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  • La plaisanterie

    (Jaromil Jires / Tchécoslovaquie / 1969)

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    plaisanterie.jpgPar vengeance, un homme décide de séduire une femme qu'il sait être mariée à celui qui, quinze ans auparavant, fut à l'origine de son éviction politique et de sa rupture amoureuse. La concomitance de ces deux aspects est importante car Jaromil Jires, pour cette adaptation du roman de Milan Kundera (qui venait à peine d'être publié au moment où le cinéaste s'y attelle, en plein printemps de Prague), se tient constamment en équilibre entre le point de vue général sur la société et l'intime.

    La chappe de plomb qui pesait sur la Tchécoslovaquie de 1949 s'éclaire à travers l'emballement que provoque l'écriture, sur une simple carte postale, d'une plaisanterie sur "l'optimisme" du peuple communiste (et les séquences d'internement semblent susciter des analogies entre prisonniers et déportés qui font froid dans le dos). Ce fait, expliquant la motivation de Ludvik, le personnage principal, est révélé progressivement par l'entremise de flash-backs, de la voix-off et de divers glissements temporels. La caméra se fait subtilement subjective pour organiser ces retours du passé, disséminant notamment d'étranges champs-contrechamps qui entremèlent les deux époques (l'usage de la caméra subjective est particulièrement remarquable, jusque dans un basculement du point de vue qui s'opère, temporairement, lorsque la "victime" de Ludvik détourne le cours des choses). La mise en scène, par ces légers décalages, traduit fort bien l'obsession du personnage et son incapacité à se défaire du passé, cela malgré son apparente nonchalance et sa posture de coureur de jupons (les images de son procés lui reviennent après qu'il eut suivi une belle jeune femme dans la rue jusqu'à la mairie de la ville). La voix-off, bien relayée, pour une fois, par la post-synchronisation, contribue à l'impression d'un hors-temps. En l'excluant de l'université et du parti, les camarades de Ludvik l'ont expulsé de la marche de l'histoire, marche qu'il ne peut plus rattraper, malgré les bouleversements apparus dans les années 60.

    La plaisanterie (Zert) est le récit d'un désenchantement. Ludvik ne trouve plus beaucoup d'intérêt à la pratique musicale et il repousse l'ombre du pardon. Ce pessimisme ne contamine heureusement pas la mise en scène, qui capte avant tout la vie. L'apesanteur littéraire est ainsi constamment tenue, par la présence des corps et des objets, comme on tiendrait un ballon d'enfant par un fil.

    (Présenté au Festival du Film d'Histoire de Pessac)

  • Soy Cuba

    (Mikhail Kalatozov / Cuba - URSS / 1964)

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    soycuba.jpgDevant une œuvre excessive, hyper-formaliste et engagée, comme l'est Soy Cuba, il n'est pas illogique de passer par divers états successifs oscillant entre l'adhésion et le retrait. Le film de Kalatozov repose avant tout sur une série de tours de force techniques impressionnants. Les focales tordent les lignes de fuite verticales (palmiers, bâtiments...), les plans larges paraissent vouloir embrasser l'île toute entière, l'image a la même netteté qu'elle fixe la jungle, une rue ou un dancing. Surtout, la caméra bénéficie d'une liberté de mouvement stupéfiante : elle trace, en plans-séquences, des arabesques qui défient l'entendement, allant, sans jamais briser la continuité, du toit d'un immeuble à la piscine en contrebas (et sous l'eau !) ou surplombant une ruelle en la remontant dans toute sa longueur.

    Le but de Kalatozov était de retracer quelques étapes menant à l'accomplissement de la révolution castriste à travers quatre histoires distinctes : une fille des bidonvilles est obligée de se prostituer auprès des riches étrangers, un vieil homme se voit privé de son champ, de son abri et de sa récolte, un étudiant participe à des actions contre la police de Batista et un paysan s'engage dans l'armée rebelle après le bombardement de sa cabane. Force est de constater qu'aujourd'hui la virtuosité du style (jusqu'à une "gratuité" évidente) semble mieux servir la description des lieux de farniente et de débauche de la bourgeoisie cubaine que l'envolée révolutionnaire exemplaire. Ainsi, le mouvement perpétuel qui dicte l'avancée du récit dans la première partie, les travellings flottants passant d'un personnage à l'autre et l'omniprésence de la musique préfigurent les grisantes scènes de bar ou de casino du cinéma de Scorsese, voire l'esthétique de certains video-clips (la séquence de la piscine pré-citée y fait furieusement penser).

    L'excès visuel sied encore bien à l'histoire, drapée dans le mythe, du vieux paysan dépossédé de ses biens. En revanche, les boursouflures deviennent encombrantes lorsqu'il s'agit d'accompagner le parcours de l'étudiant devenant martyr révolutionnaire : un nouveau plan-séquence se charge péniblement d'expliciter le cas de conscience que pose un acte terroriste et, plus loin, un symbolisme sans retenue  nous met sérieusement à l'épreuve (pigeon abattu par les flics, chaîne humaine faisant front et lyrisme de la mort du héros - pas très intelligent sur le coup car s'avançant vers le policier avec une simple pierre à la main). La dernière partie, aussi dramatique, est un peu moins plombée mais l'édification nous empêche à nouveau de nous attacher vraiment aux personnages (et la question de la violence est encore éludée, la voix off assurant au paysan prenant les armes : "Tu ne tires pas pour tuer, tu tires contre ton passé...").

    Au bout de 2h20, Soy Cuba et son grand huit de la mise en scène laissent légèrement lessivé.

    (Présenté au Festival du Film d'Histoire de Pessac)

  • Eclairage intime

    (Ivan Passer / Tchécoslovaquie / 1965)

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    eclairage7.jpgLa courbe de la carrière d'Ivan Passer a commencé par épouser exactement celle de son collègue et ami Milos Forman : participation à l'écriture de trois films de ce dernier (Concours, Les amours d'une blonde et Au feu les pompiers!), passage à la réalisation en s'appuyant sur une méthode de tournage proche (acteurs non-professionnels, travail basé sur l'improvisation), premier rôle féminin confié à Madame Forman (Vera Kresadlova), excellent accueil critique international avant l'exil et la poursuite des activités aux États-Unis. À partir de là, les chemins divergent brusquement car lorsque Forman s'impose dans les années 70 grâce à des films grinçants et spectaculaires, Passer doit batailler ferme pour glisser sa sensibilité dans des oeuvres plus normalisées. De l'ensemble de sa filmographie, seuls Né pour vaincre (Born to win, 1971) et La blessure (Cutter's way, 1981) confirmeront réellement les promesses d'Éclairage intime (Intimni osvetleni). De fait, le nom de Passer reste aujourd'hui relégué dans l'ombre alors que nombre de critiques en faisaient, à la fin des années 60, l'auteur le plus important du nouveau cinéma tchèque.

    Cette place accordée alors au cinéaste, sur la foi d'un seul long-métrage (et du court Un fade après-midi, 1964), peut étonner. L'une des explications possibles à cet engouement tiendrait du phénomène de génération. Tout cinéphile, particulièrement dans ses jeunes années, connaît un jour ce sentiment d'être soudain en phase avec une oeuvre, la révélation se mêlant à la reconnaissance (la découverte peut avoir concerné Monte Hellman, Leos Carax, Jim Jarmusch, Hal Hartley, Sofia Coppola... chacun, selon son âge et son goût, ajoutera les noms qu'il voudra). Sur ces films qui nous sont chers, le temps ne nous semble plus avoir de prise, mais les publics nous succédant peuvent parfois n'y trouver qu'un certain charme.

    Souvent, ces oeuvres sont fragiles, ne déroulant qu'un fil narratif ténu. Éclairage intime est avant tout une chronique, dans laquelle l'attention aux petits riens du quotidien est plus importante que la progression du récit. Aucun clou dramatique ne vient ponctuer cette histoire de soliste se retrouvant chez un ancien ami, à l'occasion d'un concert dont nous ne verrons finalement rien. L'arrivée d'un couple de jeunes citadins à la campagne : la mise en place de toute une série d'oppositions pouvait provoquer des étincelles scénaristiques, voire l'établissement d'une hiérarchie des valeurs. Pourtant, Ivan Passer se garde de toute critique et de tout jugement moral, ses vignettes, qu'elles soient centrées sur les figures locales ou sur son dandy praguois de héros, croquent avec amusement et tendresse. Nous sommes au coeur d'un cinéma du détour et de l'observation qui trouve sa meilleure expression dans la longue séquence de l'enterrement, avec ses à-côtés incongrus et calmes. L'humour est constant mais le rire jamais négatif. La vie irrigue subtilement les plans : il n'est pas rare que le cadre se décentre brièvement, attiré par une action secondaire, qu'un arrière-plan s'entrouvre sur une activité ludique insoupçonnée. La lumière naturelle et chaleureuse ainsi que le rythme, qui est celui de la marche, participent de notre attachement aux personnages.

    Les comédiens sont des amateurs mais des vrais musiciens. Démarrant sur une répétition d'orchestre, l'oeuvre est toute entière dédiée à la musique. Dans le salon de Bambas, un quatuor s'exercera ou tentera de le faire, régulièrement et comiquement perturbé par les interventions extérieures ou les remarques incessantes de deux de ses membres. Cependant, même ces pauses forcées et ces échanges relativement vifs recouvrant la musique se coulent dans le mouvement. Tout dans Éclairage intime finit par devenir musical : un grincement de portail, un chant d'oiseau, un klaxon, des ronflements. La lumière elle-même, comme elle pénètre dans le salon, aide à trouver cette harmonie générale.

    Le prolongement logique de l'allégresse musicale est la danse. Un bal succède à l'enterrement mais les mouvements dansés se retrouvent en plusieurs endroits et en des moments moins attendus. La grand-mère se lance ainsi dans quelques exercices physiques et trois silhouettes féminines se mettent à avancer en rythme dans le couloir, semblant caler parfaitement leur démarche légère sur la partition entendue. Toujours attaché à extraire la poésie du réel, Passer maintient le lien avec la réalité : la grand-mère évoquait sa vie passée dans un cirque et les trois femmes marchaient précautionneusement vers la chambre des enfants endormis.

    Il est une dernière danse, dans un mouvement plus pathétique, celui de Petr et de Bambas, lorsque leurs silhouettes se découpent dans la nuit sous les phares des voitures. C'est que l'arrivée de Petr a provoqué quelques interrogations existentielles chez Bambas : est-il coincé par sa petite vie de famille, est-il étouffé par sa femme, ses enfants, ses beaux-parents, ne vaut-il pas mieux que ces concerts provinciaux, ces fêtes de village, ne devrait-il pas partir à l'aventure en compagnie de son ami ? Cette inertie est gentiment moquée dans une dernière séquence étonnante qui fige les personnages. Mais là non plus, Passer n'inflige pas de leçon. Le bonheur peut aussi bien naître d'une accommodation face à sa "petite vie". En traitant cette problématique de manière biaisée, en passant par une longue soirée d'éthylisme, la dernière partie de ce film très court voit s'opérer une certaine dilution, une sorte d'arythmie sans doute provoquée par la difficulté, sans cesse mise à jour, de faire partager au spectateur de cinéma un état d'hébriété.

    Ce relatif affaissement narratif, au moment où s'imposent le plus nettement les enjeux moraux du film, constitue la principale limite d'Éclairage intime. Il ne faut toutefois pas s'y arrêter et goûter à son charme afin de profiter de cette nouvelle occasion qui nous est offerte de plonger dans une période féconde de l'histoire du cinéma, probablement celle où de jeunes réalisateurs ont représentés avec le plus de gourmandise et de tendresse leurs contemporains.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages & Le grand bazar

    (Michel Audiard / France / 1968 & Claude Zidi / France / 1973)

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    Jeudi soir dernier, sur une chaîne de la TNT (celle du grand journaliste J.M. Morandini), c'était soirée thématique "comédies françaises cultes". Entendez : "gros navets". J'ai testé pour vous.

    fautpasprendre.jpgFaut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages est la première réalisation de Michel Audiard. Cela démarre sur un monologue de Marlène Jobert, préfigurant les apostrophes au spectateur qu'affectionnera un peu plus tard Bertrand Blier, en plus long et en moins saillant. En fait, pratiquement le quart du métrage est encombré par ce procédé (Jobert laissant parfois la parole à André Pousse, Mario David ou Bernard Blier) faisant ainsi patiner un récit qui n'est déjà pas particulièrement stimulant car ressassant toujours les mêmes histoires de règlements de comptes rigolards entre truands. Pour faire cinéaste, Audiard brise le rythme, façonne des gags cartoonesques (minables), insère des textes décalés en guise de débuts de chapitres. Les dialogues n'offrent aucune progression narrative, Audiard étant trop occupé à coller ses formules les unes aux autres. Même sortant de la bouche de Bernard Blier, ce déluge provoque vite la saturation. Marlène Jobert est supportable à condition de se boucher les oreilles en reluquant son joli corps régulièrement dénudé (et c'est encore la meilleure façon d'illustrer cette note). Au milieu de cette sinistre comédie, nous avons droit à une pitoyable parodie de comédie musicale à la Jacques Demy. On se moque aussi des hippies, du pop-art, de tout ce qui représente la jeunesse et on idolâtre ces vieilles flingueuses et ces vieux gangsters qui savent vivre, eux. Un film de gérontophile. Un film très con, pour parler comme son auteur.

    legrandbazar.jpgPar rapport à la connerie, la crétinerie peut apparaître parfois plus sympathique. Le grand bazar est réputé pour être le "meilleur" film des Charlots. C'est peut-être vrai : c'est nul mais pas foncièrement déplaisant. Pendant une demie-heure, on relève quelques gags réussis, disons un sur quatre ou cinq, les autres étant affligeants. Le film bénéficie de l'abattage de Michel Galabru et de Michel Serrault. La sûreté de leur jeu, même dans un registre extrèmement limité comme celui qui leur est imposé, contraste avec l'amateurisme désespérant de celui des Charlots. Contrairement au titre précédemment évoqué, Le grand bazar capte (mal, mais il capte quand même) un certain air du temps avec son scénario anti-consumériste (la bataille que mène un petit commerçant contre un gérant de supermarché) et sa vision d'une banlieue peu attrayante. Comme Audiard avec Demy, Zidi fait lui aussi un renvoi cinéphilique en filmant Galabru partant à l'assaut de son concurrent au son du thème à l'harmonica créé par Morricone pour Il était une fois dans l'Ouest. L'écart, par son gigantisme, provoque un sourire bienveillant, loin du sentiment de mépris que véhicule la parodie d'Audiard. Cela dit, à la mi-parcours (à peu près à la coupure de pub !), ma relative indulgence s'est évaporée devant l'essoufflement du récit, la débilité continue des gags, l'étirement insupportable de certaines séquences comme celles du pillage du magasin et de la virée en boîte et la nullité du dénouement, totalement inoffensif, montrant les Charlots heureux de leur renoncement.

    Bon, là, j'ai comme une envie de me faire un Tarkovski...

  • Le grand silence

    (Sergio Corbucci / Italie - France / 1968)

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    grandsilence.jpgMalgré le fait qu'il soit loin d'être détestable, j'ai quelques problèmes avec Le grand silence (Il grande silenzio), western italien qui ne manque ni d'admiratrices ni d'admirateurs.

    Les montagnes de l'Utah à la fin du XIXe. Des bandits s'y cachent, des chasseurs de primes les traquent, un étranger vengeur les protège et un sheriff leur promet une amnistie. Certes, la préférence ayant été donnée pour une fois à la neige et non à la poussière, le cadre est original mais Corbucci en tire parti de manière assez inégale, plus efficace dans les détails (les fusils enrayés, les corps gelés, la diligence comme recouverte de glace) que dans les plans d'ensemble (l'abus des chevauchées dans la neige, l'imprécision de la topographie - où se réfugient les bandits ? de quel côté se trouve la ville ?). Le cinéaste a un sens de l'espace très relatif et ses séquences d'intérieur reposent essentiellement sur les dialogues (par exemple, l'ultime séquence au saloon n'est mémorable que pour sa violence). Le film est d'ailleurs plus bavard que ne l'annonce son titre et le choix d'un héros muet. Les évènements nous sont la plupart du temps expliqués par les protagonistes. De même, les deux flash-backs éclairant les motifs de la vengeance de Silenzio n'apportent pas grand chose d'autre qu'une illustration.

    Corbucci, surtout dans la première moitié, filme vraiment à la va-comme-j'te-pousse : zooms acrobatiques, recadrages incessants sur des éléments du décor ou sur les personnages, cadre tremblé et images floues. La grossièreté du style rejoint celle du langage, tirant le tout, régulièrement, aux portes de la caricature. Les barbes, la crasse, le froid, les cicatrices trahissent moins une volonté de démythification des figures du western qu'ils ne s'érigent en simple signe de reconnaissance du genre à l'Italienne. Plus gênant encore, de mon point de vue, est l'évaporation de la vérité des gestes, notamment pendant les fusillades. La séquence de l'entraînement au tir sur des patates par Silenzio et le sheriff vire à la parodie. Dans les différents face-à face, la rapidité du découpage annule les gestes, ne donnant à voir que les prémisses et le résultat. En privilégiant la vitesse, Corbucci nous prive de la lecture du trajet des balles. Devant ces confrontations si ouvertement irréalistes, il n'est finalement même plus question d'adresse.

    L'éloignement permet encore une fois de porter un regard original et critique sur l'histoire de l'Amérique, le carton final rappelant la véracité du contexte. Malheureusement, le sujet, méconnu, est traîté sans trop de nuances : les bandits pourchassés sont les "bons", les chasseurs de primes les "méchants", les notables sont "les corrompus". Les représentations sont trop claires et les causes trop obscures par défaut d'approfondissement.

    Ce qui semble rester longtemps dans les têtes cinéphiles est le final du Grand silence. Assumée par Corbucci de manière bravache, sa noirceur surprend et accroche indéniablement. Le hic est toutefois que, passé l'effet de surprise, la séquence ne se voit lestée que d'une valeur de provocation. Dans les cent minutes précédentes, rien n'annonçait ce changement de ton puisque tout, y compris les disparations des personnages les moins antipathiques et les violences à l'encontre des plus faibles, se trouvait mis à distance par un point de vue ironique, voire farceur.

     

    Merci à Jocelyn

  • La carrière de Suzanne

    (Eric Rohmer / France / 1963)

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    carrieredesuzanne.jpgLe troisième film d'Eric Rohmer intéresse avant tout aujourd'hui d'une part par son inscription dans un mouvement artistique précis, celui de la Nouvelle Vague dont il intègre les principales composantes (tournage dans les rues, jeunesse des protagonistes, goût pour la provocation verbale ou comportementale) et d'autre part par son appartenance à la série des Contes moraux. Deuxième numéro de cette collection, après La boulangère de Monceau, La carrière de Suzanne, comme les autres opus rohmériens, part d'une proposition narrative claire et semble établir un programme tout en s'ingéniant à l'ouvrir au final à l'imprévu. Hâtons-nous de préciser que le film n'égale ni les meilleures oeuvres des jeunes camarades regroupés sous l'étiquette NV, ni les Rohmer suivants (lequel ne donne vraiment la mesure de son immense talent, à mon sens, qu'à partir de Ma nuit chez Maud en 1969).

    Bertrand est le meilleur ami de Guillaume, qui saute sur toutes les filles qui passent. Sa dernière proie est Suzanne, qu'il a tôt fait de séduire. Bertrand la trouve trop docile et joue le jeu des petites humiliations imaginées par Guillaume à son encontre, avant de se rendre compte que...

    Le chemin est tout tracé. Or, la résolution surprend et remet en cause notre jugement premier sur les personnages. Les femmes sont traîtées, tout le long du film, de manière déplaisante, Rohmer semblant s'accommoder de la misogynie, différemment exprimée mais également détestable, de ses deux héros, avant d'opérer un retournement complet dans les dernières minutes, retournement d'autant plus intéressant qu'il ne consiste pas en un retour de bâton manipulateur mais en l'affirmation d'une liberté féminine dénuée de ressentiment. Ce brusque bouleversement de la perception contribue à "faire travailler" le film dans la tête, une fois le mot "fin" affiché.

    Il reste que, le temps de son déroulement, si court soit-il (moins d'une heure), l'histoire est assez ennuyeuse. Rohmer a tourné en 16 mm et a post-synchronisé l'ensemble. L'effet obtenu est déstabilisant, image et son se disjoignant sans cesse (mots qui ne sont manifestement pas ceux prononcés par les acteurs, texte entendu sans que l'on voit personne parler, et inversement, ou phrases qui se chevauchent de façon à faire "rentrer" le dialogue dans le temps de l'image). Tant au niveau sonore que visuel (malgré quelques beaux plans de coupe vides de personnages), les contraintes techniques entraînent la mise en scène loin de la rigueur habituelle et entravent la tentative de dosage harmonieux entre l'enregistrement d'une réalité contemporaine et l'assise intemporelle qui fait la singularité et la beauté de ce cinéma. La voix off de Bertrand guide de temps à autre le récit. J'aurais aimé qu'elle le recouvre entièrement (mais le résultat aurait sans doute paru trop expérimental à Rohmer le classique).

    Je l'ai dit plus haut, la morale se révèle, in extremis, moins simple qu'il n'y paraît, mais ce qui y fait écran, les vicissitudes de quelques étudiants snobs, lasse très vite (peignant un milieu comparable, Pierre Kast, dans Le bel âge, provoquait plus d'attachement). Le charme et la présence n'étant pas les qualités premières des comédiens choisis et les provocations (tapes sur les fesses, jurons) sortant peu naturellement, l'oeuvre ne captive pas... jusqu'aux cinq dernières minutes.

  • La grande lessive (!) & La cité de l'indicible peur

    (Jean-Pierre Mocky / France / 1968 & 1964)

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    grandelessive.jpgLa grande lessive (!) (oui, avec un point d'exclamation derrière) raconte la croisade du professeur de lettres Armand Saint-Just (Bourvil) contre la télévision. Celui-ci en a assez de faire son cours quotidien devant une classe assommée. A l'écran, nous voyons en effet tous les élèves dormir, affalés sur leur bureau. Jean-Pierre Mocky construit ainsi son film sur des gags énormes, rarement drôles, parfois navrants. Franchouillardises, fesses à l'air, poursuites pataudes, gesticulations vaines, dialogues grossiers et pauses poétiques reservées aux enfants, rien ne distingue vraiment La grande lessive du tout venant de la gaudriole cinématographique de cette époque et de la suivante (celle des pochades des années 70), si ce n'est son message gentiment anar.

    Pris séparément, on ne peut pas dire que les plans soient baclés, certains étant même assez soignés, mais leur articulation est bien fastidieuse et le rythme en découlant est trop inconstant. De ce point de vue, seule la séquence vaudevillesque dans le grand appartement de Michel Lonsdale, purement mécanique, trouve sa forme et son tempo. L'érotomanie du personnage de Francis Blanche peut à l'occasion arracher quelques sourires, mais le meilleur numéro du film, le seul à être entièrement convaincant, est celui de Jean Poiret en patron de la télévision nationale.

    citeindiciblepeur.jpgJ'avais découvert il y a quatre ans un Mocky moins connu mais plus satisfaisant : La cité de l'indicible peur (initialement distribué sous le titre La grande frousse, dans un montage renié par le cinéaste). Les premières minutes, consacrées à l'évasion du criminel Mickey, sont laborieuses et inquiètent vraiment, mais l'arrivée de l'inspecteur lancé à ses trousses dans un petit village terrorisé par les attaques d'une "Bête" redonne espoir. Le film s'améliore effectivement au fil du récit, de plus en plus surprenant et irréel, et semble défricher les rivages absurdes où accosteront plus tard les meilleurs films de Blier, Buffet froid en tête.

    Esthétiquement agréable à regarder et construite adroitement (en évitant l'effet sketchs), la comédie bénéficie en outre d'une brillante interprétation. Bourvil est très étonnant dans son rôle d'inspecteur sautillant et chantonnant (bien plus qu'il ne le sera dans La grande lessive, caché derrière un personnage univoque et au final peu attachant). Autour de lui s'agitent de grands barjots, réjouissants (Francis Blanche, Jacques Dufilho, Jean-Louis Barrault), remarquables (Jean Poiret en gendarme, René-Louis Lafforgue, le boucher faisant la Bête), voire géniaux (Raymond Rouleau en Maire de village peroxydé au sourire indélibile et finissant, sans s'en rendre compte, une phrase sur deux par le mot "...quoi!" en guise de ponctuation).

  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Lucia

    (Humberto Solas / Cuba / 1968)

    ■■□□

    lucia.jpgFilm-phare du cinéma cubain, film rare de ce côté-ci. Pendant 2h40, Humberto Solas peint successivement trois portraits de femmes cubaines à trois époques différentes : sous l'impérialisme espagnol, pendant la dictature de Machado puis pendant la révolution.

    1895. Lucia (I) est une grande bourgeoise passant ses journées entre les visites à l'église et les jeux et commérages dans le salon de la maison familiale. Sa vie change lorsqu'elle croise Rafael, noble se disant apolitique et se déclarant à la fois cubain et espagnol. Le bonheur ne durera qu'un temps, Lucia apprenant bientôt  que Rafael est déjà marié en Europe. Pire, aveuglée par son amour, elle causera involontairement la perte de son propre frère et de ses camarades rebelles, cachés dans la montagne.

    Plus romanesque, on ne fait pas. Et Solas en rajoute des couches et des couches : partition symphonique assourdissante recouvrant toutes les scènes, direction d'acteurs des plus théâtrales, récit prévisible et mise en scène d'une prétention hallucinante. La caméra et les personnages sont régulièrement pris d'hystérie : ça virevolte, ça crie, ça s'époumonne comme dans le pire Zulawski. Partant des codes du grand mélodrame populaire, Solas veut tout autant montrer qu'il est l'un des grands créateurs de son temps. Il multiplie donc les effets, brise la narration pour insérer des tunnels sensoriels et opératiques ridicules, use de ralentis, coupe le son, surexpose les images, filme la guerre sauvagement... Devant tant d'excès, à l'approche du deuxième épisode, on se dit que ce n'est pas possible de continuer ainsi et on croise les doigts en espérant que le cinéaste cubain ait eu l'idée qu'Hou Hsiao-hsien reprendra quarante ans plus tard (Three times) : traiter trois époques dans trois styles différents.

    1933. Lucia (II) se rend avec sa mère dans sa résidence d'été au bord de la mer. Au cours d'une promenade, elle rencontre Aldo, qui se remet en cachette d'une blessure. Ils tombent amoureux l'un de l'autre et Lucia rompt avec son milieu bourgeois pour épauler son homme, engagé contre la dictature. La chute du maître du pays, Machado, laisse espérer des lendemains qui chantent. Mais la normalisation a raison des utopies. Aldo doit reprendre la lutte et Lucia le voit s'éloigner irrésistiblement.

    On respire : le style a effectivement changé. Une manifestation contre la dictature réprimée brutalement par l'armée donne encore une occasion de convoquer le bruit et la fureur par le biais d'une caméra ivre, mais le reste est d'un calme bienvenu. La voix off de la douce et belle Eslinda Nunez nous prend la main et son errance sur la plage déserte nous repose. L'histoire d'amour est traitée cette fois de manière sensible. Dans le premier épisode, les rapports entre hommes et femmes n'étaient envisagés que sous la contrainte (jusqu'au viol d'une religieuse). Ici, ils sont plus harmonieux mais pudiques. Sous les yeux d'Aldo, une soirée mondaine libère des saveurs érotiques qui deviennent de plus en plus malsaines. La libération n'est pas encore totale. Lucia (I), à l'image du peuple cubain tout entier, n'était pas prête pour la révolution, prisonnière qu'elle était de ses propres chaînes morales. Lucia (II) prend son destin en main et si l'heure n'est pas venue, elle sait qu'elle peut attendre (superbe plan final la voyant hésitante entre deux direction et se fixant au milieu, immobile). La question des classes sociales commence à se poser; les Noirs ne sont plus seulement de sauvages guerriers rebelles puisque la mère évoque le mariage d'untel avec une "mûlatresse".

    Années 60. Lucia (III) travaille à la ferme d'état. Tomas est également un travailleur révolutionnaire exemplaire. Le couple se forme. Tous les regards, envieux, se tournent vers eux. Mais Tomas est atteint de jalousie maladive et cloître Lucia dans leur maison. Toujours amoureuse mais n'en pouvant plus de la situation, elle finira par fuguer et rejoindre ses camarades pour reprendre le travail et une vie normale. Tomas, de son côté, sombre dans l'alcool et la violence.

    Troisième partie et hymne béat à la révolution castriste ? Non point. Solas relègue la politique à l'arrière-plan pour se concentrer sur son couple et livre un petit bijou de "Nouveau cinéma", libre, naturel, sensuel, musical. Les acquis obtenus de haute lutte sont bien établis : égalité de traitement, alphabétisation massive. La dernière bataille se livre dans le cercle le plus intime et cette libération féminine, le cinéaste réussit à la faire passer sans manichéisme (la reformation attendue du couple restera hypothétique). Après la tempête romanesque et l'aquarelle délicate, nous passons au charme irrésistible et à l'énergie  du présent. L'approche se fait documentaire à l'extérieur, vibrante à l'intérieur. Beaux comme des dieux, Tomas et Lucia, la métisse (incendiaire Adela Legra), nous donnent enfin à voir des scènes d'amour fusionnelles et vivantes. Une extraordinaire séquence de bal cristallise toutes les qualités des nouvelles vagues de l'époque. Le thème de la claustration est traité avec une belle vigueur et l'ambivalence des sentiments est maintenue jusqu'à la fin. Le récit, dans une distanciation bien plus agréable que celle de la première partie, est scandé par les couplets de la célèbre chanson Guantanamera.

    Commencée dans la douleur, la fresque d'Humberto Solas se termine sur une merveille.

    Je recompte donc : □□□□ + □□■■+ ■■■■ / 3 = ■■□□. C'est bien ça...

  • Simon du désert

    (Luis Bunuel / Mexique / 1965)

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    simon.jpgSimon du désert (Simon del desierto) dure moins de 45 minutes et Bunuel n'y va pas par quatre chemins.

    Simon est un stylite, soit l'un de ces chrétiens des premiers siècles ayant choisi de faire pénitence au sommet d'une colonne pendant des jours, des mois, des années... Nous faisons sa connaissance alors que dans la foule des pèlerins, un riche notable lui propose un nouvel édifice, plus haut, plus beau, plus sûr. Simon est un jusqu'au-boutiste de la foi, un super-champion de l'ascèse. Seulement, plus il s'approche du ciel et plus il s'éloigne de l'homme. Le Saint devient méprisant et insensible.

    Les dévots qui l'entourent ne sont pas décrits de façon plus tendre. Les armées de prêtres sont en effet vues par Bunuel avec la même ironie dévastatrice que celle, plus tardive, des Monty Python. On pense en effet plusieurs fois au final de La vie de Brian, où les imbéciles se succédaient aux pieds des crucifiés et, de manière très précise, on découvre même un gag bunuélien dont on retrouvera l'idée dans le film anglais de 78 : la querelle entre différentes factions de chrétiens ("- A bas le Christ ! - Vive le Christ ! - A bas la Sainte Trinité ! - A bas... euh... Vive la Sainte-Trinité !").

    Aux côtés des officiels, le petit peuple est à peine mieux représenté : une mère qui ne comprend pas son fils, un nain zoophile, un paysan qui, une fois ses mains miraculeusement retrouvées, s'empresse de repartir travailler, giflant son gosse au passage... Autour de la colonne de Simon, on vient voir les miracles comme on va au marché. Et comme celui-ci le dit lui-même, "bénir fait passer le temps et cela ne fait de mal à personne".

    Simon a tout de même un problème : le Diable ne cesse de le tenter. Et comment pourrait-il résister alors que Satan a choisi le corps de Silvia Pinal pour s'exprimer ? L'érotisme est ici aussi direct que le message anticlérical.

    Pourtant, si Bunuel a fait grincer bien des dents, si certains de ses films, comme celui-ci, ont poussé très loin le bouchon, il s'est toujours trouvé des défenseurs des deux côtés, par exemple chez les bouffeurs de curés de Positif autant que chez les cathos des Cahiers du Cinéma. Chez les premiers, l'énervement était grand de voir leur auteur favori récupéré, après, certes, de nombreuses contorsions, par ceux qu'il aurait dû a priori choquer. C'est que si l'on peut voir dans Simon du désert (et les autres) l'expression d'un athéisme absolu et surréaliste (comme le voyait par exemple le flamboyant Ado Kyrou), on peut aussi y déceler une critique de l'intérieur et une critique, non du christianisme, mais de ses déviances. Devant l'insistance de Bunuel sur le sujet (quasiment du début à la fin de sa carrière), il faut bien se rendre à l'évidence que tout cela a pour origine autre chose qu'un simple rejet de principe. Cette petite ambiguïté toujours présente, malgré la vigueur de certaines flèches, rend finalement l'ensemble de l'oeuvre du maître d'autant plus passionnante.

    Deux remarques pour finir. D'une part, Simon du désert, si clair pendant quarante minutes offre au spectateur un dénouement sous forme de pirouette totalement inattendue et désarmante. Dans la folie d'une boîte de nuit new-yorkaise, Bunuel nous laisse pantois, au son d'un ultime cri diabolique de la Pinal. D'autre part, le cinéaste se plaignait parfois, semble-t-il, à propos de ce film-là, du manque de moyens et de temps. C'est pourtant l'une de ses plus belles réussites plastiques. Un Bunuel aux allures de pochade, même de trois quarts d'heure, même de transition, ne saurait que nous combler.