(Alan J. Pakula / Etats-Unis / 1974)
■■■□
Réalisé entre Klute (1971) et Les hommes du président (1976), ensemble d'oeuvres qui forme a posteriori une fameuse trilogie paranoïaque, A cause d'un assassinat (The Parallax view) est un modèle de thriller politique. L'assassinat en question est celui d'un sénateur américain, abattu, d'après la version officielle, par un individu isolé. Pourtant, trois ans après les faits, Joe Frady, journaliste, s'inquiète de voir disparaître un a un tous les témoins de la scène. Son enquête périlleuse lui fait découvrir les agissements de la Parallax, entreprise recrutant déséquilibrés ou autres asociaux pour en faire les instruments d'assassinats politiques.
Pour dérouler son récit, Pakula ne choisit pas une approche documentaire mais déploie une mise en scène froide, stylisée et elliptique. Si le personnage principal, interprété par Warren Beatty, sert bien de guide au spectateur, les données intimes ou psychologiques le concernant sont réduites au strict minimum. Frady est peu bavard et son passé, comme son statut au sein du journal, sont expédiés en deux ou trois dialogues avec son rédacteur en chef. Ce dernier est joué par Hume Cronyn, acteur portant sur lui les valeurs américaines établies par le cinéma classique des années 30 à 50. Pakula n'a donc nul besoin d'en rajouter sur l'éthique journalistique, il lui suffit de démarrer un panoramique sur le mur du bureau où s'affichent coupures, photos et distinctions rappelant l'âge d'or avant de le terminer en cadrant un corps sans vie.
L'une des difficultés liées à ce genre de film est d'arriver à articuler de façon vraisemblable les multiples révélations parsemant la quête de la vérité. Ici, devant l'accumulation, Pakula décide de jouer sur les ellipses. Son récit est truffé de trous. Warren Beatty échappe de justesse à un attentat en sautant du bateau qui explose au large. Le plan suivant le montre au bureau du journal, frais comme un gardon. Ainsi, tout en gardant leur logique narrative, les séquences se succèdent en oubliant toute transition. L'effet visé n'est bien sûr pas de composer une suite de rebondissements révélant un héros intouchable, mais bien de mettre en péril la sensation de contrôle du temps et de la réalité (d'où la réflexion sur la paranoïa). Plus Frady et le spectateur s'approchent de la vérité, plus les repères s'estompent, plus le réel se dérobe. Plutôt, le réel se déshumanise, puisque les vingt dernières minutes, à la mise en scène extraordinaire, ne se contentent pas de boucler le récit, elles donnent aussi à voir l'écrasement ou la disparition de l'homme sous l'architecture. Le sentiment du complot est rendu physiquement par l'omniprésence des objets dans le cadre et par le gigantisme froid des décors. La figure humaine est réduite à rien : l'assassinat final est filmé de très haut et sans jamais se rapprocher de la victime, de l'instant du tir jusqu'à l'évacuation par les secours. Nous sommes donc ici plus près d'Antonioni que de James Bond. Comme plus tôt John Boorman qui, dans Le point de non-retour, injectait dans le polar les trouvailles narratives et visuelles de Resnais, Pakula se nourrissait alors brillamment des recherches du cinéma moderne européen. Cette réussite rappelle aussi que cette génération de cinéastes (et on pense aussi beaucoup au Coppola de Conversation secrète) se posait la même question que les frères Coen aujourd'hui : Est-il encore possible de raconter une histoire ?
Ah, le cinéma d'Abel Gance... Sa grandiloquence, son premier degré, ses interprètes qui écarquillent les yeux, ses arabesques... Pour exécuter la commande de Lucrèce Borgia, Gance n'a disposé ni des moyens financiers souhaités ni d'un scénario à son goût. Mais on se demande si le manque de conviction du cinéaste et l'absence de l'intensité habituelle ne sauvent pas ce petit film, pas très bon mais pas désagréable pour autant. Tout le sérieux mis dans J'accuse ! (1922) ou La dixième symphonie (1918) rend ces oeuvres difficilement supportables aujourd'hui (je ne connais pas ses deux films les plus célèbres : La roue (1922) et Napoléon(1927)). Si Lucrèce Borgia se laisse regarder, c'est notamment pour son aspect fantaisie historique qui s'oppose pourtant à la volonté de Gance de traiter cette intrigue à rebondissements mélodramatiques avec le plus grand respect possible envers la réalité. Nous suivons donc la famille Borgia en train de secouer la vie romaine de ce XVe siècle : le père (et pape) Alexandre VI observe sans trop sourciller César, son fils cadet qui, sous l'influence de Machiavel, fait assassiner son frère aîné et les amants et maris successifs de sa soeur Lucrèce, complote à tous les niveaux, se livre à des orgies et décide de conquérir toute l'Italie. Ainsi les péripéties s'enchaînent, assemblées avec du métier et parfois de l'invention dans le montage (devant ces meurtres qui s'accomplissent pendant que leurs commanditaires président des assemblées ou devant cette montée de la révolte populaire entremêlée à l'aide d'un son de cloche avec les réactions d'inquiétudes des membres de la famille réfugiés dans le palais, il serait un peu gonflé de parler du Parrain de Coppola mais bon...). La composition de certains plans lors des cérémonies autour du pape ou quelques beaux mouvements de caméra retiennent l'attention.
A vrai dire, j'avais un peu peur de retrouver La patrouille perdue (The lost patrol), l'un de mes plus anciens souvenirs de cinéma et peut-être le premier John Ford que j'ai vu dans ma jeunesse. Mais la crainte fut vite balayée et 66 minutes plus tard (pas une de plus) tout fut dit et bien dit : l'absurdité de la guerre, la contagion de la folie, les liens d'amitié, la nostalgie des plaisirs de la paix. Avec une grande simplicité de mise en scène, Ford relate de manière très concise une série d'événements dramatiques à partir de sa situation de départ. Son groupe d'une demie-douzaine de soldats américains perdu dans un désert africain lors de la première guerre mondiale est assiégé par des tireurs arabes totalement invisibles. Même si ils sont nommés, ces derniers constituent ainsi une menace fantôme, irrationnelle. Ce choix de mise en scène éloigne toute morale douteuse. Les soupçons possibles de racisme sont d'ailleurs repoussés avec la discussion où l'un des soldats évoque la Polynésie et ses femmes magnifiques, dont la couleur "noiraude", comme le dit son camarade, ne le gêne absolument pas. En fait, pour être plus précis, les assaillants sont vus de loin et à la toute fin. Ils sont alors décimés à la mitrailleuse par le sergent, seul survivant du groupe. Ce geste pourrait paraître exagérément héroïque si il n'était singulièrement atténué par l'éclatement de ce rire, signant le paroxysme de la folie ambiante.
Dans Pusher III vient le tour de Milo, le serbe, qui tente de décrocher de l'usage de la drogue mais pas de son trafic. Aujourd'hui, il doit assurer le repas d'anniversaire de sa fille Milena tout en démêlant une sale histoire de cachets d'ecstasy envolés dans la nature et réclamés par ses associés albanais.
Huit ans après, Pusher II n'embraye pas directement sur la fin du premier volet. On ne repart pas avec Frank, qu'apparemment personne n'a revu, si l'on en croit une brève allusion dans une discussion, mais avec Tonny, son ancien partenaire qui sort tout juste de prison. Première surprise donc : Nicolas Winding Refn change de personnage principal. Mieux encore, il creuse un peu plus les psychologies, change de rythme et affine son style. Tonny refait donc surface et réintègre le garage de son père. Le fait d'être désintoxiqué ne l'empêche pas de sniffer à l'occasion et sa liberté surveillée ne le freine pas trop au moment de voler des voitures. Il est vrai que derrière la facade de respectabilité et la méfiance envers ce fils allumé, le père s'avère être un puissant mafieux, aux activités et réactions bien plus ignobles que celles de Tonny. Autre choc sur la route du retour à la vie "normale" : la découverte d'un fils, âgé de quelques mois à peine.
Pusher est le premier long-métrage de Nicolas Winding Refn. Il s'attache à décrire les magouilles de Frank, dealer de son état. Un gros approvisionnement en cocaïne ayant mal tourné et l'ayant conduit pour 24 heures chez les flics, notre homme se retrouve coincé, incapable de rendre à son fournisseur ni la came ni le fric promis. Commence pour lui un compte à rebours infernal où il doit courir partout récupérer de l'argent et gagner du temps, sous peine d'y laisser la peau. Winding Refn suit ainsi Frank dans la semaine où tout se joue pour lui, bornant son récit par des cartons annonçant chaque nouvelle journée. Pour sa mise en scène, il choisit la nervosité d'une caméra portée aux mouvements incessants. Aujourd'hui, cette forme paraît peu originale, mais il faut bien se rappeller que le film date de 1996, soit l'année précise où les Dardenne et Lars Von Trier mettent en place leur esthétique respective avec La promesse et Breaking the waves. Plus étrange est l'impression qui se dégage parfois, celle d'assister à une tentative de sitcom trash, une sorte de Plus destroy la vie (qui serait bien filmé, écrit et interprété), dans cette construction, dans ces scènes de rue sans moyens, dans l'utilisation de la musique essentiellement comme outil de transition d'une séquence à l'autre (une musique lourde, du hard au punk avec des touches de techno). Bien sûr, là aussi, pour cet aspect feuilleton télévisé, le décalage de 10 ans fausse la perspective et trahit quelque peu la singularité de départ.
Séance de rattrapage du film-surprise de la fin de l'année dernière. Un peu partout ont été salués, à juste titre, la finesse du traitement, la qualité de l'interprétation, l'humour pointilliste et la belle manière de dire beaucoup à partir de trois fois rien. L'éclatante réussite du premier film d'Eran Kolirin tient d'abord à la volonté de confronter non pas deux cultures, mais des solitudes. Aucune allusion politique directe n'est faîte. Ce ne sont que des histoires personnelles qui s'échangent.
Depuis mercredi, ils sont venus, ils sont tous là. Bien alignés pour saluer le Grand Moderne. Ils ont vu le futur du cinéma et le font savoir. Place nette est donc faîte grâce à En avant jeunesse, "film vertical dont l'ascension vous plaque au sol", "portrait palpitant de vie" et "troublante expérience pour ceux qui croient encore au cinéma" (merci pour les autres...) (Azoury et Séguret dans Libération). Pedro Costa y "sculpte le verbe documentaire de manière littéraire" (Isabelle Régnier dans Le Monde), lui, le "peintre politique" et "seul cinéaste renaissant ayant existé" (Jean-Baptiste Morain dans feu-Les Inrockuptibles). Voici donc enfin "l'un de ces rares films qui donnent la mesure de ce que peut le cinéma" (Cyril Neyrat dans les Cahiers). Au sein de ce concert, on se dit que Télérama aurait pu en rajouter dans l'extase car le compte rendu de cette "expérience à part" évoquée par Cécile Mury paraît presque mesuré. Peut-être vous direz-vous que cela n'a rien à voir, mais cette belle génuflexion collective me fait songer à la croisade menée ces derniers temps par le réseau Utopia contre les salles municipales, auxquelles est reproché le mélange art et essai et cinéma grand public. Et se concrétise ainsi tranquillement ce rêve sarkozyste d'une société du chacun chez soi...
Il y a bien longtemps, il me semble avoir lu dans un vieux numéro de feu-Les Inrockuptibles une phrase du genre : "Murnau est le seul cinéaste à n'avoir réalisé que des chefs d'oeuvres". Si ce type de propos peut faire son petit effet auprès d'apprentis cinéphiles, il ne reflète en rien la réalité. Il existe bel et bien des "petits" Murnau. Une donnée simple invalide déjà ce jugement péremptoire : sur les 21 titres signés par Murnau, 8 sont considérés comme perdus, soit la majorité de ceux précédants Nosferatu (1921), auxquels s'ajoutent L'expulsion (1923) et Four devils (1928), l'un des 4 films américains de l'auteur (chose amusante : sur imdb, toutes ces pièces manquantes ont tout de même reçu chacune au moins une vingtaine de notes, sûrement venant de cinéphiles ayant prit leurs rêves pour des réalités). De l'aveu même d'un des responsables de la Fondation Murnau, interrogé en 2004 par Positif, il ne faut d'ailleurs pas trop espérer tomber un jour sur un trésor enfoui, le cinéaste semblant avoir réalisé à ses débuts des oeuvres tout à fait conventionnelles.
Légèrement en retrait avec ses précédents longs-métrages (Et la-bas quelle heure est-il ?, 2001 et Goodbye Dragon Inn, 2003), Tsai Ming-liang revenait au top avec cette Saveur de la pastèque, quasiment du calibre de ses grandes réussites des années 90. Comme dans The hole (1998), le réel y est troué par des séquences de comédie musicale, dans un rapport moins évident mais avec un art des transitions intact (la plus belle voit ainsi la chanson de la femme-araignée raccorder sur Lee Kang-sheng allongé sur la "toile" du filet de protection de l'escalier). Et à nouveau, une histoire d'amour y est rendue bouleversante par son impossible épanouissement physique.