sur la crosse du fusil du révolutionnaire. C'est un signe. Mais le spectateur n'est pas le seul à lire ces signes. Zapata lui-même semble aller vers sa mort en toute connaissance de cause. Le guet-apens final est évident, la visite au fort est suicidaire. La crise de nerf de Josefa, sa femme, au moment de son départ n'est donc pas qu'un effet mélodramatique. Zapata, pour la cause, se dirait-il qu'il serait plus utile mort que vivant ? Le dialogue final entre les quatre paysans près du cadavre semble confirmer l'hypothèse. Ils savent pertinemment que ce corps criblé de balle est bien celui de leur héros, mais se forcer à croire et à faire croire que celui-ci s'est en fait échapper dans les montagnes, c'est continuer à faire vivre l'esprit de la révolution.

    Viva Zapata ! est donc un film complexe, bien plus qu'un biopic hollywoodien basique, avec ses beautés et ses excès, son style inégal et surtout sa vision de la révolution qui échappe au peuple (et comme quasiment tous les films de Kazan, il peut être commenté sans fin par rapport à la position qu'avait pris l'auteur sous le macarthysme).

     

  • Boulevard de la mort

    (Quentin Tarantino / Etats-Unis / 2007)

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    6b715b8f0bd2131d63ad0f6e3c285897.jpgRetour sur le Boulevard de la mort, que j'avais été voir un peu à reculons en juin dernier, ce qui est très dangereux vu le cinglé qui sillonne cette route. Ma réticence initiale tenait à la nature du film : l'hommage à la série B des années 70. Kill Bill avait été plus ou moins vendu comme cela, avec plus de tapage il est vrai. Pour la première fois, Tarantino patinait, étirant son métrage inutilement jusqu'à donner deux trop longs films, brillants mais par endroits boursouflés, aux scènes d'actions virtuoses mais fatiguantes.

    Ouf, rien de tel ici. L'hommage ne se transforme pas en grosse machine qui veut trop dire et trop montrer à la fois. Intrigue simplissime, amusant vieillissement artificiel de l'image (sautes dans les plans, rayures de la pellicule...), efficace bande son gorgée de vieux morceaux pop rock et abondants clins d'oeil (même au sens littéral du terme, voir le regard caméra de Kurt Russell avant d'entamer sa course folle) : l'aspect pastiche est évident. La belle idée du film est la construction en deux parties, racontant différemment deux histoires très semblables : un groupe de filles rencontre Stuntman Mike (Kurt Russell) et cela finit mal sur la route. C'est paradoxalement cette répétition qui fait passer les longues séquences de tchatche entre copines. Ces scènes, dans la seconde partie, nous les raccordons à celles du début, nous voyons autre chose qu'un simple bavardage. Tarantino ne réussit pas seulement ses deux pans du tableau, il soigne aussi la pliure. Ainsi cette scène extraordinaire dans les couloirs de l'hôpital, où le Sheriff explique à son adjoint les mobiles et le déroulement du crime dans les moindres détails, corroborant tout à fait ce que l'on a vu depuis une heure, et finit tout aussi tranquillement son monologue en déclarant qu'il ne fera rien pour arrêter son suspect.

    Kurt Russell s'en donne à coeur joie et les deux bandes de filles sont renversantes (dont la magnifique Rosario Dawson, découverte dans le Kids de Larry Clark et vue entre autres dans la 25e heure). Zoé Bell, véritable cascadeuse, s'intègre parfaitement au second groupe. Sa présence permet à Tarantino, outre un bel hommage aux ouvriers de l'ombre du cinéma, de réaliser une époustouflante course poursuite en voitures, sans trucage numérique. Autant la scène de l'accident qui clôturait la première partie est fulgurante (atroce et fascinante par son montage répété et le jeu sur la lumière), autant cette poursuite est étirée. Mais même pour qui n'est absolument pas un fan de bagnoles, pour peu que le réalisateur soit compétent, il est évident que ce spectacle est l'un des plus cinégénique qui soit (la vitesse sur les routes américaines désertes, ça marche presque à tous les coups : Point limite zéro, Duel etc...). Le final est réjouissant malgré le fait qu'il contienne l'un des deux très brefs moments discutables du film. Le détachement de Tarantino le fait céder parfois à un humour complaisant par rapport à la violence. Les trois copines n'hésitent pas à laisser tomber la quatrième seul face à un gros libidineux et le plan qui clôt la séquence se veut drôle mais laisse peu de doutes quant à la suite des évènements (ce genre de détail montre que Boulevard de la mort comme grand film féministe, il ne faut pas trop pousser quand même...). Enfin, le tout dernier plan est aussi inattendu que violent. L'effet est heureusement atténué par l'explosion musicale finale, formidable reprise par April March du Laisse tomber les filles chanté par France Gall dans les sixties.

    Une exercice de style où quelque chose vit, où le pastiche n'empêche pas l'adhésion, voilà la réussite de Tarantino. Peut être devrait-il tourner toujours comme cela : rapidement, enchaînant les projets, sans trop se laisser emporter dans de grosses entreprises. Boulevard de la mort  n'est pas le plus grand film de l'année, ce n'était sans doute pas non plus le plus important présenté à Cannes, il n'empêche qu'il laisse en mémoire de sacrés moments de cinéma. Et qu'il prend sa petite place juste à côté de Pulp Fiction, un peu derrière Jackie Brown  et surtout ce Reservoir Dogs fracassant que Tarantino ne dépassera sans doute jamais, mais peu importe puisqu'au moins, il est de retour.

  • Notre musique

    (Jean-Luc Godard / France / 2004)

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    29284529666f3a0240364e2ff1adc0f9.jpgRivette et Chabrol, ça m'a fait pensé que j'avais en stock un récent Godard à regarder (j'ai un retard incompressible sur mes enregistrements télé : je visionne en ce moment ce qui est passé début 2005). A chaque fois, on a beau se préparer à l'avance, se dire "Ne te fais pas d'illusion, il n'est pas revenu à un cinéma narratif; les années 60, c'est fini", secrètement, on espère. Et on a tort d'espérer.

    Notre musique débute par un flot d'images de natures diverses (reportages, films de fictions, photos, peintures) mais ayant toutes trait à la guerre et à ses conséquences. Des quelques plans de films d'Eisenstein aux images de JT sur Sarajevo, tout est retravaillé à l'ordinateur et assemblé par un montage dévastateur. Le seul accompagnement est un piano et quelques rares mots lus calmement par une voix féminine. Ce défilé d'horreurs, souvent déjà vues, prend une dimension autre par le choc des collages et n'a pas besoin d'un discours en plus sur le sens de tout cela (ça ne va pas durer). Ce prologue, intitulé "L'enfer", est terrible et très beau.

    Vient "Le purgatoire". Une histoire se met en place : dans un aéroport, plusieurs personnes sont réunies, venues participer aux Rencontres Internationales du Livre de Sarajevo. L'une d'entre elles est une jeune femme juive, journaliste souhaitant rencontrer un ambassadeur, puis se rendre à Mostar voir le pont reconstruit. Et c'est tout. Le reste n'est qu'enregistrement de propos sur le conflit israélo-palestinien, sur la responsabilité de l'écrivain, sur le statut de victime. Ces paroles sont dites par de véritables intellectuels, mais ça pour le savoir, il faut lire un article ou une critique sur le film, car rien ne l'indique. Intéressantes, ces déclarations sont parasitées par le montage visuel et sonore de Godard et par le flou qui entoure la personnalité qui les énonce. Comme d'habitude, la bande son est saturée de citations qui perdent le spectateur. Un trio d'Indiens vient demander des comptes aux hommes blancs dans la bibliothèque de Sarajevo. Le cinéaste a des idées sur l'état du monde, sur l'histoire, mais il ne les incarne pas dans un récit, il les expose, les accompagne avec quelques images, quelques amis. De tous ses derniers travaux, seuls ses Histoires du cinéma m'intéressent, car là, on est dans le documentaire, dans l'essai direct, pas dans la fausse fiction au service unique d'un discours.

    Dans Notre musique, Godard, dans son propre rôle, tient une conférence sur le cinéma devant des étudiants. Un triple travelling capte leurs visages béats, saisis qu'ils sont devant ce Dieu, buvant ses paroles les yeux fermés. Les sentences proférées sont lumineuses. Deux photos de La dame du vendredi circulent dans l'assistance, l'une de Cary Grant, l'autre de Rosalind Russell. Paroles du Maître : "Dans le film de Hawks, vous croyez voir un champ/contre-champ, mais en fait, c'est la même photo, simplement parce que le cinéaste ne sait pas faire la différence entre une femme et un homme." Ah bon, euhh, si vous le dîtes... Bon d'accord, sur cette histoire de champ/contre-champ, il y a aussi une réflexion plus intéressante sur Israël et la Palestine, mais cette séquence d'auto-adoration est à la limite du supportable (c'est vrai que Godard a toujours eu un humour particulier, alors peut-être est-ce voulu).

    "Le purgatoire" se termine avec l'annonce faîte à Godard, en train de jardiner, de la mort de la jeune journaliste, fausse terroriste suicidée à Jerusalem avec un sac à dos rempli de livres en lieu et place d'explosifs. Et on se dit : "Cette mort, il aurait pu la filmer. Le cinéma serait de retour." Il revient, le cinéma, in extremis, avec l'épilogue, "Le paradis". Sans paroles, avec une musique magnifique, Godard filme son héroïne dans une nature frémissante, ce paradis gardé par des Marines (comme le dit une chanson, et ça, tout à coup, c'est vraiment humoristique). 5 minutes de prologue, 5 minutes d'épilogue : Notre musique est un court-métrage admirable.

  • Le danseur du dessus

    (Mark Sandrich / Etats-Unis / 1935)

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    2f6c7eb08693746ca8cf204023a41f47.jpgLe danseur du dessus (Top hat) est souvent considéré comme le meilleur film de la série mettant en scène le couple Astaire-Rogers. Vu il y a de cela plusieurs années, L'entreprenant Mr Petrov (Shall we dance, 1937), m'avait paru sympathique, mais je préférais (hérésie ?) Holiday Inn (1942), du même Sandrich, où Ginger Rogers cédait la place à Bing Crosby et où Fred Astaire faisait un mémorable numéro de danse en état d'ivresse. Deux films de la même époque vus récemment et décevants par rapport à ce que j'en attendais, Lune de miel mouvementée de Leo McCarey et Pension d'artistes de La Cava, m'avaient persuadé que j'étais décidément imperméable au charme de Ginger. Heureusement, je la trouve tout à fait supportable dans Top hat.

    Autant qu'un musical, le film est une comédie sophistiquée, bien dans la lignée hollywoodienne des années 30, bénéficiant par exemple de la présence de l'impayable Edward Everett Horton, habitué de Capra et Lubitsch. Le fil du scénario est ténu : Dale Tremont (Rogers), séduite par le danseur Jerry Travers (Astaire), s'imagine à tort que ce dernier est le mari de son amie Madge Hardwick. Tout l'intérêt de l'intrigue, bien ficelée, consistera à retarder au maximum la mise à jour du quiproquo. Jeux de cache-cache et situations arbitraires abondent donc (jusqu'à une dernière pirouette trop expéditive). Riche de fines répliques, le film tire parfois vers un humour absurde bienvenu. Les réactions étonnantes de la très compréhensive Mme Hardwick à l'annonce de l'infidélité supposée de son mari font leur effet (et provoquent un éloge involontaire du ménage à trois peu commun dans ce cinéma hollywoodien corseté) . Encore plus savoureuse, la déclaration, dans un élan mélodramatique tombant complètement à plat, de Beddini, prétendant insupportable de Dale, annonçant à celle-ci qu'il tuera son rival. Dale ne prête aucune attention à ses propos.

    Les moments musicaux, si ils ne débordent pas d'inventivité dans la mise en image de Sandrich (qui soigne par contre les transitions entre les scènes par de nombreux raccords visuels ou sonores), permettent de se régaler de l'art de Fred Astaire. Le statisme du cadre est atténué par l'intégration parfaite des numéros dans l'histoire. La dimension du rêve, composante essentielle des meilleures séquences de musical, est bien là : quand Jerry réveille puis berce sa voisine du dessous avec son numéro de claquettes (jusqu'à endormir tout le monde, lui y compris) ou quand lors du fameux et toujours charmant Cheek to cheek ("Heaven, I'm in Heaven..."), le couple danse et est isolé par la caméra dans la grande salle de bal qui semble soudain désertée.

    Pour un avis moins positif, voir ma femme.

  • Ne touchez pas la hache

    (Jacques Rivette / France / 2007)

    L'arrivée du dernier Chabrol sur les écrans me fait revenir sur Rivette et Ne touchez pas la hache, sorti en avril dernier. C'est vrai, le rapprochement de deux anciens de la nouvelle vague est totalement gratuit tant leurs oeuvres sont dissemblables. Il s'agit juste du plaisir à évoquer un film magnifique, selon moi le plus beau vu depuis le début de l'année.

    Cette adaptation de La duchesse de Langeais de Balzac n'offre pas une tentative de modernisation par une esthétique contemporaine (ce sur quoi avait buté, à mon avis, Patrice Chéreau avec Gabrielle). On se trouve au contraire face à un certain archaïsme revendiqué, tellement la mise en scène joue sur la transparence. Le travail sur le son est direct : les parquets et les portes grincent, les canes et les semelles frappent le sol. Les sources de lumières semblent toujours naturelles : les bougies éclairent imparfaitement les visages. Ces choix radicaux peuvent rebuter, ils collent pourtant au plus près de la réalité et font ressortir des traits particuliers de l'époque comme la pénombre des appartements ou l'importance des parures. Débarrassée du superflu, la caméra devient attentive au moindre détail, mettant en valeur gestes et postures.

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    Apparemment déjà dans le roman (je suis un piètre connaisseur en littérature), la construction avec un flash-back enchâssé entre un prologue et un épilogue évite la progression trop habituelle du coup de foudre vers la déchéance ou la rédemption. Il y a abondance de dialogues qui pourraient ennuyer bien sûr (enfin, Balzac, c'est déjà quand même pas mal à entendre), mais ceux-ci sont traversés de fulgurances qui, par contrecoup, rendent les moments de calme tout aussi admirables. Ces fulgurances naissent de plusieurs procédés. Une coupe brutale sur un cri ou une phrase forte peut clore une séquence. L'insertion de cartons, qui apparaît dans certains films, à l'instar de la voix-off, comme une facilité, se révèle parfaite ici, souvent avec humour ("- Le lendemain, donc..." ou "- En vain"). Rares, les apparitions de la musique sont extraordinaires. La première rencontre entre Langeais et Montriveau scelle le début d'une histoire; au même moment, des violons s'accordent donc dans le salon voisin, avant d'entamer un morceau. Calme et rigoureuse, la caméra peut devenir tout à coup mobile. A ce titre, le début de la séquence de la vengeance de Montriveau ("- Acier contre acier"), est saisissant. Un plan en contre-plongée de Depardieu dans la rue et entrant dans la maison est enchaîné à un gros plan du même à l'intérieur. Puis un travelling avant va chercher, en gros plan également, Balibar au milieu des convives. En marge du bal, le duel peut commencer, au moins aussi intense que celui entre Close et Malkovitch dans Les liaisons dangereuses de Stephen Frears.

    Certains diront que le film est trop théâtral. Alors oui, il l'est dans le sens où l'on sent se cristalliser, dans chaque scène, à vif, l'incarnation par les deux acteurs principaux de leur personnage. Guillaume Depardieu impressionne en soldat de Bonaparte blessé au physique et au moral. La force de sa présence est évidente dès les premiers plans dans l'église. Jeanne Balibar est géniale, comme jamais auparavant. Elle excelle dans le jeu de la dissimulation, autant que dans le foudroiement de la douleur, tout à coup visible sur son visage défait, assise au piano après le départ de Montriveau. Leurs confrontations sont inoubliables.

    Plus le film avancera, plus il se fera ample, émouvant, plastiquement admirable. La tonalité fantastique de l'enlèvement et les plans du retour à la maison sont beaux comme du Murnau. Le complot final et l'épilogue sur le bateau nous rappelle Lang et Moonfleet. La filmographie de Rivette est selon moi une succession de hauts et bas (fragile...), mais Ne touchez pas la hache rappelle quels pics le cinéaste peut parfois atteindre.

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    Photos : Allocine.com