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60s - Page 9

  • Le grand silence

    (Sergio Corbucci / Italie - France / 1968)

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    grandsilence.jpgMalgré le fait qu'il soit loin d'être détestable, j'ai quelques problèmes avec Le grand silence (Il grande silenzio), western italien qui ne manque ni d'admiratrices ni d'admirateurs.

    Les montagnes de l'Utah à la fin du XIXe. Des bandits s'y cachent, des chasseurs de primes les traquent, un étranger vengeur les protège et un sheriff leur promet une amnistie. Certes, la préférence ayant été donnée pour une fois à la neige et non à la poussière, le cadre est original mais Corbucci en tire parti de manière assez inégale, plus efficace dans les détails (les fusils enrayés, les corps gelés, la diligence comme recouverte de glace) que dans les plans d'ensemble (l'abus des chevauchées dans la neige, l'imprécision de la topographie - où se réfugient les bandits ? de quel côté se trouve la ville ?). Le cinéaste a un sens de l'espace très relatif et ses séquences d'intérieur reposent essentiellement sur les dialogues (par exemple, l'ultime séquence au saloon n'est mémorable que pour sa violence). Le film est d'ailleurs plus bavard que ne l'annonce son titre et le choix d'un héros muet. Les évènements nous sont la plupart du temps expliqués par les protagonistes. De même, les deux flash-backs éclairant les motifs de la vengeance de Silenzio n'apportent pas grand chose d'autre qu'une illustration.

    Corbucci, surtout dans la première moitié, filme vraiment à la va-comme-j'te-pousse : zooms acrobatiques, recadrages incessants sur des éléments du décor ou sur les personnages, cadre tremblé et images floues. La grossièreté du style rejoint celle du langage, tirant le tout, régulièrement, aux portes de la caricature. Les barbes, la crasse, le froid, les cicatrices trahissent moins une volonté de démythification des figures du western qu'ils ne s'érigent en simple signe de reconnaissance du genre à l'Italienne. Plus gênant encore, de mon point de vue, est l'évaporation de la vérité des gestes, notamment pendant les fusillades. La séquence de l'entraînement au tir sur des patates par Silenzio et le sheriff vire à la parodie. Dans les différents face-à face, la rapidité du découpage annule les gestes, ne donnant à voir que les prémisses et le résultat. En privilégiant la vitesse, Corbucci nous prive de la lecture du trajet des balles. Devant ces confrontations si ouvertement irréalistes, il n'est finalement même plus question d'adresse.

    L'éloignement permet encore une fois de porter un regard original et critique sur l'histoire de l'Amérique, le carton final rappelant la véracité du contexte. Malheureusement, le sujet, méconnu, est traîté sans trop de nuances : les bandits pourchassés sont les "bons", les chasseurs de primes les "méchants", les notables sont "les corrompus". Les représentations sont trop claires et les causes trop obscures par défaut d'approfondissement.

    Ce qui semble rester longtemps dans les têtes cinéphiles est le final du Grand silence. Assumée par Corbucci de manière bravache, sa noirceur surprend et accroche indéniablement. Le hic est toutefois que, passé l'effet de surprise, la séquence ne se voit lestée que d'une valeur de provocation. Dans les cent minutes précédentes, rien n'annonçait ce changement de ton puisque tout, y compris les disparations des personnages les moins antipathiques et les violences à l'encontre des plus faibles, se trouvait mis à distance par un point de vue ironique, voire farceur.

     

    Merci à Jocelyn

  • La carrière de Suzanne

    (Eric Rohmer / France / 1963)

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    carrieredesuzanne.jpgLe troisième film d'Eric Rohmer intéresse avant tout aujourd'hui d'une part par son inscription dans un mouvement artistique précis, celui de la Nouvelle Vague dont il intègre les principales composantes (tournage dans les rues, jeunesse des protagonistes, goût pour la provocation verbale ou comportementale) et d'autre part par son appartenance à la série des Contes moraux. Deuxième numéro de cette collection, après La boulangère de Monceau, La carrière de Suzanne, comme les autres opus rohmériens, part d'une proposition narrative claire et semble établir un programme tout en s'ingéniant à l'ouvrir au final à l'imprévu. Hâtons-nous de préciser que le film n'égale ni les meilleures oeuvres des jeunes camarades regroupés sous l'étiquette NV, ni les Rohmer suivants (lequel ne donne vraiment la mesure de son immense talent, à mon sens, qu'à partir de Ma nuit chez Maud en 1969).

    Bertrand est le meilleur ami de Guillaume, qui saute sur toutes les filles qui passent. Sa dernière proie est Suzanne, qu'il a tôt fait de séduire. Bertrand la trouve trop docile et joue le jeu des petites humiliations imaginées par Guillaume à son encontre, avant de se rendre compte que...

    Le chemin est tout tracé. Or, la résolution surprend et remet en cause notre jugement premier sur les personnages. Les femmes sont traîtées, tout le long du film, de manière déplaisante, Rohmer semblant s'accommoder de la misogynie, différemment exprimée mais également détestable, de ses deux héros, avant d'opérer un retournement complet dans les dernières minutes, retournement d'autant plus intéressant qu'il ne consiste pas en un retour de bâton manipulateur mais en l'affirmation d'une liberté féminine dénuée de ressentiment. Ce brusque bouleversement de la perception contribue à "faire travailler" le film dans la tête, une fois le mot "fin" affiché.

    Il reste que, le temps de son déroulement, si court soit-il (moins d'une heure), l'histoire est assez ennuyeuse. Rohmer a tourné en 16 mm et a post-synchronisé l'ensemble. L'effet obtenu est déstabilisant, image et son se disjoignant sans cesse (mots qui ne sont manifestement pas ceux prononcés par les acteurs, texte entendu sans que l'on voit personne parler, et inversement, ou phrases qui se chevauchent de façon à faire "rentrer" le dialogue dans le temps de l'image). Tant au niveau sonore que visuel (malgré quelques beaux plans de coupe vides de personnages), les contraintes techniques entraînent la mise en scène loin de la rigueur habituelle et entravent la tentative de dosage harmonieux entre l'enregistrement d'une réalité contemporaine et l'assise intemporelle qui fait la singularité et la beauté de ce cinéma. La voix off de Bertrand guide de temps à autre le récit. J'aurais aimé qu'elle le recouvre entièrement (mais le résultat aurait sans doute paru trop expérimental à Rohmer le classique).

    Je l'ai dit plus haut, la morale se révèle, in extremis, moins simple qu'il n'y paraît, mais ce qui y fait écran, les vicissitudes de quelques étudiants snobs, lasse très vite (peignant un milieu comparable, Pierre Kast, dans Le bel âge, provoquait plus d'attachement). Le charme et la présence n'étant pas les qualités premières des comédiens choisis et les provocations (tapes sur les fesses, jurons) sortant peu naturellement, l'oeuvre ne captive pas... jusqu'aux cinq dernières minutes.

  • La grande lessive (!) & La cité de l'indicible peur

    (Jean-Pierre Mocky / France / 1968 & 1964)

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    grandelessive.jpgLa grande lessive (!) (oui, avec un point d'exclamation derrière) raconte la croisade du professeur de lettres Armand Saint-Just (Bourvil) contre la télévision. Celui-ci en a assez de faire son cours quotidien devant une classe assommée. A l'écran, nous voyons en effet tous les élèves dormir, affalés sur leur bureau. Jean-Pierre Mocky construit ainsi son film sur des gags énormes, rarement drôles, parfois navrants. Franchouillardises, fesses à l'air, poursuites pataudes, gesticulations vaines, dialogues grossiers et pauses poétiques reservées aux enfants, rien ne distingue vraiment La grande lessive du tout venant de la gaudriole cinématographique de cette époque et de la suivante (celle des pochades des années 70), si ce n'est son message gentiment anar.

    Pris séparément, on ne peut pas dire que les plans soient baclés, certains étant même assez soignés, mais leur articulation est bien fastidieuse et le rythme en découlant est trop inconstant. De ce point de vue, seule la séquence vaudevillesque dans le grand appartement de Michel Lonsdale, purement mécanique, trouve sa forme et son tempo. L'érotomanie du personnage de Francis Blanche peut à l'occasion arracher quelques sourires, mais le meilleur numéro du film, le seul à être entièrement convaincant, est celui de Jean Poiret en patron de la télévision nationale.

    citeindiciblepeur.jpgJ'avais découvert il y a quatre ans un Mocky moins connu mais plus satisfaisant : La cité de l'indicible peur (initialement distribué sous le titre La grande frousse, dans un montage renié par le cinéaste). Les premières minutes, consacrées à l'évasion du criminel Mickey, sont laborieuses et inquiètent vraiment, mais l'arrivée de l'inspecteur lancé à ses trousses dans un petit village terrorisé par les attaques d'une "Bête" redonne espoir. Le film s'améliore effectivement au fil du récit, de plus en plus surprenant et irréel, et semble défricher les rivages absurdes où accosteront plus tard les meilleurs films de Blier, Buffet froid en tête.

    Esthétiquement agréable à regarder et construite adroitement (en évitant l'effet sketchs), la comédie bénéficie en outre d'une brillante interprétation. Bourvil est très étonnant dans son rôle d'inspecteur sautillant et chantonnant (bien plus qu'il ne le sera dans La grande lessive, caché derrière un personnage univoque et au final peu attachant). Autour de lui s'agitent de grands barjots, réjouissants (Francis Blanche, Jacques Dufilho, Jean-Louis Barrault), remarquables (Jean Poiret en gendarme, René-Louis Lafforgue, le boucher faisant la Bête), voire géniaux (Raymond Rouleau en Maire de village peroxydé au sourire indélibile et finissant, sans s'en rendre compte, une phrase sur deux par le mot "...quoi!" en guise de ponctuation).

  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Lucia

    (Humberto Solas / Cuba / 1968)

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    lucia.jpgFilm-phare du cinéma cubain, film rare de ce côté-ci. Pendant 2h40, Humberto Solas peint successivement trois portraits de femmes cubaines à trois époques différentes : sous l'impérialisme espagnol, pendant la dictature de Machado puis pendant la révolution.

    1895. Lucia (I) est une grande bourgeoise passant ses journées entre les visites à l'église et les jeux et commérages dans le salon de la maison familiale. Sa vie change lorsqu'elle croise Rafael, noble se disant apolitique et se déclarant à la fois cubain et espagnol. Le bonheur ne durera qu'un temps, Lucia apprenant bientôt  que Rafael est déjà marié en Europe. Pire, aveuglée par son amour, elle causera involontairement la perte de son propre frère et de ses camarades rebelles, cachés dans la montagne.

    Plus romanesque, on ne fait pas. Et Solas en rajoute des couches et des couches : partition symphonique assourdissante recouvrant toutes les scènes, direction d'acteurs des plus théâtrales, récit prévisible et mise en scène d'une prétention hallucinante. La caméra et les personnages sont régulièrement pris d'hystérie : ça virevolte, ça crie, ça s'époumonne comme dans le pire Zulawski. Partant des codes du grand mélodrame populaire, Solas veut tout autant montrer qu'il est l'un des grands créateurs de son temps. Il multiplie donc les effets, brise la narration pour insérer des tunnels sensoriels et opératiques ridicules, use de ralentis, coupe le son, surexpose les images, filme la guerre sauvagement... Devant tant d'excès, à l'approche du deuxième épisode, on se dit que ce n'est pas possible de continuer ainsi et on croise les doigts en espérant que le cinéaste cubain ait eu l'idée qu'Hou Hsiao-hsien reprendra quarante ans plus tard (Three times) : traiter trois époques dans trois styles différents.

    1933. Lucia (II) se rend avec sa mère dans sa résidence d'été au bord de la mer. Au cours d'une promenade, elle rencontre Aldo, qui se remet en cachette d'une blessure. Ils tombent amoureux l'un de l'autre et Lucia rompt avec son milieu bourgeois pour épauler son homme, engagé contre la dictature. La chute du maître du pays, Machado, laisse espérer des lendemains qui chantent. Mais la normalisation a raison des utopies. Aldo doit reprendre la lutte et Lucia le voit s'éloigner irrésistiblement.

    On respire : le style a effectivement changé. Une manifestation contre la dictature réprimée brutalement par l'armée donne encore une occasion de convoquer le bruit et la fureur par le biais d'une caméra ivre, mais le reste est d'un calme bienvenu. La voix off de la douce et belle Eslinda Nunez nous prend la main et son errance sur la plage déserte nous repose. L'histoire d'amour est traitée cette fois de manière sensible. Dans le premier épisode, les rapports entre hommes et femmes n'étaient envisagés que sous la contrainte (jusqu'au viol d'une religieuse). Ici, ils sont plus harmonieux mais pudiques. Sous les yeux d'Aldo, une soirée mondaine libère des saveurs érotiques qui deviennent de plus en plus malsaines. La libération n'est pas encore totale. Lucia (I), à l'image du peuple cubain tout entier, n'était pas prête pour la révolution, prisonnière qu'elle était de ses propres chaînes morales. Lucia (II) prend son destin en main et si l'heure n'est pas venue, elle sait qu'elle peut attendre (superbe plan final la voyant hésitante entre deux direction et se fixant au milieu, immobile). La question des classes sociales commence à se poser; les Noirs ne sont plus seulement de sauvages guerriers rebelles puisque la mère évoque le mariage d'untel avec une "mûlatresse".

    Années 60. Lucia (III) travaille à la ferme d'état. Tomas est également un travailleur révolutionnaire exemplaire. Le couple se forme. Tous les regards, envieux, se tournent vers eux. Mais Tomas est atteint de jalousie maladive et cloître Lucia dans leur maison. Toujours amoureuse mais n'en pouvant plus de la situation, elle finira par fuguer et rejoindre ses camarades pour reprendre le travail et une vie normale. Tomas, de son côté, sombre dans l'alcool et la violence.

    Troisième partie et hymne béat à la révolution castriste ? Non point. Solas relègue la politique à l'arrière-plan pour se concentrer sur son couple et livre un petit bijou de "Nouveau cinéma", libre, naturel, sensuel, musical. Les acquis obtenus de haute lutte sont bien établis : égalité de traitement, alphabétisation massive. La dernière bataille se livre dans le cercle le plus intime et cette libération féminine, le cinéaste réussit à la faire passer sans manichéisme (la reformation attendue du couple restera hypothétique). Après la tempête romanesque et l'aquarelle délicate, nous passons au charme irrésistible et à l'énergie  du présent. L'approche se fait documentaire à l'extérieur, vibrante à l'intérieur. Beaux comme des dieux, Tomas et Lucia, la métisse (incendiaire Adela Legra), nous donnent enfin à voir des scènes d'amour fusionnelles et vivantes. Une extraordinaire séquence de bal cristallise toutes les qualités des nouvelles vagues de l'époque. Le thème de la claustration est traité avec une belle vigueur et l'ambivalence des sentiments est maintenue jusqu'à la fin. Le récit, dans une distanciation bien plus agréable que celle de la première partie, est scandé par les couplets de la célèbre chanson Guantanamera.

    Commencée dans la douleur, la fresque d'Humberto Solas se termine sur une merveille.

    Je recompte donc : □□□□ + □□■■+ ■■■■ / 3 = ■■□□. C'est bien ça...

  • Simon du désert

    (Luis Bunuel / Mexique / 1965)

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    simon.jpgSimon du désert (Simon del desierto) dure moins de 45 minutes et Bunuel n'y va pas par quatre chemins.

    Simon est un stylite, soit l'un de ces chrétiens des premiers siècles ayant choisi de faire pénitence au sommet d'une colonne pendant des jours, des mois, des années... Nous faisons sa connaissance alors que dans la foule des pèlerins, un riche notable lui propose un nouvel édifice, plus haut, plus beau, plus sûr. Simon est un jusqu'au-boutiste de la foi, un super-champion de l'ascèse. Seulement, plus il s'approche du ciel et plus il s'éloigne de l'homme. Le Saint devient méprisant et insensible.

    Les dévots qui l'entourent ne sont pas décrits de façon plus tendre. Les armées de prêtres sont en effet vues par Bunuel avec la même ironie dévastatrice que celle, plus tardive, des Monty Python. On pense en effet plusieurs fois au final de La vie de Brian, où les imbéciles se succédaient aux pieds des crucifiés et, de manière très précise, on découvre même un gag bunuélien dont on retrouvera l'idée dans le film anglais de 78 : la querelle entre différentes factions de chrétiens ("- A bas le Christ ! - Vive le Christ ! - A bas la Sainte Trinité ! - A bas... euh... Vive la Sainte-Trinité !").

    Aux côtés des officiels, le petit peuple est à peine mieux représenté : une mère qui ne comprend pas son fils, un nain zoophile, un paysan qui, une fois ses mains miraculeusement retrouvées, s'empresse de repartir travailler, giflant son gosse au passage... Autour de la colonne de Simon, on vient voir les miracles comme on va au marché. Et comme celui-ci le dit lui-même, "bénir fait passer le temps et cela ne fait de mal à personne".

    Simon a tout de même un problème : le Diable ne cesse de le tenter. Et comment pourrait-il résister alors que Satan a choisi le corps de Silvia Pinal pour s'exprimer ? L'érotisme est ici aussi direct que le message anticlérical.

    Pourtant, si Bunuel a fait grincer bien des dents, si certains de ses films, comme celui-ci, ont poussé très loin le bouchon, il s'est toujours trouvé des défenseurs des deux côtés, par exemple chez les bouffeurs de curés de Positif autant que chez les cathos des Cahiers du Cinéma. Chez les premiers, l'énervement était grand de voir leur auteur favori récupéré, après, certes, de nombreuses contorsions, par ceux qu'il aurait dû a priori choquer. C'est que si l'on peut voir dans Simon du désert (et les autres) l'expression d'un athéisme absolu et surréaliste (comme le voyait par exemple le flamboyant Ado Kyrou), on peut aussi y déceler une critique de l'intérieur et une critique, non du christianisme, mais de ses déviances. Devant l'insistance de Bunuel sur le sujet (quasiment du début à la fin de sa carrière), il faut bien se rendre à l'évidence que tout cela a pour origine autre chose qu'un simple rejet de principe. Cette petite ambiguïté toujours présente, malgré la vigueur de certaines flèches, rend finalement l'ensemble de l'oeuvre du maître d'autant plus passionnante.

    Deux remarques pour finir. D'une part, Simon du désert, si clair pendant quarante minutes offre au spectateur un dénouement sous forme de pirouette totalement inattendue et désarmante. Dans la folie d'une boîte de nuit new-yorkaise, Bunuel nous laisse pantois, au son d'un ultime cri diabolique de la Pinal. D'autre part, le cinéaste se plaignait parfois, semble-t-il, à propos de ce film-là, du manque de moyens et de temps. C'est pourtant l'une de ses plus belles réussites plastiques. Un Bunuel aux allures de pochade, même de trois quarts d'heure, même de transition, ne saurait que nous combler.

  • L'ange exterminateur

    (Luis Bunuel / Mexique / 1962)

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    Après l'opéra, les Nobile reçoivent chez eux vingt personnes du beau monde. Etrangement, tous leurs domestiques s'empressent dans le même temps de quitter la maison. A l'issue du dîner, les invités, pourtant fatigués, trouvent des excuses pour ne pas partir et se voient finalement dans l'impossibilité de sortir du salon. Ils restent ainsi cloîtrés plusieurs jours, les gens de l'extérieur ne passant pas, quant à eux, le portail de la demeure. Tel un petit groupe de rescapés livrés à eux-mêmes, ils doivent s'organiser malgré les tensions qui ne manquent pas d'éclater. Ils trouveront tardivement un moyen de sortir de cette situation absurde, mais la délivrance ne sera qu'illusoire.

    L'ange exterminateur (El angel exterminador) peut se laisser voir trois fois, quatre fois, indéfiniment, son mystère n'est jamais totalement percé. Luis Bunuel l'a voulu ainsi : insaisissable, irréductible à toute interprétation univoque, irrécupérable. Contrairement à L'âge d'or ou au Charme discret de la bourgeoisie, dont la force subversive découle en grande partie de constructions narratives déconcertantes, L'ange exterminateur apparaît paradoxalement comme l'un des films les plus réalistes de Bunuel. Le récit est ici linéaire. Les quelques rêves et hallucinations sont clairement circonscrits (et marquants : le très étrange songe collectif ou le cauchemar de la main coupée). La description des lieux et des personnages est des plus rigoureuse.

     

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    A chaque nouvelle vision, on reste stupéfait par la maîtrise du cinéaste dans le glissement vers l'irrationnel, tout en petites touches. Dès le début, au milieu d'amabilités convenues, des paroles semblent à double sens (souvent sexuel) quand d'autres ne semblent pas en avoir du tout. Mais avant même d'entendre ces conversations, et déjà étonnés du comportement des domestiques, nous  avons été troublés par un drôle de manège : nous avons vu les invités entrer deux fois dans le hall et leur hôte s'inquiéter de la même façon, doublement, de l'absence de son serviteur Lucas. Ceci n'est en fait que la première manifestation de la figure la plus notable du film : la répétition. Ainsi Nobile portera deux fois le même toast, deux invités se présenteront l'un à l'autre à plusieurs reprises dans la soirée, deux mains surgiront de l'armoire, le troupeau d'agneaux reviendra dans l'épilogue etc...

    angeb.jpgangea.jpgMais toutes ces répétitions, et c'est là tout le génie de Bunuel, ne se font pas de manière mécanique ni identique. Ainsi, l'arrivée des convives est filmée la seconde fois dans un rythme imperceptiblement différent et dans un cadrage légèrement rehaussé. Ce très léger décalage provoque un sentiment étrange, le spectateur percevant une image à la fois identique et à la fois différente. Bunuel joue en virtuose autour de cet entre-deux, faisant preuve d'une subtilité et d'une élégance confondante dans la description d'une situation si anormale. Une nouvelle preuve parmi d'autres : au début du repas, la chute du domestique avec son plateau est-elle vraiment un gag inventé par la maîtresse de maison, comme semblent le croire les invités ? Rien, bien évidemment ne nous en assure.

    On pourrait craindre que cette insolite claustration soit alimentée, à force, par des procédés d'écriture arbitraires. Il n'en est rien car là aussi, Bunuel fait preuve d'une intelligence incroyable. Chaque tentative de départ avortée d'un invité prend une forme différente. Le renoncement soudain sur le seuil peut être provoqué par un élément réaliste et crédible (l'arrivée du petit déjeuner qui redonnera des forces avant de partir), par un effondrement nerveux qui rameutera les autres convives, relancera le récit et recentrera l'action au milieu de la pièce, ou par une hésitation plus elliptique mais commentée en retrait par un petit groupe inquiet ("Regardez, ils vont s'arrêter... N'est-ce pas étrange ?"). Cette situation ne peut donc qu'être acceptée et alors, tout peut se détraquer petit à petit, le premier repère à se brouiller étant la notion du temps (personne ne réussissant précisément à savoir depuis combien de jours dure cette comédie).

     

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    Pendant 1h15, vingt protagonistes se croisent dans un décor unique (seules quelques échappées vers la rue sont accordées au spectateur). Par de délicats mouvements de caméra, on passe d'un petit groupe à un autre, au gré des conversations et des mouvements. Dans ce salon, Bunuel ne semble jamais choisir un cadrage ou un angle de prise de vue déjà utilisé auparavant. Comme s'il s'agissait d'épuiser toutes les possibilités avant de retomber au point de départ. C'est une fois que tous les recoins ont été scrutés, toutes les combinaisons ont été essayées, que le film peut s'arrêter, et par conséquent, le sortilège peut être levé. Les invités prennent conscience qu'après tant de jours passés dans cet enfer, ils ont retrouvé la place exacte qui était la leur au premier soir. Il leur suffit donc de rejouer le moment du départ pour, cette fois-ci, passer enfin le seuil. Dans le récit de L'ange exterminateur, il n'y a pas d'autre logique qu'une logique esthétique.

    Bunuel s'est toujours refusé à donner la moindre clé concernant son oeuvre, se bornant à répéter son avertissement initial : "La meilleure explication c'est que, raisonnablement, il n'y en a aucune." Inutile de convoquer le surnaturel. D'ailleurs, l'inefficacité des rituels superstitieux ou maçonniques est raillée, abaissant ceux-ci au même niveau que les ridicules croyances de la religion officielle. L'un des murs du salon se présente sous la forme de trois grands placards ornés d'images pieuses. Sous la protection des grands saints et à l'abri des regards, dans le premier, on se soulage dans des vases antiques, dans le deuxième, on cache les morts et dans le troisième, on consomme avant le mariage. La belle Silvia Pinal, après Viridiana, joue Leticia, qui sacrifiera sa virginité, se donnant derrière un rideau à Nobile dans un abandon qui déclenchera la sortie de la crise. L'athéisme (parfois ambigu) de Bunuel a toujours été réjouissant.

     

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    Parmi toutes les pistes broussailleuses qu'emprunte le film, il en est une qui paraît tout de même plus dégagée que les autres, celle d'une certaine vision politique et sociale. Tout d'abord, ce sont les domestiques qui sentent mieux que les autres que quelque chose va advenir. Seul le maître d'hôtel reste au service de ses patrons. Restant la première nuit dans la pièce adjacente au salon maudit, il finit par rejoindre les prisonniers. L'absence totale d'explication rationnelle à cette claustration laisse penser que celle-ci est finalement inconsciemment volontaire. Les us et les coutumes de la haute bourgeoisie ainsi poussés à l'extrême provoqueraient cet enfermement. La politesse empêche de partir. La volonté d'éviter à ses condisciples la honte pousse chacun à adopter les mêmes comportements, y compris les plus inconvenants. Le respect de l'étiquette ne peut mener qu'au conformisme et à la mort. Car la situation devient vite intenable. Tout ce que ces gens repoussent habituellement (vulgarité, crasse, laisser-aller...) s'infiltre irrémédiablement dans leur petit cercle. Mais c'est bien de l'intérieur que cette classe pourrit, contrairement à ce qu'elle croit (quand Leticia lance un cendrier à travers la vitre de la salle à manger, un convive, en pleine discussion dans la pièce d'à côté, pense que ce fracas est dû à "un juif qui passait").

    L'avertissement que constitue une telle mésaventure ne suffira pourtant pas. L'épilogue en donnera la preuve et cette fois la rue grondera de mouvements révolutionnaires. Cependant, Bunuel est bien trop malin pour brandir aussi simplement un drapeau. Il ne montre, brièvement, que des prémisses, une agitation, une répression militaire et termine sur un fameux plan de moutons s'engouffrant dans l'église où se rejoue le drame. Même la clé politique n'est donc pas dépourvue d'ambiguïtés et c'est bien cette position de méfiance devant toutes les idées reçues, doublée d'un rire salvateur, qui garantit la permanence de la place du cinéaste parmi les plus grands. Quand à cet Ange, précisément, on peut lui accoler facilement une bonne demie-douzaine de chefs-d'oeuvres bunueliens, s'étalant sur plus de quarante ans, mais il reste, je crois, le plus cher à mon coeur.

    Photos : dvd Calysta

  • L'insoumis

    (Alain Cavalier / France - Italie / 1964)

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    insoumis.jpgL'insoumisdémarre en Kabylie en 1959 avec une embuscade dans laquelle des soldats sont pris sous le feu de tireurs algériens. Thomas, l'un des légionnaires, tente un coup d'éclat en allant porter secours à un camarade amoché en contrebas. Arrivé difficilement à ses côtés, il s'aperçoit que l'homme est déjà mort. Le deuxième long-métrage d'Alain Cavalier, dès son introduction, annonce la couleur : noire. A ses débuts, le cinéaste, comme Claude Sautet à la même époque, oeuvrait dans le film noir (avec Le combat dans l'île en 1962, puis Mise à sac en 1967). L'insoumisest en plein dans le genre, mais son argument de départ, lié à la guerre d'Algérie, change déjà beaucoup de choses (et ce film, avec d'autres, tord encore le cou à la légende tenace selon laquelle le cinéma français aurait traîné pour traiter de la question).

    En 1961, Thomas (Alain Delon) a déserté l'armée française. Son ancien lieutenant a fait le même choix et lui propose de participer à une action sous ses ordres et, devine-t-on, ceux de l'OAS. Il s'agit de kidnapper une avocate ayant l'habitude de défendre des Algériens, de manière à faire pression sur son entourage et obtenir de nouveaux noms de "terroristes", comme les nomme le lieutenant. Le rapt se déroule comme prévu, mais Thomas, qui a la garde de Dominique, l'avocate (Lea Massari), finit par la laisser partir après avoir tué, en étât de légitime défense, l'autre gardien, non sans recevoir lui aussi une balle dans le ventre. Grièvement blessé, il parvient à quitter l'Algérie et commence à traverser la France pour rentrer chez lui. Arrivé à Lyon, il s'arrête pourtant et sonne à la porte de Dominique. Elle lui vient en aide. Une histoire d'amour naît entre eux, malgré que la femme soit mariée. Les anciens amis de Thomas, toujours menés par le lieutenant, retrouvent leurs traces et la cavale reprend. Thomas, de plus en plus faible, verra son chemin s'arrêter dans la ferme familiale.

    Le scénario d'Alain Cavalier et Jean Cau est tiré d'une histoire bien réelle. Sachant que le film date de 1964, on imagine les tracasseries qu'il a pu rencontrer. De fait, quelques semaines après la sortie, une plainte de l'avocate en question eu pour effet son retrait de l'affiche. C'est en 1967 qu'il réapparut, mais avec vingt-cinq minutes coupées. Fort heureusement, des années après, Cavalier a retrouvé une copie américaine complète du film. L'épilogue judiciaire de 1965 arrangeait beaucoup de monde. En effet, le film aborde la guerre d'Algérie d'une façon particulièrement claire. Si l'OAS n'est pas citée directement et si Thomas n'est pas Français mais Luxembourgeois, ces petites précautions n'abusent personne.

    Cette clarté et cette lucidité impressionne, tant au niveau des dialogues qu'au niveau de la mise en scène du quasi-débutant Cavalier. Les échanges sont simples, concis. Les mots pitorresques du pied noir qui accompagne Thomas se font vite haineux (c'est Robert Castel, fameux second rôle, que l'on croisera ensuite dans bien des pantalonnades). Tous les inteprètes sont remarquables : Delon (producteur courageux du film) est insaisissable et Lea Massari dégage une belle sensibilité. Avec cette oeuvre de facture plutôt classique, on est certes loin du type de cinéma que Cavalier proposera à partir du Plein de super et plus encore après Thérèse. On peut cependant apprécier déjà le soin apporté aux gestes (Delon tient toujours quelque chose dans ses mains : ventilateur, bouteille de Coca ou revolver), la présentation des hommes à l'ouvrage et un certain goût pour la fragmentation, pour les gros plans de mains ou de visages.

    De fait, Cavalier se révèle finalement un excellent metteur en scène d'action. La fulgurance des règlements de comptes laisse pantois. La façon dont Delon élimine celui qui le tient en joue dans l'appartement est digne des plus beaux gestes vus dans les grands films noirs ou westerns américains (l'ombre de Huston plane beaucoup sur le film). Autant qu'une touchante et adulte histoire d'amour, L'insoumis est un film sur un corps, celui de Thomas. Un corps d'abord bondissant, puis de plus en plus souffrant, traînant une blessure inguérissable (ou voulue par lui-même comme telle). Un corps déjà mort lorsqu'il atteint son but. Un corps qui ne peut finalement que s'écrouler.

    Ce dernier plan, admirable, on en trouve une trace, un instantané, sur la pochette de mon disque de chevet depuis vingt ans :

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  • Le corbeau

    (Roger Corman / Etats-Unis / 1963)

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    corbeau.jpgUn Roger Corman pour enfants ? Quasiment. Et il y a, malheureusement, peu de choses à ajouter à propos de ce tout petit Corbeau (The raven). Comptant parmi les nombreuses adaptations d'Edgar Allan Poe écrites par Richard Matheson pour le pape de la série B, celle-ci est ouvertement comique et aussi peu inquiétante que possible. On y trouve bien des châteaux imposants, des cercueils qu'il faut rouvrir, une main qui s'aggrippe à une épaule et un dénouement dans les flammes, mais ces éléments ont plus valeur de clin d'oeil qu'autre chose.

    L'intrigue se réduit à un affrontement entre trois magiciens : le maléfique Dr. Scarabus (Boris Karloff), l'alcoolique Dr. Bedlo (Peter Lorre) et le mélancolique Dr. Craven (Vincent Price). La distribution réunissait donc trois ingrédients de choix, mais la potion obtenue fait plutôt pchitt... Boris Karloff se retrouve quelque peu momifié et Peter Lorre ne joue que de ses yeux ronds quand il ne se voit pas transformé en corbeau. Vincent Price est lui au-delà du cabotinage, tantôt brillant, tantôt ridicule. Entre les trois, deux belles femmes et le jeunot Jack Nicholson comptent les points.

    Corman s'est sans doute bien amusé mais il ne s'est guère creusé la tête en termes de mise en scène, hormis pour trouver des effets spéciaux amusants (notamment pour le duel final, longuet, entre Scarabus et Craven). Volumes et couleurs sont peu mis en valeur dans les deux décors principaux et quasi-uniques du film. On accordera cependant à Corman un certain bonheur dans quelques cadrages et une invention constante dans la reprise de figures éprouvées (soulever un couvercle de cercueil, transformer par une simple coupe dans le plan un corbeau en magicien bedonnant).

  • Salvatore Giuliano

    (Francesco Rosi / Italie / 1962)

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    salvatoregiuliano.jpgSalvatore Giuliano, film-enquête de Francesco Rosi, se base tout entier sur un mouvement analytique. Un mouvement de rapprochement allant du général au particulier, du paysage aux individus. Mais contrairement à l'habitude, ce resserrement ne fait qu'épaissir et complexifier le mystère de départ. Démarrant sur la découverte du cadavre du célèbre bandit sicilien au cours de l'été 1950, le récit se déploie en deux lignes temporelles. De la fin de la guerre, où lui et ses hommes, instruments des indépendantistes, se battent contre l'armée italienne, à son assassinat, nous suivons les principales étapes du parcours de Giuliano, dont le massacre de Portella delle Ginestre (une dizaine de personnes assistant à une réunion organisée par les communistes, le 1er mai 1947, abattue par la bande à Giuliano, sur demande d'un commanditaire resté inconnu). Parallèlement, nous sont montrés quelques événements suivant sa mort, jusqu'au procès de ses compagnons.

    Francesco Rosi a choisi une esthétique radicale, d'abord basée sur une multitude de plans larges au détriment des plans rapprochés. Ni Giuliano, ni ses camarades ne sont réellement individualisés par l'image (le "héros" n'est même jamais vu de près autrement qu'allongé mort). C'est bien plutôt le peuple sicilien qu'a voulu filmer Rosi. De longs panoramiques circulaires décrivent les lieux, ces montagnes, ces villages, ces fiefs ratissés sans succès par les forces de l'ordre. La focalisation se fait par moments, à l'aide de zooms rapides, lors des attaques des convois de carabiniers. Plus tard, ce sont plutôt de brusques raccords, des changements d'échelles saisissants qui prennent le relais pour saisir la réalité de plus près (la conversation entre Pisciotta et le mafioso dans la carrière).

    Adepte du réalisme, le cinéaste tourne sur les lieux mêmes, avec des acteurs non-professionnels et seulement une dizaine d'années après les faits. Mais réalisme ne veut pas dire pauvreté d'expression. Salvatore Giulianose fait démystificateur tout en gardant son lyrisme. Une scène pivot montre si besoin en était que la quête de la vérité menée par Rosi passe aussi par la composition plastique : celle de la reconnaissance du corps de Giuliano par sa mère. Ce moment marque l'emploi plus régulier des gros plans qui nous étaient refusé pendant une heure. Et lors du procès, les panoramiques ne seront plus destinés à embrasser la campagne sicilienne mais les visages des accusés dans leur box.

    Du combat bipolaire entre bandits séparatistes siciliens et soldats italiens, on passe ensuite à une partie à joueurs multiples. Et plus la vision devient précise et proche des hommes, plus le réseau se révèle dense et indémélable. Si la caméra parvient à mieux cerner les protagonistes, ceux-ci ne cessent de renvoyer vers d'autres, de citer de nouveaux noms, de mettre à jour des liens insoupçonnables entre chaque entité : bandits, mafia, politiciens, magistrats, carabiniers... A tous les niveaux, les choses se compliquent. Car l'analyse se fait aussi par le montage : Giuliano est celui qui prenait aux riches pour donner aux pauvres, dit un témoin local (et la mémoire populaire) et Rosi de coller l'un à l'autre la révolte des femmes du village, la douleur de la mère de Giuliano et les images du massacre des militants communistes. De tout cela ne ressort qu'une victime véritable : le paysan sicilien.

    L'épilogue, situé en 1960, reprend la figure du début : un homme abattu au milieu de la foule. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Rosi ne boucle pas la boucle. Franchement pessimiste, il montre plutôt que la gangrène n'en finit pas de bouffer la société sicilienne. Salvatore Giuliano est bien un acte fondateur, tant pour son auteur que pour tout un cinéma politique européen et jusqu'aux films de complots américains des années 70. C'est aussi, peut-être, un bonne préparation avant de découvrir cette semaine en salles Gomorra.