Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Film - Page 108

  • A cause d'un assassinat

    (Alan J. Pakula / Etats-Unis / 1974)

    ■■■□

    128084892.jpgRéalisé entre Klute (1971) et Les hommes du président (1976), ensemble d'oeuvres qui forme a posteriori une fameuse trilogie paranoïaque, A cause d'un assassinat (The Parallax view) est un modèle de thriller politique. L'assassinat en question est celui d'un sénateur américain, abattu, d'après la version officielle, par un individu isolé. Pourtant, trois ans après les faits, Joe Frady, journaliste, s'inquiète de voir disparaître un a un tous les témoins de la scène. Son enquête périlleuse lui fait découvrir les agissements de la Parallax, entreprise recrutant déséquilibrés ou autres asociaux pour en faire les instruments d'assassinats politiques.

    Pour dérouler son récit, Pakula ne choisit pas une approche documentaire mais déploie une mise en scène froide, stylisée et elliptique. Si le personnage principal, interprété par Warren Beatty, sert bien de guide au spectateur, les données intimes ou psychologiques le concernant sont réduites au strict minimum. Frady est peu bavard et son passé, comme son statut au sein du journal, sont expédiés en deux ou trois dialogues avec son rédacteur en chef. Ce dernier est joué par Hume Cronyn, acteur portant sur lui les valeurs américaines établies par le cinéma classique des années 30 à 50. Pakula n'a donc nul besoin d'en rajouter sur l'éthique journalistique, il lui suffit de démarrer un panoramique sur le mur du bureau où s'affichent coupures, photos et distinctions rappelant l'âge d'or avant de le terminer en cadrant un corps sans vie.

    L'une des difficultés liées à ce genre de film est d'arriver à articuler de façon vraisemblable les multiples révélations parsemant la quête de la vérité. Ici, devant l'accumulation, Pakula décide de jouer sur les ellipses. Son récit est truffé de trous. Warren Beatty échappe de justesse à un attentat en sautant du bateau qui explose au large. Le plan suivant le montre au bureau du journal, frais comme un gardon. Ainsi, tout en gardant leur logique narrative, les séquences se succèdent en oubliant toute transition. L'effet visé n'est bien sûr pas de composer une suite de rebondissements révélant un héros intouchable, mais bien de mettre en péril la sensation de contrôle du temps et de la réalité (d'où la réflexion sur la paranoïa). Plus Frady et le spectateur s'approchent de la vérité, plus les repères s'estompent, plus le réel se dérobe. Plutôt, le réel se déshumanise, puisque les vingt dernières minutes, à la mise en scène extraordinaire, ne se contentent pas de boucler le récit, elles donnent aussi à voir l'écrasement ou la disparition de l'homme sous l'architecture. Le sentiment du complot est rendu physiquement par l'omniprésence des objets dans le cadre et par le gigantisme froid des décors. La figure humaine est réduite à rien : l'assassinat final est filmé de très haut et sans jamais se rapprocher de la victime, de l'instant du tir jusqu'à l'évacuation par les secours. Nous sommes donc ici plus près d'Antonioni que de James Bond. Comme plus tôt John Boorman qui, dans Le point de non-retour, injectait dans le polar les trouvailles narratives et visuelles de Resnais, Pakula se nourrissait alors brillamment des recherches du cinéma moderne européen. Cette réussite rappelle aussi que cette génération de cinéastes (et on pense aussi beaucoup au Coppola de Conversation secrète) se posait la même question que les frères Coen aujourd'hui : Est-il encore possible de raconter une histoire ?

  • Lucrèce Borgia

    (Abel Gance / France / 1935)

    ■■□□

    1156863844.jpgAh, le cinéma d'Abel Gance... Sa grandiloquence, son premier degré, ses interprètes qui écarquillent les yeux, ses arabesques... Pour exécuter la commande de Lucrèce Borgia, Gance n'a disposé ni des moyens financiers souhaités ni d'un scénario à son goût. Mais on se demande si le manque de conviction du cinéaste et l'absence de l'intensité habituelle ne sauvent pas ce petit film, pas très bon mais pas désagréable pour autant. Tout le sérieux mis dans J'accuse ! (1922) ou La dixième symphonie (1918) rend ces oeuvres difficilement supportables aujourd'hui (je ne connais pas ses deux films les plus célèbres : La roue (1922) et Napoléon(1927)). Si Lucrèce Borgia se laisse regarder, c'est notamment pour son aspect fantaisie historique qui s'oppose pourtant à la volonté de Gance de traiter cette intrigue à rebondissements mélodramatiques avec le plus grand respect possible envers la réalité. Nous suivons donc la famille Borgia en train de secouer la vie romaine de ce XVe siècle : le père (et pape) Alexandre VI observe sans trop sourciller César, son fils cadet qui, sous l'influence de Machiavel, fait assassiner son frère aîné et les amants et maris successifs de sa soeur Lucrèce, complote à tous les niveaux, se livre à des orgies et décide de conquérir toute l'Italie. Ainsi les péripéties s'enchaînent, assemblées avec du métier et parfois de l'invention dans le montage (devant ces meurtres qui s'accomplissent pendant que leurs commanditaires président des assemblées ou devant cette montée de la révolte populaire entremêlée à l'aide d'un son de cloche avec les réactions d'inquiétudes des membres de la famille réfugiés dans le palais, il serait un peu gonflé de parler du Parrain de Coppola mais bon...). La composition de certains plans lors des cérémonies autour du pape ou quelques beaux mouvements de caméra retiennent l'attention.

    C'est un euphémisme de dire que l'interprétation est appuyée au sein de ces tableaux vivants. Gabriel Gabrio, dans le rôle de César Borgia, nous apparaît d'abord comme une bête ânonnant quelques phrases lors d'une scène de beuverie, pour tenir finalement de temps en temps des discours beaucoup plus construits quand il le faut. De toute manière, nul effort n'est fourni pour tenter d'adapter le parlé des acteurs à l'époque évoquée. De la troupe (dans laquelle on croise brièvement Gaston Modot et Antonin Artaud), c'est bien Edwige Feuillère qui s'en sort le mieux, parvenant même à laisser passer sur la fin une esquisse d'émotion. Bon, arrêtons de tourner autour du pot, l'intérêt principal du film, c'est son érotisme, source, à l'époque, de scandale. Intéressant de voir aujourd'hui cette vision de la nudité au cinéma, franche et simple, qui disparaîtra, comme partout ailleurs, pendant plus de vingt ans. Les audaces d'alors se sont transformées depuis en charmantes images d'orgies où les corsages déchirés dévoilent les poitrines ou en observation coquine d'une sortie de bain où Edwige Feuillère laisse entrevoir toutes ses formes. C'est bien peu mais cela suffit à extirper l'oeuvre de l'oubli.

  • La patrouille perdue

    (John Ford / Etats-Unis / 1934)

    ■■■□

    3be2e20996c0d2c8eff8929a02b4c9a3.jpgA vrai dire, j'avais un peu peur de retrouver La patrouille perdue (The lost patrol), l'un de mes plus anciens souvenirs de cinéma et peut-être le premier John Ford que j'ai vu dans ma jeunesse. Mais la crainte fut vite balayée et 66 minutes plus tard (pas une de plus) tout fut dit et bien dit : l'absurdité de la guerre, la contagion de la folie, les liens d'amitié, la nostalgie des plaisirs de la paix. Avec une grande simplicité de mise en scène, Ford relate de manière très concise une série d'événements dramatiques à partir de sa situation de départ. Son groupe d'une demie-douzaine de soldats américains perdu dans un désert africain lors de la première guerre mondiale est assiégé par des tireurs arabes totalement invisibles. Même si ils sont nommés, ces derniers constituent ainsi une menace fantôme, irrationnelle. Ce choix de mise en scène éloigne toute morale douteuse. Les soupçons possibles de racisme sont d'ailleurs repoussés avec la discussion où l'un des soldats évoque la Polynésie et ses femmes magnifiques, dont la couleur "noiraude", comme le dit son camarade, ne le gêne absolument pas. En fait, pour être plus précis, les assaillants sont vus de loin et à la toute fin. Ils sont alors décimés à la mitrailleuse par le sergent, seul survivant du groupe. Ce geste pourrait paraître exagérément héroïque si il n'était singulièrement atténué par l'éclatement de ce rire, signant le paroxysme de la folie ambiante.

    Le symbole de cette folie, c'est surtout le personnage de pasteur illuminé interprété par Boris Karloff, qui mourra comme les autres, malgré son avancée hallucinée vers les dunes, portant sa croix tel Jésus. Ford insiste à plusieurs reprises sur l'absence de foi de certains des soldats, les plus sains d'esprit. Le cinéaste n'a pas son pareil pour nous attacher à ses personnages : il laisse passer la truculence de chacun puis la transforme au fur et à mesure, par petites touches, par des discussions menées très simplement, en profondeur humaniste. Mais ici, entre en jeu autre chose : chacun a droit à une scène touchante ou enlevée avant de se faire abattre d'un seul coup. Rarement, au sein de ce cinéma du classicisme hollywoodien, aura-t-on vu le couperet tomber aussi brutalement. Chaque événement porteur d'espoir est aussitôt annulé : les deux éclaireurs sont rendus mutilés par les Arabes deux jours après être partis, l'aviateur qui atterrit est aussitôt fauché par un tir... Dans cette oeuvre sombre et absurde, dénuée de patriotisme, on ne trouvera à peine qu'à redire sur la musique de Max Steiner, inventive mais trop envahissante.

  • Pusher III

    (Nicolas Winding Refn / Danemark / 2005)

    ■■■□

    ee28d006c6d1460d890d8c6cdd1f20a9.jpgDans Pusher III vient le tour de Milo, le serbe, qui tente de décrocher de l'usage de la drogue mais pas de son trafic. Aujourd'hui, il doit assurer le repas d'anniversaire de sa fille Milena tout en démêlant une sale histoire de cachets d'ecstasy envolés dans la nature et réclamés par ses associés albanais.

    Après l'enquête sur le monde des dealers et la tragédie familiale, on passe à l'auscultation d'un esprit qui vacille. Milo (Zlatko Buric impeccable) accapare l'image. Se faisant vieux, bousculé par la montée des nouvelles générations, au sein desquelles sa fille et son gendre prennent parfaitement leur place, il semble perdre pied au fur et à mesure qu'avance cette journée étourdissante. Car Nicolas Winding Refn resserre l'action sur quelques heures. Mais plutôt que de reservir une course pour la survie chronométrée, il brouille les repères temporels, multiplie les moments de flottement, entraîne jusqu'au vertige. L'énergie qui s'accumulait dans les deux premiers volets se décharge au final. Milo s'épuise et se vide. Sa dérive le mène vers un trou noir, là où l'on perd le sens commun, où l'on en arrive à nier le corps humain, réduit méticuleusement et mécaniquement à rien. Cette béance, c'est une longue séquence de boucherie, clinique et inéluctable, qui mettrait à mal l'estomac si il n'était pas préparé petit à petit, comme contaminé et pétrifié lui aussi dans ce néant.

    Dans ce troisième et dernier épisode, la caméra de Winding Refn est encore moins agitée. La musique se fait lancinante. Nulle trace de hard rock cette fois-ci, mais un fond, un bruit qui obsède, à la manière parfois des trouvailles de Badalamenti chez Lynch. Enfin, de ses trois héros aux destins suspendus, c'est Milo que le cinéaste quitte de la façon la plus aérée, la piscine vide en dessous de lui, le ciel bleu au-dessus. C'est pourtant celui auquel on donne le moins de chance de survie, celui qui paraît déjà mort.

    Ainsi se clôt la fameuse trilogie, description édifiante de quelques rouages d'un empire criminel tentaculaire et internationalisé. Nicolas Winding Refn n'a pas choisi de faire une saga à la Coppola, mais de développer trois branches distinctes d'un même arbre, en travaillant à chaque fois sur des problématiques et des rythmes différents. En ce sens, son oeuvre est assez proche de la trilogie de Lucas Belvaux, Un couple épatant / Cavale / Après la vie, et donne le même sentiment d'un résultat final encore supérieur à la somme des parties séparées, déjà remarquables en elles-mêmes. Ennemi du politiquement correct, maître de ses effets, grand libérateur d'énergie et sacré directeur d'acteur, forcément, ce jeune cinéaste a réalisé ou réalisera d'autres travaux dignes d'intérêt.

  • Pusher II

    (Nicolas Winding Refn / Danemark / 2004)

    ■■■□

    ef143317b3d05ad08d93a5eaaae8e682.jpgHuit ans après, Pusher II n'embraye pas directement sur la fin du premier volet. On ne repart pas avec Frank, qu'apparemment personne n'a revu, si l'on en croit une brève allusion dans une discussion, mais avec Tonny, son ancien partenaire qui sort tout juste de prison. Première surprise donc : Nicolas Winding Refn change de personnage principal. Mieux encore, il creuse un peu plus les psychologies, change de rythme et affine son style. Tonny refait donc surface et réintègre le garage de son père. Le fait d'être désintoxiqué ne l'empêche pas de sniffer à l'occasion et sa liberté surveillée ne le freine pas trop au moment de voler des voitures. Il est vrai que derrière la facade de respectabilité et la méfiance envers ce fils allumé, le père s'avère être un puissant mafieux, aux activités et réactions bien plus ignobles que celles de Tonny. Autre choc sur la route du retour à la vie "normale" : la découverte d'un fils, âgé de quelques mois à peine.

    Famille et filiation sont les thèmes principaux de Pusher II. Famille bien particulière où les mères sont plus ou moins prostituées et où les pères sont des trafiquants. Partant de ce contexte, il n'y a plus qu'à tirer les fils d'un beau scénario pour virer vers la tragédie. Ce changement de registre par rapport à la linéarité behavioriste de Pusher fait tout le prix du film. Plus imprévisible que ne l'était Frank, Tonny est aussi plus touchant, le plus souvent observateur des événements (le point de vue du film qui se confond avec celui du personnage semble plus rigoureusement tenu, témoin l'extraordinaire bréve scène de l'accident pendant le braquage chez BMW vue depuis l'autre côté de la rue). Mads Mikkelsen incarne remarquablement ce personnage, rendant parfaitement ses réactions craintives lors du deal qui commence à mal tourner et parvenant à rendre à la fois émouvantes et stressantes toutes ces scènes où on le voit s'approcher de son bébé. La fêlure est bien là, qui laisse passer peut-être une lueur d'espoir dans cet univers si sombre. Et plus que les gestes de violence qui éclatent sur la fin, dans le crescendo des dernières minutes, c'est un flottement ultime dans les intentions et finalement une fuite insensée qui laissent pantois.

    D'un volet à l'autre, Nicolas Winding Refn a gagné en force et en fluidité, dans une mise en scène toujours très mobile. Le travail sur la lumière et la plus grande maîtrise de la musique (surtout lors de la longue et incroyable séquence du mariage) achèvent de faire de Pusher II une belle réussite du genre.

  • Pusher

    (Nicolas Winding Refn / Danemark / 1996)

    ■■□□

    93a3eaae4b5859ebbf059028bd36226e.jpgPusher est le premier long-métrage de Nicolas Winding Refn. Il s'attache à décrire les magouilles de Frank, dealer de son état. Un gros approvisionnement en cocaïne ayant mal tourné et l'ayant conduit pour 24 heures chez les flics, notre homme se retrouve coincé, incapable de rendre à son fournisseur ni la came ni le fric promis. Commence pour lui un compte à rebours infernal où il doit courir partout récupérer de l'argent et gagner du temps, sous peine d'y laisser la peau. Winding Refn suit ainsi Frank dans la semaine où tout se joue pour lui, bornant son récit par des cartons annonçant chaque nouvelle journée. Pour sa mise en scène, il choisit la nervosité d'une caméra portée aux mouvements incessants. Aujourd'hui, cette forme paraît peu originale, mais il faut bien se rappeller que le film date de 1996, soit l'année précise où les Dardenne et Lars Von Trier mettent en place leur esthétique respective avec La promesse et Breaking the waves. Plus étrange est l'impression qui se dégage parfois, celle d'assister à une tentative de sitcom trash, une sorte de Plus destroy la vie (qui serait bien filmé, écrit et interprété), dans cette construction, dans ces scènes de rue sans moyens, dans l'utilisation de la musique essentiellement comme outil de transition d'une séquence à l'autre (une musique lourde, du hard au punk avec des touches de techno). Bien sûr, là aussi, pour cet aspect feuilleton télévisé, le décalage de 10 ans fausse la perspective et trahit quelque peu la singularité de départ.

    Dans la description de la criminalité, l'oeuvre ne se débarrasse jamais complètement du balancement habituel entre fascination et répulsion. Cependant, au contraire de ce que le générique laisserait penser par sa présentation stylisée de chacun des personnages, accompagné de son nom, le film ne mythifie pas. Il colle au plus près des sordides activités des dealers et montre toutes les bassesses dont ceux-ci sont capables. Trahisons en tous genres, vulgarité, humour douteux : difficile de s'attacher à Frank et à son pote Tonny. Il faut donc l'accumulation de ratages et toute la tension engendrée par cette course contre la montre pour nous accrocher. Ce parcours très linéaire est parfois répétitif, mais il est difficile de faire autrement dans ce cadre-là. Ce qui ressort très clairement en tout cas, c'est l'aspect pyramidal de cette société de la marge : celui qui doit du fric au boss va tout de suite réclamer le paiement d'une dette quelconque au petit drogué du coin. Evidemment, la violence est partout, quotidienne ou plus exceptionnelle comme celle exercée par les membres du clan serbe, rendus assez terrifiants par leurs apartés en langue incompréhensible et par le passé qu'ils peuvent véhiculer.

    La fuite stressée de Frank nous mène vers la dernière et plus belle séquence du film, apothéose finale qui ne résoud rien en offrant juste des pistes, entrevues par trois flashs mentaux tout droit sortis de la tête hébêtée du personnage immobile. Cette fin ouverte est volontaire et, sur le moment, sans prolongements. Après Pusher, qui se tailla un franc succès dans son pays, le cinéaste passe à autre chose, tourne deux autres films et subit une lourde perte financière. C'est donc l'obligation de se renflouer qui le pousse à revenir vers son succès initial et à en écrire deux suites afin d'en faire une "trilogie du crime". Rendez-vous donc ici même dans quelques heures après la vision des autres volets qui justifieront peut-être la grosse réputation de l'ensemble, chose que ne réussit que par intermittences la première partie.

  • La visite de la fanfare

    (Eran Kolirin / Israël / 2007)

    ■■■□

    380f54e5b72e2f9e4f9c36cfbf983e53.jpgSéance de rattrapage du film-surprise de la fin de l'année dernière. Un peu partout ont été salués, à juste titre, la finesse du traitement, la qualité de l'interprétation, l'humour pointilliste et la belle manière de dire beaucoup à partir de trois fois rien. L'éclatante réussite du premier film d'Eran Kolirin tient d'abord à la volonté de confronter non pas deux cultures, mais des solitudes. Aucune allusion politique directe n'est faîte. Ce ne sont que des histoires personnelles qui s'échangent.

    La fanfare de la police du Caire débarque par erreur dans un bled paumé d'Israël. Partant d'un tel postulat, évacuer tout discours sur le conflit israëlo-arabe est un exploit. Kolirin dit ne pas avoir voulu faire un film sur la paix car plus on en parle, plus il y a la guerre. Il faut donc repartir d'en bas : travailler l'humain, gagner une conscience après l'autre. On s'autorise donc la nostalgie d'une culture partagée des grands mélos du cinéma arabe, on façonne des personnages au gré de séquences savoureuses dont l'assemblage distille petit à petit une belle émotion. Exemplaire, la scène dans le parc entre Dina et le chef de la fanfare passe de l'impossibilité d'expliquer ce que l'on ressent à conduire l'orchestre à un flot descriptif sur le plaisir de la pêche puis à une confession émouvante, lâchée comme par mégarde. Séquence d'un charme fou, parmi d'autres, à l'image d'un film qui diffuse ainsi, à force de petites touches, sa belle musique jusqu'à un concert final qui n'a pas besoin de signer une apothéose émotionnelle mais qui se pose plutôt là comme une jolie virgule.

  • En avant jeunesse & Dans la chambre de Vanda

    (Pedro Costa / Portugal / 2006 & 2000)

    □□□□ / ■■■□

    66348b0a3331fb3fc472f442370cfbf5.jpgDepuis mercredi, ils sont venus, ils sont tous là. Bien alignés pour saluer le Grand Moderne. Ils ont vu le futur du cinéma et le font savoir. Place nette est donc faîte grâce à En avant jeunesse, "film vertical dont l'ascension vous plaque au sol", "portrait palpitant de vie" et "troublante expérience pour ceux qui croient encore au cinéma" (merci pour les autres...) (Azoury et Séguret dans Libération). Pedro Costa y "sculpte le verbe documentaire de manière littéraire" (Isabelle Régnier dans Le Monde), lui, le "peintre politique" et "seul cinéaste renaissant ayant existé" (Jean-Baptiste Morain dans feu-Les Inrockuptibles).  Voici donc enfin "l'un de ces rares films qui donnent la mesure de ce que peut le cinéma" (Cyril Neyrat dans les Cahiers). Au sein de ce concert, on se dit que Télérama aurait pu en rajouter dans l'extase car le compte rendu de cette "expérience à part" évoquée par Cécile Mury paraît presque mesuré. Peut-être vous direz-vous que cela n'a rien à voir, mais cette belle génuflexion collective me fait songer à la croisade menée ces derniers temps par le réseau Utopia contre les salles municipales, auxquelles est reproché le mélange art et essai et cinéma grand public. Et se concrétise ainsi tranquillement ce rêve sarkozyste d'une société du chacun chez soi...

    En avant jeunesse, comme les films précédents de Costa, nous donne à voir la vie misérable d'immigrés cap-verdiens installés à Lisbonne. Le cinéaste, par des plans séquences fixes et silencieux, filme le vide, dans l'attente de micro-événements, de récits personnels saillants ou d'un surgissement d'une vérité des corps. Mais rien n'arrive. Il ne reste que le dispositif et cette tentative de re-création du réel. Costa, avec ses acteurs non-professionnels, confronte fiction et documentaire pour n'aboutir qu'à du fabriqué dans un monde clos. On filme le banal et on attend... Pourquoi, dans une fiction, nous infliger ce néant ? Comment croire qu'il se suffit à lui-même et fait style ? Je regarde ces plans interminables en me disant : Je suis devant une oeuvre d'art,  Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'aaaarrrrrrhhhzzzzzzzzz... Bon, j'ai arrêté au bout d'1h15 (c'est à dire à la moitié du périple). Peut-être advient-il quelque chose ensuite, un gunfight ou une poursuite en 4x4, mais j'en doute. Radicalité, d'accord. Mais cette caractéristique seule n'a jamais suffit à faire un grand film. Si Kiarostami ne sors pas de la voiture de Ten, il fait voir la vie derrière les vitres et cisèle les conversations des passagers. Si Van Sant étire à l'infini les balades des ados d'Elephant, il s'arrange pour en tirer la plus grande musicalité possible. Si Jia Zangke s'enivre de plans-séquences pour décrire le quotidien dans Unknown pleasures, il place à chaque fois un geste ou une parole inattendus qui relance l'intérêt. Si Haneke plante sa caméra immobile dans la rue de Caché, c'est pour nous forcer à déchiffrer toute la surface de l'image. Si Hou Hsiao-hsien filme si longuement les Fleurs de Shanghai, c'est pour nous envelopper par ses mouvements délicats et sa lumière. Costa, lui, avec En avant jeunesse, fait un cinéma autiste. La seule bonne nouvelle de son film est que Vanda est toujours en vie, même si elle tousse toujours autant.

    Car on connaît cette femme, figure centrale du long-métrage que Costa tourna en 2000, Dans la chambre de Vanda, sur le Barrio de Fontainhas, quartier de Lisbonne. Un long-métrage documentaire. Et ça change tout. Si stylisé soit-il, le cadre capte ici bel et bien la vie. Le choc est réel car le dispositif rigoureux met en valeur ce qui existe au lieu de faire naître de rien on ne sait quelle grâce. Se penchant lui aussi sur la transformation d'un quartier populaire, le film se révèle un double en négatif du beau documentaire de José Luis Guerin, En construction, tourné lui à Barcelone. Car chez Costa, on ne voit que la destruction par les pelleteuses de maisons insalubres, dans un labyrinthe de ruelles. La dégradation des habitats va de pair avec celle des corps. S'attachant à Vanda, sa famille et quelques autres, le cinéaste montre frontalement la misère et la drogue, ne nous épargnant ni les injections, ni les vomis. Impossible cependant de parler de complaisance. Si l'esthétisme de l'image, le rapport du filmeur aux malades et aux drogués ou la légère dramatisation de quelques plans et dialogues, questionnent logiquement, l'adhésion au projet est nette, grâce à la distance réfléchie de la caméra et la répétition butée mais justifiée des scènes de défonce. La longueur (3 h) ne gêne pas, rendant compte de la spirale destructrice à l'oeuvre. Costa nous met le nez dans la misère la plus noire, la plus inimaginable, et oui, ici, fait un acte politique clair. A l'opposé du vide d'En avant jeunesse, il y a l'absurde affreux, les récits à écouter, les corps résistant au cadre fixe, la vie de Dans la chambre de Vanda.

  • Fantôme

    (Friedrich Wilhelm Murnau / Allemagne / 1922)

    ■■□□

    9779bdd6014320228ed927f6bd2cd28f.jpgIl y a bien longtemps, il me semble avoir lu dans un vieux numéro de feu-Les Inrockuptibles une phrase du genre : "Murnau est le seul cinéaste à n'avoir réalisé que des chefs d'oeuvres". Si ce type de propos peut faire son petit effet auprès d'apprentis cinéphiles, il ne reflète en rien la réalité. Il existe bel et bien des "petits" Murnau. Une donnée simple invalide déjà ce jugement péremptoire : sur les 21 titres signés par Murnau, 8 sont considérés comme perdus, soit la majorité de ceux précédants Nosferatu (1921), auxquels s'ajoutent L'expulsion (1923) et Four devils (1928), l'un des 4 films américains de l'auteur (chose amusante : sur imdb, toutes ces pièces manquantes ont tout de même reçu chacune au moins une vingtaine de notes, sûrement venant de cinéphiles ayant prit leurs rêves pour des réalités). De l'aveu même d'un des responsables de la Fondation Murnau, interrogé en 2004 par Positif, il ne faut d'ailleurs pas trop espérer tomber un jour sur un trésor enfoui, le cinéaste semblant avoir réalisé à ses débuts des oeuvres tout à fait conventionnelles.

    A côté des grands classiques, parmi les films méconnus et récemment restaurés, La découverte d'un secret (1921) avait bénéficié d'une diffusion sur Arte, il y a de cela plusieurs mois. J'avoue ne pas en avoir retenu grand-chose. Fantôme (Phantom) a un peu le même statut mineur mais s'avère beaucoup plus intéressant. Sortie à la suite de La terre qui flambe et de Nosferatu, il n'a certes pas la grandeur de ses deux immédiats prédécesseurs, ayant un peu de mal à faire oublier sa longueur et son aspect "bavard". C'est peut-être le prix à payer pour un scénario complexe (adaptation de Thea von Harbou), moins pour son déroulement que pour le nombre élevé de protagonistes, soit une bonne dizaine, tous très importants. Des transitions remarquables permettent les échanges et les passages d'un groupe à l'autre, tissant ainsi un réseau serré (voir la belle séquence du dancing, où le héros tombe par hasard sur sa soeur).

    L'histoire de ce Lorenz Lubota, écrivain amateur rendu à moitié fou par un coup de foudre dont il ne pourra jamais profiter, nous est racontée par lui-même s'imposant comme thérapie d'écrire un livre sur ses malheurs. Personnage aussi énervant que fascinant, Lorenz semble vivre dans un autre monde que son entourage (on le voit plongé dans ses lectures dans le misérable appartement familial). Aveugle devant tous les pièges tendus vers lui, il n'a pas le caractère du pigeon classique, bête ou crédule. Il fantasme sa vie. Cela donne des séquences étonnantes, où l'on pressent qu'il va se ridiculiser totalement ou passer pour un fou, en ne se rendant jamais compte qu'il agit à l'encontre de toute logique. L'acteur, Alfred Abel, a la quarantaine bien tassée, ce qui produit un effet étrange lorsqu'on le voit courir après les jeunes femmes ou côtoyer un frère et une soeur bien plus jeunes que lui. De même, sa sortie de prison, suppose-t-on, des années après, le montre inchangé. Tout cela s'accepte quand on a bien à l'esprit que nous sommes face à un récit déroulé par Lorenz, comme un rêve. Il est alors logique qu'il se projette en lui-même, gardant son âge.

    Ce subtil décalage, ce sentiment de cauchemar, Murnau le fait naître avec finesse, utilisant très peu les figures habituelles de l'expressionnisme, tendant plutôt vers un grand réalisme des décors et des attitudes. Une lumière somptueuse, tant pour éclairer les intérieurs que les rues, retrouve ses éclats dans une copie restaurée parfaite. La précision technique (profondeur de champ, mouvements de caméra ou montage) du cinéaste est ici, une nouvelle fois, marquante.

    Une source d'information sur les films perdus de Murnau : Encinémathèque

  • La saveur de la pastèque

    (Tsai Ming-liang / Taiwan / 2005)

    ■■■□

    Diffusion sur Arte, demain soir (Mercredi) à 22h55.

    6614dad9b0283309fbe3e85810dac3d9.jpgLégèrement en retrait avec ses précédents longs-métrages (Et la-bas quelle heure est-il ?, 2001 et Goodbye Dragon Inn, 2003), Tsai Ming-liang revenait au top avec cette Saveur de la pastèque, quasiment du calibre de ses grandes réussites des années 90. Comme dans The hole (1998), le réel y est troué par des séquences de comédie musicale, dans un rapport moins évident mais avec un art des transitions intact (la plus belle voit ainsi la chanson de la femme-araignée raccorder sur Lee Kang-sheng allongé sur la "toile" du filet de protection de l'escalier). Et à nouveau, une histoire d'amour y est rendue bouleversante par son impossible épanouissement physique.

    Cette fois-ci, Tsai fait de son personnage principal un acteur porno (Lee Kang-sheng, donc, acteur de tous les films du réalisateur depuis leurs débuts communs en 92 : encore plus fort que Truffaut/Léaud). La saveur de la pastèque permet donc au cinéaste d'aborder à son tour frontalement le problème de la représentation du sexe, sujet autour duquel il tournait souvent auparavant. De ce point de vue, cela commence d'ailleurs très fort. Après le plan-séquence initial, une scène de cunnilingus par pastèque interposée provoque un trouble certain par le mélange de crudité et de distance qui se dégage des images. L'entre-jambes de l'actrice cachée et le report des gestes obscènes sur le fruit, nous donnent l'illusion de finalement ne voir que ça : le sexe féminin. Ainsi se déroulera le film jusqu'à une fameuse séquence finale, dérangeante et ouverte à bien des interprétations. Rudesse, tristesse, malaise, mais beauté aussi (voire une lueur d'espoir) accompagnent ces derniers plans sur les visages en plein orgasme ou sidérés.

    Gardant l'esthétique radicale des longs plans muets et très composés, le film s'éloigne de l'allégorisme trop rigide à l'oeuvre dans Goodbye Dragon Inn. Ici, les pistes de réflexions se font plus complexes, la trame narrative plus solide. L'incroyable ton burlesque de Tsai Ming-liang est aussi de retour, par exemple lorsque des crabes se débattent dans la cuisine. Les acteurs-têtes brûlées se jettent à corps perdus dans cette histoire (Lee Kang-sheng en tête, qui vieillit, ce qui veut dire que nous aussi...). Une scène magnifique sur un portique laisse entendre la seule phrase que l'héroïne dira à son "amoureux" : cette question ("Tu vends toujours des montres ?") qui fait alors remonter en nous tout le cinéma passé du grand Tsai.