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Nightswimming - Page 80

  • Breathless

    (Yang Ik-june / Corée du Sud / 2009)

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    breathless03.jpgYang Ik-june, jeune réalisateur-scénariste-producteur-acteur principal, n'est pas Jean-Luc Godard. Il ne s'en réclame d'ailleurs aucunement. Mais son Breathless affiche le même air frondeur qu'A bout de souffle et les points communs entre les deux films ne sont pas rares. Ces deux premiers longs métrages réalisés comme en contrebande et lancés sans ménagement à la figure des spectateurs partagent notamment, au-delà d'une entrée en matière fracassante, une envie d'en découdre avec le monde environnant, une figure centrale de petite frappe, une rencontre décisive avec une jeune femme, une vulgarité provocatrice dans les dialogues, une prédilection pour la cigarette et une fin tragique...

    Car fin tragique il y a. Rassurez-vous, cette révélation ne tient pas vraiment du spoiler (pour parler dans la langue universelle, à l'instar des distributeurs de films asiatiques, ceux du présent ouvrage ne faisant pas exception à la règle en rebaptisant, certes de manière habile comme nous venons de le remarquer, Ddongpari, soit "Mouche à merde", en Breathless, "A bout de souffle" donc), tant le dénouement semble écrit dès l'entame du récit. Il n'y a qu'à voir la teneur de ces moments arrachés  à la violence du quotidien, ceux où Sang-hoon, la racaille toujours prête à taper sur tout ce qui bouge un peu trop, et Yeon-hee, la lycéenne forte tête, se baladent ensemble en ville, débarrassés pour un temps de la pression qui pèse sur eux. Au sein d'un film où tout ne semble être qu'agressions, affrontements, rapports de force, rituels de domination, défis lancés aux autres, qu'il s'agit de tenir en respect à coups de baffes, ces îlots génèrent leur propre nostalgie. Captés de loin, au téléobjectif, sans paroles audibles et seulement accompagnés d'une musique atmosphérique, alors que le reste est saisi dans une proximité extrême et sans la moindre note, ils décrivent un présent déjà passé.

    Il est en effet trop tard. Un final contrasté signera le refus d'installer trop confortablement les idées d'apaisement, de réparation et de solidarité par le déplacement simple mais très efficace d'une séquence qui vient en cisailler une autre, tel un morceau de gène qui s'insèrerait dans un autre pour en modifier radicalement l'expression. Selon l'humeur, on détectera, dans le glissement presque mélodramatique qu'opère le récit, une lueur d'espoir ou bien un pessimisme radical.

    Tout au long de Breathless, Yang Ik-june nous aura malmené pour mieux pointer des faillites, toutes liées les unes aux autres. Celle du système éducatif (l'école est une perte de temps et les lycéens et lycéennes sont constamment moqués par les caïds) et surtout celle des pères qui, invariablement, frappent les mères et terrorisent les enfants, leur transmettant ainsi non pas des valeurs de droiture et de respect mais bien le virus de la violence. Ces hommes en mal d'autorité se conduisent comme des dictateurs familiaux, des petits Kim Il-sung. L'insulte est proférée par Sang-hoon au cours de l'un de ses tabassages et c'est donc bien Yang Ik-june qui parle alors et qui élargit cette vision désespérante à toute la société coréenne actuelle.

    Le message ainsi adressé, accentué sur la fin par l'arrivée des larmes de mélodrame peut faire craindre la leçon de morale. Mais le cheminement du film est tortueux. La progressive ouverture au monde du petit voyou à la mandale facile ne se fait pas sans détours. Les étapes les plus marquantes de cette accession à une plus grande humanité, liens renoués avec les uns, aide apportée aux autres, sont en effet suivies soit d'un déchaînement de violence plus imprévisible encore, soit d'un affaissement passager, soit de l'expression inattendue d'une douleur. Plus généralement, c'est la construction de Breathless dans son ensemble qui est paradoxale. L'espace géographique arpenté étant relativement limité (à un quartier de Séoul), les fils du scénario semblent tissés de manière évidente. Les personnages sont posés d'une telle façon que les croisements sont assez faciles à prévoir. De même, très vite, un parallèle s'établit entre l'histoire passée et présente de Sang-hoon et celle de Yeon-hee. Or, si déterminé que paraît être le récit, surprises et ruptures, contre-pieds et contretemps abondent.

    Cela confère au film son incroyable énergie et cela caractérise aussi la vision de la violence qu'a Yang Ik-june. Nous l'avons dit, celui-ci cadre serré. A deux ou trois reprises, il se sert de cette absence de recul pour décupler l'effet d'une soudaine intrusion dans le cadre. Ailleurs, il peut faire preuve d'un certain humour à froid, désamorçant la violence par des trouvailles de montage rappelant celles dont est friand Takeshi Kitano (d'un pugilat, nous pouvons passer en une coupe à un repas apaisé avec les mêmes protagonistes). Breathless, acte rageur et malpoli de cinéma, impressionne finalement par sa maîtrise sur ce plan-là, qui l'empêche constamment de tomber dans la complaisance. Ici, la violence n'a rien de sadique, elle ne procure pas de plaisir à celui qui en use (on note par ailleurs l'absence totale d'acte ou de désir sexuel), elle n'est qu'un moyen dans un univers déréglé. En la montrant de manière cyclique et irrépressible, Yang Ik-june, que l'on sent si proche de son sujet, pose la question de l'héritage (voire de l'hérédité) de cette violence et s'inquiète de trouver en si peu d'endroits l'espoir d'en stopper la contamination. Au moins, pour lui, au-delà de la catharsis, faire un film de cela, c'est déjà faire quelque chose et s'extirper du néant.

     

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  • Panoptique, troisième session

    Forcément, vous allez rencontrer un Biutiful et sombre inconnu sur le Social Network ?

    Et bien non, pas vraiment... du moins, pas en priorité...

    Le Panoptique du mois d'octobre, rhabillé pour l'hiver, est à visiter en cliquant sur le logo :

     

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  • Biutiful

    (Alejandro Gonzalez Iñarritu / Espagne - Mexique / 2010)

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    biutiful.jpegPuissant. Sans doute trop. Et aussi trop chargé, trop long, trop large serait-on tenté d'ajouter à la suite. Je me demande toutefois s'il n'est pas un peu vain de se plaindre ainsi car cela revient en fait à regretter qu'Iñarritu n'aille pas assez contre sa nature. Or, il faut bien reconnaître que, sur bien des points, il a mis la pédale douce par rapport à son précédent film, Babel, et que sa décision de se passer dorénavant de son encombrant scénariste Guillermo Arriaga lui a été bénéfique et lui ouvre de nouveaux horizons, cette collaboration, après deux réussites spectaculaires, ayant montré crûment ses limites au troisième essai.

    Les premières minutes de Biutiful sont assez impressionnantes. L'inscription du récit dans la ville (une Barcelone, tout le monde le sait maintenant, loin de celle de Vicky Cristina Barcelona) est absolument saisissante, notamment grâce à d'incroyables plans nocturnes de Javier Bardem déambulant dans les rues. Avec ce travail sur la lumière, comme rarement, nous avons l'exacte sensation de la nuit citadine, succession désordonnée de noirs profonds et d'éclats lumineux. Ce début fait espérer un grand film qui collerait d'un bout à l'autre à son personnage et serait à l'image de son interprète : ténébreux et massif. Mais la promesse n'est pas vraiment tenue.

    Certes Bardem tient tout sur ses épaules, mais quelques scènes se passent de la présence de son Uxbal et, si liées qu'elles soient à son parcours, elles se révèlent moins intéressantes que les autres. Il en va ainsi de l'histoire parallèle des deux Chinois. Celle-ci éclaire une donnée sociale, précise la description du système d'exploitation des immigrés auquel prend part le personnage principal, mais nous détourne de la ligne de force centrale. S'en tenir beaucoup plus strictement au point de vue d'Uxbal aurait, à mon sens, été plus satisfaisant et cela n'aurait pas nécessairement nui au message concernant les exploités, qui apparaît ici, à quelques endroits, un peu trop conventionnellement asséné.

    Parmi les reproches que certains commentateurs ont pu formuler à l'encontre de Biutiful, le plus fréquent est celui de l'accumulation de malheurs. Il me semble pour ma part que le problème n'est pas quantitatif et que le parcours christique d'Uxbal en vaut bien d'autres. Si l'on peut émettre des réserves sur la manière, ce n'est pas le choix du mélo qu'il faut chercher à contester. Des réserves stylistiques, j'en ai moi-même quelques unes. Elles concernent le traitement des "moments forts" du film, en particulier l'altération ou l'amplification excessive des éléments de la bande-son. Par exemple, lorsque Uxbal fait un terrible aveu à sa fille et qu'il la serre dans ses bras, nous n'entendons que le battement de son cœur. Dans ces moments-là, Iñarritu en rajoute toujours un peu trop alors que "l'épaisseur" qu'il sait conférer à ce type de séquence se suffit à elle-même. C'est cette tendance qui gâche aussi légèrement les intrusions du fantastique dans le récit et le constat est d'autant plus regrettable que cette dimension s'avère stimulante (le rapport d'Uxbal aux morts est passionnant et mène à cette stupéfiante rencontre à la morgue, entre un fils de quarante ans et un père décédé mais ayant conservé son apparence juvénile).

    Je ne voudrais pas finir sur l'un de ces bémols mais avouer plutôt que dans la plupart des scènes, quelque chose parvient à "s'arracher", et signaler, pour terminer, l'approche assez intelligente, dès le début, qu'a Iñarritu du personnage de la femme d'Uxbal, qu'il était si facile de nous faire rejeter, ainsi que la grande force, parfois bouleversante, qui émane de tout ce qui a trait à la famille, cette famille dont les contours, au-delà d'un noyau dur constitué par le père et ses deux enfants, fluctuent sans cesse, qui se voit successivement défaite et reconstruite, qui peut être de substitution et qui peut devenir le lieu d'un retournement émouvant du rapport à l'étranger.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1989)

     Suite du flashback.

     

    C416.jpgPOS338.jpg1989 : La fin de l'année voit les Cahiers changer de formule et modifier légèrement leur comité de rédaction, dans lequel entre notamment Nicolas Saada, tandis que Thierry Jousse en devient le rédacteur en chef adjoint. Au niveau des auteurs, Coppola (Tucker), Cronenberg (Faux-semblants), Moretti (Palombella rossa), Rivette (La bande des quatre) semblent, pour la revue, se détacher mais d'autres cinéastes sont rencontrés au fil des mois : Claude Zidi (pour Deux), Bertrand Blier (Trop belle pour toi), Spike Lee (Do the right thing),  Idrissa Ouedraogo (Yaaba), Philippe Garrel (Les baisers de secours), Emir Kusturica (Le temps des gitans). Ganashatru de Satyajit Ray, La fille de quinze ans de Jacques Doillon, Batman de Tim Burton, Abyss de James Cameron et Route One / USA de Robert Kramer font partie des films mis en avant, à côté de textes sur les "films-rock", sur le bicentenaire de la Révolution française ou sur les cinémas hongrois et soviétique, de rencontres avec Tsui Hark, Daniel Auteuil, Rob Reiner, Robby Müller et Adolph Green, d'un spécial cinéma français en mai, d'un retour sur Pasolini, d'hommages à John Cassavetes, Sergio Leone et Jacques Doniol-Valcroze et de deux tables rondes, l'une à propos de Pickpocket de Robert Bresson, l'autre du cinéma français.
    Quelques lignes se croisent évidemment avec celles tracées par Positif (Coppola, Cronenberg, Blier, Doillon, Kusturica, Moretti, Adolph Green, la Hongrie, les Films-rock, le bicentenaire). De ce côté-ci, on peut lire un nombre conséquent d'entretiens, accordés par Jonathan Demme (Veuve mais pas trop), Claude Miller (La petite voleuse), Barry Levinson (Rain man), Terry Gilliam (Les aventures du baron de Munchausen), Stephen Frears (Les liaisons dangereuses), Mike Leigh (High hopes), Jerry Schatzberg (L'ami retrouvé), Denys Arcand (Jésus de Montréal), Dai Sijie (Chine, ma douleur), Lino Brocka (Les insoumis), Steven Soderbergh (Sexe, mensonges et vidéo), Bertrand Tavernier (La vie et rien d'autre), Alain Corneau (Nocturne indien), Yong-Kyun Bae (Pourquoi Bodhi Dharma...), Shohei Imamura (Pluie noire), Peter Greenaway (Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant), Jean-Claude Brisseau (Noce blanche) Krzysztof Kieslowski (Le Décalogue) et Eric Rochant (Un monde sans pitié). La revue, qu'intègre alors Philippe Rouyer, étudie également le cinéma anglais (entretiens avec Charles Crichton, John Cleese et David Lean), le cinéma fantastique, le muet et l'animation (entretiens avec Jan Svankmajer et Youri Norstein), propose un dossier estival sur le Hollywood classique et recueille les propos de Micheline Presle, Mario Vargas Llosa et Harold Pinter.

     

    Janvier : Tucker (Francis Ford Coppola, Cahiers du Cinéma n°415) /vs/ Tucker (Francis Ford Coppola, Positif n°335)

    Février : Faux-semblants (David Cronenberg, C416) /vs/ Un poisson nommé Wanda (Charles Crichton, P336)

    Mars : John Cassavetes (C417) /vs/ Les aventures du baron de Munchausen (Terry Gilliam, P337)

    Avril : L'enfant de l'hiver (Olivier Assayas, C418) /vs/ Les liaisons dangereuses (Stephen Frears, P338)

    Mai : Trop belle pour toi (Bertrand Blier, C419-420) /vs/ L'ami retrouvé (Jerry Schatzberg, P339)

    Juin : Do the right thing (Spike Lee, C421) /vs/ Jésus de Montréal (Denys Arcand, P340)

    Eté : Sergio Leone (C422) /vs/ Annie du Klondike (Raoul Walsh, P341-342)

    Septembre : Batman (Tim Burton, C423) /vs/ Sexe, mensonges et vidéo (Steven Soderbergh, P343)

    Octobre : Quand Harry rencontre Sally (Rob Reiner, C424) /vs/ Pourquoi Bodhi-Dharma est-il parti vers l'Orient ? (Yong-Kyun Bae, P344)

    Novembre : Palombella rossa (Nanni Moretti, C425) /vs/ Le temps des gitans (Emir Kusturica, P345)

    Décembre : Les voyages de Sullivan (Preston Sturges, C426) /vs/ Brève histoire d'amour (Krzysztof Kieslowski, P346)

     

    C421.jpgPOS343.jpgQuitte à choisir : Un seul film partagé (et toujours inconnu de mes services, tout comme ceux d'Assayas et Schatzberg, de Sturges et Walsh) mais un bilan finalement équilibré. De chaque côté, la liste paraît cohérente et sans réelle anomalie, même si l'on peut ergoter en quelques endroits (l'accrocheur doublé automnal des Cahiers, les choix positivistes de février et d'octobre...). Allez, pour 1989 : Match nul.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • C'était mieux avant... (Novembre 1985)

    Adieu Octobre. Tournons la page et passons au chapitre suivant de notre album-souvenirs pour nous enquérir des sorties cinéma du mois de Novembre 1985 :

    colonelredl.jpgLa récolte nous gratifie d'une cuvée de qualité assez élevée, riche d'arômes différents. Trois échantillons se détachent parmi ceux que j'ai pu goûter moi-même. A cette époque-là, Istvan Szabo atteignait le pic de sa renommée internationale grâce à son Colonel Redl, intensément porté par Klaus Maria Brandauer. Dans mon souvenir, ce récit de l'ascension et de la chute d'un militaire dans l'empire austro-hongrois du début du XXe constitue un film glacé et brûlant à la fois, faussement académique. Comme à son habitude, Michael Cimino avec L'année du dragon créait l'événement et la controverse, soupçonné qu'il était de complaisance dans sa façon de montrer la violence et de racisme anti-asiatique dans sa description de la mafia régnant sur Chinatown. Personnellement, nous y vîmes surtout un polar d'une puissance inégalable. Ce que nous ne savions pas, c'est que celui-ci serait le dernier grand film du cinéaste. Tangos, l'exil de Gardel fut pour nous une très belle découverte - bientôt prolongée par celle, toute aussi réjouissante du Sud (1988). Fernando E. Solanas tissait une toile complexe à partir de la création d'un spectacle de tango à Paris. Les niveaux de lectures se multipliaient au gré des allers-retours géographiques et temporels, dans un mélange de genres où l'on nous entretenait à la fois des tracas des éxilés argentins et de la persistance du fantôme de Gardel.

    D'autres noms présents sur la liste du mois retiennent l'attention. Si Nikita Mikhalkov n'avait pas encore le statut que ses films de la fin des années 70 (Partition inachevée..., Cinq soirées, Oblomov...) auraient déjà dû lui conférer, il ne lui restait que quelques mois à patienter (Les yeux noirs, 1987). Pour l'heure, nous arrivait tardivement sa comédie satirique de 81, La parentèle. Raymond Depardon avec Une femme en Afrique (Empty quarter) gardait son regard documenté mais se frottait cette fois-ci à la fiction. Wim Wenders, lui, faisait le chemin inverse et livrait son journal filmé, sur les traces de Yasujiro Ozu, Tokyo-Ga. La sortie d'un nouveau film de Nelson Pereira dos Santos, Mémoires de prison, sur la lutte de l'écrivain Graciliano Ramos sous la dictature Vargas pendant les années 30, était accompagnée de celle de Rio, Zone Nord, classique de 1957 mêlant social et samba et annonçant le Cinema Novo des années 60 dont le cinéaste allait être l'un des fers de lance. Ce dernier titre n'était d'ailleurs pas le seul à être tiré de l'oubli par les distributeurs puisque Corbeaux et moineaux de Zheng Junli, incunable de 1949, refaisait également surface. Tourné à Shanghaï, dans une période particulièrement troublée de l'histoire chinoise, ce remarquable film choral avait déjà retenu les leçons du néoréalisme italien et faisait preuve, vu le contexte, d'une étonnante justesse.

    affairemorituri.jpgDeux premiers films français singuliers trouvaient à se faufiler dans le programme chargé du mois : L'affaire des divisions Morituri, manifeste post-punk de F.J. Ossang et L'amour ou presque, rappel du réalisme poétique par Pierre Gautier. Le temps détruit de Pierre Beuchot, basé sur la lecture de lettres écrites par les soldats Maurice Jaubert, Paul Nizan et Roger Beuchot, plongés dans la drôle de guerre de 39-40 et Vertiges de Christine Laurent, un jeu entre théâtre et réalité autour des Noces de Figaro de Mozart, pouvaient également piquer la curiosité. En revanche, un tri plus sélectif était sans doute à faire entre Le voyage à Paimpol (drame ouvrier de John Berry avec Myriam Boyer et Michel Boujenah), Le transfuge (de Philippe Lefebvre, film d'espionnage avec Bruno Cremer), Une femme ou deux (de Daniel Vigne, avec Gérard Depardieu et Sigourney Weaver, une comédie sur fond de paléontologie), Les bons débarras (drame canadien de Francis Mankiewicz), L'homme aux yeux d'argent (policier de Pierre Granier-Deferre), Lune de miel (de Patrick Jamain, un thriller franco-canadien qui suit Nathalie Baye à New York) et Passage secret (de Laurent Perrin). De mon côté, j'eus la joie de découvrir en ce temps-là trois films que je ne suis guère enclin à revisiter : Rouge baiser ou l'itinéraire sentimentalo-politique d'une jeune femme des années 50 filmé par Véra Belmont (turbulences adolescentes obligent, je tombais amoureux d'une nouvelle actrice tous les mois : en novembre, elle se nommait Charlotte Valandrey), Scout toujours, deuxième réalisation plutôt anecdotique de Gérard Jugnot, et La cage aux folles III, "Elles" se marient, grosse farce de Georges Lautner, suite très dispensable des aventures du couple Serrault-Tognazzi.

    fletch.jpgNous et l'ensemble du grand public étions mieux récompensés par Cocoon signé d'un Ron Howard renouvelant alors la bonne pêche de Splash en contant cette fois-ci l'histoire de trois vieillards (Hume Cronyn, Wilford Brimley et Don Ameche) qui trouvent une seconde jeunesse dans une eau régénérée par des cocons extraterrestres, ainsi que par Fletch aux trousses de Michael Ritchie, polar décontracté bénéficiant de l'abattage de Chevy Chase. Mais nous l'étions sans doute un peu moins par Harem d'Arthur Joffé (ou les aventures exotiques et romantiques de Ben Kingsley et Nastassja Kinski) et Taram et le chaudron magique de Ted Berman et Richard Rich (un Walt Disney lorgnant vers la fantasy). Pour terminer, il serait dommage d'oublier de mentionner Le châtiment de la pierre magique  de Tim Burstall, western en terre aborigène, Exterminator 2 de Mark Buntzmann et William Sachs, série B post-Vietnam prônant l'autodéfense dans les rues mal fréquentées de New York, Monkey Kung Fu contre le Cobra d'or de Joe Law ou Portés disparus n°2 : Pourquoi ? (c'est vrai ça, pourquoi ?) de Lance Hool, nouvelle croisade anti-jaunes de Chuck Norris.

    revuecinema410.JPGDans les kiosques, nous pouvions nous apercevoir que deux actrices étaient à l'honneur : Nastassja Kinski et Valérie Kaprisky, la première dans Starfix (30) et la seconde dans Premiere (104), en amorce d'un numéro "Spécial Stars". Positif (297) affichait l'ogre Orson Welles, Jeune Cinéma (170) se penchait sur l'œuvre d'Elem Klimov (annoncée par une photo de Requiem pour un massacre qui n'allait sortir que deux ans plus tard sur nos écrans), les Cahiers du Cinéma (377) et La Revue du Cinéma (410) élisaient L'année du dragon comme film du mois et L'Ecran Fantastique (62) Retour(nait) vers le futur.

    Voilà pour novembre 1985. La suite le mois prochain...

     

    Pour en savoir plus : Taram et le chaudron magique, L'année du dragon et Portés disparus n°2 vus par Mariaque et encore L'année du dragon par Raphaël.

  • La Princesse de Montpensier

    (Bertrand Tavernier / France / 2010)

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    princessemontpensier.jpgLe dernier Tavernier m'a ennuyé d'un bout à l'autre. Quand ce manque d'intérêt vous pèse dès le début de la projection et quand vous pressentez que cela ne va guère s'arranger sur la durée, vous commencez, en laissant votre regard vagabonder sans but sur la surface de l'écran, à ne voir que des défauts. Ainsi, indifférent à ce que le cinéaste tentait de me raconter, je me suis mis à regarder ces figurants bien placés au bord du cadre et qui s'activaient très consciencieusement en mimant les gestes des hommes et des femmes du XVIe siècle dans l'espoir de donner vie au tableau ; j'ai pu comprendre pourquoi les maîtres d'armes et les cascadeurs aimaient tant travailler avec Tavernier, lui qui orchestre toujours ses batailles à l'ancienne, filmant dans la longueur des corps-à-corps qui sentent l'entraînement intensif au gymnase du coin ; j'ai eu tout le loisir de suivre ces mouvements de caméra balayant des décors si authentiques mais me paraissant, à chaque occasion, s'étirer dans le mauvais tempo, à la mauvaise vitesse, à la mauvaise distance ; j'ai pu remarquer que cette lumière naturelle éclairait très mal les visages, parfois rejetés sans raison dans l'ombre ou le contre-jour ; j'ai pu oublier, aussitôt entendus, ces dialogues ronflants, arrivant d'on ne sait où lorsqu'ils  se veulent déterminants (quand Wilson dit "Je vous aime", rien dans ce qui précède ne nous fait sentir la naissance de cet amour) et tombant à plat lorsqu'ils souhaitent faire sourire ; j'ai pu avoir la confirmation que non, décidément, je n'étais pas du tout sensible au charme de Mélanie Thierry, en charge pourtant d'un personnage désiré par tous les autres ; j'ai eu le temps de déplorer une interprétation d'ensemble particulièrement médiocre, de Wilson à Vuillermoz, de Leprince-Ringuet à Ulliel, le moins connu de tous, Raphaël Personnaz, étant le seul à s'en sortir ; j'ai pensé avec nostalgie à Breillat, à Rivette mais aussi à Rappeneau et à d'autres Tavernier ; j'ai pu réfléchir tranquillement à ce que j'allais bien pouvoir écrire sur mon blog à propos de ce ratage.

    Oui, La Princesse de Montpensier, film dépourvu de vigueur et de ligne esthétique, est très ennuyeux. C'est ennuyeux pour moi aussi, étant plutôt Tavernophile habituellement, de devoir donner raison, pour une fois, aux détracteurs acharnés du cinéaste.

  • Décalage

    pos597.jpgJe découvre aujourd'hui dans le numéro de novembre de Positif les quelques lignes très aimables écrites par Christian Viviani pour son "bloc-notes" du mois de septembre passé (à la date du 12, jour de la mort de Claude Chabrol) à propos des textes publiés sur ce blog sous le titre Les Cahiers Positif(s). Le hasard faisant souvent mal les choses, cette agréable mention intervient au moment où ce chantier partagé s'arrête (il est possible mais pas certain que je publie un jour une suite de la seule histoire de Positif). Autre ironie du sort, plus anecdotique, ce coup de chapeau est niché dans un numéro élisant comme films du mois The social network et La Princesse de Montpensier, deux titres m'ayant passablement ennuyé, ainsi que Potiche, dont la bande annonce, découverte avant la projection du Tavernier, m'a inquiété au plus haut point. Le trio d'octobre, Allen-Ruiz-Iñarritu m'aurait mieux convenu... Cela ne me fera toutefois pas négliger ce dernier numéro en date qui, derrière l'édito d'un Michel Ciment en roue libre, propose notamment un alléchant dossier sur les nouveaux cinémas d'Europe de l'Est.

  • District 9

    (Neill Blomkamp / Afrique du sud - Etats-Unis - Canada - Nouvelle-Zélande / 2009)

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    district9.jpgDistrict 9 a, depuis un an, été encensé à un tel point, par à peu près tout le monde, qu'il peut très bien supporter que l'on en dise du mal. Cette œuvrette SF faussement novatrice n'échappe selon moi à la nullité que, d'une part, par l'évidence des compétences purement techniques mises à son service (ce qui est bien le minimum que l'on puisse attendre d'une production Peter Jackson, même d'ampleur "modeste") et, d'autre part, par le développement plutôt habile de l'un des thèmes abordés, celui, kafkaïen, de la métamorphose (même si les mutations et les altérations de la chair observées ici restent très en deçà des visions d'un Cronenberg), et il me semble que, comme il arrive parfois, l'originalité de l'idée de départ (montrer le traitement "inhumain" que réservent les autorités et la population de Johannesburg à des extra-terrestres exilés de leur planète) a trop vite été prise pour l'acte de naissance d'un style, celui de Neill Blomkamp qui signe là son premier long métrage.

    Pour nous plonger dans son monde, le jeune cinéaste sud-africain n'hésite pas à nous servir cette tarte à la crème du faux reportage, du déluge d'images "objectivées", sans point de vue à force de se multiplier. Se bousculent donc, soumises à un montage tonitruant, les sources documentaires, télévisées, privées, sécuritaires... Ainsi, le spectateur est accroché à peu de frais et l'auteur peut faire l'économie des efforts nécessaires à la construction d'un récit en tant que tel. Pourquoi s'épuiser à développer une narration classique pour décrire une situation alors que les voix off des présentateurs de télé peuvent planter le décor en quinze secondes ? De plus, la démarche a un autre avantage, inestimable : elle vous fait passer pour un cinéaste moderne. Et peu importe que la plus grande confusion règne en ce qui concerne la gestion de l'espace, les positions des caméras, la crédibilité quant aux origines des regards portés... (malgré la multiplicité de ceux-ci, jamais aucun caméraman n'apparaît dans le champ !)

    Mais voilà que notre Neill Blomkamp, sans craindre d’être pris pour un réalisateur désinvolte, commence, à peu près à mi-course, à intégrer des plans non-documentaires, des séquences qui ne jouent plus le jeu proposé jusque là. Cette soudaine subjectivité, obtenue de haute lutte, est peut-être supposée nous rapprocher des victimes : les aliens opprimés et le héros pourchassé. On s’en étonne pourtant, et cela d’autant plus que le recours aux autres images, de nature si différente, n’est pas abandonné (il faut dire qu’elles sont bien utiles pour nous expliquer à nous, crétins de spectateurs que nous sommes, ce qui est en train de se passer, comme lorsque le vaisseau se remet en mouvement, par exemple). L’agacement ne s’en trouve d’ailleurs guère atténué car cette échappée subjective nous donne le droit de recenser les plans-gadgets ridicules (la caméra fixée sur le fusil d’assaut : je ne connaissais pas et je ne suis pas déçu), de ployer sous le poids de quelques ralentis et de subir un terrible accompagnement musical à base de world music fervente. On remarquera en outre que la dernière partie de District 9 reprend tous les codes du film d’action bourrin-mais-cherchant-aussi-à-émouvoir.

    Les auteurs revendiquent pourtant une position anti-hollywoodienne (ils savent parfaitement bien que pour accéder au statut d’œuvre culte leur film doit être présenté comme le plus éloigné possible des normes en vigueur). Or, l’anticonformisme, par le renversement des figures et l’ironie dont elles sont chargées, ne permet pas forcément d’échapper aux clichés. La subversion de District 9 m’a paru bien superficielle, soutenue qu’elle est par des fondations scénaristiques conventionnelles : la rencontre avec le "bon" alien, la marché passé avec lui, l’amitié qui en découle, le duel avec le méchant militaire… La vision des extra-terrestres n’apporte, elle, pas grand-chose d’autre qu’une incongruité certaine (tiens, un alien en train de pisser…) et le décalage opéré n’empêche pas le message "humaniste" d’être lourdingue. Un problème se pose également avec le choix du personnage principal, que l’on dirait, au moins dans la première partie, échappé d’un sketch des Monty Pythons (si mon imagination ne me joue pas des tours, la référence est assumée avec ces cochons servant, le temps d’un ou deux plans, de projectiles et cette apostrophe au héros, prénommé Wikus, lancée par son adversaire : "Hey, Dickus !"). Partant de là, Blomkamp nous entraîne sur la fausse piste de la comédie trash, comme il feint un moment de bâtir son film sur des sources "documentaires". Une fois venu le moment de la prise de conscience, il est par conséquent impossible de prendre le personnage au sérieux  et de s’émouvoir de son sort.

    Chantage à la modernité par le biais d’une esthétique impure et désordonnée, déplacement d’un message appuyé sur le terrain du cinéma de genre dans l’espoir de l’alléger, parfum de nouveauté fabriqué à partir de formules éculées : District 9 est en quelque sorte, pour moi, à la science-fiction ce que Redacted est au film de guerre. Si un District 10 débarque un jour sur nos écrans, je vous préviens, l’accueil se fera sans moi…

  • Le questionnaire de la mort

    Un an après avoir lancé une invitation à répondre à un brillant questionnaire portant sur l'érotisme au cinéma, Ludovic, du toujours recommandable blog Cinématique, a décidé d'arpenter le versant opposé et nous demande de plancher cette fois-ci sur la mort à l'écran. Je publie donc ci-dessous ma contribution à cette enquête macabre mais stimulante et je vous souhaite, par la même occasion, à tous et à toutes, une bonne Toussaint, Fête des défunts, Halloween etc...

    *****

    1 - Quel est le plus beau meurtre cinématographique ?

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    Abe Sada étrangle Ishida Kichizo (L'empire des sens, Nagisa Oshima, 1976)

     

    2 - Quel est à vos yeux le cinéaste le plus morbide ?

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    Tim Burton

    (photographie de Nicolas Guérin)

     

    3 - Et le film le plus macabre ?

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    Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974)

     

    4 - Quel est le personnage dont la mort à l'écran vous a le plus ému ?

    Dominic qui tombe sous les balles de Bugsy (Il était une fois en Amérique, Sergio Leone, 1983)

     

    5 - Celle qui vous a le plus soulagé ?

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    Celle de Peter, abattu par Anna... jusqu'à ce que Paul prenne la télécommande et rembobine les images (Funny games, Michael Haneke, 1997)

     

    6 - Quel est votre zombi favori ?

    Le zombie domestiqué du Jour des morts-vivants ou le grand Noir de Vaudou ? Plus honnêtement, et même si cela nous fait sortir du cadre cinématographique, ceux que l'on trouve sur la pochette de ce classique absolu :

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    The Gun Club, Fire of love, 1981

     

    7 - Pour quelle arme du crime, gardez-vous un faible ?

    Les couteaux de cuisine m'ont toujours à la fois fasciné et effrayé.

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    Psychose (Alfred Hitchcock, 1960)

     

    8 - Quelle personnification de la mort vous a le plus marqué ?

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    Carole Bouquet dans Buffet froid (Bertrand Blier, 1979)

     

    9 - Quelle séquence d'enterrement vous a semblé la moins convenue ?

    Celle de Man on the moon (Milos Forman, 1999)

     

    10 - Quel est votre fantôme fétiche ?

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    Fantômas (Louis Feuillade, 1914)

     

    11 - Avez-vous déjà souhaité la mort d'un personnage ?

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    Trés récemment, celle de Mark Zuckerberg dans The social network (David Fincher, 2010), mais la réalisation de ce souhait était, pour bien des raisons, difficilement concevable... 

     

    12 - A l'approche de votre mort, si vous aviez le temps de mettre en ordre vos affaires, quel film souhaiteriez-vous avoir la possibilité de regarder une toute dernière fois ?

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    Mauvais sang et ses derniers instants (Leos Carax, 1986)

     

    13 - Pour quel tueur en séries avez-vous de la fascination ou à défaut de l'indulgence ?

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    Monsieur Verdoux, parce que c'est Chaplin (1947)

     

    14 - Quel est votre vampire de chevet ?

    Dès 1922, tout est fixé :

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    Nosferatu (F.W. Murnau)

     

    15 - Quel film retenez-vous parmi tous ceux dont le titre (original ou traduit) évoque la  mort ?

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    La mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959)

     

    16 - Rédigez en quelques lignes la future notice nécrologique d'une personnalité du cinéma

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    L'acteur-humoriste-vrp Michaël Youn est décédé hier matin, victime d'une mauvaise chute alors qu'il pratiquait le ski hors-piste. Brillant diplomé de l'école de commerce de Nice, il avait courageusement renoncé à suivre cette voie pour devenir saltimbanque. Au début des années 2000, les auditeurs de Skyrock et les spectateurs de M6 découvrirent ses sketchs provocateurs et hilarants. Ces parodies si percutantes trouvèrent ensuite leur prolongement logique dans les domaines de la chanson et du cinéma. C'est ainsi que l'humour décalé et jouissivement régressif de Youn fit mouche dans des films comme La Beuze, Les 11 commandements, Iznogoud, Incontrôlable ou Fatal. Récemment, sa carrière prit un tournant radical lorsque Claude Miller l'engagea comme acteur principal de sa tragi-comédie L'homme dans ta lune. Malgré un procès pour plagiat intenté par Milos Forman et Jim Carrey, le film connut cet été un grand succès populaire en France. Ce nouveau départ était riche de promesses. Un vulgaire sapin alpestre nous a malheureusement privé trop tôt de l'une des plus grandes natures comiques de notre temps. Lors de la prochaine cérémonie des Césars, un hommage lui sera rendu par Gérard Depardieu. La triste ironie du sort veut d'ailleurs que Michaël Youn soit nominé cette année dans la catégorie Meilleur acteur.

     

    17 - Quelle représentation d'exécution capitale vous a semblé la plus marquante ?

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    De sang froid (Richard Brooks, 1967) 

     

    18 - Quel est votre cimetière préféré ?

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    Celui de L'enterré vivant (Roger Corman, 1962)

     

    19 - Possédez-vous un bien en rapport avec le cinéma que vous pourriez coucher sur votre testament ?

    Ce numéro :

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  • Vénus noire

    (Abdellatif Kechiche / France - Belgique - Italie / 2010)

    ■■□□

    venusnoire.jpgNé d'une grande ambition, doté d'une force indéniable et se prolongeant au-delà de son terme par de vastes questionnements dans la tête du spectateur, Vénus noire n'est pas un film franchement réussi. Tout d'abord, Kechiche a, me semble-t-il, été quelque peu piégé par la portée de son sujet, l'exploitation spectaculaire, au début du XIXe siècle, à Londres puis à Paris, d'une femme africaine non pas victime de l'esclavage mais d'une contrainte morale. Le style du cinéaste, qui vise à laisser advenir les choses dans la durée, l'ampleur du spectre social balayé et, surtout, le recul historique pris par le récit, devraient empêcher l'œuvre de passer pour le "grand film à message actuel sur le racisme" (Vénus noire peut, plutôt, à la rigueur, se targuer d'en étudier les fondements). Or, à entendre les soupirs offusqués poussés dans la salle après chaque dialogue comportant les mots "négresse" ou "sauvage" (mots qui sont pourtant, dans ce contexte historique précis, parfaitement justifiés et "compréhensibles"), on se dit que le thème est plus fort que le film, qu'il le dépasse et qu'ainsi il ne lui rend pas forcément service.

    Saartjie, est une héroïne constamment dirigée, que ce soit lors des spectacles dont elle est la vedette de moins en moins consentante, ou en dehors, chaque déplacement paraissant lui être imposé sans prendre son avis (lorsque Caezar, son patron-associé-protecteur, lui donne l'occasion de sortir en ville à sa guise, il lui colle deux serviteurs dans les jambes : entre aide et surveillance, l'ambiguïté de leur rapport se prolonge). Cette Vénus est une masse noire qui traverse le film abrutie par l'alcool et dont le caractère ne semble pas évoluer de sa présentation à sa disparition car Kechiche nous la montre sous (presque) toutes les coutures sans nous offrir pour autant de "prises" sur son personnage.

    Plus globalement, le dispositif gouvernant le récit a tendance à s'imposer au détriment de l'humain. Pendant 2h40, nous pénétrons successivement au cœur de plusieurs cercles enserrant Saartjie, cercles de natures différentes mais réalisant sur elle la même oppression humiliante. Ainsi la voici jetée en pâture dans une baraque foraine, une salle d'audience, un grand salon parisien, un institut scientifique, une soirée libertine, un bordel, et enfin dans la rue puis à la morgue. Le public et ses desseins changent mais l'avilissement est le même d'un cercle à l'autre. Fidèle à ses principes, le cinéaste avance par très larges blocs, reliés très succinctement et donnant chacun l'illusion d'une durée réelle. Chaque mise en place saisit et intrigue mais l'intérêt s'épuise souvent à force de répétitions et de littéralité dans le rendu des spectacles et le caractère systématique de la méthode entrave quelque peu l'élan. Le segment fondamental est le premier, celui qui interroge explicitement l'idée de représentation et qui, par là même, sous-tend le reste. Le regard que nous portons sur toutes les exhibitions qui suivent en est ainsi "filtré", et, de façon plus modeste et peut-être plus subtile, cette question de la représentation trouve des échos dans certains détails, de la production de dessins à celle de statuettes ou de moulages. Elle aboutit aussi à une étonnante impasse lorsqu'il s'agit de se frotter au tabou de la vision du sexe féminin. Kechiche, sur ce plan, tergiverse, et se contente finalement des images de planches anatomiques incluses dans son prologue, se retrouvant en contradiction avec son dispositif aussi bien qu'avec les enjeux portés par sa mise en scène. Cette pusillanimité particulière au sein d'un ensemble où la prise de risque est quasiment la règle explique aussi, sans doute, que la partie consacrée à la maison de passe soit la plus faible.

    Malgré ces défauts, malgré ces moments parfois confus (la tension de la mise en scène, le cadre tremblé et les coupes n'aident pas à s'y retrouver dans le réseau des regards échangés dans les séquences de taverne par exemple), malgré ces longueurs, des choses passent tout de même, dans des confrontations, dans des gestes, parfois le temps d'un plan, le temps de placer un visage face à un autre et dans un dernier quart d'heure aussi glaçant que logique. Si la déception domine, elle est atténuée par le fait de constater que Kechiche, après les succès de L'esquive et de La graine et le mulet, n'a pas choisi la facilité.