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Le film d'Ettore Scola est récemment ressorti en DVD chez Carlotta. Deux collègues kinokiens s'en sont fait successivement l'écho, sous la forme de la sentence définitive pour l'un et de la chronique détaillée pour l'autre, se rejoignant toutefois pour placer haut l'objet dans l'échelle des valeurs. De mon côté, je souhaitais depuis un petit moment repartir, à l'occasion, à la rencontre de ces Affreux, sales et méchants zonards romains. Les deux interventions sus-citées me décidèrent d'accélérer les retrouvailles.
Ce jalon tardif mais fameux de la comédie italienne, je l'avais découvert il y a de cela un bon paquet d'années et... je n'avais pas aimé ça du tout. La révision étant aujourd'hui faite, je peux me lancer dans une critique en forme d'autocritique et en quatre points.
1. J'avais dû trouver la mise en scène de Scola inégale et approximative.
Pourtant l'utilisation du zoom ou le détail que constitue le remplacement, pour le tournage d'une séquence agitée (celle des motards), d'un nourrisson par un poupon ne sont pas les preuves d'un quelconque laisser-aller stylistique, car ce qui ressort de ces presque deux heures de film ce sont bien l'invention et la précision de la mise en scène. Celle-ci repose en grande partie sur les plans-séquences. Le premier mouvement, accompagnant une silhouette dans la pénombre, est déjà ponctué par une trouvaille bien sentie : le plan s'arrête sur le visage d'un homme ne dormant avec son fusil que d'un œil, l'autre étant seulement, pense-t-on à ce moment-là, masqué par le drap. Puis vient l'extraordinaire plan balayant la baraque de l'intérieur, au petit matin. En panoramique circulaire, la caméra ne cesse de buter sur des corps à moitié endormis ou éructant déjà. Calées sur l'image, les paroles se chevauchent, émergent puis baissent d'intensité successivement. Le tour de l'endroit est effectué trois fois, avec à chaque passage une pause un peu plus longue désignant le Roi de cette cour, le dénommé Giacinto Mazzatella. Le procédé est parfait pour atteindre le double but recherché : singulariser le personnage tout en intégrant la star qui en a la charge (Nino Manfredi) au cadre et à la troupe qui l'entoure, composée de comédiens venus du théâtre et de non professionnels. A la fin du film, ce mouvement sera bien sûr répété pour mettre en forme l'ultime gag dans une conclusion logique, aussi drôle que terrifiante.
De la technique du plan-séquence, Scola tire parti de plusieurs façons. Si elle peut induire une répétition et une circularité, la longueur du plan peut également servir à ménager la surprise. Lorsque l'adolescente passe prendre, de baraque en baraque, les enfants de chaque famille, on pense qu'elle les amène vers quelque école mais il s'avère qu'elle va en fait les regrouper pour les parquer dans un enclos en bordure du bidonville. Les plans-séquences, par leur magistrale organisation, remplissent aussi bien sûr leur mission la plus évidente : donner à voir le chaos et l'agitation perpétuelle, en faisant vivre mille micro-récits et en faisant exister un décor incroyable. Créé pour les besoins du film, le bidonville paraît avoir été trouvé sur place (la tentation initiale du documentaire a laissé des traces, tout comme la participation de Pasolini au projet, juste avant sa mort). Forcément fait de bric et de broc, il permet à Scola de jouer des touches de couleurs, des oppositions, des contrastes. Mais c'est surtout sa situation géographique qui le singularise, sur une hauteur, au-dessus des immeubles bourgeois romains et d'une voie ferrée filant vers le centre-ville. Cet arrière-plan est régulièrement présent dans l'image mais sans insistance. La discrète composition, qui ne prend jamais la place de ce qui se joue sur le devant de la scène, suffit à dire les choses.
2. J'avais dû trouver le film rempli de facilités comiques.
Or le trait est beaucoup plus vif et acéré que gras. Seule, peut-être, la séquence de voyeurisme de Giacinto surprenant l'un des ses fils, "pédé", en train de s'occuper de sa belle-fille, semble trop longue et quelque peu gâchée par des cadrages farfelus. Ailleurs, la vacherie des répliques fait très souvent rire, saisit parfois jusqu'à décontenancer, mettrait presque mal à l'aise à l'occasion. L'art de la caricature épate, comme cette idée de faire tenir le rôle de la grand-mère par un homme (et effectivement, avant d'avoir lu cette révélation, elle nous paraissait si étrange cette mamie gâteuse !).
3. J'avais dû trouver que les acteurs en faisaient des tonnes, Manfredi en tête.
C'est bien pourtant, concernant ce dernier, de grande maîtrise et d'extraordinaire présence qu'il faut parler. Manfredi est indispensable au film, il est notre vecteur. Il est la porte d'accès du spectateur au monde d'Affreux, sales et méchants. La famille élargie de Giacinto jalouse celui-ci en raison de l'existence de son "magot" obtenu suite à l'accident du travail lui ayant coûté son œil gauche et qu'il ne veut partager avec personne : cette histoire veut que tous les regards convergent vers lui et le nôtre, logiquement, suit. Le personnage est odieux, autant que ceux qui l'entourent, mais dans l'œil de Manfredi se met parfois à briller une étincelle et toute notre émotion s'y engouffre. On sait combien l'alcoolisme est difficile à jouer. Or, il y a ici ces moments magnifiques dans lesquels Scola nous montre Giacinto comme absent à lui-même, affalé devant un verre ou traversant le bidonville en titubant (ces plans donnent l'impression de commencer un peu avant et de se terminer un peu après ce que la convention imposerait).
4. J'avais dû trouver que Scola faisait son film sur le dos des pauvres.
Je l'avais mal vu : si Affreux, sales et méchants est une comédie détonnante, c'est aussi l'un des films les plus enragés qui soient. Lorsque Giacinto met le feu à sa baraque se fait sentir toute la colère du cinéaste. Le désespoir manque ici de tout brûler. L'histoire donne à voir, au final, un "statu quo en pire" et il n'y a rien ni personne à sauver. Ou plutôt si, une seule petite parcelle, celle de l'enfance. Aux gamins élevés à coups de taloches et peut-être mis à l'écart avant tout pour être protégés des adultes, Ettore Scola réserve ses seules images empathiques, façon de faire tenir un espoir infime.
Pour répercuter ce scandaleux état des choses, Affreux, sales et méchants n'en passe donc pas par l'apitoiement, pas plus qu'il ne nous montre des belles âmes à la recherche d'une dignité. Il fonctionne autrement, de façon bien plus audacieuse. De la même manière que la situation géographique du bidonville, au sommet d'une colline, est affirmée, le tournant dramatique s'effectue sur une terrasse surplombante. Nous assistons alors à la chute du Roi, au plus bas. Mais filmée de haut. Scola a tenté et réussi avec Affreux, sales et méchants un pari fou : faire que les extrêmes se rejoignent. La scène la plus forte du film en est la marque. Le sordide (le dégueulis) se mêle au sublime (la mer). Après un tel sommet (que dire de Manfredi dans cette séquence...), le fait que Scola, avant l'ultime plan déjà évoqué, patine quelque peu dans les dernières péripéties n'a pour ainsi dire que peu d'importance. Son film est impressionnant et j'avais tort de le mépriser la première fois.
AFFREUX, SALES ET MÉCHANTS (Brutti, sporchi e cattivi)
d'Ettore Scola
(Italie / 115 mn / 1976)

LA NUIT DE SAN LORENZO (La notte di San Lorenzo)
Comme tous les grands films de Kiarostami, Copie conforme raconte une histoire en même temps qu'il la montre en train de s'écrire. Ce double niveau n'est pas rendu sensible par un emboîtement. La caméra ne recule pas pour dévoiler un dispositif de représentation. Non, le jeu est plus subtil et plus mystérieux.
En chantant derrière les paravents (Cantando dietro i paraventi en italien) : le titre poétique et mélodieux de ce film, ainsi que la signature qui y est apposée, celle d'Ermanno Olmi, préviennent le spectateur. S'il sera question d'aventures maritimes, la mise en scène ne ressemblera guère à celles ayant donné naissance aux épopées flibustières du cinéma à grand spectacle, qu'il provienne d'Hollywood ou de Cinecitta, qu'il mobilise les foules de figurants du début du siècle dernier ou qu'il court aujourd'hui vers le tout numérique. Olmi nous conte bel et bien une histoire de pirates mais il ne cesse d'en questionner le mode de représentation, proposant un jeu théâtral, un dialogue entre la scène et l'écran, le réel et son imitation, le comédien et le personnage, le conteur et le spectateur.
Tout est disjoint, rien ne raccorde. Cinéma de poésie m'objectera-t-on. Mais encore faudrait-il parvenir à créer un choc ou un flux. Or il ne subsiste ici qu'un déséquilibre entre chaque chose et finalement, une faille, un vide, un ennui. En premier lieu, le montage ne fait qu'heurter les plans les uns aux autres dans le sens où, même lorsqu'est posé un simple champ-contrechamp, même lorsqu'est organisé un échange de regards, jamais les personnages ne semblent se situer dans le même espace, dans le même temps. Le film débute dans une cour, au milieu du peuple, et dès la première séquence, le découpage échoue à établir une continuité spatiale et à décrire visuellement les liens qui unissent les personnages.
Alberto Nardi est un industriel milanais poursuivi par ses créanciers et méprisé par sa femme qui l'appelle Cretinetti et qui refuse de lui donner le moindre sou, bien qu'elle possède une gigantesque fortune. En tant que bénéficiaire testamentaire, ses affaires semblent s'arranger le jour où cette dernière est portée disparue, suite à une catastrophe ferroviaire.
Connaissez-vous Michele Apicella ? Vous devez au moins le revoir en jeune député adepte du water-polo (Palombella rossa, 1989)... Avec ce coffret, les Editions Montparnasse ont eu la bonne idée de nous permettre de remonter la piste jusqu'aux premières "vies" de notre homme, qui en connut beaucoup. On le découvre donc ici en comédien de théâtre d'avant-garde, en acteur de cinéma underground puis en cinéaste à la mode. Oui, celui-là même qui sera plus tard professeur de mathématiques (Bianca, 1984) et curé, sous le nom de Don Giulio (La messe est finie, 1985).
Je suis un autarcique laisse ainsi mitigé. Soumis aux contraintes du super-8 (brièveté des plans, fixité du cadre et absence de son direct), il prouve qu'avec peu, on peut arriver à faire sinon beaucoup, du moins quelque chose. Il est certain qu'entre deux blagues de potaches (très cultivés), Moretti parvient à capter un air du temps et, par moments, un mouvement réellement cinématographique mais son film est avant tout une succession de sketchs donnant une (fausse) impression d'improvisation entre amis. Peu séduisante esthétiquement, l'œuvre donne à voir plusieurs tentatives burlesques peu vigoureuses et mal assurées. Si l'on sourit assez souvent devant cette satire du théâtre d'avant-garde, on s'ennuie aussi parfois, comme lors d'un interminable stage en plein air. De plus, Je suis un autarcique est un film qui s'auto-analyse constamment, via l'aventure théâtrale qu'il raconte, qui s'auto-critique et qui finit par épuiser en quelque sorte la capacité personnelle du spectateur à juger par lui-même.
Ecce Bombo, qui pourrait être la suite du précédent, permet de retrouver les mêmes acteurs, regroupés ici en un club d'auto-conscience. L'observation d'un milieu est toujours la principale qualité du film mais la vision s'élargit, se faisant plus générationnelle, moins chargée de références et donc moins soumise à l'incompréhension due à l'éloignement dans le temps. La construction se fait à nouveau par saynètes mais celles-ci sont plus harmonieusement liées et plus fermement mises en scène. La distanciation de certaines est appréciable, Moretti entamant presque un dialogue direct avec le spectateur et utilisant la musique, la télévision et le cinéma comme autant d'éléments médiateurs de sa réflexion. Le désœuvrement et l'apathie de la jeunesse qu'il dépeint sont savoureusement moqués sans toutefois parvenir à éviter totalement un certain affaissement du récit. Le glissement vers la gravité qui s'opère alors donne au film de l'ampleur mais en diminue la vigueur. Le meilleur d'Ecce Bombo est à chercher en fait là où Nanni-Michele est le plus insupportable : en famille, entre les cris et les giffles.
Moretti a réalisé avec beaucoup plus de moyens Sogni d'oro. A lui Cinecitta, la Dolly et les mouvements d'appareils complexes... Le ton et les thèmes restent pourtant globalement les mêmes : difficultés à communiquer avec les autres autrement que par la violence des mots et des gestes, douleur de filmer, douleur de vivre. Entre les rires diffuse une tristesse certaine qui, alliée à une critique dévastatrice de la télévision, libère un parfum fellinien, le cinéaste des Vitelloni et de Ginger et Fred étant d'ailleurs le seul grand nom cité, explicitement ou pas, dans ces trois films de Moretti, sans aucune méchanceté. Avantageusement, le jeu avec les codes du cinéma remplace souvent, dans Sogni d'oro, les allusions à telle ou telle personnalité culturelle de l'époque. Le propos s'approfondit et la narration se complexifie. Des chutes de tension persistent mais se font moins brutales que par le passé et, gagnant en fluidité, le récit se fait enfin totalement cinématographique. Il reste à Moretti encore un peu de chemin à faire, à éviter notamment que certains gags ne tombent à plat. Avec Sogni d'oro, son cinéma est tout de même, cette fois, bien en place.
Le jour de la première de Close-up est une amusante pastille (déjà présente dans l'édition dvd du film d'Abbas Kiarostami), une poignée de scènes comiques, basées sur le perfectionnisme de Nanni Moretti directeur de salle de cinéma. Ce court souffre tout de même quelque peu d'un tournage en vidéo plutôt "relâché". Les trois minutes du Journal d'un spectateur (l'un des segments du programme collectif Chacun son cinéma) sont plus rigoureuses. Assis au milieu de salles vides, Moretti se rappelle de quelques projections mémorables, de celle du Ciel peut attendre à celle de Rocky Balboa. S'affirment là son sens du cadrage et son don pour la chute. Le cri d'angoisse de l'oiseau prédateur est lui un montage de 25 minutes réalisé à partir de séquences non retenues pour Aprile (1998). Malgré la recherche d'une chronologie, ce bout à bout peine à se muer en récit véritable. Le long métrage était lui-même construit de manière assez libre et son appendice propose une série de scènes et d'allusions pas toujours faciles à saisir. Il faut donc y picorer, souvent avec bonheur, comme lorsque l'on retrouve cette image restée dans les mémoires de Moretti tenant son bébé endormi sur son épaule et qui discoure cette fois sur le nouveau gouvernement de centre-gauche fraîchement installé au pouvoir.
Dans le corpus mis en avant ici, La Cosa est un morceau de choix, par sa longueur et sa singularité. Il s'agit d'un "pur" documentaire, sans intervention du cinéaste à l'image ou sur la bande son, qui s'attache à enregistrer la parole des militants du Parti Communiste Italien pendant l'hiver 1989, au moment où ont lieu les secousses que l'on sait du côté de l'Europe de l'Est et où la question se pose d'un changement de nom et d'un glissement vers la sociale-démocratie. Le film, commençant de manière plutôt frustrante (les interventions sont coupées très courtes, au risque du catalogue), trouve peu à peu son rythme, s'appuyant sur les différences d'élocution, de parcours et de ressentis, éclairant le poids du passé et les craintes de l'avenir. Il faut accepter une certaine répétition et un dispositif rudimentaire et attendre les quelques secondes finales pour que Moretti laisse enfin sa patte sur le travail. Ce n'est pas grand chose : un brouhaha soudain après tant de discours posés, des bribes de conversation véhémentes, inaudibles. Cela suffit pour brouiller les pistes, pour glisser du scepticisme, pour garder cette position du poil à gratter de la gauche. Cela suffit aussi, dans notre optique, pour faire le lien avec les débuts du cinéaste, pour boucler la boucle de ce voyage chez Nanni Moretti.
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Un "sang mêlé" nommé Keoma revient dans sa région après avoir servi sous l'uniforme nordiste pendant la guerre de sécession. Son père, grande gâchette, est devenu simple fermier et ses trois demi-frères, qui ne l'ont jamais considéré comme l'un des leurs, sont passés sous les ordres du puissant propriétaire Caldwell. Ce dernier profite d'une épidémie de peste pour maintenir sous sa coupe la population du village.