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Film - Page 108

  • Les poupées du diable & Les chasses du comte Zaroff

    (Tod Browning / Etats-Unis / 1936 & Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel / Etats-Unis / 1932)

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    3d34d3ccf8b7b8af27328afbaa1e5055.jpgAvant-dernier film de l'auteur de Freaks, Les poupées du diable (The devil-doll) est un ouvrage relativement mineur dans la belle carrière de Tod Browning. Lionel Barrymore y incarne Paul Lavond, ancien banquier ayant été accusé à tort de meurtre, suite à un complot organisé par trois de ses associés. Évadé du bagne en compagnie d'un scientifique, il trouve le moyen d'accomplir sa vengeance en s'appropriant la découverte de ce dernier : la possibilité de transformer tout être vivant en petite créature obéissante de la taille d'une poupée.

    Barrymore, pendant la majorité du film, endosse un déguisement de vieille dame afin de cacher son identité. L'acteur, aussi bon soit-il, n'ayant pas le génie transformiste d'un Lon Chaney, l'effet est parfois tiré par les cheveux de la perruque. Une réelle étrangeté, cependant, naît de ces moments où Lavond retrouve sa voix normale pour converser avec sa mère aveugle ou son assistante, tout en gardant son accoutrement. Dans le spectre large du genre fantastique, les histoires basées sur des expériences plus ou moins insolites ne sont pas les plus faciles à mener. Plus à l'aise sur d'autres terrains, celui de la magie et son dévoilement par exemple, Browning ne réussit pas vraiment les scènes de laboratoire et le jeu surligné des partenaires de Barrymore n'arrange pas les choses. Il faut quelque temps avant de s'habituer à voir évoluer les êtres miniaturisés, mais les effets spéciaux sont remarquables, à base de transparences et de changements d'échelle des décors. A ce titre, la plus belle séquence du film, tout à fait bluffante, nous montre l'une des "poupées" de Lavond s'activer dans la chambre à coucher du deuxième banquier, endormi, dans le but de voler des bijoux et de venir le piquer avec une épingle empoisonnée. Une poésie certaine se dégage de ces plans où une pin-up liliputienne escalade une commode.

    L'histoire se déroulant à Paris, Lavond croisera sa fille adorée en haut de la Tour Eiffel (là où, lorsque nous regardons vers le bas, justement, les gens nous apparaissent miniaturisés). Browning termine sur cette note mélodramatique, teintant le happy end d'une douce mélancolie. On retrouve ainsi quantité d'éléments de son petit monde : la relation père-fille, le thème de la vengeance, le goût du subterfuge... Tout cela donc sur un mode mineur en comparaison de l'extraordinaire série de mélodrames tordus de la fin du muet, tournés avec Lon Chaney, de Freaks, de Dracula ou de la méconnue Marque du vampire avec Lugosi.

    16ea41a9ddc2267d833a1c819fcc66c5.jpgJe saisis l'occasion de la vision de ce film de Browning pour évoquer un classique du genre : Les chasses du comte Zaroff (The most dangerous game). Zaroff est un aristocrate russe, installé sur une île déserte des Caraïbes. Son jeu favori est de recueillir des naufragés pour s'en servir de gibier lors de chasses à l'homme organisées avec ses domestiques et ses chiens. C'est ce qu'apprend à ses dépens Bob Rainsford, célèbre chasseur de fauves et seul survivant du dernier naufrage provoqué par Zaroff. Aux côtés des Frankenstein et autres Dracula, voici l'un des prototypes participant de l'établissement, dans les années 30, des figures et des formes propres au cinéma d'horreur.

    Après une introduction longuette et bavarde sur le yacht de Rainsford, le film suit son cheminement parfaitement linéaire, faisant monter irrémédiablement la pression : naufrage / arrivée au château / soupçons et inquiétudes / découverte du secret / chasse / dénouement. Le tout est resserré sur peu de séquences, le métrage ne durant qu'une petite heure. Cette brièveté le sert beaucoup, évitant toute baisse de rythme. Les fioritures et les déplacements d'intérêts sont éliminés (pas d'histoire d'amour entre l'homme et la femme fugitifs, juste l'envie de survivre). Leslie Banks roule avec délectation les "r" et les yeux, dans le rôle du comte Zaroff. Joel McCrea tient solidement celui de Bob. Fay Wray se prépare pour King Kong (réalisé à peu près au même moment, par une équipe en partie identique) : en criant et en finissant en lambeaux. Il faut noter toutefois qu'elle ne se limite pas au statut d'icône érotique. Les scènes au château, lors de sa rencontre avec le héros, révèlent une bonne actrice, au jeu très fin.

    La partie réservée à la chasse est remarquable, notamment par le réalisme des réactions, et la lutte finale est tout à fait crédible. L'emploi des décors, les brusques recadrages ou ces plans brillamment composés sur la profondeur de champ (Zaroff au piano et sa victime qui réapparaît dans son dos), provoquent un plaisir visuel constant. L'oeuvre s'avère à la hauteur de sa réputation et sa pérennité a été prouvée entre autres par son évocation, non négligeable, parmi les nombreuses (fausses) pistes étalées le long du récent Zodiac de David Fincher.

  • Dr Jekyll et Mr Hyde

    (Rouben Mamoulian / Etats-Unis / 1931 & Victor Fleming / Etats-Unis / 1941)

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    Dans le Londres du XIXe siècle, un jeune médecin, Henry Jekyll, fait sensation avec sa théorie de la séparation de la double identité existant en chaque homme, la bonne et la mauvaise. Attiré par Ivy, une prostituée, et exaspéré par l'attitude de la famille de sa fiancée Muriel, qui repousse inlassablement leur mariage, il décide d'expérimenter sur lui-même l'effet que produit une potion destinée à libérer les pulsions pour quelques heures. Prenant alors une apparence quasi-monstrueuse, celle d'un homme qu'il nomme Mr Hyde, il prend possession de Ivy et la harcèle régulièrement. Le retour de voyage de Muriel semble remettre Jekyll dans le droit chemin, mais sa transformation se réalise tout à coup sans même avoir pris de potion. De plus en plus torturé par sa condition, Jekyll devient meurtrier et est abattu par la police.

    cea54b8bf3d63bd63ae8d45ef5a2fa83.jpgLe film de Mamoulian, qui n'est pas la première version cinématographique du roman de Stevenson (au moins deux adaptations avaient déjà été faîtes auparavant), date de 1931, soit avant le code Hays, établi en 1930 mais appliqué 4 ans après. L'oeuvre est donc ouvertement érotique. L'aguicheuse Myriam Hopkins, dans le rôle de Ivy, peut s'en donner à coeur joie : quand Jekyll la raccompagne jusqu'à sa chambre après l'avoir sauvée d'une agression dans la rue, elle finit nue sous les draps et laisse tomber sa jambe, qui se balance le long du lit. Ce mouvement de pendule, restant en surimpression sur le plan suivant de promenade, obsède incidemment Jekyll, qui tente de ne rien laisser paraître de son trouble face à son ami le Dr Lanyon. La volonté toujours ré-affirmée du héros d'avancer la date du mariage avec Muriel résonne comme une évidence : il veut coucher avec elle le plus tôt possible. C'est bien l'empêchement de ce désir qui provoque ses transformations et ses retours vers la prostituée. Une date d'union enfin fixée, et Jekyll se retrouve soulagé, pensant pouvoir mieux lutter contre ses démons intérieurs.

    L'opposition Jekyll/Hyde, est ici très marquée. Frederic March, interprète du rôle dans cette version, porte un maquillage simiesque. Si le début du film peut paraître verbeux, il ne fait que mieux ressortir la brutalité des propos que tient Hyde plus tard. Sa grande violence, son animalité en deviennent fascinantes. Hyde meure car on l'abat comme un singe trop dangereux. Mamoulian multiplie les trouvailles visuelles et tient à garder la belle esthétique des derniers muets : ombres expressionnistes, plans métaphoriques comme celui de la marmite au feu qui déborde quand Jekyll est à bout. La fameuse séquence d'introduction en caméra subjective donnant la vision du docteur jusque devant son miroir n'est pas gratuite. Elle permet de créer plus tard l'angoisse, quand Mamoulian semble reprendre le procédé, faisant croire à un moment de voyeurisme envers Muriel, depuis le jardin. Il naît peut-être ici cet effet de caméra subjective, synonyme de danger qui rôde, figure artistique reprise tant de fois par le cinéma d'épouvante.

    85475db2b392a0b3a5723bca585c8d79.jpgVue à la suite, la version de Victor Fleming en ressort bien affadie. Le film est pourtant plus réputé, essentiellement grâce à la présence au générique de Spencer Tracy et de Ingrid Bergman. La réflexion se veut plus subtile et les transformations physiques plus réalistes et moins spectaculaires. On y perd toutefois beaucoup en force. L'érotisme est réduit au minimum, Bergman/Ivy n'étant plus prostituée mais serveuse de bar. Tracy est plus sobre que March mais moins intéressant, trop sympathique et profondément bon. Ses accès de folie semblent passer pour des accidents et ne pas appartenir à sa personnalité propre. Jamais attiré par le mal, ses motivations sont alors bien floues. Hyde n'est plus un animal mais est proche de ces personnages de maris harcelant leurs femmes jusqu'à la folie dans les mélodrames criminels, très courants à l'époque, de type Gaslight ou Rebecca. Le remake est fidèle à la version précédente, reprenant parfois des plans exacts.

    D'autres adaptations suivront bien sûr, dont le fameux détournement (caméra subjective comprise) de Jerry Lewis, Dr Jerry et Mr Love. J'ai un bon souvenir du Mary Reilly de Frears, et je rêve de découvrir un jour l'intriguant Dr Jekyll et Sister Hyde de Roy Ward Baker (1971), fleuron de la compagnie britannique Hammer.

  • Enfermés dehors

    (Albert Dupontel / France / 2006)

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    a34d9c26a8f34e4089ae1c93abd3d453.jpgPour certains, Dupontel cinéaste c'est, sur le fond, l'anti-conformisme, la rébellion, la trash attitude, et dans la forme, un délire visuel sous le patronage de Terry Gilliam. Voilà pour la légende. Ne connaissant ni Bernie, ni Le créateur, j'ai découvert dernièrement Enfermés dehors et j'ai pu ainsi me faire une idée du phénomène. Quel résultat pour cet histoire de SDF qui enfile par hasard un uniforme de policier ? Une idéologie simpliste, les signes banals de la révolte contre l'ordre établi et au final, un message des plus consensuels. La charge contre la police est soit trop légère et attendue pour une oeuvre de combat, soit trop superficielle pour atteindre à la réflexion. Le port de l'uniforme donne l'impression d'accéder au pouvoir et à la puissance, donc le cinéaste utilise un effet de zoom violent sur son personnage transformé et plutôt trois fois qu'une, pour bien nous faire comprendre. L'appel fait à Noir Désir (groupe remarquable, mais là n'est pas la question) pour la bande-son est une autre preuve de la "subtilité" de l'ensemble. Le retournement d'une situation habituelle (le flic prend ici la défense des faibles voleurs) ne produit que du conformisme et du bien-pensant ironique. Et tout cela ne s'arrange pas avec la leçon donnée au PDG corrompu, prise de position très courageuse. Ne pas oublier aussi que la société de consommation, elle nous bouffe. Il y aura donc une séquence idiote avec des panneaux publicitaires qui s'animent. Les gags visuels ne sont pas, il est vrai, tous aussi malheureux et on est vraiment peiné de voir échouer cette tentative de dynamisation du cinéma comique à la française. Dans le genre, on pense parfois, à regrets, à la grande comédie italienne des années 70, là où les personnages étaient mille fois plus travaillés et où les scénarios ne se terminaient pas de façon aussi cul-cul avec la famille reconstituée. Le PDG a pris conscience, les SDF ont mangé, le néo-flic a sauvé la petite fille. Et malgré tout ça, on a donné l'impression d'avoir donné un grand coup de pied dans le système et dans le cinéma français. Chapeau...

  • La graine et le mulet

    (Abdellatif Kechiche / France / 2007)

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    Employé sur les chantiers navals du port de Sète, Slimane, la soixantaine, se retrouve licencié. Séparé de sa femme, avec qui il garde contact, ainsi qu'avec ses enfants, il vit auprès d'une patronne d'hôtel et de sa fille, Rym. Aidé par cette dernière, il entreprend de transformer un vieux bateau en restaurant. Comme L'esquive, La graine et le mulet est un film sur la parole. Kechiche en aborde tous les aspects, en débusque les usages et les contraintes. La diversité des formes qu'elle prend, il la met en scène en une suite de moments symptomatiques. La parole passe par les invectives, les confidences, donne des informations ou les cache. D'une façon plus large, elle s'inscrit d'abord dans les rapports de travail, puis se déploie en famille, plus libre mais occultant toujours certaines choses comme le film nous l'apprendra plus avant. La parole se fait ensuite administrative avant de revenir dans le cadre de l'intime. Mais nous ne sommes pas dans un cours ou devant un catalogue. Kechiche procède ainsi, faisant confiance à la longueur de ses séquences pour ne plus avoir à y revenir ensuite, notamment en ce qui concerne les réflexions sur la situation sociale, posée une bonne fois pour toutes. Habilement, le problème de la langue française ou arabe ne revient pas dans la partie "administrative" mais est évoqué avec humour lors de la scène du repas en famille (et dans le sens du Français qui parle mal l'arabe). En plus des différentes formes que prend la parole, Kechiche nous parle de son utilisation, nous montre comment chacun s'adapte à son interlocuteur, en fonction du message (le moment le plus clair à ce propos est celui où la soeur et le frère interrompent leur dispute dans l'escalier au passage de la voisine).

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    Tous ces mots ne sont pas désincarnés. Ils sont portés par des corps (la fin du film nous le rappellera, et de quelle manière...) et donnent naissance à des personnages singuliers. Dès la première scène où apparaît Slimane, à sa façon de se tenir et sa façon de répondre avec un temps de silence fatigué, nous savons que notre attachement à cet homme aussi tenace qu'ombrageux sera sans faille. Slimane laisse parler les gens. "Laisse-les dire", répète-t-il à Rym. "Faut parler, un peu, hein !" répond-elle. Rym est l'autre tourbillon émotif du film. Sa discussion enflammée avec sa mère, provoquant des larmes discrètes, le visage tourné vers la fenêtre, vers l'extérieur où tout est en train de se jouer, atteint des sommets. Et l'on ne dit rien du final. Hafsia Herzi n'est pas une révélation, c'est un miracle. Deux ou trois ans après la Sarah Forrestier de L'esquive, pour le prochain César de la révélation féminine, les jeux sont déjà faits (quoiqu'on ne sait jamais avec eux).

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    Kechiche avance par blocs, libère le naturel par son travail sur la durée. Depuis longtemps nous n'avions pas vu un cinéaste français prendre à bras le corps cette question et la résoudre avec autant de maîtrise, évitant tout ennui en s'accrochant pourtant au plus quotidien. Cette parole incessante, ce sont des flots qui nous brassent sans arrêt et qui nous entraînent vers un lyrisme inespéré. Pris dans les vagues : la même sensation qu'à l'écoute des longs morceaux de Sonic Youth, où les moments de calme sont d'autant plus beaux qu'on les sait coincés entre deux tempêtes électriques. Ici aussi, le flot des mots ne s'apaise que pour mieux repartir. Une crise de nerfs et de larmes inouïe nous provoque : veut-on l'arrêter nous aussi ou la laisser continuer, tellement ce spectacle à vif est prenant. Ainsi, à un certain point, la parole se fait uniquement émotive, libérée des contraintes, et fait naître les vérités, aussi terribles soit-elles, parfois. Passé ce pic émotionnel, que reste-t-il à faire ? A se taire pendant 20 minutes, jusqu'à la fin, à étirer des séquences où il n'y a plus que le corps qui parle, qui transpire, qui souffle, à lier deux personnages par le mouvement, à s'épuiser en rondes... Et nous nous demandons alors où l'on va, sans vraiment chercher à savoir si tout se passera comme convenu. Où nous mènera ce vertige, sinon vers le noir de la nuit, le noir de la chevelure de Rym ?

    Si je termine en cédant moi aussi à la tentation de placer les noms de Cassavetes et de Pialat, dans leurs plus grands moments, c'est seulement pour dire à quel niveau Abdellatif Kechiche s'est hissé avec La graine et le mulet.

    Photos : Allocine

  • Le chevalier sans armure

    (Jacques Feyder / Grande-Bretagne / 1937)

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    51bb6a449e88a4ffd6c3d3cb93f62ffe.jpgEn 1913, un journaliste anglais, correspondant en Russie, est menacé d'expulsion par le régime tsariste, se fait embaucher par l'Intelligence Service afin d'infiltrer les mouvements révolutionnaires, est déporté en Sibérie à la suite d'un attentat dont il n'est pas l'auteur, est libéré par la Révolution de 1917, devient adjoint d'un commissaire du peuple, sauve de la fusillade une comtesse et l'entraîne dans un périple au coeur de la guerre civile. Et là, les péripéties commencent vraiment...

    Aussi rocambolesque que soit cette trame, cette première partie du Chevalier sans armure (Knight without armor) s'avère assez remarquable. Feyder croise habilement les trajectoires du journaliste (Robert Donat) et de la comtesse Vladinoff (Marlene Dietrich, quand même), avant qu'ils ne se rencontrent réellement : inconnus dans la foule de l'hippodrome londonien, se frôlant sans se remarquer dans un couloir de wagon ou embarqués dans deux trains aux destinations opposées. Les moyens importants dont a pu profiter le cinéaste français lui permettent de passer sans heurts des scènes extérieures mouvementées aux décors intérieurs travaillés. La mise en scène est fluide et prolonge les expériences du muet dans les éclairages et les travellings.

    Le basculement vers la romance ballottée par les événements affaiblit l'ensemble. Surtout, ce qui pouvait passer au départ pour une vision d'ensemble dépassionnée de la guerre civile russe, pointant l'absolutisme du pouvoir tsariste autant que les excès révolutionnaires, se révèle au bout du compte une désagréable entreprise pour renvoyer les deux camps dos à dos. Le choix de montrer une exécution à la mitrailleuse par les Rouges, cinq minutes après celle effectuée par les Blancs, avec exactement le même cadrage, ne laisse pas le moindre doute là dessus. L'observation d'un pays en plein chaos, entre exodes, trains bondés et camps de prisonniers, est loin d'être ridicule, mais le seul personnage lucide est anglais et son amoureuse est si peu russe (comment la croire quand elle dit que "cette forêt c'est chez elle", quand on l'a vue si à l'aise au sein de la haute société britannique). L'impression se fait de plus en plus gênante, redoublée qu'elle est par le détachement affiché par les tourtereaux et par la facilité de leurs multiples évasions. Dietrich trouve le moyen de se baigner dans un lac en plein hiver russe, Donat se tire de toutes les situations sans tirer un coup de feu et l'American Red Cross permet à ce beau monde de sortir de l'enfer. La fin de ce mélo historique est aussi pénible que son début était soigné.

  • Paranoid Park

    (Gus Van Sant / Etats-Unis / 2007)

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    Après Gerry, Elephant et Last days, un très grand film, pour souffler un peu.

    Faut-il d'abord s'excuser d'aimer Gus Van Sant ? Faut-il s'excuser de penser que oui, effectivement, ce virage pris par l'américain il y a 5 ou 6 ans est à l'origine de la série de films la plus fascinante que j'ai vu ces dernières années ? Faut-il préciser que je me fous du culte qu'une certaine critique lui voue ? Faut-il asséner : "Non, je ne suis pas une groupie aveugle, je ne suis pas un fan enamouré" ? Faut-il dire que je ne lis plus Les Inrockuptibles depuis plus de dix ans ? Pour moi, Van Sant vient de faire deux films remarquables (Gerry et Last days) et deux films bouleversants (Elephant et Paranoid Park). Dernièrement, aucun autre cinéaste ne m'a touché autant.

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    Cette fois-ci, nous suivons donc Alex, lycéen adepte du skateboard. Un soir, sur une voie ferrée longeant le Paranoid Park, lieu de retrouvailles pour les meilleurs skaters du coin, Alex tue accidentellement un veilleur de nuit. En fait, nous ne suivons pas Alex, nous sommes ballottés au rythme de ses divagations. Collant ainsi à sa vision des choses, pendant longtemps, le film tourne autour du pot comme Alex rechigne à nommer ou visualiser ce qui s'est passé. Le récit avance par bribes, par chevauchement, par allers-retours. Des dialogues reviennent. La chronologie est bousculée. Les jeunes gens d'Elephant tournaient en rond dans les couloirs de leur lycée; ici c'est toute la narration qui tourne et qui se rapproche de plus en plus de ce qui doit bien, au bout d'un moment, être représenté. Bien que le temps soit élastique, il y a donc tout de même un avant et un après, pour nous, exactement comme pour Alex (et si il l'oublie, la photo du corps que lui tend l'inspecteur le lui rappelle).

    Comme dans Elephant, la sensation de flottement est continue. La variété d'utilisation des ralentis (leurs compositions et leurs effets), l'extraordinaire travail sur le son, la beauté du cadre et de la lumière (Christopher Doyle piqué à Wong Kar-wai), tout cela donne à nouveau vie à une oeuvre qui n'est que sensations. Van Sant filme les parents de dos ou dans le flou de l'arrière plan et brise la narration par de purs moments esthétiques : cette scène de douche ou ces plans de skaters dans les rues (le premier qui parle de clip vidéos prend la porte !). La dernière fois que j'ai eu l'impression d'être à ce point dans la tête de quelqu'un, c'était, par des moyens bien différents, dans Keane, le formidable film de Lodge Kerrigan.

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    Ne pas chercher de message, encore moins de causes, il n'y a que des signes. L'effroi qu'éprouve Alex (et l'oubliera-t-on jamais cette scène choc, autant pour cette moitié de corps que pour ce regard indéchiffrable et sidéré lancé par l'adolescent ?), cet effroi débouche plus sur du trouble que sur de la culpabilité bien lisible. Gus Van Sant est avec ces personnages, à leurs basques, à leurs côtés. Il les magnifie parfois. Mais le monde est tellement difficile à appréhender, l'horreur et la violence tellement difficile à expliquer, que l'on peut juste attendre que cela passe en regardant ces corps se mouvoir avec grâce. Ce cinéma participe d'une fascination envers l'adolescence comme celui de Larry Clark ou d'autres films tels Virgin suicides ou Ghost world.

    Et il y aurait encore à écrire sur les non-dits (le dialogue avorté à propos de l'Irak), les ouvertures laissées au spectateur, le rôle de l'écriture, le sublime personnage de l'amie d'Alex (qui lui propose de coucher sur le papier ce qu'il ne peut pas exprimer autrement), la musique (et un hommage discret à pleurer au regretté Elliott Smith)... Sans doute faudra-t-il que Van Sant passe bientôt à autre chose. Pour l'instant, il réalise parfaitement mon désir de cinéma : celui d'un voyage à l'intérieur, d'une grande beauté visuelle.

    PS : Arrivant plusieurs semaines après la bataille, je vous invite à lire d'autres points de vues, sur Matière focale, chez le Dr Orlof, chez Dasola et sur Sounds of the Foehn. Et un beau collage de Joachim.

    Photos : Allocine

  • Nous, les vivants

    (Roy Andersson / Suède / 2007)

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    52f6c819b791694cd7b315687b2983f8.jpgSept ans après Chansons du deuxième étage, Roy Andersson, revient avec Nous, les vivants (Du levande), en reprenant la même esthétique radicale. Ces scènes de la vie citadine se présentent en une succession de tableaux ironiques, indépendants les uns des autres mais baignés par la même lumière mortifère. La palette de couleurs ne se décline que du vert kaki à l'ocre, quand le brouillard n'envahit pas toute cette ville à l'ambiance sonore portuaire. Des personnages, presque toujours tristes, presque toujours vieux (joués par des non professionnels, pour la majorité d'entre eux) se succèdent. Les teints sont ostensiblement blafards, les costumes sont uniformément gris, les postures immobiles. Avec ses plans séquences et sa caméra fixe, Andersson joue sur l'ennui et s'arrange toujours pour déclencher à un moment donné un micro-événement dans le cadre. L'humour se fait décalé, inattendu, après plusieurs secondes où le cinéaste laisse à l'oeil du spectateur le soin de scruter le décor (Andersson serait de ce point de vue une sorte de Tati triste).

    Ce choix d'un rire qui surgirait d'une morne réalité et ce dispositif rigide pourraient geler toute émotion. Elle passe cependant. Les personnages pleurent régulièrement, éconduits ou incompris. Pour s'évader, ils jouent de la musique. Cet exercice artistique est l'une des seules choses qui permette à ces hommes d'échapper à leur condition. Autre effet source d'émotion, ces regards se tournant soudainement, soit vers la caméra lorsque quelqu'un entame un récit à notre attention, soit vers un tiers ou le hors-champ, élucidé ou non. Ces regards intriguent ou apitoient. Souvent, la question taraude le spectateur : quel est ce monde ? Un décalque du nôtre ? Celui vers lequel nous nous dirigeons ? Un autre espace-temps (des insignes nazis apparaissent ça et là) ? Je penche personnellement pour un monde de morts-vivants. Comme les zombies de Romero, le but de leurs déplacements n'est pas tout de suite explicite, leur visage est blanchâtre, leurs mouvements sont lents et les gestes du quotidien semblent effectués sous l'influence d'une mémoire enfouie datant de la vie d'avant. A part la musique, ils ont leurs rêves et l'un de ces rêves fournit le seul épisode qui ressemble à du bonheur : un mariage avec une rock star, se clôturant de façon fellinienne.

    Ceux qui ont vu et apprécié Chansons du deuxième étage noteront peu d'évolution ici et l'impression de redite, avec une petite baisse de régime au milieu de ce film pourtant court (90 minutes), peut se faire sentir. Plus basé sur le quotidien et moins symbolique, le film est aussi plus éclaté que le précédent, peu de personnages revenant d'un tableau à l'autre. On peut toutefois recommander la visite à ceux qui ne connaissent pas l'esthétique singulière de ce suédois.

  • Sayuri, strip-teaseuse

    (Tatsumi Kumashiro / Japon / 1972)

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    317ea0a36ccb85a598c993f9d7b89362.jpgArte, dans le cadre de son cycle trash, a diffusé en octobre dernier Sayuri, strip-teaseuse (Ichijo Sayuri : Nureta Yokujo), exemple de "roman porno", genre ayant fait florès au Japon dans les années 70. Précisons que la définition du terme porno varie, dans ce cas, de celle utilisée en France. La censure japonaise interdit depuis toujours l'exposition des pilosités et donc des sexes (la version que nous connaissons de L'empire des sens d'Oshima n'a été distribuée qu'en Occident). Les réalisateurs tournent donc autour de cet interdit en millimétrant leurs cadrages et les postures des comédiens ou en ayant recours à des caches (ce qui arrive à trois reprises ici et qui, paradoxalement, participe assez bien de l'ambiance visuelle recherchée du film). Nous avons là un travail en série, mais les résultats sont aussi loin de la nullité cinématographique des telefilms soft du dimanche soir que des moyens et des buts que se fixent l'industrie du X contemporaine. Car nous sommes bien dans ces années turbulentes où Oshima, Imamura, Suzuki et d'autres, donnent leurs grands coups de boutoirs contre le cinéma traditionnel, par leurs recherches formelles, leurs récits déconstruits, leurs réflexions politiques.

    Dans Sayuri..., Kumashiro relate l'histoire d'une rivalité entre deux strip-teaseuses. Harumi, la plus jeune, jalouse la vedette du show, Ichijo Sayuri (interprétée par... Ichijo Sayuri, qui joue donc son propre rôle), et tente de s'en débarrasser ou du moins, de prendre sa place de star du strip. La narration de Kumashiro est particulièrement heurtée, en phase avec l'époque. Les propos tenus ouvrent des pistes qui ne débouchent sur rien (Harumi demandant à son amant de violer Sayuri). Des scènes énigmatiques, à peine explicitées par des cartons (Sayuri reconvertie, attendant son procès), désarçonnent par leur insertion dans un récit antérieur à ce qu'elles semblent représenter. Soyons honnête, nous ne saisissons pas toujours si ces allers-retours et ces vides sont le fruit d'une volonté de déconstruction radicale ou l'expression d'un j'men foutisme bravache. 

    Un deuxième balancement, autre que temporel, a lieu entre la stylisation des numéros sexuels et les prises de vues documentaires de balades dans les rues. Une séquence étonnante nous fait suivre par exemple Harumi et une collègue de show lesbien, chacune accompagnée de son protecteur, depuis leur sortie du commissariat. Dans la durée de la promenade, le long des trottoirs ensoleillés, au coeur de la vie de la cité, Kumashiro enregistre les provocations verbales d'Harumi envers sa partenaire, l'envenimement de la situation entre les deux et finit sur la bagarre entre les deux protecteurs. Sans crier gare, ce petit événement donne aussi l'occasion au cinéaste de se débarrasser du personnage du petit ami d'Harumi, alors que l'on s'attendait à le voir jouer un rôle important dans l'histoire. Plus tard, le montage parallèle entre le dernier spectacle de Sayuri et la promenade en ville d'Harumi, l'un des moments les plus beaux et intrigants du film, crée un sentiment d'attente dramatique lui aussi déjoué.

    Loin d'être sordides, les shows sont assez fascinants, tant par ce qu'ils montrent que par leur mise en place. Ils tiennent de la cérémonie (les derniers sont montés sans musique, ce qui décuple leur force), de l'abandon total, à la fois calme et intense. Le rapport aux spectateurs du club est aussi rendu de façon singulière, découpant d'abord leurs silhouettes noires au premier plan, encadrant la scène au fond, puis individualisant plus précisément ces têtes silencieuses et tendues vers ce que nous, nous ne pouvons voir. Forcement moins troublantes que les séquences de strip-tease, qui rendent assez fébrile, les scènes d'accouplement, fiévreuses sans être bestiales, donnent bien des leçons aux cinéastes contemporains qui tentent ces derniers temps de filmer l'amour physique au plus près.

    L'oeuvre n'est évidemment pas parfaite. Le jeu des comédiens n'est pas égal, les dialogues criés et les mimiques appuyées ne se faisant pas rares, et les quelques notes humoristiques ne sont pas terribles. Mais les fulgurances sont régulières. Les beautés sont réelles et, de surcroît, pas toujours là où on les attend le plus (voir la belle séquence dans la loge où l'hypocrisie d'Harumi se heurte à l'indifférence de Saruyi, nue et occupée à éponger la cire sur son corps après son numéro).

  • Faut que ça danse !

    (Noémie Lvovsky / France / 2007)

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    6244b63ba8b9b23e2c13b1d08f9f42c3.jpgSalomon (JP Marielle) devient vieux. Tout le monde le lui dit et lui refuse de l'entendre. Sa femme, qui l'a quitté quelques années auparavant, déjà dérangée, ne voit pas son état mental s'arranger. Sa fille est bouleversée par sa grossesse tardive. Alors Salomon danse en pensant à Fred Astaire et passe une petite annonce pour trouver une femme...

    Noémie Lvovsky, depuis ses débuts, ose tout. Apparemment, elle ne s'est pas calmée. Cette comédie sera donc plus noire que rose, nous alpaguant par des inserts gores, des gags triviaux, des séquences oniriques, passant sans prévenir du grave au ridicule, du délirant au sérieux, de la gêne à l'énergie. Faut que ça danse ! est le film le plus décousu et le plus déconcertant, dans le rythme autant que dans le propos, de la réalisatrice. Faire rire avec la vieillesse et la mort est un beau pari, convenons-en, mais encore faut-il dessiner des personnages auquel on ait le temps de s'attacher ou en tout cas, tenter de le faire autrement que par des vignettes foldingues. Dans ce grand foutoir, si les scènes étaient montées dans n'importe quel autre ordre, cela ne changerait rien. Regarder Jean-Pierre Marielle égorger un Hitler d'opérette en pyjama rose à croix gammées me fait moyennement bidonner. Quelques répliques surnagent cependant (Salomon à sa fille, enragée de découvrir qu'il n'a jamais parlé d'elle à sa nouvelle amie : "Je n'ai pas caché ton existence, j'ai juste différé une information..."). Voir les adolescentes de La vie ne me fait pas peur s'emmeler les pinceaux entre leurs fantasmes, leurs parents et leur vie collégienne était aussi rude que réjouissant. Voir les couples des Sentiments et de Faut que ça danse ! faire les mêmes choses me laisse totalement désemparé et sceptique.

    Ah si, quand même : comme souvent, on fait faire n'importe quoi à Sabine Azéma. Et j'aime bien la voir faire n'importe quoi.

  • La nuit nous appartient

    (James Gray / Etats-Unis / 2007)

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    095b15a3affa8a4fbcccb20a796cd328.jpgLe troisième long métrage de James Gray, La nuit nous appartient (We own the night), est de nouveau un film noir tournant autour d'une affaire de famille. Dans les années 80, Bobby Green, frère et fils de haut-gradés dans la police new yorkaise, gravit les échelons du monde de la nuit, devenant gérant de night club grâce à ses connaissances dans le milieu. Les dealers et la police se livrant une guerre sanglante et lui-même ayant caché à ses patrons et clients ses liens de parenté, il est obligé de choisir son camp lorsque les membres de sa famille sont menacés de mort par des mafieux russes.

    L'histoire est très classique et on ne sera guère surpris par les péripéties du polar ni par les évolutions psychologiques des personnages. Le grand Robert Duvall, dans le rôle du père, est égal à lui-même et excelle à faire passer cet amour filial, sentiment d'abord retenu et contrarié devant ce fils mal-aimé qui a, selon lui, choisi la mauvaise route, puis enfin affirmé, quand le même aura pris place à ses côtés afin de venger le frère modèle. Ce cheminement, cet échange, sont redoublés un peu inutilement par le trajet inverse effectué par les deux frères dans la dernière partie du film.

    James Gray sait filmer la nuit, les corps de ses acteurs et s'offre deux extraordinaires séquences d'anthologie : une poursuite en voiture sous une pluie battante, visuellement éblouissante, et une "montée" aux enfers de Bobby, dans le laboratoire où se trafique la drogue, scène d'une grande tension où Joaquin Phoenix, au bord de l'évanouissement, est à son meilleur. Tout le film n'a pas cette force et le dénouement est assez convenu, basé sur une fausse bonne idée de décor naturel. Toutes ces images d'hommes bien droits dans leurs uniformes, cette volonté de vengeance constamment assénée qui débouche sur un duel puis un abandon de telle façon que la morale s'en tire à bon compte et l'épilogue aussi sobre que parfaitement hollywoodien, tout cela laisse au final un drôle de goût. L'approfondissement des thèmes, la maîtrise technique et le classicisme de la mise en scène sont là, mais j'avoue qu'après son Little Odessa si impressionnant, j'attendais plus pour James Gray que cette place qu'il prend avec les deux films qui ont suivis (The yards et celui-ci), celle de petit disciple de Clint Eastwood.