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60s - Page 8

  • Hamlet

    kozintsev,urss,histoire,60s

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    Ce n'est pas un perdreau de l'année qui réalise en 1964 cette adaptation de Shakespeare : Grigori Kozintsev va alors vers ses soixante ans et a derrière lui quarante années d'activité de cinéaste (à l'exception des cinq derniers, il cosigna avec Leonid Trauberg tous ses films dont une mémorable Nouvelle Babylone en 1929).

    Son Hamlet, qui s'étire sur près de 2h30, est tout entier soumis à des bourrasques menaçant sans cesse son équilibre. Entre la langue russe que l'on entend et l'anglais que l'on a en tête, entre le réalisme et le symbolisme soviétique, entre l'introspection et le déchaînement, entre l'appel de la mer et la claustration à la cour, entre l'académisme des monologues et la modernité des mouvements, le film est la proie d'une série de tiraillements qui le chargent finalement d'une grande énergie. Par l'entremise d'une caméra mobile enregistrant les effets du vent et de la lumière naturelle et celle d'acteurs expressifs et bondissants (Innokenti Smoktounovski est un Hamlet à l'âge indécidable et à l'explosivité gestuelle surprenante), l'adaptation est des plus vivantes, au moins autant traversée par l'action que par le texte.

    Elle donne à voir, par exemple, un combat final à l'épée alliant un beau réalisme des gestes, rendu appréciable par des plans longs et larges, et une dynamique débordant des cadres plus serrés, au fil d'un découpage remarquable de la séquence (les deux types de plans n'étant pas mélangés mais se succédant, donnant ainsi le sentiment d'une approche progressive). Plus calmes mais tout aussi enfiévrées et esthétiquement puissantes sont la séquence de l'habillage d'une Ophélie endeuillée et déjà absente (touchante Anastasia Vertinskaïa), puis celle de sa crise de démence au milieu des soldats de son frère. Bien sûr, tout n'est pas aussi saisissant dans ce film inégal et versant plus d'une fois dans la grandiloquence (la rencontre entre Hamlet et le spectre de son père est proprement cataclysmique), mais il est difficile de résister au souffle qui le traverse sur la durée.

     

    Kozintsev,urss,histoire,60sHAMLET (Gamlet)

    de Grigori Kozintsev

    (U.R.S.S. / 148 min / 1964)

  • Le journal de David Holzman

    mcbride,etats-unis,documentaire,60s

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    (Dernière chronique dvd pour Kinok)

    A Joachim Lepastier

    et à Olivier Eyquem.

     

    Le journal de David Holzman est assurément un film précurseur et ce statut lui confère déjà une certaine valeur. Avant de découvrir cette œuvre rare et peu commentée depuis sa sortie en France en 1974 (soit sept ans après sa réalisation), il convient cependant de ne pas trop la fantasmer et de ne pas en attendre des choses qu'elle ne peut donner. Elle se présente sous la forme très directe d'un journal intime filmé. Mais David Holzman n'existe pas. Devant la caméra, l'acteur L. M. Kit Carson a endossé ce rôle, derrière, l'image a été réglée par Michael Wadleigh et la réalisation assurée par Jim McBride, débutant là une carrière dont la visibilité sera réelle dans les années quatre-vingt (A bout de souffle made in USA, The Big Easy, Great balls of fire). Le film est donc un précurseur dans ce genre très particulier qu'est le "documenteur".

    Pour que l'ambivalence joue à plein, les auteurs choisissant d'œuvrer dans ce cadre-là doivent être parfaitement dans leur époque et doivent avoir le nez collé sur la vitre pour regarder la réalité de leur temps. Pour que l'illusion soit préservée et que le spectateur soit habilement manipulé, il doivent s'approprier, plus ou moins délibérément, plus ou moins ironiquement, les formes artistiques privilégiées par l'époque. Le journal de David Holzman dialogue donc avant tout avec l'art de 1967. Il annonce moins qu'il ne récapitule et, tout précurseur qu'il soit, il renvoie plus vers l'arrière qu'il ne se projette vers le futur. David Holzman (le film comme le personnage) nous parle donc de Jean-Luc Godard ou de Vincente Minnelli et se lance à corps perdu dans une des aventures artistiques les plus courantes alors : le cinéma-direct (appelé encore cinéma-vérité). C'est donc en feignant de reprendre toutes les caractéristiques (économiques, techniques, narratives et morales) de ce cinéma-là que Jim McBride va le parodier dans le but de démontrer que non, contrairement à ce que put avancer Godard, le cinéma n'est pas la vérité 24 fois par seconde et que oui, dès qu'une caméra est braquée sur quelqu'un, la réalité en est changée.

    L'œuvre se présente sous l'apparence d'un assemblage de scènes arrachées à la (fausse) réalité. Le patchwork repose sur une alternance assez régulière entre les confessions de David Holzman ou de ses amis dans leurs appartements et les sorties de l'apprenti-cinéaste dans la rue. Une tendance assez marquée se dégage de cette construction narrative basée sur deux types de séquences : un air vivifiant circule dans les secondes (qui échappent à la recherche d'une signification) alors que les premières sont saturées de discours, qu'ils soient clairs ou balbutiants, directs ou indirects (le harcèlement, caméra au poing, par Holzman de sa petite amie). L'arsenal théorique tiré par la caravane du film plombe quelque peu celui-ci, l'étirement du temps des monologues accentuant cette impression. Malgré ce que laisse supposer le début de l'expérience, lorsque David Holzman nous présente ses amis le magnétophone Nagra et la caméra Eclair, la question de la fabrication, du "comment", est secondaire. Celle du "pourquoi" est un peu envahissante.

    Il ne faut pas non plus attendre du Journal de David Holzman une montée en puissance car nous nous trouvons là devant l'histoire d'un échec. Un échec sur toute la ligne. Le diariste à la caméra subit des contrariétés constantes car rien ni personne ne semble disposé à s'approcher de ce que lui croit pouvoir montrer de leur vérité. Enregistrant sans relâche, afin de mieux comprendre le monde, il ne peut que constater que celui-ci ne cesse de lui glisser entre les doigts. Cette série de désappointements provoque une certaine baisse de tension sur le plan du récit, mais elle véhicule, il faut le dire, un réel potentiel comique. De même, si le spectateur peut être désarçonné par cet évidement narratif, il se voit rattrapé par le col au moment de la conclusion, particulièrement astucieuse et cohérente.

    En elle même pas aussi troublante qu'attendu, l'œuvre le devient en fait un peu plus une fois mise en rapport avec la suivante, My girlfriend's wedding, deuxième film de McBride proposé ici en bonus par l'éditeur, avec beaucoup de pertinence. Mise en miroir devrait-on dire tant elle représente le double inversé du Journal, à tous les niveaux. Voici en effet un "vrai" documentaire dans lequel Jim McBride interroge sa compagne Clarissa sur sa vie passée, particulièrement chaotique, ses relations familiales, très difficiles, et ses aspirations, liées à une révolution moins politique que morale, avant de filmer son mariage... avec un autre homme que lui.

    Tourné plus vite encore que le premier, cet essai, en couleurs cette fois-ci, est d'une esthétique plus ingrate mais la façon dont est tissé le lien avec le spectateur est opposée. Si la longueur et la répétition des plans demandent toujours de s'accrocher sérieusement, l'attachement se fait peu à peu. Bien sûr, le fait que nous rencontrions là une personnalité d'exception donnant une tournure constamment inattendue à ses propos y est pour beaucoup mais on sent également, à travers les échanges et le regard du cinéaste, l'authenticité du rapport amoureux. Et si mystification il y a dans My girlfriend's wedding, elle n'est pas basée sur son mode de fabrication, mais, au-delà d'un titre que l'on peut considérer comme trompeur, sur l'un des sujets abordés, le mariage blanc.

    Ce passage par un cinéma dont McBride venait de souligner malicieusement les limites tout en en célébrant finalement l'existence ne laisse pas d'intriguer, comme le fait la suite de sa carrière, de sa fiction indépendante sur le péril atomique Glen and Randa (1971) à son activité pour la télévision durant les années quatre-vingt-dix, en passant bien sûr par ses estimables succès intermédiaires.

     

    mcbride,etats-unis,documentaire,60sLE JOURNAL DE DAVID HOLZMAN (David Holzman's diary)

    MY GIRLFRIEND'S WEDDING

    de Jim McBride

    (Etats-Unis / 73 min, 61 min / 1967, 1969)

  • Les enfants terribles & L'armée des ombres

    melville,france,histoire,50s,60s

    melville,france,histoire,50s,60s

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    Deux films de Jean-Pierre Melville appartenant à deux périodes distinctes de sa carrière. Je viens de découvrir l'un et de revoir l'autre et j'ai du mal à leur trouver un air de famille. Le premier marqua les esprits à l'époque mais il est aujourd'hui bien peu vu et commenté. Le second fait encore référence au fil des rediffusions télévisées, gardant sa place dans la mémoire collective au milieu des grands polars melvilliens qui l'entourent. Pourtant si dissemblables, ils sont finalement, à mon sens, et contrairement à ce que je pensais au départ, de qualité comparable.

    Les enfants terribles est vraiment un étrange film, qui peut dérouter aujourd'hui de la même façon qu'il le fit en 1950. Tout d'abord, faute de connaître (Quand tu liras cette lettre, 1953) ou d'avoir revu récemment (Le silence de la mer, 1947) les œuvres qui, avec celle-ci, constituent la première manière du cinéaste, il m'est difficile de faire la part des choses. Dans ce travail à deux, il est en effet plus aisé de repérer les éléments personnels venant du scénariste-adaptateur de son propre roman, Jean Cocteau, que ceux apportés par le réalisateur-producteur, Jean-Pierre Melville, et cela jusque dans le traitement de l'image.

    Cette tragique histoire d'un couple frère-sœur dégage un romantisme adolescent vénéneux et fait preuve, à de nombreuses occasions, d'une étonnante cruauté. L'inceste y est absolu mais, bien que le film soit éminemment physique, il ne passe jamais par la sexualité. Il ne faut pas y voir ici de la pudibonderie mais une volonté délibérée des auteurs de se placer sur un autre plan. Il s'agit de tendre vers la folie, via la claustration, le repli.

    Quittant peu leur chambre commune sous le toit de leur mère mourante, le frère et la sœur auront rapidement, après avoir changé de territoire, l'idée de la reconstituer à l'identique. Cet éternel retour du décor n'est que l'un des nombreux signes d'irréalité qui déstabilisent, avec bonheur, ce récit. Comme il est dit, Elisabeth accepte les "miracles" sans s'interroger (entre autres ceux d'ordre financier permettant au couple de maintenir leur train de vie), mais c'est tout le monde s'agitant autour de ces deux enfants terribles qui semble hors de la réalité (ou de la normalité des comportements). Tous ceux qui gravitent autour de ce couple sont comme hypnotisés.

    Dans ce huis-clos quasi-permanent (les escapades à l'extérieur sont rares, bien qu'importantes), le décalage créé a bien sûr quelque chose à voir avec le théâtre et, de manière très stimulante, cette parenté est tantôt assumée (la scénographie, les entrées et sorties, le très net et très surprenant écho s'entendant lors des échanges dans la "dernière chambre" du château, qui donne une texture sonore directe totalement inattendue...), tantôt dépassée (le découpage vif, les cadrages audacieux, les échelles de plans variables...), de sorte que l'on a l'impression de tirer tous les bénéfices des deux arts. Voilà du théâtre intégrant de beaux morceaux de cinéma.

    Certains doivent énormément à Cocteau, en particulier ceux en appelant à l'illusion fantastique (tel ralenti inversé, tel décor en mouvement). Et dans ce film si original en comparaison des productions de l'époque, un autre lien existe, me semble-t-il, avec Orson Welles. Melville a en effet cherché à dynamiser visuellement ce récit en intérieurs en ayant recours à des contre-plongées accentuées, en chargeant ses cadres et en choisissant des angles de prises de vues improbables. Par ailleurs, nous pouvons voir Les enfants terribles en pensant précisément à Citizen Kane : la neige est là, Rosebud aussi, démultiplié (les trèsors conservés dans le tiroir), ainsi que Xanadu (la grande demeure où s'installe, dans la deuxième partie, la sœur puis, bientôt, son frère).

    Mais de manière plus étonnante encore, et pour se diriger dans l'autre sens, le film semble annoncer, par plusieurs détails, la Nouvelle Vague (dont les principaux artisans seront globalement bienveillants avec Cocteau et, au moins pour un temps, avec Melville) : la musique de Vivaldi n'est pas toujours utilisée de façon synchrone (elle semble dire autre chose que ce que montre les images), une voix off (celle de Cocteau lui-même) commente ou prolonge de façon détachée et littéraire ce qui se joue sur l'écran, les registres familiers et soutenus alternent dans les dialogues, les comportements de la jeunesse provoquent, et les regards, en deux ou trois occasions, visent le spectateur directement à travers la caméra...

    Certes, l'œuvre n'est pas sans défaut. Le jeu saccadé d'Edouard Dermit, interprétant Paul, gêne de temps à autre (celui de sa partenaire, Nicole Stéphane, est bien plus assuré et fluide) tandis que le texte récité par Cocteau est parfois redondant. Mais cela ne fait finalement qu'ajouter à l'étrangeté de la chose, qui est particulièrement forte et expressive.

    Revoir à la suite L'armée des ombres, film souvent admiré au cours de plus jeunes années, c'est abandonner toute idée de surprise et voir apparaître plus facilement quelques scories qui, en ces autres temps, ne me sautaient pas alors aux yeux.

    Il est vrai, cependant que la séquence centrale londonienne m'avait toujours laissé une impression bizarre. Aujourd'hui, il me semble qu'elle a tendance à déteindre quelque peu sur tout le film. Quand Melville montre ce rendez-vous de Gerbier et de son chef avec le Général De Gaulle, on ne sait trop s'il filme (dans l'ombre) la légende, s'il peint une image d'Epinal, s'il s'agenouille devant le Grand Homme. Cette poignée de secondes constituent un point extrême mais force est de constater que L'armée des ombres ne dévie jamais de l'imagerie orthodoxe de la Résistance française à l'occupant allemand. Peut-être que la légère gêne que procure cette fidélité sans faille au dogme serait moins palpable si la vision portait de façon plus serrée encore sur ce petit groupe de quatre ou cinq personnes s'activant avec Gerbier (la séquence du barbier, joué par Serge Reggiani, est marquante mais n'apporte pas de contrepoids). Dans L'armée des ombres, la Résistance est une entité très homogène... Enfin, la rareté et la gravité des dialogues font que ceux-ci pèsent lourd, au risque de dériver vers la sentence ou le mot d'auteur (comme par exemple dans le dialogue entre Gerbier et "Le Masque" à la fin de la séquence de l'exécution, toujours aussi éprouvante, du traître).

    Ainsi, oui, l'ensemble est un peu trop raide. Mais il garde tout de même de sa force. Frappe toujours la photographie de Pierre Lhomme, qui donne l'impression de regarder un film sans couleurs (seuls le gris, le bleu foncé, le brun...), un film nocturne, un film qui enserre. Image et son se rejoignent dans le même dessein : dire l'oppression. Silences et bruits infernaux alternent, aussi menaçants les uns que les autres. Le moteur de l'avion ou du camion, le tic-tac de l'horloge, agressent comme la mitrailleuse, la gestion particulière du temps long par Melville accentuant l'effet.

    Les affreux hasards de la guerre sont prétextes à quelques trouvailles scénaristiques plus ou moins habiles. Glaçantes à la première vision, elles semblent plutôt, ensuite, participer à "l'alourdissement" général du film. Mais après tout, au milieu de toute cette gravité, une certaine malice peut être décelable : la rencontre avec De Gaulle est collée à la projection d'Autant en emporte le vent dans un cinéma de Londres, illustrée par une image au lyrisme appuyé, et plus loin, Gerbier, aux portes de la mort, croit-on, repense à quelques bribes de son existence, occasion pour le cinéaste d'insérer de brefs plans en flash-back et de faire passer pour tel un qui ne l'est nullement (des mains tenant un livre de Luc Jardie, le patron, une image qui n'est pas en retard mais en avance...).

    Inutile de revenir sur la science de l'espace de Melville (l'espace qui, épuré, est aussi, chez le cinéaste, du temps qui s'écoule), sauf à dire que c'est cela, en grande partie, qui rend les morceaux de bravoure inoubliables. Mieux vaut terminer sur une dimension particulière du film, qui nous place un peu en-deça, émotionnellement parlant, mais qui est précieuse : l'idée que l'Histoire elle-même ne peut pas tout mettre à jour, qu'il existe aussi des sacrifices inutiles, que tant de choses restent pour toujours dans l'ombre, que tant d'actes sont à jamais inconnus.

     

    enfantsterribles00.jpgarmeedesombres00.jpgLES ENFANTS TERRIBLES

    L'ARMÉE DES OMBRES

    de Jean-Pierre Melville

    (France, France - Italie / 100 mn, 145 mn / 1950, 1969)

  • Vietnam, année du cochon

    vietnamcochon1.jpg

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    En choisissant comme entrée en matière quelques images de guerre sans commentaire et entrecoupées de larges passages au noir, Emile de Antonio plonge le spectateur directement dans le vif du sujet. Mais ce faisant, il entraîne sur une fausse piste, celle de l'essai documentaire et du film expérimental, car se met en place, aussitôt après cette introduction saisissante, un ouvrage très classiquement construit, et pour ainsi dire, pédagogique.

    Vietnam, année du cochon, film réalisé "à chaud" en 1968, a eu un fort retentissement, aux Etats-Unis et en Europe. Privilégiant une approche historique et factuelle, œuvrant dans un registre sobre, se gardant d'épouser les formes de la propagande, il n'en est pas moins clairement pacifiste et anti-colonialiste. C'est un film-dossier qui réunit les pièces pour tenter d'amener le spectateur à la réflexion et à l'adhésion de sa cause. Emile de Antonio assemble, le long d'un fil chronologique, des extraits d'entretiens donnés par des spécialistes et des images d'archives et d'actualités. Le rythme est relativement rapide, les différents discours très découpés et les intervenants nombreux (militaires, diplomates, journalistes, universitaires, sénateurs...). L'éloignement de l'événement et le peu d'aide apporté par les incrustations présentant les personnes font que des noms, des fonctions et quelques autres éléments avancés ne nous évoquent pas grand chose. Mais la remise en perspective est instructive, les auteurs revenant sur l'histoire récente de l'Indochine et désignant comme date-pivot celle de la chute de Dien Bien-Phu. Entre images fortes (comme celles, tristement célèbres, de l'immolation d'un moine bouddhiste lors d'une manifestation contre le régime de Ngô Dinh Diêm) et instantanés glaçants (ce gradé louant ses soldats, "a sacred bunch of killers"), Emile de Antonio déroule calmement son exposé, s'essayant à peine à quelques contrepoints musicaux pour accompagner des déroutes françaises ou américaines. En termes de cinéma, c'est donc avant tout et presque uniquement l'intelligence de la démonstration qui est remarquable. On gagne en compréhension ce que l'on perd en émotion et en puissance esthétique.

    Mais Vietnam, année du cochon est aussi de ces quelques films dont la réception diffère radicalement d'une époque à l'autre. Aujourd'hui, après avoir vu tant d'images du conflit (profusion dont la date de réalisation du film ne permettait pas encore de rendre compte), ce documentaire provoque deux effets, non prévisibles en 1968, de valeurs opposées. Le premier, "positif" (si l'on peut dire), c'est la sensation que la conduite de la guerre au Vietnam par les Américains, ainsi mise à jour, est menée sur des chemins qui seront plus tard allègrement repris, par l'Occident en général, pour diriger d'autres interventions : soutien plus ou moins affirmé à des régimes impopulaires et autoritaires (ici celui de Diêm), diabolisation de l'adversaire, occultation de vérités historiques (comme la spécificité du communisme de Hô Chi Minh, forgé dans le nationalisme et la lutte contre l'impérialisme), légitimation de l'action engagée par l'aide à l'accession du peuple à la liberté (masquant la méconnaissance, voire le mépris envers celui-ci), provocations militaires déguisées en ripostes défensives, engrenage menant des bombardements de "cibles militaires" au "search and destroy"... Le second, "négatif", c'est la frustration que provoque la brièveté de certaines interventions (pourquoi convoquer un déserteur pour si peu ?). La polyphonie, alliée au sérieux du travail, parut sans doute nouvelle, pertinente et féconde à l'époque mais elle a ouvert la voie à une esthétique du reportage télévisé dont on constate chaque jour les navrantes dérives à travers ces compilations de témoignages agrégés à toute vitesse et ne laissant place à aucun déploiement véritable de la parole. Cela dit, il est évident qu'Emile De Antonio, en instruisant en 68 son dossier-documentaire, avait d'autres considérations...

     

    Film visible gratuitement (avec quelques autres) jusqu'au 30 juin sur la plateforme MUBI, dans le cadre d'un partenariat avec la Semaine de la Critique du festival de Cannes.

     

    vietnamcochon.jpgVIETNAM, ANNÉE DU COCHON (In the year of the pig)

    d'Emile de Antonio

    (Etats-Unis / 103 mn / 1968)

  • Yoyo

    etaix,france,comédie,60s

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    Pour qui n'est pas prévenu, le début de Yoyo est déroutant. Un homme richissime s'ennuie à mourir dans son château, assisté dans le moindre de ses gestes par une armée de serviteurs et accompagné de son seul caniche. Pierre Etaix, qui interprète le rôle, nous présente cette morne vie quotidienne comme au temps du cinéma muet. Aucun dialogue verbal n'est mis en place et sont ajoutés seulement des bruits d'ambiance, dont le grincement agressif de chaque porte de cette demeure. Est présente également la musique, jouée par un orchestre installé dans le salon. Lorsqu'il s'agit de rendre explicite une pensée ou un échange déterminant, un intertitre apparaît. Après de longues minutes, alors que nous nous sommes habitués au procédé, éclate un coup de tonnerre : une voix off déboule et nous annonce que "c'est à ce moment-là que le cinéma devient parlant !" En effet, une incrustation dans le premier plan du film nous avait signalé que cette histoire débutait en 1925 et nous nous retrouvons maintenant propulsés quatre ans plus tard (voilà la crise de 29, occasion pour Etaix d'inventer une courte mais sidérante séquence pré-Terry-Gilliamienne de panique bureaucratico-capitaliste). La privation de parole imposée dans toute la première partie n'avait par conséquent rien d'arbitraire : Yoyo est donc, non seulement l'histoire d'une famille, mais aussi, parallèlement, une histoire du cinéma, du muet à la télévision.

    Si l'on ajoute que, parcourant quarante années, le film traite aussi par la bande de l'histoire de notre pays (la comédie intègre un épisode dramatique de la seconde guerre mondiale) et de sa géographie (le voyage idyllique de la famille en roulotte nous mène d'un paysage à l'autre, sans autre justification que la révélation d'une belle diversité), on comprendra quelle ambition habitait alors le cinéaste. Et celle-ci se signale également, fort heureusement, à travers la mise en scène. Sur le plan visuel, Yoyo est assurément l'une des plus belles comédies jamais réalisées en France. Les premières séquences rendent la monumentalité et la verticalité du lieu investi, le château. Pour exprimer l'ennui et l'absence de désir du maître, la symétrie de l'architecture est prolongée, accentuée par les places données aux acteurs dans le décor. L'arrivée d'un cirque est alors l'occasion de bouleverser cet ordonnancement rigide. Les figures plus accueillantes du cercle et de la courbe font leur entrée avec les activités désordonnées des groupes d'artistes et des animaux. En flânant autour du chapiteau installé dans la cour du château, la caméra ne vient plus buter, en fin de mouvement, sur une colonne, sur un majordome ressemblant à un autre ou sur un miroir renvoyant à la vanité du luxe.

    L'invention visuelle (et sonore) est stupéfiante, décelable dans les multiples gags comme dans les moments les plus calmes. La poésie n'est d'ailleurs ici pas dépourvue de tristesse, les mots rares et la voix douce, presque timide, de Pierre Etaix n'étant pas étrangère à ce sentiment. On remarque facilement, dans Yoyo, la présence du cinéma de Fellini à travers une affiche annonçant, à l'endroit même où la famille d'artiste souhaite s'installer, le passage de "Zampano et Gelsomina", à 8h1/2 ! L'évocation de La strada est logique mais il faut dire que, parfois, Etaix se rapproche bel et bien, par sa mise en scène, de La dolce vita ou de 8 1/2 (notamment dans la dernière partie). En fait, les hommages directs abondent, à Chaplin, à Keaton, à Tati. Mais ce qui est remarquable, et assez miraculeux, c'est que, malgré la présence de ces figures tutélaires, le film trouve et garde un ton singulier, très personnel. Etaix a son univers propre et Yoyo fait partie de ces films qui semble recréer le monde, qui à la fois sont comme des bulles et dialoguent avec le présent.

    Au moins en termes de narration, préserver cette cohérence était une gageure car le film est construit de manière très particulière. L'incroyable césure induite par l'arrivée du parlant évoquée plus haut n'est pas la seule, le récit avançant par larges plages. L'histoire est d'abord celle du père de Yoyo, avant que la sienne ne soit racontée (ses parents disparaissant alors de l'écran). Père et fils sont joués par une seule personne, Etaix. Le premier gag du film arrive avec la découverte des portraits peints des ancêtres, accrochés aux murs du château, et qui, hommes ou femmes, ont tous la même tête, celle de l'acteur-cinéaste. Dans Yoyo, les gags n'existent pas seulement pour eux-mêmes mais ont des conséquences dans le récit aussi bien que dans la mise en scène, ils ont des prolongements au-delà des séquences qui les accueillent (si je me fie à mon lointain souvenir, ce n'est malheureusement pas le cas dans Le grand amour, seul film d'Etaix que j'avais pu découvrir jusqu'à présent). Ainsi le dédoublement à l'œuvre dès le début annonce l'omniprésence des miroirs comme la ressemblance physique et comportementale existant entre Yoyo et son père ou l'étrange similarité des expressions des visages des amoureux. Le petit garçon habillé en clown qui furète seul dans les vastes pièces du château ne sait pas qu'il vient en fait de pénétrer chez son père qu'il n'a jamais connu. Au même moment, ce dernier est en train d'assister dans le chapiteau au spectacle de cirque donné spécialement pour lui, assis au milieu des gradins vides. Le lien indéfectible entre les deux est ainsi tissé.

    Yoyo va effectuer le chemin inverse de celui de son père : du cirque à la vie de château. Il faudra donc, à la fin, l'extraire à son tour de cette existence de riche oisif menacé par la perte de tous ses désirs. Pierre Etaix fustige, à sa manière, avec une élégance rare, l'appât du gain et l'outrance capitaliste et se place résolument du côté des saltimbanques et des hommes libres. Il égratigne au passage la télévision. Sa démarche est certes nostalgique mais pas réactionnaire. Ce ne sont ni le progrès ni la modernité qui sont dénoncés mais la petitesse de ceux qui s'en croient les artisans.

    Mais cette note est bien sérieuse... C'est qu'il est rare qu'un film de ce genre se révèle aussi riche. Je dois donc conclure en assurant que Yoyo est une grande œuvre burlesque, drôle d'un bout à l'autre.

     

    etaix,france,comédie,60sYOYO

    de Pierre Etaix

    (France / 97 mn / 1965)

  • Scènes de chasse en Bavière

    fleischmann,allemagne,60s

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Sur la jaquette de ce DVD concocté par les éditions Montparnasse, se trouvent deux assertions qui méritent d'être nuancées. La première se niche dans l'accroche tirée d'une critique de Télérama : "Un diamant noir oublié". Le dernier terme semble excessif et mal choisi. En effet, si cette nouvelle vie donnée au film de Peter Fleischmann a de quoi réjouir le cinéphile, Scènes de chasse en Bavière n'est jamais tombé dans le puits sans fond des œuvres invisibles. Sorti dans les salles françaises en 1970, il a pu bénéficier depuis de quelques passages à la télévision et d'une édition en cassette VHS au début des années 90, avant une reprise au cinéma fin 2009. Surtout, après avoir découvert ce film inconfortable, que ce soit sur l'un ou l'autre de ces supports, le spectateur a peu de chances de "l'oublier" par la suite (il y a peut-être confusion entre l'œuvre, dont le titre au moins est connu, et la carrière de son auteur, qui ne ré-éditera apparemment jamais ce coup de maître malgré plusieurs tentatives et qui connaîtra moins d'honneurs au cours des années 70 que ces principaux coreligionnaires du "nouveau cinéma allemand").

    La deuxième, lisible dans le texte de présentation, donne plus à réfléchir et va nous permettre d'entrer dans le vif du sujet. L'éditeur avance que la force du film est due notamment au fait que "le réalisateur a pris soin de ne pas dater son œuvre". Certes, Peter Fleischmann a braqué sa caméra sur une communauté rurale extrêmement conservatrice, un groupe semblant refuser toute évolution d'ordre moral. Des analogies, sur lesquelles nous reviendrons, indiquent que ces êtres humains en restent, sur bien des plans, à l'état animal. Les rites, la tradition, l'ordre ancestral structurent cette micro-société. Le film, qui s'est ouvert sur une messe, se clôt avec un banquet et apparemment les terrifiants évènements ayant eu lieu entre ces deux moments de communion n'ont ébranlé aucune conscience, n'ont provoqués aucun changement notable dans la population. Ce sentiment d'immuabilité peut donc, effectivement, participer à la portée universelle du propos et laisser imaginer un déplacement aisé de l'argument en d'autres lieux ou d'autres époques. Toutefois, le récit de Scènes de chasse en Bavière, n'est pas plus situé hors du temps que dans un lieu imaginaire (le titre du film est déjà suffisamment clair). Présence d'un petit groupe de travailleurs immigrés turcs, vues d'une autoroute à proximité du village, passages réguliers d'avions militaires dans le ciel, jeune homme aux cheveux longs traînant au bar, juke box et radio portative : les marqueurs temporels ne manquent pas et indiquent la contemporanéité de l'action. Fleischmann, inquiet, parle donc de ce qui est, et si la réflexion qu'il propose d'entamer peut être élargie à l'envie, ses bases n'ont rien d'abstrait.

    Cette chronique de la haine ordinaire et de l'éradication de l'autre, le cinéaste lui donne la forme d'un terrible engrenage menant de façon glaçante à l'inéluctable. Méthodiquement, les étapes sont décrites : l'arrivée du corps étranger (ou le retour, puisqu'il s'agit d'un jeune homme revenant chez sa mère après un long séjour "à la ville"), le déploiement des ragots, les manifestations d'agressivité, l'élément déclencheur du drame et enfin la chasse à l'homme. Mais cette progression concertée ne se transforme pas en marche à pas forcés pour le spectateur. Celui-ci n'est pas soumis à un dispositif rigide. Le film possède tout d'abord une valeur documentaire, les activités, les travaux, les coutumes, étant finement observés et l'usage du noir et blanc participant au côté brut de la captation. Fleischmann, recherchant une certaine vérité des comportements, articule avec souplesse les échanges qui provoquent l'amplification de la rumeur dévastatrice.

    Après la séquence de la messe puis celle de l'arrivée d'Abram sur la place du village, au milieu des habitants, le cinéaste enchaîne avec des images de l'intérieur d'une porcherie. L'analogie est ainsi posée dès le début du film : les humains ne se comportent pas mieux que des animaux. Tels qu'ils sont montrés, les cochons semblent avoir trois activités principales : couiner, manger et se reproduire. Les villageois ont à peu près les mêmes. En conséquence, la séquence centrale, longue et frontale, de la mise à mort du cochon, de son découpage et de sa cuisson, choque moins par ce qu'elle montre que par ce qu'elle insinue quant à la suite dramatique des événements, puisque ceux qui effectuent ce travail somme toute banal à la campagne ne cessent de parler, tout en s'affairant autour de l'animal, du cas d'Abram.

    Face aux médisants, ce dernier commet sans doute l'erreur de réagir de la plus mauvaise des façons, ne choisissant ni le démenti ni l'affirmation mais plutôt la distance ironique, avant le silence et l'esquive. Ce faisant, il se place à un niveau auquel ses tourmenteurs n'ont pas accès. Il ne joue pas leur jeu, contrairement aux deux autres figures de marginaux, celle de la fille facile du village, tolérée (jusque dans l'église) car soulageant la pression sexuelle des mâles du groupe et celle de l'idiot, qui amuse les enfants. Cependant, c'est avec l'un de ces deux-là qu'une issue serait possible pour Abram.

    Ce personnage de victime, Peter Fleischmann n'en fait pas un pauvre innocent et de là vient la force dérangeante de son film. Si calme et si réservé, si habile de ses mains pour réparer les machines agricoles, Abram est terriblement maladroit dans son comportement. La façon dont il repousse la "putain" du village ne nous le rend guère sympathique et les gestes de tendresse équivoques qu'il a à l'encontre du jeune idiot ne laissent pas de doute quant à ses intentions. Abram (joué par Martin Sperr, auteur de la pièce originale) vaut-il mieux qu'un autre pris isolément ? N'est-il pas coincé dans ce système infernal qui pousse les faibles à trouver encore plus faible qu'eux afin d'oppresser à leur tour ? La description politique est angoissante. Peter Fleischmann, affligé par l'agressivité éclatant dans les rapports entre les êtres humains, a enregistré sans broncher des plaisanteries qui ont tout de l'invective haineuse, des jeux entre ouvriers locaux et immigrés ne se délestant pas de leur part de violence, des scènes de rigolade et de beuveries qui menacent de tourner au viol collectif. Sans passer par le prêche, il a rendu compte d'un abominable effet d'entraînement de groupe et des méfaits du repli communautaire, même au sein des populations se croyant les plus vertueuses. En 2011, Scènes de chasse en Bavière n'a rien perdu de son pouvoir de sidération et ceux qui le découvriront aujourd'hui ne seront probablement pas prêts de "l'oublier".

     

    fleischmann,allemagne,60sSCÈNES DE CHASSE EN BAVIÈRE (Jagdszenen aus Niederbayern)

    de Peter Fleischmann

    (Allemagne / 82 mn / 1969)

  • Sa Majesté des mouches

    brook,grande-bretagne,aventures,60s

    ****

    Une vingtaine de jeunes garçons se retrouve sur une île du Pacifique à la suite d'un accident d'avion. La tragédie initiale est occultée : à l'image, pas de crash, pas de carlingue flottante, pas de cadavre d'adulte. Les enfants sont déjà sur la plage et aucun ne semble souffrir de quelque blessure que ce soit. S'étant rassemblés, ils décident de commencer à reconnaître les lieux, sans jamais paniquer, sujets à un étonnement à peine teinté d'inquiétude. Une fois confirmé le fait que ce morceau de terre est bien une île, déserte de surcroît, une organisation se met en place, sur des bases démocratiques (on vote pour les décisions importantes, on demande tour à tour la parole, on répartit les tâches selon les compétences et les tranches d'âge).

    L'argument renvoie aux aventures de Robinson Crusoe ; la pureté des images, en noir et blanc, égale celle des films de Flaherty ; la jolie partition musicale est très caractéristique des essais plus ou moins documentaires de l'époque (de Marker à Lamorisse). Sa Majesté des mouches débute par une suite de tableaux quasiment idylliques, dédramatisés et convenablement poétiques. Mais cette vision, Peter Brook va s'ingénier à la tordre progressivement. Cela ne constitue pas réellement une surprise, car - j'avoue avoir un peu triché dans mon introduction - le générique nous avait prévenu à l'avance, montage syncopé de photographies d'époque formant une chaîne signifiante partant des lieux institutionnels de l'éducation à l'anglaise pour en arriver à des images de guerre.

    Peter Brook adapte ici le fameux roman éponyme de William Golding. On dit le travail du cinéaste très fidèle à celui de l'écrivain. On voit également tout de suite l'intérêt qu'il y avait à mettre des images sur ce récit si puissant relatant une expérience qui conduit, inexorablement, de la démocratie à la barbarie, de la cité à la tribu. Sur cette île, les enfants de la bonne société anglaise reproduisent les schémas du monde adulte et leur aventure sert évidemment à tendre un miroir, à faire prendre conscience que l'homme, tout civilisé qu'il soit, a tôt fait de s'abandonner à ses instincts les plus primitifs et les plus violents. Le message formulé est particulièrement clair, véhiculé par un jeu d'opposition entre des caractères fermement dessinés et quelques scènes allégoriques (dont celle donnant l'explication du titre et signalant la naissance d'un rite). La force d'un tel matériau de départ aurait pu paralyser entièrement le film, le faire s'effondrer sous son poids, mais Peter Brook a choisi de le réaliser en totale indépendance (après avoir échappé au pire : passer par une énorme production hollywoodienne sous l'égide de Sam Spiegel), d'adopter une forme libre, ouverte à l'environnement et à ses vibrations, de ne pas tricher avec son cadre naturel, et surtout, de préserver totalement la liberté qui caractérise le monde de l'enfance.

    La caméra capte l'imprévisibilité des attitudes et des mouvements, l'irrationnalité de certaines interventions, hors de propos, peu pertinentes aux yeux des adultes. Quantité de plans non signifiants du point de vue du récit, des plans simplement arrachés à la réalité d'un instant, sont gardés et le cinéaste accepte que, au sein de cette étonnante assemblée, le sens des priorités diffère du nôtre, que la frontière entre le sérieux et le ludique n'existe pas. Sa mise en scène épouse de manière si extraordinaire cette liberté que l'on ne sait jamais très bien d'où provient l'énergie des séquences, dans quel sens elle circule entre les acteurs et la caméra. Détail étonnant mais significatif : nous ne sommes jamais en mesure de déterminer le nombre exact d'enfants constituant ce groupe. Les plans ne sont pas assez larges pour les compter mais ils le sont suffisamment pour que l'on observe, partout, les mouvements des uns et des autres, si justes, si vrais.

    Les conventions cinématographiques comme le respect du réalisme imposent que, au fil de l'aventure, les vêtements se déchirent, les cheveux soient ébouriffés, les lunettes se cassent. Or, Brook en rajoute dans la salissure, les barbouillages volontaires de terre, de fruits ou de sang rendant plus saisissant encore ce retour à l'état sauvage, aux forces primitives. Sa Majesté des mouches impressionne d'ailleurs plus généralement dans son rapport au physique et au corps, de la distinction pertinente (les jeunes acteurs sont remarquablement distribués) et assez fascinante entre les personnages principaux (on remarquera au passage que ce sont les garçons éduqués le plus religieusement qui se révèlent les plus terribles) à la libération des instincts que proposent plusieurs séquences marquantes. C'est en ramenant ainsi une robuste thématique à une évidence première que Peter Brook a réalisé un film important, bouleversant radicalement la représentation habituelle de l'enfance à l'écran.

     

    brook,grande-bretagne,aventures,60sSA MAJESTÉ DES MOUCHES (Lord of the flies)

    de Peter Brook

    (Grande-Bretagne / 87 mn / 1963)

  • La charge de la huitième brigade

    Walsh,etats-unis,western,60s

    ****

    La charge de la 8ème brigade, titre français inadéquat - comme souvent pour les westerns - du beaucoup plus pertinent A distant trumpet, est le dernier film signé par Raoul Walsh. Sa découverte se révèle malheureusement particulièrement décevante. Le métier du cinéaste sauve tout juste l'œuvre du ratage total. Ici, une grande bataille est fort bien mise en espace. Là, une scène d'amour dans une grotte séduit par la franchise et la simplicité de son érotisme. On s'étonne cependant du peu de soin apporté à certains détails : un trucage mal réalisé pour la découverte des corps des fugitifs enterrés vivants, un plan d'éclair assez hideux pour signifier l'orage, le recours grossier à des cascadeurs déguisés en femmes pour jouer des prostituées se castagnant avec leurs clients...

    Mais si le film est un échec, la raison est à chercher en premier lieu du côté du scénario. Mal fichu, reposant sur des dialogues ne brillant guère par leur originalité, empruntant quantité de pistes sans en fouiller correctement aucune, il ne progresse que par une succession de rebondissements, si nombreux et systématiques qu'ils en deviennent totalement gratuits, déconcertant le spectateur au même titre  que le héros à qui l'on annonce de temps en temps qu'untel n'est pas au rendez-vous ou qu'un autre est en fait, contre toute attente, ici-même.

    A partir d'un tel matériau, la vitalité, la truculence de Walsh finissent même par se retourner contre lui. La nuit de fête que les soldats du fort passent avec les filles de joie se termine, comme je l'ai évoqué plus haut, par une bagarre générale. Alors que la danse bat son plein, on entend un "Une fille m'a piqué mon portefeuille !" et, aussitôt, dans la seconde, tout le monde se met à se taper dessus. C'est donc ainsi que le récit avance, jusqu'à une série absurde de surprises dans les dix dernières minutes.

    A côté d'une romance contrariée, constituant peut-être le meilleur aspect du film, les deux thèmes principaux sont les aléas de la vie militaire et le changement du regard porté sur les indiens. Or les ambiguïtés qui s'en dégagent ne semblent pas naître d'une réflexion approfondie mais d'une suite de maladresses dans la construction dramatique. L'armée apparaît d'abord comme un corps en déliquescence, affligé par l'ennui provoqué par la fin des guerres indiennes, puis comme un groupe d'hommes vaillants et compétents. Datant de 1964, le film, sur la question indienne, se doit au moins de ne pas être simpliste mais l'engagement dont il fait preuve n'apparaît pas très honnête. Les quelques indiens effectivement maltraités sont les éclaireurs de l'armée (celui que l'on suit particulièrement, White Cloud, était, nous dit-on, "un grand chef") et le véritable crime, forcer, en contradiction avec la parole donnée, toute une tribu à marcher sans répit jusqu'à une lointaine réserve, n'est pas montré à l'écran. Ce que l'on retient donc en priorité, ce sont ces images de soldats torturés et ces scènes de bataille dans lesquelles des dizaines d'indiens tombent de cheval comme des mouches sous les tirs de l'US Army.

    Si, à tout cela, on ajoute les trompettes envahissantes de Max Steiner ainsi qu'une distribution pour le moins inégale, on peut alors difficilement conclure à autre chose qu'à un Walsh négligeable.

     

    Walsh,etats-unis,western,60sLA CHARGE DE LA 8ème BRIGADE (A distant trumpet)

    de Raoul Walsh

    (Etats-Unis / 113 mn / 1964)

  • Signes particuliers : néant, Walkover & La barrière

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    ****/****/**** 

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Les trois premiers longs métrages de Jerzy Skolimowski forment une série d'essais pour trouver l'expression la plus juste et la plus fidèle possible d'une subjectivité. Au début des années soixante, dans un pays, la Pologne, au passé si présent, le but du jeune cinéaste est celui-ci : proposer un regard neuf sur le contemporain. Neuf, forcément, parce que singulier, unique, ayant une orgine précise, assumée, affirmée. Cette ambitieuse volonté le mène vers des impasses mais fait aussi naître en lui de superbes intuitions. Le parcours est donc aussi personnel qu'inégal et les films prennent toute leur valeur à être regroupés. Ils paraissent plus grands collés les uns aux autres que séparés - contrairement aux suivants qui souffriront moins d'être détachés du reste de l'œuvre.

    Andrzej Leszczyc, l'étudiant de Signes particuliers : néant, n'a pu, en quatre ans, se résoudre à choisir le moindre sujet pour valider son diplôme. Rattrapé par l'armée et le service militaire qu'il avait évité jusque là, il est brutalement mis au pied du mur et doit, provisoirement, tout quitter. Mais ce tout n'est pas grand chose et sa dernière journée en civil a moins le goût amer de la perte que celui de la révélation de la futilité environnante. Amis magouilleurs et machistes, compagne indifférente, petit chien adorable auquel on s'attache un moment mais qu'on laisse sans trop de pincement au vétérinaire lorsqu'on le dit atteint par la rage. On parle de divorcer mais est-on même marié ? Dans ce vide existentiel, il n'est guère étonnant de voir Andrzej donner constamment aux gens qu'il rencontre de fausses identités, au gré de son humeur.

    Il n'est d'ailleurs guidé que par elle et comme le film épouse totalement son point de vue, elle nous guide à nous aussi, spectateurs entièrement à sa merci. De longs plans séquences en caméra subjective scandent ostensiblement la déambulation et de cette ligne directrice capricieuse surgit un film décousu, heurté, aussi stimulant qu'agaçant, tantôt charmant, tantôt fumiste. Jerzy Skolimowski réalisateur, scénariste et acteur principal se lance un défi : filmer la vie, celle qui nous glisse entre les doigts, exactement comme il la perçoit lui-même, sans médiation. Pour ce faire, il n'hésite pas à en mettre, s'il le faut, plein la vue, comme avec ce plan séquence du début, quasiment wellesien dans sa démesure. "Je voudrais être entraîné quelque part malgré moi, tout en pouvant exercer mon libre arbitre malgré tout", dit Andrzej à un reporter l'interrogeant en pleine rue. Programme difficilement réalisable mais qui, après tout, laisse entrevoir une issue. De fait, très dynamique, la fin du film propulse effectivement vers autre part et annonce un changement.

    Une fille sur un quai et Andrzej dans le train : Walkover reprend les choses là où Signes particuliers : néant les avait laissé, en ne maintenant dans l'ombre que le temps du service militaire accompli entre les deux trajets ferroviaires. Les deux films sont donc indéfectiblement liés et s'éclairent l'un l'autre d'un jour nouveau, ce qui nous fait dire que pour réussir Walkover, Skolimowski devait impérativement en passer par Signes particuliers. L'équilibre y est en effet mieux tenu entre l'objectif et le subjectif, délaissant le procédé un peu grossier de la caméra subjective pour le remplacer par des pauses bien marquées lors desquelles nous nous retrouvons les yeux dans les yeux avec Andrzej.

    Poursuivant le mouvement amorcé dans le final de Signes particuliers, Skolimowski passe de la marche à la course. Il passe au jazz, à la boxe, à la lutte. Il n'y a pas beaucoup plus d'événements dans Walkover que dans le précédent, mais le rythme est haletant. Des travellings s'emballent tout à coup, prennent soudain de la vitesse pour accompagner les déplacements syncopés du héros. Et quand ce ne sont pas ses courses, ce sont les entrées et les sorties de champ, les interventions inattendues, les apparitions incongrues (une vache, une chèvre), qui dynamisent de façon extraordinaire les plans séquences. Parmi ceux-ci, les moins mobiles sont aussi concernés. Qu'ils soient concentrés sur un coin de commissariat ou d'appartement, ils laissent régulièrement advenir le parasitage de l'action première par des éléments secondaires, comme un poste de radio qui changerait de station tout seul. De plus, le soin apporté aux transitions (par les mouvements des corps, la lumière...) permet à chaque plan d'entraîner le suivant. Ainsi, l'impression de virtuosité un peu gratuite s'efface et une incroyable énergie est maintenue d'un bout à l'autre du film, sans jamais fléchir.

    Cette plus grande maîtrise s'exprime également à travers la personnalité d'Andrzej, plus résolu que dans sa première aventure. Plus résolu mais pas moins ambigu. Son statut social paraît toujours aussi flou : vaguement étudiant, vaguement ingénieur, vaguement boxeur professionnel ? Cette indécision se propageant aux autres personnages, les relations qui s'instaurent prennent vite le goût de l'insolite. Entre homme et femme, notamment. Andrzej a avec sa collègue rencontrée à la gare des échanges qui laissent penser, dès le début, qu'ils ont une vie antérieure commune plus étoffée qu'ils ne le laissent paraître. Leurs propos dépassent alors l'énonciation de formules sur le mal être moderne et en deviennent plus profonds. Bien sûr, cela ne suffit pas encore totalement : les êtres et les choses n'offrent toujours pas de prise et des jeunes femmes continuent de se jeter sous les trains ou les voitures. Mais au moins, il y a ce désir de boxer, de lutter, de courir.

    Avec La barrière, Skolimowski opère un changement esthétique radical et convoque une autre forme de subjectivité, abandonnant, pourrait-on dire, celle du témoin pour exprimer celle de l'Artiste. Il n'est plus, ici, devant la caméra et a donc tout le loisir de soigner sa mise en scène, comme jamais auparavant. Il tente là, déjà, son 8 1/2 à lui, son sur-film dans lequel toutes ses obsessions personnelles se retrouvent (de la "trahison" de l'université aux traces de la guerre, du goût pour les divers moyens de transport à celui des décors détournés de leur usage premier), mais pour se voir intégrées à une forêt de symboles, à un réseau obscur dans lequel il est parfois difficile de se retrouver, tant de clés semblant nous manquer, notamment concernant toute une imagerie chrétienne.

    Se faisant, le cinéaste se déconnecte de la réalité. Les décors ne sont plus seulement déplacés (comme avant avec ces promenades amoureuses sur les chantiers ou dans les usines) mais stylisés à l'extrême. L'introduction du film est un leurre : ce que l'on croyait être une séance de torture en temps de guerre n'est qu'un jeu entre étudiants de l'université. Au restaurant, extraordinaire séquence, dansant avec son amie devant un poster maritime, le héros s'exclame : "Tout ceci n'est pas vrai". Le cinéaste se déconnecte de la réalité mais il la reconfigure. Il montre une réalité rêvée, par lui.

    Une fois ce fait admis, La barrière devient plus agréable, plus attachant, et ses délires visuels s'acceptent mieux. Il sort du cadre du grand film d'auteur très composé et un peu prétentieux que sa première partie laissait craindre. Mais ce changement de regard a une explication supplémentaire. En effet, la bascule se fait suite à la rencontre avec une jeune femme, une conductrice de tram (occasion de confronter encore une fois étudiants et jeunes ouvriers), qui, progressivement va même prendre en charge le récit, au détriment de l'homme. Paradoxalement, c'est donc dans le plus étudié, le plus abstrait, le plus formaliste de ces trois films que se développe la relation homme-femme la plus touchante. Et c'est dans le plus réflexif, le plus refermé sur lui-même que l'on trouve la touche finale la plus optimiste.

     

    neant00.jpgwalkover00.jpgbarriere00.jpgSIGNES PARTICULIERS : NÉANT (Rysopis)

    WALKOVER (Walkower)

    LA BARRIÈRE (Bariera)

    de Jerzy Skolimowski

    (Pologne / 76 mn, 78 mn, 83 mn / 1964, 1965, 1967)

  • Octobre à Paris

    (Jacques Panijel / France / 1962)

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    octobreaparis.jpgOctobre à Paris est un film maudit mais relativement connu, au moins par son titre et son sujet (*). C'est une suite de témoignages rendant compte des violences policières envers les Algériens résidant dans la région parisienne, avec en point d'orgue le récit de la nuit du 17 octobre 1961.

    Il a été réalisé juste après les événements, tout le long de l'hiver 61. Ce n'est donc pas un document direct sur la manifestation et sa répression mais une contextualisation de celles-ci. Toutefois, le réalisateur, Jacques Panijel, monte son film en gommant ce petit décalage temporel pour donner l'illusion d'un travail au présent. Pas plus que de précisions sur le moment réel du tournage, il ne fournit de détails sur les sources qu'il utilise pour montrer des images de la manifestation (des photographies et quelques secondes filmées). Il donne également à voir les préparatifs de celle-ci dans l'un des bidonvilles de la capitale : une réunion dans une cabane entre deux responsables politiques (si je n'ai pas fait de faute d'inattention, le FLN n'est jamais cité dans le film) et trois habitants au cours de laquelle sont exposées les raisons de cet appel à manifester et l'organisation souhaitée, puis le départ, au petit matin, de plusieurs groupes vers les transports en commun pour Paris. Ces scènes sont évidemment des reconstitutions, une différence se faisant sentir dans la façon de s'exprimer, moins naturelle que celle que l'on perçoit dans les témoignages, et dans la manière de filmer, plus soignée que ne peut l'être un enregistrement sur le vif.

    Cela peut gêner, mais bien des documentaristes de l'époque utilisaient le procédé et Octobre à Paris est un film militant, réactif, tout entier tendu vers la dénonciation d'un massacre et d'une situation révoltante. De plus, on imagine fort bien qu'organiser clandestinement, quelques jours après le 17 octobre, sur les lieux mêmes, cette amorce de manifestation, n'avait rien d'anodin ni de confortable.

    En fait, plutôt que ces quelques minutes de reconstitution et d'illustration par des photographies, ce sont les témoignages qui les précèdent et qui les suivent qui frappent les esprits. Panijel va à la rencontre des Algériens, les filme au bidonville ou dans les petits appartements et surtout les écoute parler. Leurs témoignages sont ahurissants, avant même d'aborder la journée du 17 octobre. Le délit de faciès, le couvre-feu imposé qui permet alors les arrestations les plus arbitraires, les brutalités policières, les passages en centres de détention concentrationnaires, les tortures dans les caves par les Harkis...

    Presque sans commentaire ajouté, Octobre à Paris est très bien réalisé et monté, et permet de libérer une parole alors rarement (sinon jamais) entendue, surtout venant de ces endroits-là (que l'on retrouvera dans le même état, dix ans plus tard, devant la caméra de Marcel Trillat et Frédéric Variot). Sa construction (avant, pendant, après la manifestation) est implacable et fait partager avec force la colère de ses auteurs à l'encontre d'un État français aux tendances fascistes.

     

    (*) : Sur l'histoire d'Octobre à Paris, on peut lire cet entretien, paru en 2000 dans la revue Vacarme. Jacques Panijel, qui n'aura réalisé que cet unique film, est décédé en septembre dernier, à l'âge de 88 ans.

     

    FIFIH2010.jpgFilm présenté au