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  • O' Cangaçeiro

    (Giovanni Fago / Italie / 1970)

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    Cangaceiro 07.jpg"Faisons feu de tout bois" semble être la devise de Giovanni Fago. En 1970, le cinéaste profite de la déferlante du western italien pour tenter une nouvelle hybridation avec le film de cangaço brésilien. Ce genre s'attachait là-bas à décrire les aventures des bandits du Nordeste au tournant du XXe siècle. Ces histoires, aux dimensions mythologiques, firent en effet les beaux jours d'un cinéma brésilien en plein essor dans les années 50 et 60. Lima Barreto contribua à lancer véritablement le genre en 1953 en présentant avec succès à Cannes son film O' Cangaçeiro, dont celui de Fago est le remake. Quantité de productions similaires suivirent dans la foulée, la figure de proue du Cinema Novo, Glauber Rocha, consacrant lui-même deux films au thème (Le Dieu noir et le Diable blond, 1964 et Antonio das Mortes, 1969).

    Fago n'est pas Rocha et l'on cherchera vainement chez lui lyrisme et exaltation politique. Il y a en revanche bien d'autres choses dans ce capharnaüm qui prend la forme générale d'une fable mais qui est constitué d'une succession de séquences pouvant chacune être affiliées à un genre cinématographique différent : guerre, western, spiritualité, farce, politique et, pour finir, film noir. Ce qui unifie tout d'abord, tant bien que mal, cet improbable édifice, c'est l'évidence de la parenté avec le western italien, par l'économie (la co-production avec l'Espagne), les thèmes (la vengeance, la vénalité), le ton (l'humour cynique et agressif des personnages qui se lancent entre eux d'inévitables mais affectueux "Fils de pute") et accessoirement, l'absence des femmes (ou quand elles passent, elles prennent vite une balle dans le corps). La mise en scène s'autorise à peu près tout et n'importe quoi. Se côtoient donc les audaces les plus ridicules et les intuitions plastiques les plus foudroyantes, organisées par un montage à la serpe provoquant quelques raccords vertigineux. Il suffit parfois qu'un personnage soit nommé en plein milieu d'une scène pour qu'il surgisse à l'écran sans autre avertissement.

    La première demi-heure donne plutôt raison au cinéaste. Ses effets percutants, son trait caricatural et l'élimination de toute séquence transitoire s'accordent bien avec le registre légendaire attaché aux histoires de cangaçeiros. Mais passées la conversion mystique et politique du héros, Espedito, dit le Rédempteur, et ses premiers exploits de bandit populaire, le film commence à lasser quelque peu. Une longue séquence centrale de dîner chez le gouverneur (habile calculateur décidé à se servir d'Espedito pour faire régner l'ordre dans le Sertao avant de s'en débarrasser) tire les plus grossiers effets comiques de l'opposition entre notables distingués et rustres brigands. Plus tard, un duel entre chefs de bandes se révèle d'autant plus décevant qu'il est mis en espace de belle manière et enfin, une douteuse intervention de gangsters américains finit par nous achever.

    Le plaisir d'un récit au premier degré ne dure donc qu'un temps car l'innocence du regard est perturbée par la volonté de faire passer en parallèle une réflexion politique. Mais ce second fil est tissé bien maladroitement. Le peuple dont il est pourtant beaucoup question, n'est même pas métaphorisé, il est absent. Nous devons donc croire Espedito sur parole et non sur ses actes, d'ailleurs contradictoires. Les personnages ne servent que de véhicule à des idées scénaristiques. Devant O' Cangaçeiro, la question se pose alors en ces termes : le geste de Giovanni Fago est-il le résultat d'une grande croyance dans le cinéma ou d'un calcul commercial ? La réponse est certainement entre les deux. Et chacun est libre de placer le curseur où il veut.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • La terre des hommes rouges

    (Marco Bechis / Brésil - Italie / 2008)

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    terredeshommesrouges.jpgQuittant la réserve où ils sont confinés, un groupe d'indiens Guarani décide de reprendre possession des terres dont leurs ancêtres ont été chassés. Ils installent donc un campement de fortune en bordure d'un vaste champ cultivé, propriété d'un riche fermier de la région. D'autres indigènes se joignent à eux. Malgré les tensions, des liens se tissent avec les gardes, les ouvriers ou la fille du patron, mais l'intransigeance de ce dernier demeure.

    Dans La terre des hommes rouges (Birdwatchers - La terra degli uomini rossi), Marco Bechis, cinéaste italien d'origine chilienne et travaillant depuis toujours entre Europe et Amérique latine, se place résolument du côté des Guarani et commence par décrire non pas un choc des cultures mais une contamination irrémédiable de l'une par l'autre. Toutes les premières séquences sont construites en plaçant au centre un personnage qui nous apparaît comme attaché à certaines coutumes (par son apparence ou son comportement) et en laissant autour de lui parvenir de multiples signes, qu'ils soient sonores ou visuels, de "modernité". De cette réduction d'un espace culturel, le film passe vite à la question du territoire géographique, véritable enjeu du récit et surtout de la mise en scène.

    Le cinéaste dispose de manière limpide son décor naturel, découpé en segments mitoyens mais très différenciés : la route où défilent les camions / le bas-côté où est installé le campement / le champ du propriétaire, clôturé et gardé par une sentinelle / la forêt où l'on chasse sans ne plus rien pouvoir trouver vraiment et où l'on meurt / la rivière où l'on va chercher l'eau, où l'on s'aime, où l'on est enfin au calme. En un pas, on passe d'un monde à un autre. C'est là l'une des grandes réussites du film.

    Une autre tient dans le regard porté sur les indiens, qui évite de nous faire une leçon de choses. Bechis préfère enregistrer les comportements simplement, sans expliquer les fondements de cette société. Les échanges qui peuvent se faire entre des membres des deux groupes opposés sont également remarquablement développés. L'un d'eux aboutit à une scène de sexe dans une caravane sordide pour un résultat qu'il ne l'est pas, grâce à la vigueur, au désir et à l'humanité qui se dégagent des deux amants à ce moment-là. Une alternance se fait entre passages calmes et attentifs (où l'on sent tout de même la menace gronder) et affrontements. On pourra trouver monochrome le portrait des dominants mais il faut bien tenir jusqu'au bout l'intérêt dramatique... (et les évènements décrits sont apparemment fortement inspirés de la réalité).

    La mise en scène est discrète mais sûre, à une exception près. Bechis n'a pas trouvé de moyen satisfaisant pour traduire la présence d'un esprit maléfique, perçu, dans les moments de crise, par l'un des jeunes Guaranis. En mouvements désordonnés, une caméra subjective se rapproche vivement du protagoniste inquiet, agrémentée d'un effet sonore stressant. Deux ou trois scènes importantes sont ainsi quelque peu gâchées par l'irruption du procédé.

    Il ne s'agit que d'un détail désagréable. Quand, après le drame, Osvaldo vient dans un élan dérisoire demander des comptes, on se dit que Marco Bechis a gagné son pari, qui était selon ses dires de "parler de la forêt qui n'existe plus , plutôt que de celle qui est encore préservée".

  • Casanova

    (Federico Fellini / Italie / 1976)

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    Casanova (Il Casanova di Fellini) ou un film comme un rêve.

    Ce chef d'oeuvre du Maestro Federico est une adaptation ("libre" croit devoir nous prévenir le générique) des mémoires de Giacomo Casanova (1725-1798). On ne parlera pas ici de biographie, le film n'obéissant à aucune règle narrative classique, ni dramatique, ni psychologique. Non pas que la construction soit embrouillée (elle est au contraire rigoureuse et limpide), mais le récit ne semble obéir qu'à une seule logique : celle de l'esprit de Casanova et donc, de Fellini. Une structure en flash-backs, organisée à partir de l'épisode de l'emprisonnement du héros, soutient d'abord l'édifice, mais elle est vite abandonnée ; la voix du héros-narrateur qui nous accompagne de temps à autre ne nous provient finalement de nulle part. Nous voyons bien, après les années de pleine santé, le corps se fatiguer, les rides se creuser, jusqu'à dessiner ce portrait de vieillard aigri. La progression est donc en apparence chronologique mais les sauts d'un souvenir à l'autre ("Je voudrais vous parler maintenant de ma rencontre avec...") nous placent toujours volontairement hors du temps.

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    Casanova vit pourtant bel et bien dans ce XVIIIe siècle, celui des Lumières, celui des salons et des dîners, celui des voyages des élites de cour en cour, à travers l'Europe, à la recherche des faveurs de monarques plus ou moins éclairés. Ce monde est ré-inventé par Fellini (quels décors, quels costumes !!!). L'époque revit. Mais si l'archéologue a exhumé l'environnement, il n'a pas ressuscité les hommes : nous ne croisons que des spectres. Dès sa première apparition, au milieu de la nuit et de la brume, au bord d'une mer de plastique des plus inquiétantes, Casanova glisse déjà au milieu du royaume des morts. Plus tard, lorsqu'il approchera la petite couturière Anna-Maria, au visage fantomatique, ce sera dans un jardin aux allures de cimetière. L'une des femmes qu'il courtisera en Suisse le plaindra ainsi : "Vous ne pouvez parler d'amour sans être funèbre". Il n'y a pas ici une seule séquence qui ne se leste d'une certaine morbidité.

    Le mythe de Casanova est celui de l'homme aux trois-cents femmes. Fellini le ridiculise. Non en le niant, mais en le poussant vers le mécanique et le vide. En filmant les ébats de son héros, il ne détourne pas les yeux devant le sexe et le graveleux mais il ne fait rien non plus pour atténuer l'impression perpétuelle de simulacre. Lorsque Casanova chevauche une partenaire, la caméra prend régulièrement la place de la femme ou inversement et ces champs-contrechamps d'accouplement semblent repousser les partenaires à distance. Les rares moments de réelle intimité, de fusion sincère, sont laissés hors-champ ou tout simplement refusés au séducteur (les femmes qui le touchent vraiment restent inaccessibles). Casanova s'épuise dans sa recherche de la Femme : il veut la plus belle ou la plus forte ou la plus vieille ou la plus parfaite. Tout le ramène à son désir, comme lorsqu'il entre dans la baleine (séquence admirable où l'on peut voir, sous forme de lanterne magique, une série de dessins érotiques de Topor). Et ce désir est vu comme une maladie. Il se dessèche au fur et à mesure qu'il monte vers le Nord de l'Europe, en passant par des villes (Venise, Paris, Londres, Dresde...) qui, par la magie de Cinecitta, sont dans le même espace trouble. Arrivé au terme de sa vie, Casanova aura eu beau se courber devant les puissants, offrir ses services en tant que savant ou bibliothécaire, revendiquer le statut d'écrivain et de grand témoin de son temps, il restera, aux yeux des nouveaux courtisans imperméables à l'Art (ceux qui transforment un opéra en cacophonie orgiaque et vulgaire), l'aventurier, le symbole flétri d'un monde qui se meurt.

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    Le Casanova de Fellini est un film monstrueux et désespéré, mais fascinant et revigorant. Il y a le regard de Donald Sutherland, prodigieux. L'acteur se laisse faire, impassible. Fellini a modelé son image et l'a dirigé comme une marionnette (les plans où il prend des postures de pantin sont innombrables). Le cinéaste a souvent déclaré que le personnage lui donnait la nausée, mais le glissement qui s'opère vers le pathétique et vers la mort ne peut qu'émouvoir. Il y a aussi de la chair. Devant les situations scabreuses et les inventions de casting felliniennes, on se dit que l'outrance peut passer décidemment à merveille lorsqu'il s'agit de recréer un passé fantasmé. Il y a enfin du foisonnement. Comme il agence parfaitement son récit, Fellini organise son chaos en allant chercher le hors-champ, en détournant abruptement une conversation ou un spectacle en cours. Puis, il isole, par les plus beaux artifices de mise en scène qui soient, ses personnages, concentre son regard et peut laisser aboutir l'épisode avant de passer à un autre. Son film avance par blocs. Par tableaux, dirait-on, pensant parfois au cinéma de Peter Greenaway, à ceci près que l'on ne sent pas de dispositif ni de théâtre. Chez l'Italien, les angles sont moins coupants, les bords du cadre sont moins rigides que chez le Britannique (l'un de ses descendants possibles ; à l'autre bout du spectre, nous aurions Kusturica).

    La marche funèbre de Casanova par Fellini (au son d'une géniale partition de Nino Rota) est une promenade somptueuse avec l'amour et la mort dont chaque instant devrait être raconté, de la tête géante du début, (presque) hissée hors de l'eau en plein carnaval, au ballet mécanique rêvé d'un finale mélancolique. Voici le plus beau : en un plan, la salle de théâtre se vide, laissant Casanova seul, de profil. De gigantesques candélabres descendent lentement du plafond. Et on vient les éteindre à l'aide de grands évantails.

    Depuis plusieurs années je voulais revoir ce Fellini-là, histoire d'être sûr de ne pas avoir rêvé la première fois. Finalement, j'ai rêvé une deuxième...

     

    Photos : allocine.fr

  • Les onze fioretti de François d'Assise

    (Roberto Rossellini / Italie / 1950)

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    Carlotta, pour son édition collector des Onze fioretti de François d'Assise (Francesco, Giullare de Dio) met en exergue un propos de Martin Scorsese proclamant qu'il n'a "jamais vu de film qui soit vraiment comparable". Au-delà de la capacité d'accroche, la phrase a sa pertinence. Singulier, l'opus l'est déjà au sein de l'oeuvre de Roberto Rossellini qui s'est surtout construite par cycles successifs : premiers films au service de la propagande mussolinienne, puis célèbre triptyque néo-réaliste, suivi de la période Ingrid Bergman et enfin, productions télévisuelles pédagogiques.

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    Les fioretti dont Rossellini (et son scénariste Federico Fellini) s'est inspiré sont des récits anonymes du XIVe siècle relatant les actes de François d'Assise et de ses disciples. Là où l'on pouvait craindre une simple énumération, le cinéaste nous propose une construction subtile. Découpé par chapitres, le récit n'avance pas par succession d'épisodes s'effaçant les uns derrière les autres mais par accumulation et enrichissement. Chaque motif, chaque élément exposé dans un fioretti a une répercussion sur la suite. Cela va de l'arrivée d'un nouveau disciple à la reprise d'un détail (comme l'habitude que prend le frère Ginepro de donner sa robe aux pauvres qu'il croise : on n'ose pas parler dans ce contexte de running gag, et pourtant...). Les différentes parties ne sont donc pas hermétiques et ne se limitent pas au programme qu'annonce chaque carton introductif. C'est ici qu'entre en jeu la question du réel. Rossellini, avec son François d'Assise, ne trahit nullement le néo-réalisme. Le sujet choisi et la technique mise en oeuvre (quelques beaux travellings accompagnant les marcheurs ou un découpage dynamique), ne font pas changer de chemin, la vision du cinéaste se voulant toujours aussi proche de la réalité : il choisit de véritables moines franciscains comme acteurs et pour filmer le XIIIe siècle, il plante sa caméra en pleine nature.

    La fidélité à l'iconographie religieuse poussait à montrer les petits oiseaux avec lesquels converse François. Seulement, Rossellini les filme à égalité avec la pluie, la boue, le feu... La pluie qui fouette le visage de François, la boue qui alourdit son pas, le feu qui embrase l'habit de son disciple. Car le cinéaste ne filme pas un saint mais un homme. Cette sensation de profonde humanité passe d'abord par l'humour, apporté notamment par le personnage de Ginepro, le disciple zélé et naïf, l'autre pôle du récit (il est le protagoniste principal de la moitié des épisodes). Elle passe ensuite dans le regard porté sur des personnages débarrassés de tous leurs oripeaux et retrouvant ainsi une innocence première, si étrange au premier abord et si touchante au final. Nous nous trouvons vite devant ces moines dans la même position que le tyran Nicolaio : ils nous désarment. Enfin, le travail sur cette pâte humaine passe forcément par la représentation du corps. Des corps heureux, agités, dansants et sautillants, mais aussi, souvent, maltraités. Dans les mains des soldats assiégeant la ville, le frère Ginepro est secoué comme un pantin. Quel mystère se dégage alors de ce corps inerte, se laissant ballotté jusqu'au billot sans chercher à convaincre, ne laissant aucun rictus doloriste se substituer au sourire...

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    Rossellini a réussi un tour de force : son film n'est pas le message envoyé par un prosélyte. Jamais nous ne verrons François ou l'un de ses disciples prêcher (sinon Ginepro, mais son discours est rendu inaudible par la proximité d'une cascade). L'auteur, une fois encore, s'est borné à décrire une certaine réalité, avec la plus grande simplicité possible. Il s'est mis à la hauteur de ses personnages et cette attention permet la montée progressive d'une émotion saisissante . Le sublime arrive dans une dernière séquence où se mêlent beauté de l'image, poésie simple et joueuse des gestes et lyrisme musical. La séparation des moines se fait déchirante. Roberto Rossellini est parti de la religion pour toucher à l'humain. C'est bien dans ce sens que la démarche est la plus honnête et la plus libre, c'est bien ce trajet qui est, pour le cinéphile, le plus stimulant et le plus bouleversant.

    Photos : dvd Carlotta

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Il Divo

    (Paolo Sorrentino / Italie / 2008)

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    ildivo.jpgIl Divo c'est Giulio Andreotti, 90 ans en janvier prochain, membre éminent de la Démocratie Chrétienne italienne, sénateur à vie, nommé ministre à une vingtaine de reprises entre 1954 et 1989 et sept fois président du Conseil. L'homme fut au centre de toute la vie politique de son pays après-guerre. Son nom revient dans d'innombrables scandales et deux affaires le conduisirent devant la justice : dans la première, il était accusé de collusion avec la mafia et dans la deuxième, d'avoir commandité le meurtre d'un journaliste. D'une cour à l'autre, d'appel en appel, entre annulation de jugements et prescriptions, Andreotti n'eut jamais à exécuter aucune peine.

    Paolo Sorrentino brosse le portrait de "l'inoxydable" en se concentrant sur les années 80, soit le début de la fin de sa vie politique "active". Le traitement est parfois féroce, toujours ironique et même, à la limite de la parodie quand il s'attaque au premier cercle : les hommes de pouvoir entourant Andreotti, souvent douteux et tombant les uns après les autres. Sorrentino se fait un malin plaisir de rapprocher insidieusement par le montage les dramatiques événements ayant secoué la péninsule (de l'assassinat d'Aldo Moro à l'attentat contre le juge Falcone) et les petites réunions entre amis dans l'intimité d'appartements luxueux.

    A l'image de la bande originale volontairement inattendue (brassant tous les styles de Gabriel Fauré à Cassius), la mise en scène fait feu de tout bois, laissant peu de répit visuel à partir d'un sujet pourtant peu spectaculaire. Maintes manies, postures ou propos sont tournées en ridicule, les gestes incongrus étant souvent amplifiés par des ralentis. On sature quelque peu sur la longueur devant cette débauche d'effets, en se demandant comment le cinéaste va bien pouvoir clore un film qui prend ainsi la forme d'une série de vignettes acerbes, sans réel enjeu narratif. Cela dure deux heures et pourrait aussi bien en durer quatre.

    L'acteur Toni Servillo donne à Andreotti une démarche de vampire recroquevillé sur lui-même. Le minimalisme de ses mouvements, l'étrangeté de ses trajectoires, l'imperturbable masque qu'il arbore s'accordent avec les décors rongés par l'obscurité pour faire planer une ambiance assez funèbre. Paolo Sorrentino a beau multiplier les face à face, les yeux dans les yeux, entre Andreotti et le spectateur, il nous laisse l'impression, par le ton ironique adopté, de glisser sur le personnage. Ainsi, le film (Prix du jury à Cannes) ne tient pas toutes ses promesses, mais il faut certainement se réjouir de son existence et saluer l'audace de la démarche, dont il est inutile d'espérer trouver un équivalent de ce côté-ci des Alpes.

    Vu au 19e Festival International du Film d'Histoire de Pessac. Sortie française annoncée pour le 31 décembre.

  • La grande guerre

    (Mario Monicelli / Italie / 1959)

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    grandeguerre.jpgDéception devant cette Grande guerre (La grande guerra) concoctée par un Mario Monicelli sortant pourtant tout juste du Pigeon. Le sujet est prometteur, qui lance deux bons à rien dans la bataille que se livrent italiens et autrichiens pendant la première guerre mondiale. Dino De Laurentiis a mis le paquet pour permettre au cinéaste de réaliser une fresque ambitieuse et documentée mais pimentée d'ironie. Seulement, Monicelli ne trouve pas l'équilibre nécessaire entre la peinture réaliste d'une époque et sa critique. Tournant essentiellement en plans séquences (et en scope) pour faire bouger le maximum de figurants, il étire inutilement la plupart des scènes et plante un cadre peu propice à l'épanouissement du comique. Ainsi paralysée par le poids de la reconstitution, la première partie est extrêmement bavarde, accumulant blagues de militaires et traits d'humours provinciaux.

    Ainsi forcés de prendre le film par son versant le plus sérieux, nous reconnaissons une certaine application dans la description historique mais la vision du conflit n'est guère novatrice (les années 30 avaient déjà proposé plusieurs oeuvres fortes). L'injustice de la guerre, notamment, frappe exactement là où on l'attend. J'ai eu également bien du mal à m'attacher aux deux héros-nigauds campés par Gassman et Sordi, dans leurs numéros habituels respectifs : la grande gueule et le médiocre. Ils sont meilleurs en bien d'autres occasions. Le cheminement de leur personnage vers une vague prise de conscience passe souvent par des scènes au bord de la sensiblerie. Ainsi, le rapport entre le personnage de Gassman et celui de Silvana Mangano (une prostituée-mère de famille que l'on ne voit, bien évidemment, jamais avec un autre homme) n'est pas très crédible.

    Bref, je me suis poliment ennuyé.

    Vu au 19e Festival International du Film d'Histoire de Pessac.

  • Lucky Luciano

    (Francesco Rosi / Italie / 1973)

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    Lucky Luciano 09.jpgLucky Luciano en est un parfait exemple : les titres patronymiques des films-enquêtes de Francesco Rosi annoncent plutôt des portraits en creux que des biographies classiques de bandits, politiques ou mafiosi célèbres. Si l'approche du protagoniste principal est ici moins allusive que celle à l'oeuvre dans Salvatore Giuliano, l'oeuvre fondatrice du cinéma de Rosi, où du héros nous ne voyions guère que le cadavre, la distance mise entre le cinéaste et son sujet reste importante. Ainsi, nous en apprenons plus sur Lucky Luciano en étant à l'écoute de conversations entre tiers qu'en entrant dans son intimité, nous en savons plus sur lui quand il est absent que quand il est présent à l'écran, sous les traits impénétrables de Gian Maria Volonte. Adepte du réalisme historique, Rosi, en avançant par cercles concentriques, semble se refuser à aller au-delà des faits connus et prouvés. Le mystère Luciano reste entier : comme l'homme, drapé dans sa respectabilité, ne se laisse jamais compromettre aux yeux des enquêteurs, le personnage ne se laisse jamais percé par le regard de la caméra.

    La psychologie du boss sicilien intéresse de tout façon beaucoup moins Rosi que le système dont il est l'un des plus efficaces rouages, un sytème éclairé par tous les côtés possibles : économiques, politiques, historiques, sociaux. Dans une chronologie bousculée, le récit s'arrête sur une dizaine de dates, entre 1931 et 1961. Le film demande beaucoup d'attention au spectateur, par le va-et-vient temporel imposé et la quantité de noms et de références évoqués. Le risque d'égarement n'est jamais très loin.

    Parmi toutes les informations accumulées, les liens historiques tissés entre les Etats-Unis et l'Italie deviennent le véritable fil conducteur du film. Rosi décrit très précisément les mécanismes à l'origine de la terrifiante expansion mafieuse des années d'après-guerre : renvoi des gangsters devenus indésirables en Amérique vers leur Sicile natale dans le sillage des forces alliées débarquant à partir de 1943, installation au pouvoir, dans les localités libérées, de mafiosi du cru, avec l'assentiment des Américains, et plus tard, internationalisation des trafics depuis l'Italie. Avec pertinence, Francesco Rosi double son analyse historique d'une réflexion d'ordre culturel et artistique. Pour résumer dans son introduction le parcours criminel fulgurant de Luciano dans le New York des années 30, le cinéaste monte une longue séquence où se succèdent les exécutions sanglantes, filmées de manière graphique et enrobées de ralentis, effets de lumière et chanson traditionnelle. Une violence toute hollywoodienne donc. Le reste du récit, situé en grande partie en Italie, se distinguera au contraire par son refus du spectaculaire. Une seule exception à cela, une seule fusillade qui retrouve alors les codes cinématographiques américains : celle de l'assassinat de Giannini, tué bien sûr... dans une rue de New York.

    Lucky Luciano avait commencé son ascension en commanditant le meurtre de son propre boss, Masseria. On voit celui-ci se faire cribler de balles alors que le premier se lave consciencieusement les mains aux toilettes. Pendant des années, Luciano assurera ainsi sa position au sommet de la pyramide mafieuse grâce à sa discrétion, sa façade d'homme tranquille, son obsession de ne pas faire de vagues. Sa chute n'adviendra que tardivement et elle sera essentiellement due aux imprudences de ses associés. Le film s'ouvre sur un bateau amarré à New York et se termine dans un hall d'aéroport. Le récit est borné par ces lieux de transit, façon de rappeler que derrière le masque du calme entrepreneur rétif aux voyages se cache bien le principal responsable d'une tentaculaire organisation internationale.

    Oeuvre engagée et documentée Lucky Luciano a les défauts de ses qualités. Les multiples informations passent essentiellement par de longs dialogues, filmés dans des cadres institutionnels, des bureaux, des restaurants... Si le travail sur la photographie et les décors est remarquable (les personnages sont souvent filmés dans de grands volumes, signes d'une société déshumanisante), il ne compense pas toujours le manque de dramaturgie. On ne trouve ici ni le lyrisme de Salvatore Giuliano, ni l'inquiétude kafkaïenne de Cadavres exquis. Lucky Luciano reste tout de même un solide film-dossier. Et si cette appellation est souvent utilisée de manière péjorative en sous-entendant l'abandon de l'esthétique au profit unique du message, les oeuvres de Francesco Rosi n'ont, quant à elles, jamais manqué d'ambition, qu'elle soit esthétique ou narrative.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Le Bon Roi Dagobert

    (Dino Risi / France - Italie / 1984)

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    dagobert.jpgDino Risi à la mise en scène, Gérard Brach et Age au scénario, Coluche, Serrault, Tognazzi et Carole Bouquet devant la caméra... Tout ce beau monde fut réuni en 1984 pour accoucher de cette catastrophe qu'est le Bon Roi Dagobert.

    Pendant quelques minutes, devant ce style visuel aussi rude que la campagne hivernale dans laquelle se déroule l'introduction, devant cette succession de dialogues grossiers, devant cet acharnement scatologique, on se dit, bienveillant et au fond désireux de nager à contre-courant de la mauvaise réputation du film, que l'irrespect peut être gage d'authenticité et de vigueur. Il faut malheureusement se rendre très vite à l'évidence. Risi a commis l'erreur de ne pas créer un véritable personnage mais de laisser Coluche faire ses sketchs habituels en habits médiévaux. Ses réflexions et ses onomatopées ponctuant chacune de ses interventions nourrissent un humour anachronique particulièrement pénible. Les deux hommes redresseront semble-t-il la barre, un an plus tard, avec un Fou de guerre apparemment bien plus profond (ce qui n'est pas difficile). Ici, le célèbre comique n'est certes pas le seul à jouer n'importe comment : les grimaces de Michel Serrault ne nous arrache qu'à grand peine quelques sourires et Ugo Tognazzi ne nous offre que le minimum syndical dans un double rôle.

    Arrivé au bout de ces 115 longues minutes d'un récit à l'intérêt très contestable, aboutissant à un paresseuse histoire de sosie du pape, je n'en retiens qu'une poignée de plans bien composés, un festival de poitrines généreusement offertes et deux plans de Carole Bouquet, l'un accompagnant sa sortie de bain (au lait) et l'autre, très bref, la montrant, épaule découverte et visage rayonnant, en train de jouer avec un serpent lors d'une orgie. C'est peu...

     

  • French cancan

    (Jean Renoir / France - Italie / 1955)

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    Au fil des ans, la bonne place que je persistais à laisser à ce French cancanparmi les meilleurs films des années 50, sans jamais le revoir, devenait de plus en plus fragile. Le jeune cinéphile que j'étais ne s'était-il pas laissé un peu trop influencé par la réputation de l'oeuvre ? N'y avait-il pas là un divertissement un peu trop futile ? Car tout de même, Renoir et Gabin, c'était plutôt les années 30... Hier soir, devant ma télévision et dès les premières scènes, le doute s'est envolé. Verdict sans appel : French cancan est un régal.

    Tout commence avec ces rupins qui viennent s'encanailler du côté de Montmartre et du petit peuple, dans ce bistrot où l'on danse sans se soucier des convenances. Et on sent déjà que Renoir n'a rien perdu de son élégance, de sa vigueur et de sa capacité à lier entre eux les personnages les plus disparates et les plus dispersés. Valse des partenaires et valse des regards.

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    L'hommage est dirigé, encore une fois, vers le théâtre, et il est ici d'autant plus émouvant qu'il porte sur ses composantes les moins nobles : chansonniers, siffleurs, danseuses de cancan. Tout du long, des figures pittoresques se succèdent comme autant de choeurs antiques commentant les situations. D'innombrables entrées dans le champ se font par les côtés du cadre, comme sur une scène. Tous les personnages du film sont en représentation. Seulement, ils sont dans le même temps, parfaitement sincères. La leçon de morale que donne Danglard/Gabin à Nini/Françoise Arnoul, pérorant sur le théâtre et sur la vie, nous pouvons la trouver excessive. La sincérité de la tirade ne fait pourtant plus aucun doute quand on voit, quelques minutes plus tard, Danglard rester seul en coulisses pendant le clou du spectacle, battant le rythme et renversant sa tête, soulagé et tellement émouvant à cet instant, lorsqu'il entend les applaudissements du public. De même, d'autres protagonistes et Nini la première, peuvent paraître arrivistes, mais les juger ainsi, c'est ne pas remarquer que toujours la séduction a lieu avant que l'argent n'entre dans les conversations.

    Dans ces années de qualité française, la Belle époque a souvent été filmée et rarement autrement que dans des reconstitutions figées. Chez Renoir, les décors, les dialogues et les interprètes pétillent. Des scènes d'habitude ingrates ou trop faciles comme les répétitions et les auditions des apprentis-artistes sont jubilatoires. La trivialité n'est pas incompatible avec l'élégance quand Nini vient perdre sa virginité chez son boulanger ou quand dans l'embrasure d'une porte, pendant le cours de danse de la vieille Guibole, une femme dévoile ses charmes en prenant un bain.

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    Surtout, Renoir est inégalable dans le crescendo et le mouvement. Une inauguration des plus officielles, en compagnie d'un ministre, voit d'abord quelques tensions se faire jour entre Lola de Castro et Nini au son pourtant très digne de la Marseillaise, avant de sombrer dans un ahurissant pugilat, une bagarre générale magnifique. Le style du cinéaste est pourtant plus simple et plus posé que dans les années 30, saisissant les scènes les plus agitées de façon calme, à quelques panoramiques près. C'est qu'enregistrer un envahissement du cadre suffit, comme dans ce stupéfiant final. Il n'y a là aucun suspense, le succès est d'ores et déjà assuré par l'affluence et l'incroyable déboulé de la foule dans la grande salle du Moulin Rouge. L'énergie est déjà là. Il ne manque qu'une apothéose, celle qu'apportent ces danseuses de cancan qui surgissent de chaque recoin de la salle, de chaque bord du cadre (même d'en haut). Et il n'y a plus de scène. La salle est la scène. Le théâtre devient la vie. Les danseuses virevoltent au milieu des spectateurs qui s'agitent tout autant. La fin de French cancanréalise un double idéal renoirien : l'art contamine le réel et les classes sociales ne sont certes effacées mais se mélangent, bourgeois et voyous, princes et boulangères, tous emportés par le même élan vital.

    Photos : dvdbeaver & Synoptique.