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Histoire - Page 5

  • Salvatore Giuliano

    (Francesco Rosi / Italie / 1962)

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    salvatoregiuliano.jpgSalvatore Giuliano, film-enquête de Francesco Rosi, se base tout entier sur un mouvement analytique. Un mouvement de rapprochement allant du général au particulier, du paysage aux individus. Mais contrairement à l'habitude, ce resserrement ne fait qu'épaissir et complexifier le mystère de départ. Démarrant sur la découverte du cadavre du célèbre bandit sicilien au cours de l'été 1950, le récit se déploie en deux lignes temporelles. De la fin de la guerre, où lui et ses hommes, instruments des indépendantistes, se battent contre l'armée italienne, à son assassinat, nous suivons les principales étapes du parcours de Giuliano, dont le massacre de Portella delle Ginestre (une dizaine de personnes assistant à une réunion organisée par les communistes, le 1er mai 1947, abattue par la bande à Giuliano, sur demande d'un commanditaire resté inconnu). Parallèlement, nous sont montrés quelques événements suivant sa mort, jusqu'au procès de ses compagnons.

    Francesco Rosi a choisi une esthétique radicale, d'abord basée sur une multitude de plans larges au détriment des plans rapprochés. Ni Giuliano, ni ses camarades ne sont réellement individualisés par l'image (le "héros" n'est même jamais vu de près autrement qu'allongé mort). C'est bien plutôt le peuple sicilien qu'a voulu filmer Rosi. De longs panoramiques circulaires décrivent les lieux, ces montagnes, ces villages, ces fiefs ratissés sans succès par les forces de l'ordre. La focalisation se fait par moments, à l'aide de zooms rapides, lors des attaques des convois de carabiniers. Plus tard, ce sont plutôt de brusques raccords, des changements d'échelles saisissants qui prennent le relais pour saisir la réalité de plus près (la conversation entre Pisciotta et le mafioso dans la carrière).

    Adepte du réalisme, le cinéaste tourne sur les lieux mêmes, avec des acteurs non-professionnels et seulement une dizaine d'années après les faits. Mais réalisme ne veut pas dire pauvreté d'expression. Salvatore Giulianose fait démystificateur tout en gardant son lyrisme. Une scène pivot montre si besoin en était que la quête de la vérité menée par Rosi passe aussi par la composition plastique : celle de la reconnaissance du corps de Giuliano par sa mère. Ce moment marque l'emploi plus régulier des gros plans qui nous étaient refusé pendant une heure. Et lors du procès, les panoramiques ne seront plus destinés à embrasser la campagne sicilienne mais les visages des accusés dans leur box.

    Du combat bipolaire entre bandits séparatistes siciliens et soldats italiens, on passe ensuite à une partie à joueurs multiples. Et plus la vision devient précise et proche des hommes, plus le réseau se révèle dense et indémélable. Si la caméra parvient à mieux cerner les protagonistes, ceux-ci ne cessent de renvoyer vers d'autres, de citer de nouveaux noms, de mettre à jour des liens insoupçonnables entre chaque entité : bandits, mafia, politiciens, magistrats, carabiniers... A tous les niveaux, les choses se compliquent. Car l'analyse se fait aussi par le montage : Giuliano est celui qui prenait aux riches pour donner aux pauvres, dit un témoin local (et la mémoire populaire) et Rosi de coller l'un à l'autre la révolte des femmes du village, la douleur de la mère de Giuliano et les images du massacre des militants communistes. De tout cela ne ressort qu'une victime véritable : le paysan sicilien.

    L'épilogue, situé en 1960, reprend la figure du début : un homme abattu au milieu de la foule. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Rosi ne boucle pas la boucle. Franchement pessimiste, il montre plutôt que la gangrène n'en finit pas de bouffer la société sicilienne. Salvatore Giuliano est bien un acte fondateur, tant pour son auteur que pour tout un cinéma politique européen et jusqu'aux films de complots américains des années 70. C'est aussi, peut-être, un bonne préparation avant de découvrir cette semaine en salles Gomorra.

  • Les artistes du théâtre brûlé

    (Rityh Panh / France - Cambodge / 2005)

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    artistetheatre.jpgPrésenté un peu partout sous l'étiquette documentaire, Les artistes du théâtre brûléest pourtant loin de coller parfaitement à l'acception du terme. Les premières images nous montrent la reconstitution théâtrale d'un drame de la guerre, dans un décor en ruines. La représentation s'interrompt soudain sous les invectives d'un homme que l'on imagine metteur en scène. S'ensuit alors une altercation verbale entre ceux qui se révèlent bel et bien des acteurs (dans de beaux va-et-vients d'une extrémité à l'autre du "plateau", la caméra accompagne en plan d'ensemble les mouvements des personnes). La deuxième séquence fait office de présentation de deux des principaux protagonistes : Doeun fait part à son ami Hoeun de sa découverte d'une malle renfermant les accessoires nécessaires à l'endossement du rôle de Cyrano de Bergerac (chapeau, faux nez, épée). Le phrasé, les champs-contrechamps et les variations d'échelles de plans à l'intérieur du dialogue nous le font ressentir : si ce n'est de la fiction, c'est en tout cas de la re-création.

    Nous sommes au coeur de Phnom Penh, dans un théâtre dévasté par un incendie dix ans auparavant. L'esthétique et l'économie du film sont clairement celles du documentaire. L'image est numérique, les lumières naturelles, la longueur des plans et les cadrages attentifs au frémissement de la vie. Mais au sein de ce dispositif, Rityh Panh filme des individus jouant leur propre rôle et multiplie les niveaux de réalité : représentations (sans public) de pièces ou citations d'extraits célèbres, interprétations de situations déjà vécues, témoignages recueillis par une journaliste et captation de la vie dans les rues alentour. Le statut de chaque scène est rarement discernable au premier regard. Ainsi, il n'est pas rare de voir intervenir tout à coup une tierce personne qui révèle alors le caractère joué de ce que nous venons de voir à l'instant.

    Le générique avance bien : "Scénario de Rityh Panh". Cet écheveau, traduit dans l'esthétique particulière du cinéaste (elliptique, contemplative, assez proche de celle de Jia Zangke), donne vie à un récit flottant, sans véritable noeud dramatique. Nous suivons quelques uns des comédiens de ce théâtre fantôme (dans lequel ils ont élu domicile), une dame malade et une jeune journaliste calepin à la main. Ce film de Rityh Panh est, comme ses précédents, hanté par le génocide cambodgien perpétré par les khmers rouges. Quelques récits édifiants nous sont contés et l'auteur continue à s'interroger sur la façon de les transmettre. Ici, ils démarrent sous forme de conversation normale pour se poursuivre en off sur des images où leurs locuteurs sont muets et leur évocation peut se faire par la maquette d'un camp de travail. Mais Les artistes du théâtre brûléaborde bien d'autres soucis cambodgiens : difficile transmission de la culture, atomisation des structures familiales, désenchantement politique, déscolarisation et misère. On oscille entre la noirceur du constat et d'infimes lueurs d'espoir, entre de toujours marquantes images d'enfants fouillant une décharge et des balades en scooter (depuis quelques années, de Moretti à Hou Hsiao-hsien, quoi de plus cinématographique que de précéder longuement une moto ?).

    Entre ces séquences, les plus belles, celles où le récit s'évapore, et celles basées sur des dialogues, naît un certain déséquilibre. Le fait, dans ces dernières, de mettre ainsi à nu la fiction, dans la transparence de l'esthétique documentaire, accuse parfois l'artifice et l'inégalité du jeu d'acteurs. Rarement la frontière entre documentaire et fiction aura été aussi travaillée, et si tout n'est donc pas convaincant, cela ne m'empêche pas de souligner l'exigence de l'auteur de S-21, la machine de mort khmère rouge, qui, bien que creusant toujours le même sillon (les traces du génocide), utilise à chaque fois des outils différents. Ma prochaine note devrait vous entretenir du film suivant de Rityh Panh : Le papier ne peut pas envelopper la braise.

  • Assassinat

    (Masahiro Shinoda / Japon / 1964)

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    assassinat.jpgDeuxième étape de ma visite chez Masahiro Shinoda : Assassinat (Ansatsu).

    A la fin du XIXe siècle, dans la peur d'une invasion étrangère, le Japon connut une série de soubresauts menant le pays au bord de la guerre civile. Le pouvoir était partagé par deux représentants : d'un côté l'Empereur et sa cour à Kyoto, de l'autre, le Shogun (le "Général") soutenu par les militaires. Ce titre de Shogun avait fini par se transmettre de façon héréditaire et il ne disparut qu'avec la restauration Meiji en 1868 qui redonnait l'entier pouvoir à l'Empereur.

    Merci Wikipédia pour ces bases historiques. Et merci aussi la jaquette du dvd et les cartons introductifs. Car Assassinat, sous son habillage de film de sabre, est une oeuvre politique d'une grande complexité pour qui n'est pas familier avec l'histoire du Japon féodal. L'intrigue principale se situe en 1863. Le samouraï Hachiro Kiyokawa, nationaliste combattant le Shogun (accusé de faiblesse face à l'étranger), est arrêté et cependant gracié par ce dernier, qui lui propose de former une garde chargée de rétablir l'ordre dans la région. Kiyokawa accepte, allant jusqu'à éliminer d'anciens camarades révolutionnaires. Au bout d'une longue marche avec sa petite armée, il finit par dévoiler son double jeu, retournant, avec l'assentiment de l'Empereur, les hommes engagés à ses côtés par le Shogun. Tout cela pour conquérir lui aussi une parcelle de pouvoir.

    Les intrigues politiques sont aussi compliquées que le personnage de Kiyokawa est impénétrable. Shinoda livre ici une réflexion sur le pouvoir très pessimiste, proche du nihilisme. Dans la première moitié du film, tout en posant les enjeux politiques, le cinéaste lance une enquête sur la personnalité du samouraï. Par l'intermédiaire de l'un des hommes du Shogun, chargé de surveiller et d'éliminer, quand il le faudra, Kiyokawa, nous naviguons au gré des rencontres et des souvenirs de chacun, de flashbacks en flashbacks. Ses combats, ses amours : des bribes d'informations sont lâchées. Mais le puzzle reste incomplet, l'homme insaisissable.

    Le genre appelle le hiératisme, seulement, l'enquête provoque surtout des bavardages et une répétition lassante, chacun y allant de son anecdote. Toujours très soigné, le travail sur l'image se double de sauts temporels et de récits dans le récit qui, si ils forcent l'admiration, nous laissent souvent complètement perdus dans cette histoire. Cette construction à tiroirs s'arrête à mi-film. Le cours chronologique des choses reprend et notre intérêt avec. Shinoda orchestre quelques combats de sabre violents et réalistes, sans excès musical ou sonore et on suit jusqu'au bout la montée et la chute inévitable de son protagoniste, héros parfaitement impénétrable. En nous montrant le parcours de ce manipulateur extrémiste, l'auteur brosse le tableau noir d'une époque charnière tout en tendant un miroir à la société japonaise contemporaine. Mais pour ma part, il me manque bien trop de clefs pour pouvoir apprécier à sa juste valeur la perspicacité de ce regard.

  • Être sans destin

    (Lajos Koltai / Hongrie / 2005)

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    1113820649.jpgL'une des postures critiques qui m'insupporte le plus est celle qui pose la représentation des camps de concentration et d'extermination nazis comme le tabou absolu du cinéma, celle qui assène régulièrement que depuis Shoahde Claude Lanzmann, il n'est plus possible d'aborder frontalement cette catastrophe. Si il est évident que le sujet requiert mille précautions, que l'esthétisme peut vite rendre toute mise en scène détestable, que certaines choses, comme une chambre à gaz vue de l'intérieur aux côtés des victimes, ne peuvent pas être filmées (et encore, quelqu'un, un jour, trouvera peut-être un moyen acceptable de le faire), pourquoi décréter un interdit total ? Pourquoi aucun cinéaste ne devrait essayer ? La liste de Schindler et La trêve, entre autres, ont ainsi été discrédités tour à tour (je ne parle pas de La vie est belle, que j'aime beaucoup, car son propos n'était pas de traiter de manière réaliste de la shoah). Effectivement problématiques, essentiellement en raison de choix de mise en scène très contestables pour certaines séquences (la petite fille au manteau rouge ou les douches chez Spielberg, la génuflexion de l'officier nazi face au déporté libéré chez Rosi), ces deux films n'en sont pas pour autant odieux.

    Être sans destin (Sorstalansag) est l'adaptation cinématographique d'une autobiographie, modulée en roman, d'Imre Kertesz, publiée en 1975. L'auteur, prix Nobel de littérature, s'est chargé lui-même de l'écriture du scénario et a confié la réalisation au "débutant" Lajos Koltai, grand chef opérateur des films d'Istvan Szabo notamment. Gyorgy a quatorze ans en 1944. Les juifs hongrois, relativement protégés jusque là par la dictature en place, alliée à l'Allemagne, subissent à leur tour les déportations. La première partie du récit nous montre les préparatifs du départ du père de Gyorgy pour un camp de travail et l'arrestation inattendue du garçon dans les jours suivants. L'épisode central, le plus long, décrit son séjour à Auschwitz (camp d'extermination) puis à Buchenwald (camp de concentration). Enfin, nous assistons à son retour à Budapest, suite à la libération du camp par les Américains.

    Commençons par les réserves. La première, qui saute aux oreilles, est la musique d'Ennio Morricone, d'un sentimentalisme qui va à l'encontre des autres choix de Kertesz et Koltai (on a même droit à la flûte de pan). Les séquences à Auschwitz en sont heureusement dépourvues, ce qui traduit peut-être l'embarras des auteurs face à cette partition. La seconde tient à quelques moments où Koltai se laisse un peu dériver vers la trop belle composition : un ou deux plans oniriques sur Gyorgy et surtout une plongée sur les détenus obligés de rester debout immobiles dans la cour du camp pendant des heures et se balançant de fatigue tels des herbes ondulant sous le vent.

    Mais à part ces scories, ce souci plastique porte ses fruits. La photographie est remarquable, passant insensiblement des bruns et ocres des premières scènes dans les intérieurs cossus de Budapest à un quasi-noir et blanc dans les camps, pour finir avec seulement quelques touches de couleurs qui réapparaissent avec le retour à la vie. Dans les carrières nazies, les tenues rayées des déportés se fondent dans le gris de la pierre. Entrecoupés de fondus au noir, ce sont des flashs de la vie dans l'univers concentrationnaire qui sont proposés, plutôt qu'un récit clairement articulé. C'est la grande qualité du film, ce qui fait que le pari est réussi. On est vraiment dans un flux de la mémoire, dans une succession d'instants comme autant de souvenirs terribles. Grâce à ce choix de narration, l'impression est forte d'une gestion du temps qui n'appartient plus ni au personnage, ni par extension, au spectateur. Ce flottement temporel est de plus en plus prégnant, jusqu'au passage à l'infirmerie où Gyorgy, à moitié mort, ne sait plus où il est, pourquoi on le soigne, qui gère le camp.

    Sûrs de leurs choix esthétiques et moraux, Kertesz et Koltai se permettent même de placer une réponse à La liste de Schindler, avec une scène de douche dont le "suspense" est autrement mieux justifié que chez Spielberg. Gyorgy/Kertesz, incarné avec excellence par le jeune Marcell Nagy, est le personnage idéal. Ce n'est ni un enfant auquel la réalité échapperait, ni un adulte qui prendrait à bras le corps le récit. Gyorgy se laisse porter par les événements (il ne fuit pas lors de la rafle alors que le policier hongrois lui fait un signe de la tête) et se propose en quelque sorte pour guider notre regard. A quelques rares exceptions près (voir plus haut), Koltai garde le point de vue de l'enfant. Sa défaillance, son horrible blessure, son état dans les dernières semaines sont bouleversants. Les séquences du retour sont elles aussi remarquables, par leur retenue et leur capacité à rendre la fracture irrémédiable entre ceux qui reviennent des camps et ceux qui les attendent (et qui posent toujours la question : "Comment c'était ?", question à laquelle aucune réponse ne peut alors être formulée).

    Être sans destin, passé inaperçu lors de sa sortie française en 2006, est bien, à ce jour, le film de fiction réaliste le plus satisfaisant sur le sujet.

  • La marche sur Rome

    (Dino Risi / Italie / 1963)

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    1552413056.jpgJean-Paul Rappeneau a raconté à la radio, il y a quelque temps, une anecdote intéressante. Ayant terminé La vie de château, il avait assisté à une projection de son film en compagnie de l'un des grands spécialistes de la comédie italienne (je ne me rappelle plus si il s'agit de Risi, Monicelli ou Comencini). Tout heureux d'avoir si bien réussi son coup, il demanda son avis à l'italien. Celui-ci finit par répondre à peu près ceci : "Oui, c'est pas mal, mais chez nous, les comédies à partir d'événements historiques importants, on fait ça depuis longtemps."

    La marche sur Rome (La marcia su Roma) est réalisé par Dino Risi entre Une vie difficile et Le fanfaron. Moins abouti que les deux oeuvres qui l'encadrent, le film prouve au moins, une nouvelle fois, à quel point les cinéastes italiens de l'époque étaient gonflés dans leurs choix de sujets. On suit ici les pérégrinations de Domenico Rocchetti et d'Umberto Gavazza, anciens combattants qui, peu après la première guerre mondiale, se joignent au mouvement fasciste. Ils prennent part à la célèbre marche sur Rome d'Octobre 1922, dont le but était de faire pression sur le Roi d'Italie afin qu'il fasse appel à Mussolini pour former un gouvernement. Cette marche, organisée en réaction à une défaite électorale, est d'abord traitée dans la franche rigolade. Risi (et ses nombreux scénaristes, parmi lesquels Scola, Age et Scarpelli) fait de ces fascistes des clowns. Si l'optique peut toujours se discuter, il faut souligner cependant que le comique traduit aussi une justesse de réflexion et d'analyse des auteurs quant aux mécanismes d'enrôlement, à la nostalgie de la guerre qu'éprouve les soldats rendus à la vie civile et à la rancoeur des paysans sans terre. Les gags ne sont pas toujours d'une extrême finesse mais le duo Gassman-Tognazzi, réuni pour la première fois, est déjà efficace.

    Umberto (Tognazzi), plus lucide que Domenico, raye une à une les lignes du programme fasciste au fur et à mesure que les promesses lui semblent bafouées au cours de leur périple. Par moments, la vision se noircit. Le rire se coince quand arrivent quelques plans rendant compte de l'avancée vers Rome : on voit les fascistes se regroupant et convergeant de plus en plus nombreux. Une fois mise à jour la faiblesse du gouvernement en place qui les laisse passer, les défilés-démonstrations de force dans la capitale sont tirés de documents d'archives. Risi termine alors son film sur une idée dévastatrice. Sur d'authentiques images du Roi et d'un amiral conversant sur un balcon, il plaque ce dialogue : "- Que pensez-vous de ces fascistes ? - Ce sont des gens sérieux, nous pouvons leur laisser un peu de pouvoir - Oui, essayons pendant quelques mois."

  • Lucrèce Borgia

    (Abel Gance / France / 1935)

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    1156863844.jpgAh, le cinéma d'Abel Gance... Sa grandiloquence, son premier degré, ses interprètes qui écarquillent les yeux, ses arabesques... Pour exécuter la commande de Lucrèce Borgia, Gance n'a disposé ni des moyens financiers souhaités ni d'un scénario à son goût. Mais on se demande si le manque de conviction du cinéaste et l'absence de l'intensité habituelle ne sauvent pas ce petit film, pas très bon mais pas désagréable pour autant. Tout le sérieux mis dans J'accuse ! (1922) ou La dixième symphonie (1918) rend ces oeuvres difficilement supportables aujourd'hui (je ne connais pas ses deux films les plus célèbres : La roue (1922) et Napoléon(1927)). Si Lucrèce Borgia se laisse regarder, c'est notamment pour son aspect fantaisie historique qui s'oppose pourtant à la volonté de Gance de traiter cette intrigue à rebondissements mélodramatiques avec le plus grand respect possible envers la réalité. Nous suivons donc la famille Borgia en train de secouer la vie romaine de ce XVe siècle : le père (et pape) Alexandre VI observe sans trop sourciller César, son fils cadet qui, sous l'influence de Machiavel, fait assassiner son frère aîné et les amants et maris successifs de sa soeur Lucrèce, complote à tous les niveaux, se livre à des orgies et décide de conquérir toute l'Italie. Ainsi les péripéties s'enchaînent, assemblées avec du métier et parfois de l'invention dans le montage (devant ces meurtres qui s'accomplissent pendant que leurs commanditaires président des assemblées ou devant cette montée de la révolte populaire entremêlée à l'aide d'un son de cloche avec les réactions d'inquiétudes des membres de la famille réfugiés dans le palais, il serait un peu gonflé de parler du Parrain de Coppola mais bon...). La composition de certains plans lors des cérémonies autour du pape ou quelques beaux mouvements de caméra retiennent l'attention.

    C'est un euphémisme de dire que l'interprétation est appuyée au sein de ces tableaux vivants. Gabriel Gabrio, dans le rôle de César Borgia, nous apparaît d'abord comme une bête ânonnant quelques phrases lors d'une scène de beuverie, pour tenir finalement de temps en temps des discours beaucoup plus construits quand il le faut. De toute manière, nul effort n'est fourni pour tenter d'adapter le parlé des acteurs à l'époque évoquée. De la troupe (dans laquelle on croise brièvement Gaston Modot et Antonin Artaud), c'est bien Edwige Feuillère qui s'en sort le mieux, parvenant même à laisser passer sur la fin une esquisse d'émotion. Bon, arrêtons de tourner autour du pot, l'intérêt principal du film, c'est son érotisme, source, à l'époque, de scandale. Intéressant de voir aujourd'hui cette vision de la nudité au cinéma, franche et simple, qui disparaîtra, comme partout ailleurs, pendant plus de vingt ans. Les audaces d'alors se sont transformées depuis en charmantes images d'orgies où les corsages déchirés dévoilent les poitrines ou en observation coquine d'une sortie de bain où Edwige Feuillère laisse entrevoir toutes ses formes. C'est bien peu mais cela suffit à extirper l'oeuvre de l'oubli.

  • Un secret

    (Claude Miller / France / 2007)

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    ce6685fa3042adffb99672a10934ca99.jpgEmbarrassant. En sortant de la projection je me suis dit que je traiterais le film de façon ironique en tirant en particulier sur Bruel. Puis, j'ai eu envie de l'expédier en deux-trois phrases. Mais bon, je vais tout de même me forcer à expliquer un minimum pourquoi j'ai vécu l'heure et demie la plus pénible depuis le début de cette année cinématographique.

    Claude Miller est un cinéaste attiré par les sentiments troubles, par les corps, par les terreurs de l'enfance. C'est aussi l'un des représentants de ce cinéma français du milieu, si malmené ces dernières années, un cinéma populaire de qualité et ambitieux. Mais, vraiment là, c'est pas possible. Premier handicap de taille : l'interprétation du "couple star". En me remémorant le très bon Toutes peines confondues (Michel Deville, 1991), j'espérais au mieux une surprise ou au pire ne pas être dérangé par ce pauvre Patrick Bruel. Peine perdue. Si j'ajoute que je suis assez peu sensible au charme de Cécile de France, la cause est déjà pratiquement entendue. Toute la presse s'est déjà moquée des scènes où les deux apparaissent vieillis, je n'en rajouterai pas. Pour les autres, Julie Depardieu, Nathalie Boutefeu, Ludivine Sagnier, Mathieu Amalric, c'est la routine (Michel Ciment au dernier Masque et la plume : "C'est le meilleur rôle d'Amalric cette année"; je t'aime bien Michel, mais je te jure, des fois, t'en fais trop....).

    Pour ce qui est du sujet, apparemment si cher à Miller, le fait qu'il ne soit pas porté par les acteurs de façon satisfaisante pour moi me le rend peu passionnant. La reconstitution d'époque est totalement empesée et la restitution de l'ambiance passe par des procédés d'une subtilité éléphantesque. Il semblerait que cette famille ne voit au cinéma que des actualités sur Hitler, tombe sur un discours chaque fois qu'elle allume la radio et ne laisse traîner dans sa maison que des journaux aux titres alarmistes. Un plan anodin traduit bien cette impression : un panoramique amorcé par un employé changeant la plaque portant le nom de la rue où habite la famille, baptisée maintenant "Rue du Maréchal Pétain". En plus de situer ainsi grossièrement son sujet dans l'Histoire pour-que-les-plus-jeunes-spectateurs-comprennent-bien et de multiplier les allers-retours temporels sans résultat, Claude Miller rate toutes les scènes clés. Car il a plein d'idées visuelles. Sauf que depuis quelques films (La classe de neige, précisément), il abuse d'effets balourds, notamment pour les moments les plus violents (ralentis, lumières inquiétantes, plans oniriques...). Un seul passage nous sort de la torpeur ambiante : le brusque accès de sauvagerie de François pendant la projection du film (Nuit et brouillard, peut-être) et ses explications à Louise.

    J'avais bien aimé Betty Fisher et autres histoires, mais trois ans après, je m'étais demandé si Claude Miller n'avait pas réalisé avec La petite Lili son plus mauvais film. La réponse était non.

  • Ne touchez pas la hache

    (Jacques Rivette / France / 2007)

    L'arrivée du dernier Chabrol sur les écrans me fait revenir sur Rivette et Ne touchez pas la hache, sorti en avril dernier. C'est vrai, le rapprochement de deux anciens de la nouvelle vague est totalement gratuit tant leurs oeuvres sont dissemblables. Il s'agit juste du plaisir à évoquer un film magnifique, selon moi le plus beau vu depuis le début de l'année.

    Cette adaptation de La duchesse de Langeais de Balzac n'offre pas une tentative de modernisation par une esthétique contemporaine (ce sur quoi avait buté, à mon avis, Patrice Chéreau avec Gabrielle). On se trouve au contraire face à un certain archaïsme revendiqué, tellement la mise en scène joue sur la transparence. Le travail sur le son est direct : les parquets et les portes grincent, les canes et les semelles frappent le sol. Les sources de lumières semblent toujours naturelles : les bougies éclairent imparfaitement les visages. Ces choix radicaux peuvent rebuter, ils collent pourtant au plus près de la réalité et font ressortir des traits particuliers de l'époque comme la pénombre des appartements ou l'importance des parures. Débarrassée du superflu, la caméra devient attentive au moindre détail, mettant en valeur gestes et postures.

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    Apparemment déjà dans le roman (je suis un piètre connaisseur en littérature), la construction avec un flash-back enchâssé entre un prologue et un épilogue évite la progression trop habituelle du coup de foudre vers la déchéance ou la rédemption. Il y a abondance de dialogues qui pourraient ennuyer bien sûr (enfin, Balzac, c'est déjà quand même pas mal à entendre), mais ceux-ci sont traversés de fulgurances qui, par contrecoup, rendent les moments de calme tout aussi admirables. Ces fulgurances naissent de plusieurs procédés. Une coupe brutale sur un cri ou une phrase forte peut clore une séquence. L'insertion de cartons, qui apparaît dans certains films, à l'instar de la voix-off, comme une facilité, se révèle parfaite ici, souvent avec humour ("- Le lendemain, donc..." ou "- En vain"). Rares, les apparitions de la musique sont extraordinaires. La première rencontre entre Langeais et Montriveau scelle le début d'une histoire; au même moment, des violons s'accordent donc dans le salon voisin, avant d'entamer un morceau. Calme et rigoureuse, la caméra peut devenir tout à coup mobile. A ce titre, le début de la séquence de la vengeance de Montriveau ("- Acier contre acier"), est saisissant. Un plan en contre-plongée de Depardieu dans la rue et entrant dans la maison est enchaîné à un gros plan du même à l'intérieur. Puis un travelling avant va chercher, en gros plan également, Balibar au milieu des convives. En marge du bal, le duel peut commencer, au moins aussi intense que celui entre Close et Malkovitch dans Les liaisons dangereuses de Stephen Frears.

    Certains diront que le film est trop théâtral. Alors oui, il l'est dans le sens où l'on sent se cristalliser, dans chaque scène, à vif, l'incarnation par les deux acteurs principaux de leur personnage. Guillaume Depardieu impressionne en soldat de Bonaparte blessé au physique et au moral. La force de sa présence est évidente dès les premiers plans dans l'église. Jeanne Balibar est géniale, comme jamais auparavant. Elle excelle dans le jeu de la dissimulation, autant que dans le foudroiement de la douleur, tout à coup visible sur son visage défait, assise au piano après le départ de Montriveau. Leurs confrontations sont inoubliables.

    Plus le film avancera, plus il se fera ample, émouvant, plastiquement admirable. La tonalité fantastique de l'enlèvement et les plans du retour à la maison sont beaux comme du Murnau. Le complot final et l'épilogue sur le bateau nous rappelle Lang et Moonfleet. La filmographie de Rivette est selon moi une succession de hauts et bas (fragile...), mais Ne touchez pas la hache rappelle quels pics le cinéaste peut parfois atteindre.

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    Photos : Allocine.com
  • Les fantômes de Goya

    (Milos Forman / Etats-Unis, Espagne / 2006)

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    d1716b3f08c8bf196988526b3c93e2d1.jpgOublier que l'on attendait un nouveau Forman depuis sept ans. Oublier le précédent, Man on the moon, ce chef d'oeuvre. Oublier la rumeur catastrophique et la sortie estivale à la sauvette de ces Fantômes de Goya. Oublier que tout le royaume d'Espagne parle anglais. Oublier les coupes de cheveux des acteurs.

    Surtout, passer outre une mise en route laborieuse. Michael Lonsdale fait le minimum en chef de l'Inquisition, Javier Bardem en Frère Lorenzo est d'abord, disons... étrange et Goya est interprété de façon transparente par Stellan Skarsgard. Pourtant, au fil des séquences, tout prend forme. Milos Forman ne propose pas un biographie de Goya, mais deux moments précis de sa vie. D'ailleurs, le peintre n'est pas vraiment héros de cette histoire, plutôt un témoin privilégié, celui de l'arrestation et de l'emprisonnement par l'Inquisition de la jeune Ines (Natalie Portman), modèle favori de Goya et fille de son ami, le riche Bilbatua. Le vrai sujet apparaît alors : la tragi-comédie du pouvoir, la description du totalitarisme. Forman s'y connaît. La séquence du dîner est de ce point de vue magistrale. La famille d'Ines a organisé une soirée en l'honneur du tout puissant Frère Lorenzo, par l'intermédiaire de Goya, dans l'espoir d'obtenir, sinon une libération, du moins des nouvelles de leur fille. On sent alors que chaque mot prononcé est pesé, en voulant obtenir des informations, sans offenser l'hôte. Le dérapage aura pourtant bien lieu, le père étant vite excédé par la mauvaise foi du Frère Lorenzo. Et Goya, le peintre de cour, connaissant les usages et surtout les risques encourus, s'en offusque. Pouvoir absolu, arbitraire des arrestations, tortures, abandon dans les geôles, l'analogie avec le stalinisme est transparente. Le Frère Lorenzo, lui, devient l'incarnation du mal (saisissantes visites au cachot, au milieu des suppliciés pour abuser d'Ines) et Javier Bardem donne tout à coup au personnage une sacrée épaisseur.

    Puis survient une cassure étonnante. Le récit fait un bon de quinze ans jusqu'à l'invasion de l'Espagne par les troupes de Napoléon. Les scènes de violence et de pillage, où Forman s'avère moins inspiré, sont surpassées par l'insertion de dessins et tableaux de Goya (on y voit l'irreprésentable, ce sur quoi le cinéma butera toujours pour dire l'horreur guerrière). Il faut donc relancer l'intérêt et le cinéaste choisit une autre voie : celle du feuilleton populaire, avec ses péripéties aux limites de la vraisemblance, sur fond de bouleversements historiques. L'habilité scénaristique de Jean-Claude Carrière provoque l'étonnement tout en évitant de décrocher devant tant de retournements de situations (avec une utilisation maximale de la surdité de Goya, qui doit traîner partout un interprète, et une belle diversion autour de l'envie d'Ines de retrouver sa petite fille). Le peintre traverse les évènements avec ses doutes et ses compromis, et la succession, au générique de fin, de ses toiles, des portraits de rois aux violences envers le peuple, éclaire encore mieux les tiraillements de l'artiste. Javier Bardem, lui, réapparaît sous un autre costume : quelque soit le régime, le fantôme du totalitarisme est toujours là. Et Milos Forman est toujours là, lui aussi.

  • Que la fête commence...

    (Bertrand Tavernier / France / 1974)

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    1f92bef52e445bd08ef03c6aafcadccf.jpgHasard d'une première note liée à la nouvelle vision du film de Tavernier sur Arte. Que la fête commence donc, mais qu'elle se finisse mieux.

    C'est un drôle de film historique, se démarquant, à l'époque de sa réalisation, des autres de ce genre. Loin du respect empesé de la reconstitution, Tavernier met en scène de la même façon qu'une histoire contemporaine, embrassant les larges espaces, filmant de manière très mobile les foules. Une fougue au service du réalisme : on ressent le passage des carrosses dans les ruelles, le poids des chevaux. Tavernier est depuis ses débuts, l'un des rares cinéastes français a savoir filmer l'action, le mouvement (il n'en était là qu'à son deuxième long métrage).

    L'anticléricalisme est revendiqué (le délectable "Dieu est méchant, madame" lâché par Philippe d'Orléans, à la mort de sa fille), les dialogues sont crus, les comportements aussi. Nous sommes bien en même temps au XVIIIe siècle et au coeur du cinéma des années 70. Noiret, Rochefort et Marielle font merveille. Le scénario donne plutôt à voir d'ailleurs un numéro de duettistes entre les deux premiers et un solo étourdissant pour le troisième. Jamais le marquis de Pontcallec (Marielle) n'arrivera à rencontrer le régent (Noiret) et à peine croisera-t-il l'abbé (Rochefort). Le développement parallèle de ces trajectoires sert énormément le film. La révolte bretonne menée par le marquis finit pitoyablement et n'aura rien provoqué sinon quelques manigances autour de Philippe d'Orléans. La grande noblesse continue la fête, même si le pressentiment semble être là que quelque chose va changer. Le régent surtout en est porteur, plus lucide que les autres. Les dernières scènes explicitent cela. La colère du petit groupe de paysans annonce les brasiers de la Révolution, qui viendra plusieurs décennies après. L'effet est appuyé. La scène n'en est pas moins forte. Le film se clôt notamment sur le regard d'Emilie, jeune prostituée préférée du régent, présence étrange et douce que Christine Pascal rendait si fortement.