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Nightswimming - Page 117

  • Paranoid Park (2ème)

    Deuxième visite du Paranoid Parkde Gus Van Sant, un an après la première, et quelques réflexions complémentaires (croisant certaines pistes explorées dans un intéressant bonus dvd par Luc Lagier) :

    L'écrit

    Le premier plan du film, hors générique, montre la main d'Alex écrivant les mots "Paranoid Park" sur son cahier. Tout ce qui suit est donc un récit raconté par l'adolescent. Seulement, Gus Van Sant ne donne pas à voir son illustration mais sa construction, épousant le cheminement de la pensée de son protagoniste et son propre travail de remise en ordre des événements. Le processus d'écriture passe par des reprises, des ratures, des retours en arrière, des recommencements. La mise en scène reprend tout cela à son compte. Ici, le flash-back est un geste qui équivaut à l'arrachage d'une page de cahier.

    Le flou

    La caméra focalise régulièrement sur Alex en laissant les arrière-plans dans le flou. Cela est entendu, nous sommes dans la tête du personnage. Mais quel est ce fond ? Quels sont les lieux traités ainsi, de la manière la plus ostensible ? L'environnement scolaire, la cellule familiale (éclatée) et le centre commercial. Le procédé traduit certainement la difficulté d'appréhender le monde, il est moins sûr qu'il induise une condamnation envers des environnements qui pourraient être perçus comme aliénants. Les films de Gus Van Sant ne cessent de prouver son absence de moralisme. Ces cadres dans lesquels vit Alex ne sont ni bons ni mauvais, juste présents.

    Les bruits

    Dans ce monde qui s'est disloqué, il faut aussi remettre de l'ordre dans ce que l'on perçoit auditivement. Comme les images, le son saute, comme on le dit d'une chaîne de vélo. Dans la voiture que conduit Alex, l'autoradio passe sans transition d'un style de musique à un autre (hip hop / classique / rock). Plus tard, les choix de mise en scène pour la séquence de l'accident débouchent sur quelques incongruités sonores : la beauté de la musique s'oppose à l'horreur de l'image et aucun cri n'est entendu. Comme le démontre Luc Lagier dans son petit essai, la synchronisation de tous les éléments narratifs ne sera effective qu'avec l'apaisement d'Alex et la chanson d'Elliott Smith trouvera, elle, sa place, épousant parfaitement les images du dénouement.

    Le rythme

    Dans Paranoid Park, Van Sant ne cesse de varier les vitesses. Si celles-ci ont du mal à s'accorder dans l'espace mental d'Alex, c'est qu'il n'est pas prêt. D'après ses propres mots, il n'est pas prêt non plus pour se lancer dans l'arène au milieu des skateurs. Il reste donc sur le bord de la piste, assis sur sa planche. Le cinéaste le filme de dos regardant les autres : deux vitesses différentes dans le cadre. Au final, c'est bien son amie Macy qui, en le laissant s'accrocher à son vélo, l'aidera à trouver son rythme. Et enfin dans le plan, deux vitesses s'accordent.

    L'accord parfait

    Quand Alex est avec sa girlfriend Jennifer, quelque chose manque toujours : soit l'image est floue (dans le couloir du collège), soit le son manque (lors de la séparation), soit les longs cheveux font écran (lors de la scène d'amour). En revanche, avec Macy, dès le départ, les choses sont claires. Les sujets abordés sont précis. La compréhension est immédiate ("Quelque chose t'est arrivé") et la complicité évidente. Rien de plus beau au cinéma que deux trajectoires qui se rejoignent, dévoilant enfin quelques certitudes au milieu du chaos du monde.

    paranoidpark.jpg
    Photo Allociné
  • Entre les murs

    (Laurent Cantet / France / 2008)

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    entrelesmurs.jpgEntre les murstire sa force de quelques parti-pris intelligents. Pendant les deux heures de projection, jamais nous ne sortons du collège Dolto et si de brèves incursions en salle des profs, dans le bureau du directeur ou dans la cour, nous sont autorisées, c'est bien dans la classe de 4ème, pendant les cours de François Martin (aliasFrançois Bégaudeau), que nous revenons incessamment. Le film débute le jour de la rentrée et se termine à la veille des vacances d'été, balayant ainsi une année scolaire, mais sans apporter de repère temporel particulier entre ces deux bornes. Le récit progresse par blocs de longues séquences, laissant entre chacune d'importantes ellipses, particulièrement reposantes (par exemple, celle qui ne nous explique pas comment ni pourquoi Khoumba revient sur sa décision de ne plus adresser la parole au prof). Travailler ainsi sur la durée permet de laisser les discussions se dérouler dans toute leur complexité et de ne pas mettre en valeur artificiellement les bons mots et les répliques saillantes.

    Autre singularité, Laurent Cantet n'élude pas les impasses auxquelles peuvent mener ces conversations entre élèves et enseignant. Contrairement à l'usage qui veut qu'une séquence mettant en scène un dialogue se termine toujours clairement et de façon résolue, à plusieurs reprises ici, nous finissons sur François Bégaudeau pris au dépourvu. Entre les mursest un film sur le langage et il traite le sujet en passant par tous les chemins possibles. Le débat qui éclate autour de la différence qui existerait ou pas entre les termes "enculé" et "pétasse" ne dépasserait guère le clin d'oeil tragi-comique si il ne trouvait pas sa place dans un réseau complexe de pistes de réflexion. De même, si les scènes entre professeurs semblent plus appliquées et plus didactiques que les autres, il n'est pas sûr que cela soit dû à une différence dans le jeu des acteurs (un jeu qui serait naturel chez les comédiens adolescents et plus travaillé, plus artificiel chez les autres). Il faut plutôt y voir l'expression d'un autre type de langage et la démonstration que chacun module inconsciemment sa parole en fonction du contexte.

    Tout au long de son film, Cantet redouble à l'écran le travail de l'enseignant avec ses élèves, donnant lui aussi des exemples de registres et d'usages multiples de la langue. Les rapports profs-élèves sont beaucoup vus à travers le problème des punitions et récompenses. Là aussi en épousant le regard de Bégaudeau, le cinéaste parvient à nous faire approcher d'une certaine vérité. Le thème de l'utilité des sanctions est l'un des éléments principaux du moteur narratif, mais plus souterrainement, on ressent la recherche constante de Bégaudeau pour trouver la bonne position par rapport à ses élèves. La  scène où il félicite Souleymane, l'élément perturbateur qui vient de faire un bon travail, me semble très importante dans cette optique.  On sent à ce moment-là que le prof cherche, exactement comme Cantet, à ne pas tomber dans la démagogie et à être juste. Trouver la bonne distance pour éviter l'angélisme : cinéaste et comédien-professeur feront à nouveau ce même effort quand il s'agira d'écouter le fan de gothique défendre son look et son attitude "anti-conformiste".

    A la limite, tout cela ne ferait qu'un bon reportage informatif sans une mise en scène travaillée. Il faut donc souligner le sens du montage et du rythme de Laurent Cantet (les plus de deux heures de film passent très vite). Sa caméra est à l'affût sans être hystérique. Aucun tremblement ostentatoire. La vivacité n'exclue pas la souplesse.

    Entre les mursa décidément beaucoup à voir avec le cinéma d'Abdellatif Kechiche. Chez Laurent Cantet, la place réservée à la parole est également prépondérante. Mais le goût de la conversation est l'une des choses les plus répandues dans le cinéma français. Ce qui rend les oeuvres de ces deux réalisateurs si passionnantes, c'est que cette parole est fortement incarnée et portée par des corps remarquablement présents. Et la transmission de cette énergie n'est possible que parce qu'elle a été pensée à partir d'une démarche cinématographique ambitieuse.

    Maintenant, à propos des leçons politiques que l'on peut tirer du film, à propos du débat sur l'éducation, de la frontière documentaire-fiction, du râââvissement devant ces jeunes ados si fôôôrmidables de vie, je vous renvoie vers à peu près tous les journaux depuis la rentrée, à moins que vous n'ayez choisi, comme moi, de façon peut être injuste mais salutaire de vous boucher les oreilles face au tintamarre.

  • Mademoiselle Else

    (Paul Czinner / Allemagne / 1929)

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    mademoiselleelse.jpgDécouverte totale que cette Mademoiselle Else (Fräulein Else) dont seul, au générique, le nom de Karl Freund à la photographie ne m'était pas inconnu. Paul Czinner, né austro-hongrois et réalisateur d'une vingtaine d'opus des années 20 aux années 60, signe là un très beau drame mondain, tiré de l'oeuvre d'Arthur Schnitzler (qui n'eut donc à attendre ni Ophuls ni Kubrick pour être adapté brillamment).

    Mademoiselle Elseest bien un film de la fin du muet et participe pleinement à l'effervescence de l'époque : techniques et langage du jeune septième art sont maintenant parfaitement maîtrisés et permettent toutes les expériences, des récits les plus virevoltants aux explorations les plus intimes. C'est vers ce deuxième chemin que s'engouffre Paul Czinner, même si il ne résiste pas à la tentation de se griser de mouvements et de surimpressions dans la première partie, à l'occasion du voyage de son héroïne. Il nous décrit une cellule familiale bourgeoise avec infiniment de précision et d'attention, au fil de longues séquences, pas forcément décisives en terme de récit, mais faisant toujours preuve de dynamisme et d'inventivité. Il dirige également un groupe de comédiens prodigieux, à la retenue et à la justesse confondantes. Nous nous attachons tout d'abord au Dr Thalhof qui, après quelques hasardeux placements en bourse, se retrouve au bord du gouffre et de la prison. Albert Bassermann l'incarne magnifiquement, intériorisant ses émotions, ne laissant parler que ses mains et son regard (la femme de Thalhof s'oppose à lui par le caractère, la comédienne s'oppose, elle, à Bassermann par son jeu très expressif).

    Après une belle séquence, d'une longueur surprenante (dans la continuité, Thalhof tente de sortir avec un revolver dans sa poche, sa femme l'en empêche, il a une attaque, elle l'accompagne jusqu'à son lit, le soigne et le regarde s'endormir), nous quittons la maison pour retrouver Else, la fille, qui profite de vacances aux sports d'hiver, en compagnie de son cousin. Voici donc Elisabeth Bergner, star de l'époque et muse du cinéaste. Trop âgée pour le rôle vous dirons les littéraires. Assez fascinante vous dirai-je, dans le passage de la fille à la femme, se déplaçant en sautillant tout en faisant déjà sentir une fêlure d'adulte. La douloureuse transformation est provoquée par l'annonce par courrier des malheurs paternels et la demande express qui lui est faîte d'aborder le riche Von Dorsday, ami du père, susceptible de prêter l'argent nécessaire. Cet homme, dont Else évite plutôt la compagnie, ne semble pas spécialement pervers ou libidineux (Albert Steinruck, au même niveau que les deux autres). Il apprécie tout simplement la présence d'une belle jeune femme à ses côtés. Le marché qu'il proposera au final à Else n'en est que plus surprenant et déstabilisant : pouvoir la voir nue. Après avoir entendue la proposition inouïe, celle-ci se retrouvera dans sa chambre et sera logiquement filmée, vacillante, face à son miroir... Subtilité et force. Quelques minutes plus tard, le dénouement, terrible, nous fera dire que nous ne sommes décidément pas si loin de Eyes wide shut.

    Dans le deuxième tiers de Mademoiselle Else se trouve une séquence sublime. Premier mouvement : Von Dorsday quitte la salle de restaurant pour faire quelques pas dans le hall. La caméra le précède en un travelling arrière le long du tapis. Else apparaît derrière lui. Elle n'ose pas l'aborder et lui parler de son père. C'est Von Dorsday qui, à partir de maintenant, est au centre et guide le récit, et donc, la caméra. Deuxième mouvement : arrivé au bar, il s'arrête pour discuter. Else doit absolument s'approcher. La caméra est maintenant derrière elle et le travelling se fait vers l'avant, comme pour la pousser. Troisième mouvement : le jeu du chat et de la souris se poursuit. La caméra va alors les chercher tous les deux, en aller-retours panoramiques de l'un à l'autre, pour enfin les réunir dans le cadre, côte à côte. Le plan rapproché peut alors advenir. Les mains se serrent, l'invitation au bal est faîte, la tragédie est en marche...

  • Les démons de la liberté

    (Jules Dassin / Etats-Unis / 1947)

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    bruteforce.jpgLes démons de la liberté est un film de prison. La Brute forcedu titre original, c'est celle qu'applique le surveillant en chef, le capitaine Munsey. Dans un mouvement progressiste, Jules Dassin se place résolument du côté des prisonniers, sur lesquels aucun jugement moral n'est porté. La surpopulation carcérale et le tout-répressif sont dénoncés. Richard Brooks, futur cinéaste engagé, signe le scénario.

    Ce cinéma est aussi carré que le physique de Burt Lancaster, obsédé ici par l'idée d'évasion. La mise en scène de Dassin est d'abord au service du message. Tout est donc droit et clair. Les zones d'ombres sont gommées et les dialogues ne se chevauchent jamais, au risque parfois d'aller à l'encontre du réalisme recherché par une équipe que l'on devine très documentée. Claustration, rigueur de la représentation et mise à plat de nombreux problèmes via les dialogues : difficile d'éviter la rigidité. L'émotion affleure cependant lorsqu'est réservé à chaque prisonnier de la cellule R17 le privilège d'un flash-back. Un souvenir refait surface, lié à la femme aimée, dans chaque cas sublime. Ces séquences ont la saveur douce-amère du rêve évanoui.

    La dernière demie-heure laisse sur une bonne impression par la qualité d'un scénario qui abat avec adresse de nouvelles cartes et par la succession de scènes d'une violence aussi emphatique que désespérée. Plus que celle du prisonnier Collins (Lancaster), la grande figure du film est celle de Munsey, interprété par Hume Cronyn. Fonctionnaire de police aux méthodes fascistes, ce petit homme raide dans son uniforme révèle au cours d'une séance de torture très efficace une musculature insoupçonnée, mise en valeur par un débardeur immaculé, et en même temps une perversité d'autant plus redoutable qu'elle est calme et froide.

  • Notre-Dame de Paris

    (Wallace Worsley / Etats-Unis / 1923)

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    notredame.jpgClassique du muet hollywoodien, Notre-Dame de Paris (The hunchback of Notre Dame) accuse lourdement ses 85 ans. Si l'adaptation du roman de Victor Hugo est l'occasion d'un travail technique consciencieux au niveau des décors et de la photographie, on ne peut pas dire que la mise en scène de Wallace Worsley se signale de manière particulière. La caméra reste désespéremment statique. De rares plongées vertigineuses sur le parvis de Notre-Dame rompent heureusement ce faux-rythme visuel. La plus belle montre Quasimodo se laisser glisser le long d'une corde jusqu'à Esmeralda, ligotée devant la porte de la cathédrale. De même, sur la fin, un beau plan très bref recourt enfin à la profondeur de champ quand Jehan sort de l'ombre pour se jeter sur la jeune femme.

    Assez longue, l'exposition accumule les présentations de personnages qui ensuite prendront en charge des récits secondaires vite expédiés. Le mélodrame nous touche trop peu et le cinéaste souligne lourdement chacune de ses intentions en collant après chaque intertitre son illustration par l'image. Un budget confortable a permis de nombreuses scènes de foule, très vivantes, parfois trop : le moindre figurant ne cesse d'agiter les bras. Le jeu de tous les comédiens est d'ailleurs outrancier et n'aide pas à dépasser les stéréotypes. La jeune héroïne effrayée prend la pose et met ses bras devant son visage, le fourbe Jehan ne quitte jamais son rictus et ses habits noirs (sinon pour un déguisement de prêtre destiné à tromper les geôliers d'Esmeralda)... Attrait principal du film, Lon Chaney ploie sous les prothèses, dans l'un de ses plus célèbres rôles mais certes pas le plus subtil. Mieux vaut le revoir en Fantôme de l'Opéraou, mieux encore, chez Browning ou Sjöström.

    La morale du film : les rois sont des tyrans, la populace est poussée à la révolte pour de mauvaises raisons et seuls trouvent le repos ceux qui savent se placer sous la protection de Dieu.

  • No direction home : Bob Dylan

    (Martin Scorsese / Etats-Unis / 2005)

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    dylan.jpgLe documentaire-portrait de musicien est un genre qui neuf fois sur dix ne véhicule que du commerce et de l'hagiographie. Matraqué par le marketing, le spectateur finit toujours plongé dans l'ennui si il n'aime pas l'artiste en question ou dans la déception si il en est un adepte. L'une des rares exceptions s'appelle No direction homeet cet éclairage du parcours de Bob Dylan, de sa jeunesse jusqu'en 1966, nous le devons à ce diable de Martin Scorsese.

    Contrairement à ce que l'on pouvait attendre, le cinéaste ne bouscule aucune règle du genre et construit son film sur l'alternance classique images d'archives-entretiens. Il se tient même étonnamment en retrait, n'apparaissant pas à l'écran et ne faisant jamais entendre sa voix. Sa patte se sent cependant dans le merveilleux travail de montage, dans le rythme du film, très musical forcément. Le nom de Scorsese a certainement facilité les choses, en termes de production, pour assumer deux choix essentiels à la réussite du film. Le premier est la durée. On arrive à 205 minutes au compteur et on ne les voit pas passer. Prendre ainsi son temps permet de ne pas charcuter les entretiens (avec Dylan bien sûr, mais aussi quantité de témoins privilégiés de l'époque, de Joan Baez à Allen Ginsberg) et surtout de se délecter dans les grandes longueurs de la musique. Le second aspect remarquable est l'incroyable moisson d'archives à laquelle nous sommes conviés. En abordant l'enfance et l'adolescence de Dylan, passée dans une petite ville du Minnesota, Scorsese ne se limite pas à pêcher des souvenirs, il propose un voyage au coeur des musiques traditionnelles américaines. Tirées des années 50, d'étonnantes images de chanteurs et chanteuses de country, de folk ou de blues, souvent (et injustement, à voir et entendre ces extraits) oubliés parsèment cette première partie. De même, l'évocation de l'arrivée du jeune chanteur à New York en 61 nous vaut une description très précise du lieu où tout semblait alors se jouer : le Greenwich Village.

    L'approche de Scorsese est chronologique. Un seul élément vient déranger, à intervalles réguliers, cet ordonnancement : des extraits d'un concert anglais de 66, particulièrement chaotique. Tout semble tendre vers ce moment-là. Et effectivement, passés les années (disons les mois, tellement l'ascension fut rapide) de galère, puis d'intégration au monde du folk et de transformation en porte parole de la jeunesse, vient cette extraordinaire période où Dylan bouleverse tout en électrifiant sa musique. Il le fait d'abord en studio (l'album Bringing it all back home, 1965). De fascinantes archives sonores nous font revivre ces sessions ébouriffantes. Puis Dylan va au festival de Newport, temple des folkeux traditionalistes, et ose y jouer très fort, avec un groupe de rock derrière lui. Insultes et huées dans le public, panique dans les coulisses, début du tourbillon. L'ambiance des concerts qui suivent est, à tous points de vue, électrique. Cette petite révolution, nous en avons la preuve par l'image : le concert de Newport était filmé par Murray Lerner pour son film Festival, les autres sont captés pour la plupart par D.A. Pennebaker (pour son célèbre documentaire sur Dylan Don't look back, puis pour Eat the document, tourné lors de la tournée européenne de 66). Chaque soir ou presque, le chanteur tient tête à une partie du public qui le traite de tous les noms. Dans l'histoire de la musique, on ne retrouvera une telle tension que dix ans plus tard avec le punk. En 65/66, droit dans ses bottines, Dylan est un punk.

    L'homme est à son apogée, entouré de caméras, poursuivi par les fans, harcelé par les journalistes. Beaucoup, moi le premier, considèrent les disques de ces années-là comme les meilleurs qu'il ait jamais fait (Bringing it all back home, Highway 61 revisited, Blonde on blonde: il est assez vertigineux de réaliser que les trois sortent entre mars 65 et mai 66, le dernier étant, je le rappelle, un double). Pour d'autres, le sentiment de trahison a, aujourd'hui encore, du mal à s'effacer. C'est que pour eux, Dylan n'a pas seulement branché les amplis et tourné le dos au folk traditionnel. Le plus grave, à leurs yeux, est que le chanteur a refusé de garder plus longtemps le costume du poète engagé, porteur des espoirs d'une génération entière (j'ai appris que Dylan avait participé en 63 à la Marche sur Washington et chanté, avec Joan Baez, devant la foule immense avant que Martin Luther King ne se lance dans son plus célèbre discours). Scorsese ne semble bien sûr pas partager ce point de vue. Il donne à voir dans la dernière partie ces conférences de presse surréalistes, où des journalistes décervelés somment le Maître de s'expliquer sur la moindre de ses pensées, et ces scènes d'hystérie où des jeunes filles collent leur nez sur les vitres de sa voiture. Comment en vouloir à ce Dylan de plus en plus cassant, de plus en plus lointain et qui bientôt, disparaîtra de la circulation (retour à l'abri à la campagne et pas de concerts pendant huit ans) ?

    Il me reste, pour finir, à revenir brièvement sur le film que Todd Haynes a consacré, lui aussi, à Bob Dylan. A l'occasion de sa sortie l'hiver dernier, je vous avez fait part ici de mon grand scepticisme. No direction homem'en aura dégoûté encore un peu plus. L'homme aux mille facettes, les ruptures constantes, l'art du contre-pied permanent... certes, le propos avancé dans I'm not thereest pertinent, sur le papier. Mais le beau film de Scorsese, par la remise en valeur de tous ces extraordinaires documents, ne fait qu'accuser la futilité de la fiction de Todd Haynes, celui-ci ne faisant finalement que rejouer à l'identique des scènes connues. En fait, I'm not there n'est qu'une luxueuse photocopieuse.

  • Léo, en jouant "Dans la compagnie des hommes"

    (Arnaud Desplechin / France / 2004)

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    leo.jpg- Ah non ! Tu ne vas pas encore commencer ta note en parlant de ta difficulté à écrire sur le cinéma de Desplechin, trois mois à peine après Un conte de Noël. Les gens vont se lasser.

    - Et bien, si, justement. Contrairement à ce que je pensais, Léo, je ne sais pas par quel bout le prendre lui non plus...

    - Pourtant tu commences à le connaître, c'est la deuxième fois que tu le vois.

    - Oui. Arte l'avait déjà diffusé début 2004, au moment où il sortait dans une poignée de salles, uniquement parisiennes me semble-t-il. Un peu comme L'aimée, son documentaire de l'an dernier, que je ne connais toujours pas.

    - Tu pourrais commencer par résumer le film. Quelque fois, ça peut déclencher les idées derrière. Mais il est vrai que ce n'est pas très facile à expliquer cette histoire de fils adoptif qui veut prendre la place de son père au sommet d'une grosse entreprise d'armement. Les détails des complots ourdis dans ce milieu des affaires et de la haute finance nous échappent parfois.

    - Les détails nous échappent, mais la trame est limpide. C'est une des forces du film, notamment dûe à l'origine théâtrale.

    - Je ne connais pas du tout la pièce d'Edward Bond. Tu n'as pas trouvé que c'était l'oeuvre de Desplechin la plus proche de La sentinelle ?

    - Si, et c'est là où je le préfère : dans cette ambiance qui flirte avec les tensions du film de genre et surtout dans ces trouées presque fantastiques, lorsque le temps semble se suspendre, son côté Resnais quoi... D'ailleurs, bien des moments dans Léo, renvoient à d'autres cinéastes qu'il admire : la mère dans la chambre rouge, c'est Cris et chuchotements, la voix de Desplechin en off, c'est celle de Truffaut, et bien sûr, Jurrieu et sa partie de chasse, c'est La règle du jeu. Il y en a certainement d'autres. J'ai peur qu'en les énumérant, les gens pensent à un de ces films croulant sous les références.

    - Ne t'inquiètes pas, cela fait longtemps que Desplechin a prouvé qu'il savait à merveille intégrer ces renvois à son style propre. C'est pas Christophe Honoré.

     - Ah ça, non... Ce qui est difficile, c'est de rendre compte de la construction du film, qui mélange la fiction et des scènes réelles, captées lors des répétitions des comédiens sous la direction du cinéaste. Toute cette distanciation, qui risquait donner une oeuvre très théorique, elle ne pénalise jamais le récit. C'est tout à fait étonnant, comme si ces images au statut différent ne produisaient pas tant des ruptures que des passages successifs d'un palier à un autre.

    - Cette fluidité est dûe à la mise en scène. Répétitions et fiction sont toujours identifiables par le grain de la photographie, mais la même caméra ondoyante tourne autour des personnages.

    - En parlant d'eux, celui d'Ophélie a du mal à s'intégrer au récit. D'ailleurs, la majorité des séquences où elle apparaît sont des moments de répétition.

    - Desplechin en est conscient puisqu'il se permet un clin d'oeil ("ça manque de fille !") et insiste bien sur le fait que le personnage est une pièce rapportée, venue de Shakespeare.

    - Et puis il est fort agréable de voir jouer Anna Mouglalis. Tous les interprètes sont renversants. Sami Bouajila, Hyppolyte Girardot dans un surprenant registre clownesque et Jean-Paul Roussillon, qui trouve là à mon avis son meilleur rôle.

    - La musique de Paul Weller est intéressante également : il reprend ses vieux morceaux des années punk avec Jam, mais en s'accompagnant seul à la guitare...

    - Oui, c'est décharné et c'est à l'image du film entier, tourné en vitesse et avec un mini-budget : le squelette peut en fait être aussi beau et fonctionnel que le corps l'enveloppant.

    - Et bien voilà, tu n'as qu'à partir de ça...

  • Êtes-vous Tatiphile

    tati.jpgPour clôturer une semaine qui fut, la faute à Mike Leigh et à Christophe Honoré, particulièrement sinistre, cherchons un sujet qui redonnera le sourire. Cela fait plusieurs semaines que je me dis qu'il serait temps de faire découvrir au fiston l'oeuvre de Jacques Tati. Mais moi qui pensait trouver facilement les DVD, je me suis retrouvé le bec dans l'eau en parcourant tous les supermarchés culturels de la région. Pas un seul titre en rayon. Anciennes éditions épuisées, manque de demande ou politique du tout nouveauté ? Un peu des trois, je suppose. Il faudra donc que je passe par internet...

    Mes sentiments envers les films de Tati ne s'éloignent guère de l'opinion générale (en attendant vos avis éventuellement contraires) : quatre films extraordinaires et des réserves sur Trafic. Je me rappelle, à propos de ce dernier, d'un film agréable mais par moments ennuyeux. Toutefois, je dois avouer ne l'avoir vu qu'une fois, contrairement aux autres, et il y a bien longtemps de cela.

    Même si je pinaillerai un poil sur Mon oncle, à la poésie un peu gentillette, les trois films qui bornent les années 50, sont, à la découverte, assez stupéfiants. Il est rare de ressentir à ce point un sentiment de nouveauté, qui plus est dans le genre de la comédie française. Playtimeest bien sûr encore à part. Le rire y est sans doute moins direct (quoique la longue séquence de la party égale sur ce plan-là les nombreux équivalents, souvent à hurler de rire, que l'on trouve chez Blake Edwards), Tati plaçant quantité de gags "dans les coins" en faisant une confiance sans limite au spectateur.

    L'usage abusif par la critique de l'adjectif "tatiesque" à propos du moindre nouveau film à l'humour un brin décalé démontre bien le caractère unique de ce cinéma. Pour information, la comédie tatiesque du moment s'appelle apparemment Rumba.

    **** : Jour de fête (1949), Les vacances de Monsieur Hulot (1952), Playtime (1967)

    *** : Mon oncle (1958)

    ** : Trafic (1971)

    * : -

    o : -

    Pas vu : Parade (1974), le court-métrage Forza Bastia (1978).

    A vous de donner votre point de vue...

  • La belle personne

    (Christophe Honoré / France / 2008)

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    bellepersonne.jpgSoyons honnête. Même aux yeux du moins cinéphile des spectateurs, les films ne viennent pas au monde égaux. Chacun a beau se dire le plus éclectique du monde ou invariablement bon public, le jugement porté lors de la découverte d'une oeuvre nouvelle est toujours soumis aux lois de la probabilité. Ainsi, la probabilité que ma première rencontre avec le cinéma de Christophe Honoré se passe bien était assez faible, compte tenu de mes affinités avec certains critiques (ceux de Positif) ou certains bloggeurs qui n'ont jamais été tendres avec le cinéaste.

    Donc, point de douce surprise au final, après la diffusion ce vendredi soir sur Arte de La belle personne, quelques jours avant sa sortie en salles : je suis resté de marbre. Ne croyez pas que je m'en réjouisse. Au besoin, j'aurai volontiers ferraillé avec l'un ou l'autre des virulents détracteurs d'Honoré (au hasard, celui-là). De plus, je ne suis pas critique de cinéma. J'ai bien d'autres choses à faire que de perdre mon temps à voir des films médiocres. Quand je me cale devant un écran, que ce soit pour voir Le cinquième élément ou En avant jeunesse, j'espère sincèrement me relever convaincu...

    Le bel indifférent. Voici le titre que j'aurai choisi aujourd'hui, si j'avais pris l'habitude d'en affubler mes notes. En effet, si La belle personne ne m'a pas horripilé, jamais je ne m'y suis senti happé. Ce qui frappe ici, c'est l'absence totale de vitalité et d'émotion. Il serait absurde de reprocher à Christophe Honoré de ne pas jouer sur le même terrain qu'Abdellatif Kechiche ou Laurent Cantet. On ne va pas sombrer dans le politiquement correct et ricaner devant le choix de ce milieu-là (un lycée parisien tranquille, dans lequel l'auteur a voulu transposer, en l'actualisant, La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette). Seulement, doit-on le filmer ainsi ? Aucune énergie ne soutient les scènes, même les plus potentiellement fortes (la bagarre dans la classe, totalement escamotée, ou l'étreinte volée au téléphone portable). Plus grave encore, rien n'affleure alors que l'argument devrait au contraire nous faire ressentir les fêlures sous les visages de ces beaux jeunes gens. L'événement central du récit, une méprise autour d'une lettre, et le stratagème mis en place à la suite, est resté pour moi totalement illisible (je n'ai rien compris aux inquiétudes, motivations et rôles de chacun dans l'histoire). La construction est lâche, le rythme mollasse, les personnages secondaires, sans épaisseur, apparaissent, disparaissent, sans raisons.

    En bon petit soldat sûr de ses arrières (la Nouvelle Vague), Honoré essaie de ci de là quelques trucs, comme cette séquence autour d'un jukebox, qui ne donne absolument rien, et se laisse aller à d'énormes fautes de goût. Le suicide enchanté me fit soudain penser aux fins de films de Luc Besson, là où le héros meurt-mais-bon-pas-vraiment. Tout est adouci, tout est hors d'âge. Bien évidemment, il y a quelques audaces pour faire illusion : on se caresse entre mecs ou on offre en un éclair ses seins à l'amoureux transi en pleine rue (une séquence, pour le coup, vraiment dégueulasse). Mais de passion, nulle trace.

    Le bel indifférent, oui. Le style d'Honoré est indifférent : il ne choisit pas, il n'accroche rien. L'adaptation d'un texte classique aurait dû poser la question du langage. Mais ces mots ne claquent jamais comme ils devraient dans la bouche des comédiens. La moitié des dialogues sont d'ailleurs inaudibles. Qu'on est loin de la rigueur et de la netteté d'un Rohmer, qui arrive à faire passer dans ses films les tournures les plus littéraires. Au milieu de cet engourdissement général, on trouve fort heureusement un véritable acteur. Louis Garrel est le seul à sortir la tête de l'eau par la précision de son jeu, verbal ou gestuel. Dans la première partie, signalons aussi que deux ou trois situations ou propos sont amusants.

    Un mot pour finir sur la musique et plus précisément sur le leitmotiv choisi par le cinéaste. Louis Guichard, critique de Télérama, ébloui, nous dit qu'Honoré "a exhumé un chanson sublime du suicidé Nick Drake,Way to blue, imprégnant tout le film de son romantisme aérien". A ce compte-là, je suis moi aussi un grand chercheur d'or puisque me plongeant régulièrement dans l'oeuvre du chanteur britannique. L'intégralité de sa courte production est aisément trouvable car déjà ré-éditée plusieurs fois en CD. Les amateurs de rock et de folk la connaissent parfaitement. Christophe Honoré est déjà marqué du sceau du génie et placé au coeur de la modernité cinématographique. Il n'est peut-être pas utile d'en faire de surcroît un grand archéologue.

  • Allonsanfan

    (Paolo et Vittorio Taviani / Italie / 1973)

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    allonsanfan.jpgQuel étrange film que cet Allonsanfan, qui précède dans la filmographie des Taviani leur oeuvre la plus célèbre, Padre Padrone. Comme souvent chez eux, l'histoire italienne est vue à travers le prisme du conte. Les décors sont naturels, l'argument clairement situé dans le temps et l'espace, mais ce réalisme de départ est constamment perturbé par des éléments oniriques ou surnaturels. Si les Taviani procèdent par longues séquences, le rythme à l'intérieur de chacune est très heurté. La plupart des raccords sont particulièrement brutaux, ménageant ainsi constamment des surprises. Nombre de plans fixent le regard du héros, craintif ou étonné, joué par Marcello Mastroianni, pour enchaîner sur un contrechamp auquel rien ne nous prépare (par exemple, un gros plan de visage qui nous est inconnu). La mise en scène accumule ainsi les ruptures dans ses effets, aussi bien que dans les registres émotionnels. Une séquence peut passer du drame à la farce grotesque. Dans cet univers, tout peut donc arriver. Les hallucinations ont autant de réalité que le reste, les morts reviennent à la vie, les protagonistes se séparent puis se retrouvent nez à nez, où qu'ils aillent. La logique à l'oeuvre est celle du rêve et du cauchemar (autre élément tirant vers le fantastique et constitutif des réalisations italiennes de l'époque : le recours à la post-synchronisation, qui accentue les différences de niveau d'expression). Le film avance par a-coups et des longueurs y voisinent avec de très belles idées (la scène du repas avec la famille, la présence de la mer, la mort de Charlotte traitée en une ellipse brutale, la danse dans le repère des subversifs...).

    Dans Allonsanfan, les frères Taviani traitent de la période de la restauration italienne en situant l'action en 1816. Le héros de leur film est Fulvio Imbriani, leader d'une secte "Les Frères Sublimes" qui lutte pour faire triompher dans le Sud l'idéal révolutionnaire et renverser la noblesse en place. Lorsque nous faisons sa connaissance, Fulvio sort de prison et, empli de doutes, n'aspire à présent qu'à renouer les liens avec sa riche famille et couler une vie paisible et bourgeoise. Mais au gré de multiples pérégrinations, ses camarades n'auront de cesse de le ramener dans le chemin de la lutte armée. Ce que filment les Taviani, avec un bel aplomb, c'est une faillite révolutionnaire. Les actions d'éclats de la secte finissent toutes piteusement. La faute aux trahisons et à la tentation bourgeoise qui se niche en chacun. Mastroianni, à travers le rôle de Fulvio joue une nouvelle fois un homme sans qualité, prêt à tous les mensonges et ce à l'égard de tous, ses amis, ses camarades, sa femme, sa famille. Seul son fils, qu'il retrouve après six ans, a droit à une affection sincère (mais lors de la nuit qu'ils passent ensemble avant une nouvelle séparation, son père lui raconte une terrible histoire : il affabule et hallucine encore). Il est assez difficile de s'attacher à un personnage aussi ambigu, que l'acteur incarne comme en retrait.

    Un mot pour finir, sur le titre, intrigant. Allonsanfan est en fait le prénom de l'un des subversifs. Le personnage est au second plan mais est ô combien important. Avec son regard souligné par un trait de lumière, il est celui qui portera jusqu'au bout l'espoir révolutionnaire.