(Nico Papatakis / France / 1976)
■■□□
Victime en 1976 d'une censure qui ne dit pas son nom (des bombes posées dans des cinémas parisiens le projetant provoquèrent l'arrêt de son exploitation au bout de quelques jours seulement) et malgré une resortie en salles en 2005, Gloria mundi reste un film rare, souvent inconnu (personnellement, ayant pourtant vu et apprécié, de Papatakis, La photo et Les équilibristes, j'ignorais son existence). A le découvrir aujourd'hui, on comprend vite les raisons de cet ostracisme. Œuvre furieuse, Gloria mundi, faisait tout pour déplaire à tout le monde.
Je dois préciser pour commencer que la version 2005 est une version remaniée par Papatakis lui-même. Le cinéaste a intégré quelques touches numériques, notamment pour visualiser les spectres que croit voir l'héroïne à un moment donné et pour illustrer brièvement la répression de la manifestation d'octobre 1961 par un plan large de policiers français jetant à la Seine des Algériens. D'autres séquences ont été ajoutées sans le prétexte technologique, parmi lesquelles la première du film.
Dans celle-ci, située dans les années 50, un gradé explique avec calme et fermeté à quelques uns de ses nouveaux subordonnés comment faire parler les Arabes. Il suffit de placer les pinces aux endroits sensibles, les parties génitales essentiellement. En fin d'exposé, le militaire encourage ses soldats à toutes les brutalités que peut leur "inspirer leur patriotisme". La sécheresse de la mise en scène accentue encore la violence du propos. Cette violence sera constante dans le film et n'épargnera personne.
Passé le prologue, nous nous retrouvons au présent, au milieu des années 70, dans une banlieue parisienne délabrée et lugubre (les plans extérieurs sont saisissants). Galia est une jeune comédienne préparant un film sur la torture que tournerait Hamdias, son metteur en scène-démiurge que l'on ne voit jamais à l'écran mais qui est plusieurs fois apostrophé par l'héroïne malgré son absence, la véritable actrice, Olga Karlatos, fixant alors la caméra de Papatakis. Ces deux-là étaient en couple à l'époque de Gloria mundi et cela ajoute encore du trouble à une œuvre qui n'en manque pas. Galia est en effet une femme que sa quête de l'incarnation parfaite pousse à l'auto-mutilation, une femme en révolte permanente, une femme violentée et insultée. Olga Karlatos est filmée sous toutes les coutures, se donnant comme rarement une actrice a osé le faire.
Le personnage rêve à la fois d'un destin de star de cinéma et d'actes révolutionnaires. Engagée, elle ferme pourtant la porte à un Arabe poursuivi par la police. Papatakis critique violemment tout et tout le monde : producteurs véreux, agents puants, mécènes condescendants, petites mains du parti, pseudo-révolutionnaires, bourgeois de gauche. Et Galia, avec son jusqu'auboutisme, et l'invisible Hamdias, manipulateur adoré et haï à la fois, sont loin d'échapper au jeu de massacre. Chaque rencontre que fait l'héroïne se termine sur une confrontation et il s'agit à chaque fois de dénoncer et de faire éclater sa rage (logiquement, le film se termine sur une explosion, sur le néant). Cette colère provoque un grossissement du trait, que n'amincit pas la volonté d'aborder la plupart des problèmes de ce temps-là, de l'Algérie à la Palestine.
Film-limite, Gloria mundi repose sur une succession de séquences inégales et hétéroclites. Plusieurs niveaux de réalité sont arpentés, du fantasme au film dans le film. A certains endroits, Papatakis semble vouloir élever l'histoire de sa Galia au rang de mythe, semble diriger son Olga comme sur une scène de théâtre antique. Ailleurs, nous sommes dans la satire mordante ou dans le réalisme cru.
Vers la fin, nous attend une longue scène assez hallucinante, une scène de torture infligée par des soldats français à une terroriste arabe, une scène du film que Galia a tourné avec Hamdias. Montrant une femme nue qu'on brûle à la cigarette et à qui on enfonce une bouteille de bière dans le vagin, elle devrait être insoutenable. Mais la mise en scène de Papatakis la rend "concevable", aussi dérangeante qu'elle soit. Il choisit un plan-séquence en plongée, une vue englobant toute la pièce, les trois militaires et la prisonnière. La première coupe et le rapprochement de la caméra n'interviennent que tardivement. De plus, cette scène a été, sinon clairement annoncée, du moins préparée par tout ce qui précède, notamment les répétitions de Galia cherchant le cri le plus juste. Surtout, Papatakis nous montre les réactions qu'elle provoque sur un public, puisque le film d'Hamdias est montré en projection privée. Il fait même dire à une bonne dame de gauche : "Je veux bien vous aider, mais la torture, je ne peux vraiment pas... Voir ça mimer par un comédien, c'est impossible..."
Douze ans après le tournage de Gloria mundi, dans une interview accordée à Positif, Papatakis faisait cet aveu : "Le souvenir de ce film est très pénible pour moi. (...) Ce fut trop dur car je ne m'étais jamais autant impliqué personnellement."

Dans le Chili du début des années 70, Mario traîne sa solitude entre son pavillon d'où il épie sa belle voisine Nancy et la morgue de la ville où il tape les rapports d'autopsie du médecin légiste. Sa voisine, il finit par l'aborder, l'inviter et coucher avec. La morgue, il y est consigné par l'armée pendant plusieurs heures : un coup d'état est en cours et les corps commencent à s'entasser dans les couloirs. Avec le médecin et son assistante, il se retrouve devant le cadavre de Salvador Allende. La voisine, elle, disparaît pour un temps.
En 84/85, La route des Indes (A passage to India) devait déjà apparaître comme un film déphasé, hors de son temps. David Lean sortait d'un silence de 14 ans (La fille de Ryan, 1970) sans se soucier le moins du monde des fluctuations de la mode au moment de livrer un ultime grand spectacle romanesque. La route des Indes, film classique, forcément. Film académique si vous y tenez. Mais si c'est cela l'académisme...
Comme Guillaume Canet, l'Argentin Martin Rejtman fait un cinéma "générationnel" et cela à plus d'un titre. Tout d'abord, les deux œuvres réunies dans ce coffret semblent adressées prioritairement à une génération précise, celle des gens qui avaient la vingtaine en 92 et la trentaine en 2003. Ensuite, leurs récits sont exclusivement consacrés à des personnages appartenant à celle-ci. Enfin, le premier des deux films proposés, Rapado, est lui-même à l'origine d'une naissance, celle du jeune cinéma argentin de la fin des années 90 dont les principaux représentants se nomment Pablo Trapero, Lucrecia Martel et Lisandro Alonso. Comme il arrive parfois, la reconnaissance rapide des talentueux chefs de file du mouvement a eu pour effet de laisser quelque peu dans l'ombre le réel initiateur - reconnu comme tel par ses cadets. Ainsi, ni Rapado ni Les gants magiques n'ont eu l'honneur d'être distribués dans les salles françaises (le second a tout de même été diffusé en 2006 sur Arte, chaîne coproductrice du film, ce qui avait alors permis à certains d'entre nous de le découvrir avec bonheur), à l'inverse de Silvia Prieto, deuxième long métrage de Rejtman datant de 1999 et sorti ici en... 2004. Depuis, plus rien ou presque (les filmographies indiquent seulement deux titres d'œuvres courtes et énigmatiques, réalisées après Les gants magiques). Cette livraison des Editions Epicentre est donc précieuse, imposant à nos yeux un auteur des plus attachants.
Les films de Martin Rejtman se tiennent en équilibre entre l'ironie et la tendresse, donnant l'étrange sentiment d'une sincérité et d'une vérité qui se verraient légèrement distanciées. L'humour y est permanent mais léger et empreint de mélancolie. Il nait surtout d'un brillant montage. Ce qui arrive aux personnages est loin d'être drôle, ce n'est que l'assemblage de leurs déboires qui l'est. L'art du cinéaste est un art de la rime visuelle délicate, du running gag offert comme en passant, de la subtile variation des motifs, de l'ellipse souriante et de la concision (1h10 pour l'un, 1h25 pour l'autre).
Un jeune homme et sa mère, craignant l'arrivée de soldats dans leur ville, se réfugient dans la jungle. Ils s'installent dans une cabane, élèvent des poules et font pousser des légumes. Le fils recueille un jour une femme laissée pour morte par des militaires dans la fôret. Les mois passent, la mère meurt, la femme accouche d'un garçon. Des années plus tard, nous retrouvons le couple et leur enfant, toujours installés dans leur refuge.
Yang Ik-june, jeune réalisateur-scénariste-producteur-acteur principal, n'est pas Jean-Luc Godard. Il ne s'en réclame d'ailleurs aucunement. Mais son Breathless affiche le même air frondeur qu'A bout de souffle et les points communs entre les deux films ne sont pas rares. Ces deux premiers longs métrages réalisés comme en contrebande et lancés sans ménagement à la figure des spectateurs partagent notamment, au-delà d'une entrée en matière fracassante, une envie d'en découdre avec le monde environnant, une figure centrale de petite frappe, une rencontre décisive avec une jeune femme, une vulgarité provocatrice dans les dialogues, une prédilection pour la cigarette et une fin tragique...
Puissant. Sans doute trop. Et aussi trop chargé, trop long, trop large serait-on tenté d'ajouter à la suite. Je me demande toutefois s'il n'est pas un peu vain de se plaindre ainsi car cela revient en fait à regretter qu'Iñarritu n'aille pas assez contre sa nature. Or, il faut bien reconnaître que, sur bien des points, il a mis la pédale douce par rapport à son précédent film, Babel, et que sa décision de se passer dorénavant de son encombrant scénariste Guillermo Arriaga lui a été bénéfique et lui ouvre de nouveaux horizons, cette collaboration, après deux réussites spectaculaires, ayant montré crûment ses limites au troisième essai.
1989 : La fin de l'année voit les Cahiers changer de formule et modifier légèrement leur comité de rédaction, dans lequel entre notamment Nicolas Saada, tandis que Thierry Jousse en devient le rédacteur en chef adjoint. Au niveau des auteurs, Coppola (Tucker), Cronenberg (Faux-semblants), Moretti (Palombella rossa), Rivette (La bande des quatre) semblent, pour la revue, se détacher mais d'autres cinéastes sont rencontrés au fil des mois : Claude Zidi (pour Deux), Bertrand Blier (Trop belle pour toi), Spike Lee (Do the right thing), Idrissa Ouedraogo (Yaaba), Philippe Garrel (Les baisers de secours), Emir Kusturica (Le temps des gitans). Ganashatru de Satyajit Ray, La fille de quinze ans de Jacques Doillon, Batman de Tim Burton, Abyss de James Cameron et Route One / USA de Robert Kramer font partie des films mis en avant, à côté de textes sur les "films-rock", sur le bicentenaire de la Révolution française ou sur les cinémas hongrois et soviétique, de rencontres avec Tsui Hark, Daniel Auteuil, Rob Reiner, Robby Müller et Adolph Green, d'un spécial cinéma français en mai, d'un retour sur Pasolini, d'hommages à John Cassavetes, Sergio Leone et Jacques Doniol-Valcroze et de deux tables rondes, l'une à propos de Pickpocket de Robert Bresson, l'autre du cinéma français.
Quitte à choisir : Un seul film partagé (et toujours inconnu de mes services, tout comme ceux d'Assayas et Schatzberg, de Sturges et Walsh) mais un bilan finalement équilibré. De chaque côté, la liste paraît cohérente et sans réelle anomalie, même si l'on peut ergoter en quelques endroits (l'accrocheur doublé automnal des Cahiers, les choix positivistes de février et d'octobre...). Allez, pour 1989 : Match nul.
La récolte nous gratifie d'une cuvée de qualité assez élevée, riche d'arômes différents. Trois échantillons se détachent parmi ceux que j'ai pu goûter moi-même. A cette époque-là, Istvan Szabo atteignait le pic de sa renommée internationale grâce à son Colonel Redl, intensément porté par Klaus Maria Brandauer. Dans mon souvenir, ce récit de l'ascension et de la chute d'un militaire dans l'empire austro-hongrois du début du XXe constitue un film glacé et brûlant à la fois, faussement académique. Comme à son habitude, Michael Cimino avec L'année du dragon créait l'événement et la controverse, soupçonné qu'il était de complaisance dans sa façon de montrer la violence et de racisme anti-asiatique dans sa description de la mafia régnant sur Chinatown. Personnellement, nous y vîmes surtout un polar d'une puissance inégalable. Ce que nous ne savions pas, c'est que celui-ci serait le dernier grand film du cinéaste. Tangos, l'exil de Gardel fut pour nous une très belle découverte - bientôt prolongée par celle, toute aussi réjouissante du Sud (1988). Fernando E. Solanas tissait une toile complexe à partir de la création d'un spectacle de tango à Paris. Les niveaux de lectures se multipliaient au gré des allers-retours géographiques et temporels, dans un mélange de genres où l'on nous entretenait à la fois des tracas des éxilés argentins et de la persistance du fantôme de Gardel.
Deux premiers films français singuliers trouvaient à se faufiler dans le programme chargé du mois : L'affaire des divisions Morituri, manifeste post-punk de F.J. Ossang et L'amour ou presque, rappel du réalisme poétique par Pierre Gautier. Le temps détruit de Pierre Beuchot, basé sur la lecture de lettres écrites par les soldats Maurice Jaubert, Paul Nizan et Roger Beuchot, plongés dans la drôle de guerre de 39-40 et Vertiges de Christine Laurent, un jeu entre théâtre et réalité autour des Noces de Figaro de Mozart, pouvaient également piquer la curiosité. En revanche, un tri plus sélectif était sans doute à faire entre Le voyage à Paimpol (drame ouvrier de John Berry avec Myriam Boyer et Michel Boujenah), Le transfuge (de Philippe Lefebvre, film d'espionnage avec Bruno Cremer), Une femme ou deux (de Daniel Vigne, avec Gérard Depardieu et Sigourney Weaver, une comédie sur fond de paléontologie), Les bons débarras (drame canadien de Francis Mankiewicz), L'homme aux yeux d'argent (policier de Pierre Granier-Deferre), Lune de miel (de Patrick Jamain, un thriller franco-canadien qui suit Nathalie Baye à New York) et Passage secret (de Laurent Perrin). De mon côté, j'eus la joie de découvrir en ce temps-là trois films que je ne suis guère enclin à revisiter : Rouge baiser ou l'itinéraire sentimentalo-politique d'une jeune femme des années 50 filmé par Véra Belmont (turbulences adolescentes obligent, je tombais amoureux d'une nouvelle actrice tous les mois : en novembre, elle se nommait Charlotte Valandrey), Scout toujours, deuxième réalisation plutôt anecdotique de Gérard Jugnot, et La cage aux folles III, "Elles" se marient, grosse farce de Georges Lautner, suite très dispensable des aventures du couple Serrault-Tognazzi.
Nous et l'ensemble du grand public étions mieux récompensés par Cocoon signé d'un Ron Howard renouvelant alors la bonne pêche de Splash en contant cette fois-ci l'histoire de trois vieillards (Hume Cronyn, Wilford Brimley et Don Ameche) qui trouvent une seconde jeunesse dans une eau régénérée par des cocons extraterrestres, ainsi que par Fletch aux trousses de Michael Ritchie, polar décontracté bénéficiant de l'abattage de Chevy Chase. Mais nous l'étions sans doute un peu moins par Harem d'Arthur Joffé (ou les aventures exotiques et romantiques de Ben Kingsley et Nastassja Kinski) et Taram et le chaudron magique de Ted Berman et Richard Rich (un Walt Disney lorgnant vers la fantasy). Pour terminer, il serait dommage d'oublier de mentionner Le châtiment de la pierre magique de Tim Burstall, western en terre aborigène, Exterminator 2 de Mark Buntzmann et William Sachs, série B post-Vietnam prônant l'autodéfense dans les rues mal fréquentées de New York, Monkey Kung Fu contre le Cobra d'or de Joe Law ou Portés disparus n°2 : Pourquoi ? (c'est vrai ça, pourquoi ?) de Lance Hool, nouvelle croisade anti-jaunes de Chuck Norris.