Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Film - Page 105

  • Los muertos

    (Lisandro Alonso / Argentine / 2004)

    ■□□□

    364006607.jpgOn entre dans Los muertospar un beau plan sinueux qui, dans l'épaisseur d'une forêt tropicale, nous laisse entrevoir deux corps ensanglantés puis une silhouette d'homme tenant une machette à la main. Promesse d'une tragédie fiévreuse ? Que nenni. De toute évidence, nous sommes bel et bien en présence de l'un des champions de l'Internationale Auteuriste, mouvance proposant des oeuvres radicales à la narration dégraissée jusqu'au néant et ayant pour chefs de file le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, le portugais Pedro Costa ou le mexicain Carlos Reygadas (n'écoutant que mon courage, je découvrirai bientôt, de ce dernier, Japon). Toujours fort de qualités plastiques indéniables, ce cinéma-là commence à devenir tout aussi prévisible que le versant classique auquel il est censé s'opposer. Dans Los muertos, au bout de vingt minutes, nous avons ainsi droit à l'inévitable séquence sexuelle filmée dans toute sa crudité, s'arrêtant comme elle a déboulé, de manière abrupte entre deux plans contemplatifs. Autre geste de cinéaste censé authentifier la radicalité de l'ensemble : filmer un rituel in extenso. Ici, on voit longuement le héros attraper, tuer et vider une chèvre. Bon manque de bol pour moi, j'ai déjà vu faire ça dans la famille, à la campagne. C'était sur des moutons, mais les gestes sont les mêmes. L'intérêt documentaire se révèle donc nul.

    Avec ce choix de ne filmer que des temps morts, le semblant d'intrigue de Los muertosa finalement peu d'importance. Vargas, le personnage principal, sort de prison et désire retrouvé sa fille, vivant dans un coin difficile d'accès. Il voyage principalement en remontant en barque une rivière calme. Le film a pour lui une courte durée (80 minutes), un acteur à la présence intrigante, jusque dans ses tics gestuels, un cadre de verdure somptueux, une simplicité et une chaleur appréciable dans les rares rencontres que le récit réserve à Vargas. La fin de ce film sans musique est forcément ouverte et est accolée à un générique sur fond de rock bruitiste industriel. Les bras nous en tombent, pris entre la stupéfaction devant un procédé aussi incongru et le sentiment du foutage de gueule.

    Sinon, pour découvrir vraiment le nouveau cinéma argentin, mieux vaut passer par Pablo Trapero ou Martin Reijtman.

  • Peau d'Âne

    (Jacques Demy / France / 1970)

    ■■■□

    2054985958.jpgPeau d'Âne vieillit bien. Ou plutôt, Peau d'Âne a arrêté de vieillir, depuis la dernière fois. La fantaisie de Demy capte toujours l'attention des gamins, ce qui, après tout, est le principal.

    Le film est à la charnière de l'oeuvre, entre les belles années 60 que l'on sait et la deuxième période, plus difficile pour le cinéaste (de ces années-là, je ne connais personnellement que les agréables mais mineurs Joueur de flûte, 1972, et Lady Oscar, 1978). Le fossé séparant l'argument chanté et merveilleux et le cadre très réaliste commence à devenir grand. Ainsi, costumes colorés, décors fleuris et autres objets détournés ont parfois du mal à se fondre dans les pierres bien réelles du Château de Chambord. En revanche, dès que l'on suit la barque ou le carrosse de Peau d'Âne pour s'enfoncer dans la forêt, la magie du conte opère pleinement.

    La troupe de comédiens réunie par Demy est royale, chacun se pliant toutefois plus ou moins bien aux contraintes de l'esthétique imposée par le cinéaste. Jean Marais est le plus mal loti au niveau des habits et accessoires. Fernand Ledoux a plus de chance avec sa barbe pleine de fleurs. Delphine Seyrig, l'actrice à l'image la plus sophistiquée, se retrouve en fait avec la garde robe la plus simple. Sa diction suffit à créer l'étrangeté mutine de la fée. Jacques Perrin fait un jeune prince crédible et charmant. Catherine Deneuve est sans doute encore plus belle en souillon qu'en princesse.

    On apprécie que Demy limite les gags récurrents enfantins au perroquet reprenant la chanson "Amour, amour..." et use d'effets très simples mais très beaux pour les scènes fantastiques (la transformation progressive du carrosse en charrette de paysan ou la traversée dans une course au ralenti de la cour de la ferme par Peau d'Âne, au milieu des ouvriers figés). L'humour du film est lui aussi très simple et plaisant, à l'image de cette vieille sorcière qui crache des crapauds. Si Peau d'Ânetient donc encore le coup, c'est grâce au trouvailles de Demy, à ses interprêtes et, toujours, à la musique de Michel Legrand, archi-connue mais toujours délectable.

  • Blood and bones

    (Yoichi Sai / Japon / 2004)

    □□□□

    696297498.jpgThere will be blood and bones. Oui oui, je n'ai vu ces deux films l'un à la suite de l'autre que pour pouvoir écrire ce jeu de mot.

    Blood and bones (Chi to hone) est une fresque qui, en 2h20, retrace 60 ans de la vie d'une famille coréenne émigrée au Japon. Le père en est la figure centrale. C'est un homme violent, obsédé par l'argent, qui tyrannise autant les membres de sa famille que ses maîtresses, ses employés et ses créanciers. Le personnage est interprété par Takeshi Kitano.

    La voix-off est là pour nous le rappeler, le portrait de cette brute est peint avec les yeux de l'un de ses fils. Premier problème : jamais la mise en scène n'épousera clairement ce point de vue, usant d'une narration classiquement objective et montrant à l'écran des événements auxquels n'a pas pu assister l'enfant. Du début à la fin, le caractère du paternel ne changera pas. La répétition de la violence libérée régulièrement par cet homme lasse vite. Un mot de trop, une raclée. Un geste déplacé, une humiliation sexuelle. Il n'y a cependant rien de bien dérangeant dans tout cela. Les choses sont claires : nous détestons ce salaud, nous nous apitoyons sur le sort de ses victimes. La violence de chaque débordement est de toute façon à chaque fois adoucie, soit par l'emploi du thème musical du film (une partition "pleine d'émotion contenue" parfaitement insupportable), soit par le filmage des bagarres en plans larges, soit par le montage qui escamote tout sentiment naissant de malaise. La mise en scène fige d'ailleurs tout le film dans un académisme bon teint. La reconstitution historique est des plus scolaires (apparition d'une télé dans la pièce : tiens, on doit être passé dans les années cinquante...). L'intérêt historico-politique de la toile de fond s'évapore très vite à cause des brèves scènes très démonstratives qui éclairent sur le contexte de chaque période.

    Blood and bones, vendu comme un film choc, s'avère parfaitement confortable et totalement ennuyeux, et n'est même pas sauvé par la présence d'un acteur-réalisateur ailleurs génial.

  • There will be blood

    (Paul Thomas Anderson / Etats-Unis / 2007)

    ■■■■

    Je commence par mon petit geste d'humeur habituel envers certains critiques. Dès ses débuts, Paul Thomas Anderson s'est vu collé une étiquette sur le dos, celle de petit malin. Ceux qui emploient cette expression désignent ainsi tout cinéaste généralement américain, jeune, à la technique irréprochable, très cinéphile et sachant travailler les genres populaires pour mieux les revigorer. Le cinéaste idéal, donc ? Et bien non, ils vous diront qu'ils ne sont pas dupes, que tout cela n'est qu'apparence, qu'un voile masquant la vacuité et le cynisme du prodige. Alors juste une question : que sont Reservoir dogs, Miller's Crossing, Boxcar Berta, Le Parrain, L'ultime razzia, Citizen Kane, sinon des films de petits malins ? Moi j'adore les petits malins.

    Passons aux choses sérieuses. L'aboutissement que constitue There will be blooddans la filmographie de Paul Thomas Anderson est finalement logique. Boogie nights (1997, deuxième long-métrage mais première distribution française, Sydney, 1996, n'étant sorti qu'en dvd), Magnolia (1999), Punch-drunk love (2002) : chaque nouveau film se révélait meilleur que le précédent.

    Au tout début du XXe siècle, un homme fait fortune en rachetant à des fermiers leurs terrains arides afin d'en extraire du pétrole. Tout film traitant de cette autre conquête par des pionniers, celle du sous-sol, fait naturellement naître une opposition visuelle entre verticalité (les derricks) et horizontalité (les paysages). Paul Thomas Anderson ne se cantonne pas à cette simple évidence géométrique. D'une part le désir d'élévation de Daniel Plainview est redoublé, concurrencé, mais sur un autre terrain : celui de la foi. A côté du derrick se construit en même temps une église, celle de Eli Sunday. Cette course entre les deux hommes, entre deux visions, ne cessera pas. Si Plainview désire s'élever ainsi, c'est parce qu'il sait que tout nous ramène à terre. S'affaisser, c'est mourir, ou presque. Les accidents projettent violemment sur le sol, obligeant à ramper pour sauver sa peau, l'humiliation de l'autre se fait en le terrassant, s'endormir allongé laisse à la merci d'un pistolet ou d'un incendie. On comprend alors pourquoi Daniel Plainview, dans les trois moments les plus intenses où il est au contact de son fils H.W., à chaque fois, le porte à bout de bras (pour le sauver, le punir ou fêter des retrouvailles).

    therewillbeblood1.jpg

    Ces trois séquences admirables sont traitées en longs plans généraux. Cette figure, privilégiée tout au long du film, permet d'embrasser tout le paysage et d'y inscrire très fortement les personnages. L'arrivée de Plainview, accompagné de son fils, au ranch des Sunday en est l'exemple parfait. La fluidité des amples mouvements de caméra permet de s'imprégner du lieu, la conversation entre les protagonistes démarrant même avant que nous nous approchions d'eux. Le cinéaste semble constamment inventer sous nos yeux des figures inédites, des mouvements, des postures : un saut au dessus des flammes pour sortir de son lit, une explosion de colère par dessus la table, un pugilat dans une mare de pétrole... De la stylisation naît un réalisme étonnant. Les dialogues se font souvent rares. Ils ne sont pas pour autant lourds de sens, mais frustres, justes, parfaitement en accord avec le monde décrit. Si ébouriffante soit la fiction, There will be blood est aussi un formidable documentaire.

    Le récit avance par blocs. Et entre deux blocs, il y a des trous : quel pêché le vieux Bandy reproche-t-il exactement à Daniel ? Ce dernier tuera-t-il vraiment un jour celui qui veut lui racheter ses lots ? Et ce fils, ce frère, qui sont-ils ? Ambigus, les liens familiaux ne perdent pourtant rien de leur force. La façon dont sont filmées les rencontres de Plainview avec les fermiers, avec ces plans cadrant ensemble le père discourant et le fils silencieux, libère une intrigante beauté. On ne l'attend pas spécialement sur ce terrain, mais P. T. Anderson montre qu' il peut atteindre à l'émotion simplement par deux ou trois détails bouleversants de justesse : le refus de H.W., sous le choc de l'accident, de lâcher le cou de son père et puis ses grognements plaintifs qui ne peuvent s'arrêter même quand ce dernier, allongé contre lui, le lui demande. L'effet de mise en scène qui consiste à donner au spectateur, un instant, l'impression d'une surdité subjective (comme on parle de caméra subjective) est régulièrement utilisé maintenant, notamment pour des scènes de guerre avec explosions multiples. Ici, les lèvres qui bougent sans qu'un son n'en sorte atteignent la beauté du cinéma muet.

    Le rythme du film et la période abordée aident aussi à faire ce rapprochement. Un autre mènerait vers le cinéma de Terrence Malick. Même lyrisme secret, même montage musical. Pour gagner cet autre pari, il fallait trouver la bande son parfaite. La réussite dans ce domaine tient du miracle quand on sait que c'est apparemment la première contribution significative de Johnny Greenwood à la musique de film. Le plus fort est que la modernité de cette bande originale ne soit pas due aux instruments utilisés (ni anachroniques, ni décalés, essentiellement des cordes et des percussions, loin de l'univers de Radiohead) mais à sa texture si particulière et son utilisation.

    therewillbeblood2.jpg

    Il serait gonflé de faire l'éloge de There will be bloodsans parler de Daniel Day Lewis, meneur d'une troupe unanimement excellente. On ne voit pas finalement qui d'autre aurait pu tenir ce rôle, de manière aussi intense. Pourtant, il ne tire pas tout à lui, laisse la place, même à ceux que son personnage domine. En deux heures de film, il a été capable de passer d'un Jack à l'autre : de Palance à Nicholson. L'épilogue situé en 1927 désarçonne quelque peu. Le dernier quart d'heure évoque assez ouvertement, contrairement à tout ce qui précédait, Kubrick et Shiningpar la monumentalité et la symétrie d'un décor fermé, par le mélange de grotesque et de violence et par une phrase conclusive forte et absurde. La forme peut se discuter mais il est certain que la séquence restera en mémoire.

    Dans There will be blood, intentions et réflexions se dévoilent et se développent à partir d'un récit et d'une incarnation forte, au lieu de leur pré-exister. Film ample, d'une grande ambition et s'articulant en une série de scènes magistrales, surtout dans sa partie centrale (séquence inoubliable de l'incendie du puits) : un rêve de cinéma hollywoodien comme il s'en réalise de temps en temps.

     

    PS : Arrivant un bon mois après la sortie, et dans un souci Bayrouiste de dépassement des clivages, je vous invite à lire les avis de bloggeuses et bloggeurs de bonne compagnie : Dasola, Neil, Eeguab, Ishmael.

    Photos : dvdbeaver.com

  • Contes des chrysanthèmes tardifs

    (Kenji Mizoguchi / Japon / 1939)

    ■■■■

    L'ami Neil a écrit la semaine dernière une belle note sur Les soeurs de Gion. J'en profite pour apporter ma pierre à l'édifice, grâce à ma découverte relativement récente des Contes des chrysanthèmes tardifs (Zangiku monogatari), nouvelle preuve que la grandeur du cinéma de Mizoguchi n'est pas à chercher uniquement dans les oeuvres des années 50.

    A Tokyo, à la fin du XIXe siècle, Kikunosuke doit se préparer à succéder à son père, grand acteur de kabuki. Chacun sait qu'il n'est pas assez bon mais tout le monde le flatte hypocritement. Seule Otoku, servante de la famille, ose lui dire la vérité. Une histoire d'amour naît entre les deux, ce qui provoque le renvoi de la jeune femme. Kikunosuke préfère quitter sa famille, vivre avec Otoku et travailler son art, quitte à intégrer des troupes de seconde zone et traverser des périodes difficiles. Un concours de circonstances lui offre la possibilité de faire ses preuves sur une grande scène et d'être accepter à nouveau par sa famille. Mais Otoku reste indésirable. Kikunosuke ne la reverra que trop tard.

    1009112354.jpg

    Contes des chrysanthèmes tardifsest bien l'égal des grands films ultimes de Mizoguchi. Sa technique à base de plans-séquences est ici tout aussi envoûtante. L'effet est spectaculaire quand l'action se situe dans les loges du théâtre où tous s'affairent et se croisent. Il est aussi intime et magique quand il accompagne la promenade nocturne des deux futurs amants, le travelling modulant sa vitesse au rythme de leur pas de deux. Ailleurs, des recadrages dévoilant tout à coup un interlocuteur insoupçonné ajoute de la surprise à la fluidité. Devant cet art de la mise en scène, comment pourrait-on s'ennuyer une seule seconde au cours de ces 2h30 ?

    L'histoire d'amour entre Otoku et Kikunosuke est parmi les plus émouvantes qu'ait offert Mizoguchi. Le fameux thème du sacrifice de la femme est une fois de plus mis en avant, mais ce renoncement ici se comprend, et doublement : du point de vue de l'énorme différence de classe, qui sera cruellement réaffirmée jusqu'à la fin et du point de vue du métier de Kikunosuke et de la volonté commune aux deux amants de tout faire pour lui permettre d'atteindre son but, celui de devenir un grand artiste de scène.

    1432228184.jpg

    L'intrigue du film, mélodramatique, est limpide et sans grand coup de théâtre sinon celui qui remet le héros sur une grande scène (victoire atténuée par la perte momentanée mais douloureuse d'Otoku). Toutes les séquences de kabuki sont admirables, filmées sur la longueur et rendant compte du spectacle comme rarement. La représentation qui doit décider de l'avenir de l'acteur est la seule qui intègre de courts plans de coupes sur les protagonistes spectateurs, suspendus au jeu de Kikunosuke. Ce procédé, passage obligé qui donne souvent des scènes ratées (l'éclosion trop soudaine d'un grand talent), passe merveilleusement ici car nous avons bien vu le héros bourlinguer pendant des années et il est logique qu'il puisse se révéler enfin à son public à ce moment précis.

    Comme celles de la plupart des grands mélos, la fin des Contes des chrysanthèmes tardifs mêle le grandiose et le déchirement. Kikunosuke est fêté par une population en liesse mais le prix à payer pour cet aboutissement est bien trop élevé.

  • Limite

    (Mario Peixoto / Brésil / 1931)

    ■■■□

    478731531.jpgVu comme ça, ça a l'air facile le cinéma. Vous filmez longuement trois beaux jeunes gens dans une barque perdue au milieu d'une mer d'huile, dans un noir et blanc contrasté, sans autre son que la Gymnopédie n°2d'Erik Satie (réorchestrée par Debussy dans une version à tomber) et vous obtenez l'une des plus belles séquences du monde.

    Le brésilien Mario Peixoto termine en 1931 Limite, son premier film, alors qu'il est âgé de 21 ans. Il ne réalisera rien d'autre jusqu'à sa mort en 1992. Rarement titre aura été aussi pertinent : limite géographique, limite psychologique, limite de la narration. Trois personnages, donc, se retrouvent en perdition en pleine mer. Entre deux retours dans cette barque, des bribes d'histoires nous sont contées, qui semblent les concerner. On nous parle d'une femme évadée de prison, on en voit une autre bouleversée jusqu'à chercher un vertige suicidaire, puis un homme s'affoler après une visite au cimetière. Entre autres choses... Le "récit" se boucle avec la barque qui coule et une seule survivante accrochée à un bout de bois.

    Limiteest l'un des exemples les plus fascinants de cinéma non narratif. Peixoto est proche des avant-gardes européennes des années du muet et il expérimente à tout-va. Il compose de multiples plans documentaires comme autant de natures mortes ou filme les arbres et les champs comme des êtres humains. Il s'enivre de plongées et contre-plongées, de travelings latéraux et de mouvements circulaires tel L'homme à la caméra. Ce fétichiste des pieds (des scènes entières sont cadrées au ras du sol) oppose l'immobilisme imposé dans la barque aux déplacements incessants des épisodes intermédiaires. On fait au moins autant de kilomètres en suivant les personnages marcher que dans un film de Gus Van Sant.

    J'avoue avoir été, tout le long de ces presque 2 heures, régulièrement perdu (1). L'absence de cartons, à deux exceptions près, n'aide pas à s'y retrouver. L'expérience demande beaucoup d'attention et l'ennui menace parfois. Mais le film offre de telles beautés, qu'il semble devoir rester bien ancré dans la mémoire.

    (1) J'ai trouvé sur le site du Ciné-club de Caen, ce résumé qui éclaircit tout.

  • Être sans destin

    (Lajos Koltai / Hongrie / 2005)

    ■■■□

    1113820649.jpgL'une des postures critiques qui m'insupporte le plus est celle qui pose la représentation des camps de concentration et d'extermination nazis comme le tabou absolu du cinéma, celle qui assène régulièrement que depuis Shoahde Claude Lanzmann, il n'est plus possible d'aborder frontalement cette catastrophe. Si il est évident que le sujet requiert mille précautions, que l'esthétisme peut vite rendre toute mise en scène détestable, que certaines choses, comme une chambre à gaz vue de l'intérieur aux côtés des victimes, ne peuvent pas être filmées (et encore, quelqu'un, un jour, trouvera peut-être un moyen acceptable de le faire), pourquoi décréter un interdit total ? Pourquoi aucun cinéaste ne devrait essayer ? La liste de Schindler et La trêve, entre autres, ont ainsi été discrédités tour à tour (je ne parle pas de La vie est belle, que j'aime beaucoup, car son propos n'était pas de traiter de manière réaliste de la shoah). Effectivement problématiques, essentiellement en raison de choix de mise en scène très contestables pour certaines séquences (la petite fille au manteau rouge ou les douches chez Spielberg, la génuflexion de l'officier nazi face au déporté libéré chez Rosi), ces deux films n'en sont pas pour autant odieux.

    Être sans destin (Sorstalansag) est l'adaptation cinématographique d'une autobiographie, modulée en roman, d'Imre Kertesz, publiée en 1975. L'auteur, prix Nobel de littérature, s'est chargé lui-même de l'écriture du scénario et a confié la réalisation au "débutant" Lajos Koltai, grand chef opérateur des films d'Istvan Szabo notamment. Gyorgy a quatorze ans en 1944. Les juifs hongrois, relativement protégés jusque là par la dictature en place, alliée à l'Allemagne, subissent à leur tour les déportations. La première partie du récit nous montre les préparatifs du départ du père de Gyorgy pour un camp de travail et l'arrestation inattendue du garçon dans les jours suivants. L'épisode central, le plus long, décrit son séjour à Auschwitz (camp d'extermination) puis à Buchenwald (camp de concentration). Enfin, nous assistons à son retour à Budapest, suite à la libération du camp par les Américains.

    Commençons par les réserves. La première, qui saute aux oreilles, est la musique d'Ennio Morricone, d'un sentimentalisme qui va à l'encontre des autres choix de Kertesz et Koltai (on a même droit à la flûte de pan). Les séquences à Auschwitz en sont heureusement dépourvues, ce qui traduit peut-être l'embarras des auteurs face à cette partition. La seconde tient à quelques moments où Koltai se laisse un peu dériver vers la trop belle composition : un ou deux plans oniriques sur Gyorgy et surtout une plongée sur les détenus obligés de rester debout immobiles dans la cour du camp pendant des heures et se balançant de fatigue tels des herbes ondulant sous le vent.

    Mais à part ces scories, ce souci plastique porte ses fruits. La photographie est remarquable, passant insensiblement des bruns et ocres des premières scènes dans les intérieurs cossus de Budapest à un quasi-noir et blanc dans les camps, pour finir avec seulement quelques touches de couleurs qui réapparaissent avec le retour à la vie. Dans les carrières nazies, les tenues rayées des déportés se fondent dans le gris de la pierre. Entrecoupés de fondus au noir, ce sont des flashs de la vie dans l'univers concentrationnaire qui sont proposés, plutôt qu'un récit clairement articulé. C'est la grande qualité du film, ce qui fait que le pari est réussi. On est vraiment dans un flux de la mémoire, dans une succession d'instants comme autant de souvenirs terribles. Grâce à ce choix de narration, l'impression est forte d'une gestion du temps qui n'appartient plus ni au personnage, ni par extension, au spectateur. Ce flottement temporel est de plus en plus prégnant, jusqu'au passage à l'infirmerie où Gyorgy, à moitié mort, ne sait plus où il est, pourquoi on le soigne, qui gère le camp.

    Sûrs de leurs choix esthétiques et moraux, Kertesz et Koltai se permettent même de placer une réponse à La liste de Schindler, avec une scène de douche dont le "suspense" est autrement mieux justifié que chez Spielberg. Gyorgy/Kertesz, incarné avec excellence par le jeune Marcell Nagy, est le personnage idéal. Ce n'est ni un enfant auquel la réalité échapperait, ni un adulte qui prendrait à bras le corps le récit. Gyorgy se laisse porter par les événements (il ne fuit pas lors de la rafle alors que le policier hongrois lui fait un signe de la tête) et se propose en quelque sorte pour guider notre regard. A quelques rares exceptions près (voir plus haut), Koltai garde le point de vue de l'enfant. Sa défaillance, son horrible blessure, son état dans les dernières semaines sont bouleversants. Les séquences du retour sont elles aussi remarquables, par leur retenue et leur capacité à rendre la fracture irrémédiable entre ceux qui reviennent des camps et ceux qui les attendent (et qui posent toujours la question : "Comment c'était ?", question à laquelle aucune réponse ne peut alors être formulée).

    Être sans destin, passé inaperçu lors de sa sortie française en 2006, est bien, à ce jour, le film de fiction réaliste le plus satisfaisant sur le sujet.

  • Julia

    (Erick Zonca / France / 2008)

    ■□□□

    183517848.jpgCe n'est pas de gaieté de coeur que je m'apprête à dire du mal de Julia. J'avais beaucoup apprécié, à la fin du siècle dernier, La vie rêvée des anges et Le petit voleur. Ce retour était donc attendu et intriguait d'autant plus avec ce projet : tourner aux Etats-Unis l'histoire d'une femme sous influence (celle de l'alcool principalement) qui a cette idée folle de kidnapper un enfant de 8 ans afin d'extorquer à sa famille deux millions de dollars.

    Le problème n'est pas tellement la transplantation d'un univers. Zonca s'adapte parfaitement et sans le générique, nous serions bien en peine de démontrer que le film est réalisé par un européen. Julia, avant d'être un film noir, est un portrait de femme. Du début à la fin, la caméra reste collée à Tilda Swinton, qui se jette corps et âme dans son rôle. Dans la première partie, où on la suit de bars en bars s'enivrer jusqu'à se réveiller complètement paumée le lendemain matin dans des lits inconnus (Zonca, par son montage, nous réserve les mêmes surprises qu'elle), l'actrice réussit l'une des choses les plus difficiles au cinéma : rendre plausible l'état d'ivresse et son pendant pâteux du lever du jour.

    Le kidnapping, au cours duquel, forcément, tout va de travers, fait bifurquer le film. La dureté et l'inconscience de Julia envers Tom, le gamin, donnent une série de scènes glaçantes et l'évolution de leurs rapports est des plus réalistes. Le tourbillon organisé autour de Julia semble se calmer avec ce tête à tête imposé, d'autant plus que le drôle de couple se retrouve dans le désert californien. On s'aperçoit alors que cette femme, rendue tout à fait imprévisible par l'alcool, est finalement tout aussi insupportable à jeun. Son irresponsabilité confine à la bêtise. Pourtant, Zonca tient absolument à nous accrocher à elle (il faut reconnaître que son point de vue est rigoureusement épousé, nous ne suivons qu'elle, en laissant hors champ tout protagoniste quitté). Mais tenir aussi longtemps à côté d'un tel personnage est une sacrée gageure et le soutien d'une mise en scène d'équilibriste est nécessaire. Celle de Zonca est agitée et énergique, malheureusement elle n'est que cela. Il y a trois ans, Lodge Kerrigan avec Keane, proposait, sur un thème très voisin, le portrait d'un homme au bord du gouffre. Le voyage dans un esprit dérangé, ramassé sur 1h40, se révélait autrement plus impressionnant que les fatigantes 2h20 de Julia. Pour continuer dans les confrontations défavorables (Zonca lui-même nous y incite dans ses entretiens très référencés), la partie mexicaine ne soutient pas la comparaison avec la moindre séquence d'Amours chiennes et le long tunnel de la dernière demi-heure ne fait passer la tension des situations que par une hystérie collective particulièrement pénible.

    Je peste assez contre le manque d'ambition des cinéastes français pour ne pas regretter fortement cet échec. Il ressemble assez à celui de Bruno Dumont avec Twentynine Palms. Espérons donc que Erick Zonca enchaîne avec son Flandres à lui.

  • Orange mécanique

    (Stanley Kubrick / Grande-Bretagne / 1971)

    ■■■■

    Mon (déjà ancien) projet de me procurer tous les films de Kubrick disponibles en dvd pour passer quinze jours à les revisiter un par un étant en veilleuse, je profite qu'Orange mécanique (A clockwork orange) soit encore frais dans ma mémoire après l'avoir revu il y a quelques semaines, pour lâcher diverses remarques sur ce classique par ailleurs mille fois commenté :

    676449149.jpg

    - L'introduction est toujours aussi saisissante : les trois premières séquences démarrent de la même façon par un plan fixe de détail en amorce et la vision qui s'élargit grâce à un travelling arrière.

    - Trois parties dans le film, mais aussi un renversement en miroir : avant son arrivée à l'hôpital, Alex est confronté tour à tour au clochard, à ses Drougs devenus policiers et à l'homme de la villa. Le bourreau est devenu victime et la violence s'est déplacée.

    - Le montage court le dispute aux plans séquences fixes. Souvent, les protagonistes déboulent du fond du décor, façon de mettre en valeur les volumes.

    - Orange mécaniqueimpose une heure de représentation de la violence, de sa jouissance et de son absurdité, filmée à l'exacte distance. Cette violence est "chaude" (l'instinct, l'énergie déployée, les sauts aériens dans l'affrontement avec le gang rival) ou "froide" (l'agression préparée du couple, les coups donnés par Alex qui chante a capella). Passée cette première partie, viennent la prison et la politique. Le rythme se calme, dans un ralentissement propice à la réflexion sur la violence et ses différentes formes, en attendant un nouveau déchaînement dont Alex sera cette fois la victime.

    - Comme tous les Kubrick, c'est un film-monde, une bulle autonome. Cette société n'est pas très éloignée mais ce n'est pas tout à fait la nôtre (aucun plan de rue réaliste avec figurants). Elle est à la fois futuriste et passée. Le film est-il vraiment une mise en garde ? Pas sûr. C'est en tout cas un constat, une vision politique claire et l'aboutissement d'une pensée pessimiste.

    1878110637.jpg

    - Le souvenir de la violence atténue dans la mémoire l'importance de l'humour noir, du grotesque, du masque. L'expressivité des visages est poussée jusqu'à la grimace et une étrange absurdité baigne quelques scènes.

    - On y voit tous les films suivants se coltinant le thème de la violence, les meilleurs comme les pires. Les traces les plus évidentes se retrouvent dans les recherches esthétiques de Gaspar Noé, dans l'inquiétude et le grotesque chez Lynch, et dans le regard froid de Haneke.

    - Film important, fort et clair, passage obligé de nos jeunesses cinéphiles, parmi les nombreux monuments Kubrickiens, celui-ci, en dehors du problème d'un vieillissement esthétique sans doute plus rapide que les autres, serait le chef-d'oeuvre imparfait (la partie centrale à la prison un peu plus faible), en comparaison duquel on préfère quatre ou cinq autres titres plus beaux, plus humains, plus tristes ou plus mystérieux.

    Photos : premiere.fr et dvdbeaver.com